Perverse/21

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Antony et Cie (p. 285-293).

XXI

GENS HEUREUX

Le premier février, ainsi que Suzanne l’avait espéré, et pour exhausser les prières de tous les instants de la belle pécheresse, Johnson mourut d’une congestion au cœur, d’un seul coup, crac ! sans souffrance, sans dire ouf ! en quittant ses chaussettes.

Il eut des funérailles dignes de sa fortune, fut embarqué, en qualité de cadavre, pour l’Amérique ; sa fille et sa femme l’escortèrent.

Comment les choses se firent-elles ? Suzanne et Paula, après l’intrusion de Johnson dans un caveau de marbre, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et pleurèrent et s’embrassèrent…

Vêtues de noir, elles revinrent en France, où l’on parla beaucoup d’elles. Paula et Suzanne furent de tous les échos mondains, de toutes les fêtes, de toutes les célébrités.

Leurs noms étaient accolés… à cause de la famille.

Puis elles se quittèrent.

Tous et toutes étaient également las.

Bien que Suzanne fût enchantée d’être libre, à cause de son nom, Madame veuve Johnson, elle se crut obligée de se couvrir de respectability.

De Plombières qui s’était présenté à son hôtel fut flanqué à la porte avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Au contraire, elle accueillit gentiment de San-Pedro venu pour affaires. D’ailleurs, il ne partit point sans avoir eu le plaisir de se laisser prendre.

Elle pouvait bien aimer un peu son beau-gendre, après tout !

De San-Pedro n’en fut que plus gentil avec Mariette d’Anjou, laquelle n’étant pas une imbécile, en profita pour envoyer un mot à de Plombières, et se retremper dans sa première affection.

C’était idiot, mais l’existence est pleine d’idioties. Au moment où tout allait pour le mieux, dans ce monde excessivement américain, bien qu’un peu parisien, de San-Pedro creva d’une fluxion de poitrine, attrapée, jamais personne ne sut où ni comment.

Ce fut une occasion pour rapprocher à nouveau Suzanne et Paula, deux veuves, les plus heureuses veuves que la terre ait jamais vues.

Pour sauvegarder les apparences, de Plombières qui nageait dans le poulailler, au gré de ses nageoires, prit le deuil aussi.

Paris en rit quelques heures, mais admit en somme les raisons du marlou.

Ce fut le prétexte d’un nouveau voyage en Amérique… oh ! un billet d’aller et retour…

Le marquis de Plombières fut de la ballade, et, comme Paula, il pleura sur le cercueil de San-Pedro.

Mariette d’Anjou était restée à Paris, consolée tout de suite.

Elle avait mis dans ses bas de quoi vivre, jusqu’au bout.

Seul, de Plombières, poisson et coq, restait dans la basse-cour, entre trois poules veuves et mûres.

Il allait de-ci, de-là, savourant autant de satisfaction que son reste de valeur en pouvait avaler.

Toutefois, il engraissait toujours : son abdomen prenait l’ampleur américaine. Sa trogne se johnsonnait, se de san-pedrosait. Il était heureux, ils étaient heureux tous les quatre.

Ah ! ce fut une belle famille, une belle alliance, un beau tableau !

Ils firent des parties carrées, tous vêtus de noir.

Un jour que de Plombières avait flanqué des gifles à Suzanne qui s’était permise de le traiter de dos vert et de cocu — à cause de Margot — Suzanne déclara qu’elle rentrerait au théâtre :

— Je te le défends ! hurla le marquis.

— Zut ! dit Suzanne.

De Plombières lui allongea un coup de vernis dans les fesses.

— Hi, hi, hi ! pleurnicha Suzanne avec des ordures dans le gosier.

Il voulut lui caresser l’autre hémisphère, mais il rata son coup et faillit s’abattre sur les tapis.

Furieux, il saisit une pendule, sur la cheminée, et la lança sur Suzanne qui s’esquiva ; la pendule sonna : drelin ! drelin ! et se bossua sur le mur.

— Allons, viens me biser, siffla le marquis.

— Si tu veux, répondit Suzanne.

De Plombières, sur un canapé, s’endormit presqu’aussitôt. Suzanne se coucha dans son lit, mais seulement après avoir mis sur le ventre de son amant, la pauvre pendule détraquée, en guise de cataplasme.

Au réveil, Madame veuve Johnson avait changé d’avis. Non, décidément, elle ne chanterait plus, elle ne pouvait plus être une cabotine.

Le lendemain, d’ailleurs, sans tambour ni trompette, elle filait pour l’Algérie avec une femme de chambre. Un seul domestique restait pour garder son hôtel, avec ordre de n’y laisser entrer personne.

Suzanne, qui n’était pas une bête, avait mis dans sa jolie tête de faire peau neuve ; elle resterait deux ou trois ans absente, loin de Paris, deviendrait une femme sérieuse, épouserait, avec sa fortune, un bonhomme quelconque, et, sous le nom nouveau de son nouveau mari, à Paris où l’on oublie si vite, peu de gens reconnaîtraient la Suzanne de Chantel cabotine, prostituée et porteuse de diamants des Folies-en-l’air ; à peine se souviendrait-on qu’elle s’était appelée Madame Johnson.

Mariette d’Anjou, au contraire, avec son âme de bonne fille, pas méchante, pas roublarde, qui aime la tranquillité et l’amour, se rapprocha de Gaston de Plombières, lequel ne demandait pas mieux, et, dans l’hôtel de la rue de la Bienfaisance, à peine débarrassé des objets intimes de San-Pedro, le marquis s’installa.

Un bon collage vaut quelquefois autant qu’un bon mariage ; ils se devaient bien des choses l’un à l’autre. Mariette était de celles qui ne peuvent pas oublier les services rendus.

Et puis, de Plombières n’était pas aussi taré qu’on le voulait bien dire : il était riche, d’argent à lui ; la fortune excuse tout, le poids de l’or impose une situation, il devait être considéré suivant ses revenus.

Et Mariette et Gaston se voyaient déjà unis par un maire bardé de tricolore, rouge en trogne, le ventre en vedette ; c’était la popotte aisée, la tranquillité assurée, la retraite dorée de commerçants qui avaient fait ce qu’ils avaient pu. Mariette vida ses bas, Gaston conta la recette, il y avait bel et bien dix mille francs de rente. L’hôtel qu’ils habitaient représentait un

capital pareil. Ils unirent un matin leurs mains devant quatre témoins, Mariette d’Anjou fut Madame Plombier, officiellement, ce qui ne l’empêcha point de s’appeler marquise de Plombières.

Ils filèrent en hâte pour l’Orient, le désir de tous les deux, visitèrent Constantinople et la Palestine, passèrent en Égypte, virent le Caire et poussèrent jusqu’aux Indes avec de l’amour plein les veines et des chèques plein les poches.

Ils eurent même des réceptions officielles, et Mariette, bien que fort courtisée, n’eut pas envie de faire cocu son mari.

Ils avaient dans la peau l’étoffe de gens heureux.