Aller au contenu

Perverse/Texte entier

La bibliothèque libre.
Antony et Cie (p. Ill.-313).


Au poète Édouard Dujardin














PERVERSE

I

PAULA

Son lit était le plus vaste de Chicago.

Paula était vierge. Elle avait vingt ans.

Sa mère était morte ; son père faisait la noce.

Souvent, elle avait vu des femmes entrer, la nuit, dans les appartements paternels ; elle avait entendu rire ; elle avait perçu des bruits de baisers. Et elle s’étonnait, avant dormir, que son père, bon pour elle, ne la fît point assister aux fêtes qu’il donnait dans sa maison.

Paula était d’une naïveté stupide. Elle ne soupçonnait rien de la vie, rien de l’amour.

Quelques romans, lus dans son lit, des romans venus de Paris, l’avaient entretenue d’un jeu, à deux, qui n’était pas sans agréments ; mais elle regardait ses oiseaux, deux oiseaux qui vivaient dans une cage en or ; ces oiseaux s’embrassaient du bout du bec, se caressaient de l’aile avec un parler très doux : les baisers et les caresses des oiseaux ne lui disaient rien.

Elle était heureuse lorsqu’elle était seule, seule avec Miss, une petite demoiselle toutou, de famille anglaise, d’une famille très aristocratique dans le monde des chiens, et qu’elle avait payée une poignée de bank-notes.

Sa chambre, immense, était tendue de soie rose où, brodés par un artiste, des couples amoureux dansaient pavanes et menuets. Érotiquement enlacés, les danseurs des tentures, habillés de soie blanche, arrondissaient chacun un bras autour de leurs bouches unies. Et, cachés dans des roses et des pivoines, des anges pâles soufflaient dans des pipeaux ou voletaient autour de harpes fleuries.

Bien avant dans la nuit, isolée dans la batiste et la soie mauve du somptueux hôtel qui la possédait, Paula, rêvant, entendait chanter les pipeaux des anges, murmurer les harpes sous le frôlement de leurs ailes ; elle voyait les sourires des chevaliers et des marquises se mêler dans leurs baisers, sous leurs bras arrondis, tandis que doucement, candidement, ils dansaient autour de son sommeil.

Le matin, elle se souvenait du songe, mais le songe n’avait pas troublé sa candeur.

Elle restait, même dans ses rêves, terriblement, l’immaculée.

Elle apprit un jour qu’une de ses amies d’enfance venait d’avoir un bébé ; elle visita la mère et l’enfant. Quand elle rentra chez elle, elle alla trouver son père et lui dit :

— Mary Kante a une petite fille, je veux en avoir une aussi.

Son père éclata de rire et lui répondit :

— Marie-toi.

Je ne veux pas me marier et je veux une petite fille. Je suis fatiguée de Miss, aujourd’hui.

— On ne peut avoir de petite fille, ma chérie, lorsqu’on ne se marie pas. L’une est la conséquence de l’autre.

— Je ne comprends pas.

— Marie-toi, et tu comprendras.

— Je vais réfléchir.

Des mois se passèrent.

Paula était d’une laideur agréable. Maigre et grande, bâtie en levrette, elle avait des yeux étranges, des yeux immenses et gris, au milieu desquels étincelait un point d’or le jour, un point d’argent la nuit. Ses mains étaient menues et longues ; ses pieds étroits étaient chevillés hautement. Des cheveux châtains, épais et courts, nuageaient jusque sur ses yeux et descendaient, derrière, très bas, dans le cou. Une ombre brune de duvets surmontait ses lèvres, aux coins desquelles trois ou quatre petits poils noirs étaient raides plantés.

Sa bouche, largement fendue, était mince, minces aussi ses narines qui s’ouvraient et se fermaient, au gré du souffle, voluptueusement contradictoires à la sécheresse de sa nature.

Sa gorge s’arrêtait rudement à une poitrine masculine, où les seins faisaient complètement défaut ; deux boutons de roses anémiques.

Les bras de Paula, en revanche, étaient superbes. Grassouillets et fossetés délicieusement, ils naissaient dans un nid soyeux de noirs frisons et s’affinaient jusqu’au poignet par des lignes irréprochables de pureté. De même, ses jambes étaient parfaites, gracieusement tendues, modelées avec richesse, nerveuses pourtant ; elles étaient la délicate base, ciselée dans le satin d’un corps androgyne, qui avait pris, à la femme, ses extrémités, et à l’homme, son torse.

Lorsqu’elle passait dans les avenues, à pied, ou dans sa Victoria attelée de bêtes de race, les hommes ne la regardaient pas.

La fille de Johnson, le cent fois millionnaire, était l’inaperçue, la non-souhaitée, et tout le monde savait qu’elle ne voulait pas se marier. Elle n’avait pas la beauté qui attire les chercheurs de plaisir.

Un matin, elle s’éveilla, lasse et les yeux cernés. Sa femme de chambre, inquiète, demanda :

— Miss Paula serait-elle souffrante ?

— Je ne sais, répondit-elle, laissez-moi.

Et le front dans ses mains, accroupie dans un fauteuil, elle regarda son lit ; ses yeux, chercheurs, plongèrent dans les plis des couvertures ravagées. Son regard s’éleva jusqu’à une glace ciselée qui penchait son miroir vers elle, et elle vit qu’il y avait quelque chose dans son visage qu’elle ne connaissait pas.

Elle voulut se souvenir et recommencer son sommeil. Alors, elle ferma les yeux, avec la pensée qu’elle allait retrouver ce dont elle avait divinement souffert. La nature obéit à la volonté, Paula s’endormit. Et aussitôt, un homme vint près d’elle, sur la couche où elle croyait être ; il l’embrassa sur la bouche, longuement, et elle fut heureuse, d’un bonheur précipité, elle fut si heureuse qu’elle poussa un cri, un grand cri qui l’éveilla. Elle ouvrit les yeux. Elle était seule. Où était-il ? Ses paupières étaient teintées de bistre, elle souriait, elle se souriait, sans comprendre. Déjà, elle ne se souvenait plus que du baiser donné par une bouche d’homme inconnu, d’un long frisson, oh ! d’un frisson inexplicable, mais qui avait semé par tout son être de profondes sensations, qui avait pénétré sa chair de quelque chose de doux, de puissamment doux, comme une caresse qui chatouille, qui secoue, mais qu’on supporte, jusqu’au cri qui est un mélange de bonheur et de mal, un mélange incompris qui fait rire les lèvres et s’allumer les yeux.

À partir de cet instant, Paula était changée. Instruite par le rêve, elle devinait, sans rien de précis, qu’il y avait dans la vie autre chose que ce qu’elle y avait trouvé.

Vierge et curieuse, avide de savoir, altérée de l’inconnu, elle embrassa ses bras nus, espérant trouver la saveur et l’ivresse que les baisers du songe lui avaient données : ses bras retombèrent, désespérément ; son baiser avait chanté sans joie.

Anéantie par l’enivrement imprévu, terrassée par cet amour sans amant, tout le jour elle demeura sur sa chaise longue, dans un demi-obscur, rivée à la réflexion torturante qui voulait trouver le secret de l’épreuve accablante qu’elle avait, avec tant de plaisir, subie.

Tout, pour elle, commençait et finissait au baiser qu’elle avait reçu. Le baiser était donc une source de jouissance ?

Le soir venu, toujours à la recherche obsédante et suggestive de l’inexplicable érotisme qui secouait ses nerfs et tendait ses fibres intimes, tiraillée dans ses sensations, elle écouta son père, qui, dans un salon, après un dîner copieux, chantait.

Elle l’entendit ordonner à un valet :

— John, à dix heures, vous allumerez au salon et veillerez à ce que le souper que je vais commander soit servi.

Paula revêtit un manteau sombre, et, sans bruit, se glissa dans la chambre de son père. Là elle se cacha dans une embrasure, derrière les rideaux, et, immobile, attendit.

Sûre de n’être point découverte, elle était persuadée qu’elle apprendrait tout, le tout mystérieux qui venait de naître dans un vague imaginatif où se concentrait le bonheur.

— Le bonheur ?

Quel bonheur ?

Un baiser entre deux bouches pâmées.

Elle regarda entre les tentures mal unies, comme le spectateur, au théâtre, fixe le rideau derrière lequel se prépare la comédie.

Ivre, soutenant dans ses bras une femme jolie et rieuse, son père apparut.

Lentement, avec des soins infinis, pressés pourtant, presque brutaux, il dégrafa la robe de cette femme. Sur ses bras, sur ses épaules, sur ses mains, sur sa bouche, il semait des baisers.

Bientôt, après le corset, enveloppé de voiles légers, le corps ondulé de la bacchante dessina ses formes dans la soie. Sur ses reins cambrés, ses cheveux flottèrent, luxurieusement fauves et lumineux.

Paula, haletante, attendait toujours.

Elle vit son père prendre dans ses bras cette femme et l’emporter sur sa couche. Lui-même, hâtif, se débarrassa de ses vêtements, l’espace de soins intimes, le temps de parfums jetés à poignées sur des seins hardis ; et corps mêlés, corps nus, s’enfouirent dans un mélange de chairs pantelantes, aux accords de soupirs et d’harmoniques plaintes.

Paula retrouva son rêve.

Les baisers chantaient dans l’orbe de la veilleuse ; les caresses passaient avec des frôlements, avec des frissons.

Et, tout à coup, elle comprit.

En effet, maintenant, se jouait le terrible acte passionnel ; divine confusion animale, dans laquelle était contenue toutes les essences des voluptés.

En proie à une immense béatitude, Paula regardait le plaisir chanter ; mais dans son corps passaient des odeurs de chansons heureuses, et, des joies étendues devant elle, elle ramassait de magnifiques visions qui pénétraient sa chair de vierge.

Et elle comprit, Paula, le sens des romans parcourus, elle devina la grandeur des cris jetés par les romantiques passionnels, à travers les gorges des femmes meurtries, empoignées par le luxe divin des étreintes qui crispent les corps, cadavres de passions, abîmés dans l’extase de l’assouvissement, noyés dans leur voluptueuse chaleur des peaux scellées sous la force des désirs et la cruelle souffrance de la satisfaction conquise.

Sans souffrir, jusqu’à ce que les êtres de joies fussent réduits à l’état de cadavres dans le sommeil, elle resta droite, dans l’embrasure, comme une statue contemplative. Elle aurait souhaité que les amants, son père et l’autre, souventes fois, eussent recommencé leur effort, et elle maudit leur lâche impuissance, et elle maudit leur dormir.

Alors, elle glissa, pareille à une ombre : elle ouvrit la porte, après en avoir soulevé les tentures, et, seule, le long des noirs couloirs, elle regagna sa chambre de vierge déflorée, elle jeta dans son grand lit sa virginité affolée, sa virginité morte et inviolée, et, comme les amants, endolorie, secouée par le rêve qui pétrissait sa candeur ravagée, elle s’endormit pour la conquête, conquise déjà deux fois en un jour, de l’amant inconnu qui viendrait, conduit par les anges des tentures, se glisser auprès d’elle, et s’abreuver à l’aride mensonge de sa jeunesse pâle, dans la gentille aurore d’un sourire nouveau.

Mais les rêves ne sont point les esclaves des désirs. Comme pour narguer la soif des délices qui étreignait Paula dans la neige de son ventre, les sommeils furent muets et sans visions. Les danseurs des tentures ne descendirent point de leurs broderies, les anges roses et nus restèrent dans l’ombre des pivoines et des roses, et les harpes et les pipeaux n’eurent même pas les incolores vibrations qui tourmentent les brises, les soirs de mai.

Puisque les rêves se refusaient, Paula courut à l’amour. Elle chercha l’homme qui serait son amant. Quel serait-il ? N’importe lequel ! Il lui fallait une bête avec les ornements du mâle.

Car, maintenant, elle comprenait l’erreur de sa jeunesse et l’imbécilité de l’innocence.

Le sang, longtemps paisible, bouillonnait dans ses veines, soulevait son cœur sous sa poitrine plate, et réclamait les châtiments de baisers qui lui étaient dus et que la nature lui ordonnait d’accepter. Paula sentit qu’elle était femme, qu’elle avait des sens affamés. Elle raisonna sa vie future, sans la pouvoir préciser, mais elle entrevit la possibilité d’atteindre aux degrés virtuels des suprêmes satisfactions physiques, plus idéales que physiques, à la hauteur desquels se mouvaient les ruts.

Le désir d’amour se grandit à la majesté d’une religion.

Elle donna des lueurs de lis à sa passion pour l’amour brutal. Elle fut la sublime amante avant de connaître l’amant qui viendrait semer des baisers sur son corps dans la communion des vices accouplés. Elle-même, à ses yeux se transforma, brisant avec le passé qui avait été l’ombre, pour bondir vers l’avenir qui serait le soleil.

Qui lui donnerait ce soleil dans un baiser ?

Les hommes passaient aux côtés de Paula sans oser la frôler. Elle imposait le respect et n’inspirait pas le désir.

Trop hautaine, sans noblesse, elle ne voulait pas commander à un domestique de la prendre ; elle voulait de l’amour sans l’avoir commandé, et nul ne lui en offrait.

Elle ne savait pas non plus la science d’attirer le mâle, elle devinait cet art qui séduit et appelle, mais il lui manquait la beauté du visage et la grâce du corps. Elle ne pouvait être séductrice qu’en se prostituant.

Paula songeait à désespérer. Elle pleurait des larmes chaudes, des larmes sèches, et ses nuits, de longues veilles, voyaient défiler le troupeau des hommes qu’elle connaissait sans qu’aucun s’arrêtât devant elle. Elle aurait béni le plus difforme, le moins doué, le plus rachitique et le plus vieux ; tous passaient, respectueusement.

Vieillirait-elle, la vieille fille aux lourds millions, avec, le poids fatal de l’éternelle virginité ? Irait-elle, jusqu’au temps des cheveux blancs, sans avoir eu le baptême du mâle ? Demeurerait-elle l’éternelle inassouvie. dans son grand lit, l’ange inviolé qui meugle au viol et que les songes ne veulent même plus baiser aux lèvres ?

Les flambeaux charnels s’allument cependant pour toutes les femmes, et les plus grands cierges pascals ne fondent pas toujours au chevet des plus radieuses !

Paula, souffrante, amaigrie, chienne sans chien, maudissait sa misère, insultant l’Amour qui la rejetait, avec mépris, du temple où les autels sont dressés pour la sainte profanation, et où, dans un tabernacle fleuri, sur des baisers, rayonne l’âme du plaisir.


II

SUZANNE DE CHANTEL

M. Johnson fut à cette époque présenté par une chanteuse légère dans tous les sens, à M. Gaston de Plombières, gentilhomme parisien « venu en Amérique pour son plaisir, pour user un peu de ses revenus et chercher beaucoup d’oubli. »

À Paris, ceux qui font profession de rastaquouère sont presque tous étrangers, — il n’y a guère de rastas nationaux ; — mais, à l’étranger, la plupart de ces gentilhommes d’affaires louches ont eu le bonheur d’éclore en notre beau pays de France ; Paris donne le plus fort contingent. D’éducation parfaite, de tenue irréprochable, élégant valseur, causeur adroit, le rasta parisien qui travaille l’étranger l’emporte, haut la main, sur ses concurrents. En Amérique, où cependant le sens pratique de la vie est si développé, le rasta de France fait non seulement fortune, mais il est même recherché. On aime ses manières, son allure boulevardière, ce qu’on appelle : son esprit.

Gaston de Plombières, le marquis Gaston de Plombières, même, vivait depuis six mois aux crochets de Suzanne de Chantel, une belle fille levée à Bordeaux dans un beuglant où elle chantait du sentimental en montrant ses cuisses. La cabotine et le rasta, dès leur première nuit, se comprirent admirablement ; ils se complétaient en tous points : elle avait le sexe et la beauté, il avait le vernis de sa situation sociale. En effet n’est pas rasta qui veut ; c’est une carrière où il est aussi difficile d’arriver que dans la médecine ou le barreau.

D’ailleurs, elle aimait Gaston de Plombières ; il lui plaisait avec ses airs de grand seigneur, sa mine hautaine, sa fierté cassante, et sa douceur, sa façon gentille de lui dire :

— Suzon, prête-moi un louis.

Il se fit le barnum de la chanteuse, et, tous deux, après s’être estimés à leur juste valeur, partirent pour l’Amérique du Nord, avec une collection d’affiches de toutes les couleurs qui promettaient, en grosses lettres, à ceux qui voudraient entendre la divette parisienne Suzanne de Chantel, le plaisir d’admirer une des plus belles voix du monde et la joie de contempler la plus belle créature de Paris.

C’est ainsi, qu’ils arrivèrent à Chicago.

M. Johnson avait été un des premiers à s’offrir la « belle Parisienne » ; car celle-ci ne chômait guère, nombreux étaient les amateurs ; elle s’ouvrait aux plus offrants et donnait des numéros.

Ses affaires allaient à merveille.

La présentation de Plombières à M. Johnson se fit un soir, tout naturellement. Ce dernier étant entré sans frapper dans la loge de Suzanne, trouva le marquis à ses genoux

qui la suppliait de lui donner un peu d’amour.

M. Johnson était gris ; après le champagne il avait besoin de compagnie aimable.

— Nenni, mon gros loulou, dit Suzanne à l’Américain avant qu’il eût le temps de dire un mot, ce soir la place est prise.

— Je paie, dit Johnson.

— Et le marquis, donc ? Crois-tu qu’il passe à l’œil ? Mais que je vous présente : monsieur le marquis Gaston de Plombières, Parisien de race ; M. Johnson, le plus aimable millionnaire de toutes les Amériques.

Et à Johnson :

— Oui, mon chéri, continua-t-elle, tu vas faire ton deuil, ce soir, de ta Suzon. Suzon va, cette nuit, recevoir la France dans son sein.

C’est un baiser qui vient de France.

mais console-toi, ce sera pour demain.

M. Johnson regarda de Plombières, puis la chanteuse :

— Même si je mets la grosse somme ?

— Oui, mon cher, dit Suzanne.

— Si je double ?

— Le marquis doublerait. Mais, c’est une idée, attendez, mes lapins !

Elle monta sur la table. Droite dans son maillot de chair, elle ressemblait à la statue du vice, du vice exultant, du vice qui rit et appelle au rut.

— Eh bien ! voilà ! Toi, Johnson, tu es l’Amérique, et toi, marquis, tu es la France. Je suis au plus offrant, à la plus grosse galette. Qui veut de moi sera le plus généreux. Allez-y, mes moutons, la mise à prix est à vingt-cinq louis. On vend à la première enchère.

Puis elle cria, se battant les fesses à tour de bras :

— Voyez, messieurs ! palpez, messieurs ! C’est pas de la camelotte, c’est du premier choix ! Rien de faux, on ne vole pas l’acquéreur ! c’est solide comme le Pont-Neuf ! Tu connais pas le Pont-Neuf, toi, Johnson ? Il est détraqué ! Admirez, messieurs, c’est pour rien. À vingt-cinq louis ! Qui en veut ?

— Cinquante, cria de Plombières, en fixant Johnson, dont la bouche, aux coins, salivait.

— À cinquante donc ! Qui en veut ? Enfoncée l’Amérique ! Vous n’en voulez plus ? À cinquante louis, c’est pour rien ! Personne n’en veut plus ? Je vais adjuger ! C’est la France qui tient ! Vous n’en voulez plus ? Vous n’en voulez plus…

— Cent louis, hurla Johnson, en lançant à son prétendu rival un regard de triomphe.

— À la bonne, heure ! cria Suzanne. Les actions remontent. C’est encore pour rien, messieurs, ça vaut mieux que ça ! Allons qui en veut ? La bête à cent louis… C’est pas son prix ! Regardez-moi ces seins, soupesez ces cheveux ! À cent louis ! Palpez ces fesses ! Devinez le plaisir ! À cent louis ! Vous n’en voulez plus ? J’adjuge à cent louis ! C’est bien entendu ! Personne n’en veut plus ? C’est bien fini ? À cent louis !…

— Cent vingt-cinq ! dit de Plombières.

— À cent vingt-cinq donc, continua Suzanne en frappant dans ses mains. C’est à

cent vingt-cinq ! L’Amérique est dans la purée ! À cent vingt-cinq ! La France tient la corde ! On adjuge ! C’est bâclé ! C’est ratiboisé ! L’Amérique est foutue ! À cent vingt-cinq ! T’en veux plus, Johnson ? J’adjuge…

— Deux cents louis, cria Johnson.

Il alluma ensuite un cigare.

— C’est donc à deux cents louis, dit encore Suzanne, vous n’en voulez plus ? plus du tout ? adjugé à M. Johnson, pour une nuit.

Et au marquis :

— Et toi, mon vieux marquis, tu vas coucher avec tes rêves. Tâche de ne pas t’embêter.

Le tour était joué.

Ce fut de Plombières qui mit Suzanne et M. Johnson dans la voiture qui attendait la chanteuse, tenant à paraître, aux yeux de l’Américain, grand dans la défaite, et il leur souhaita beaucoup de bonheur, en leur serrant la main. Il baisa, régence, les doigts de Suzanne.

Quelques jours après, M. Johnson invitait à dîner chez lui le marquis Gaston de Plombières.

C’était ce que ce dernier souhaitait.

Paula, la maîtresse de maison, avait revêtu, pour recevoir le marquis, une délicieuse robe de foulard crème, où, par-ci, par-là, s’ouvraient des boutons de roses pâles.

— Je suis heureux, dit M. Johnson à sa fille, de te présenter mon ami, le marquis Gaston de Plombières ; miss Paula, ma fille, dit-il encore.

Et ils se mirent à table.

À la fin du repas arrosé de vrai Rœderer, on fit quelque peu de piano, assez pour endormir M. Johnson.

Il ronfla comme un Américain, un havane dans les doigts.

Gaston et Paula, devant le piano, égrenant des mots sans suite, s’allumèrent d’une étrange folie de passion.

Elle espérait, séduite par les grâces du marquis, qu’enfin naîtrait pour elle, bientôt l’heure désirée.

Ils se regardaient en froissant le clavier, ils se frôlaient les doigts en se noyant les yeux dans les humides regards de leurs prunelles.

Car Paula, la vierge épuisée des rêves, voulait aller jusqu’à la réalité ; elle tendait les bras vers les bras d’amour qui se refermaient ; elle voulait aimer pour savoir enfin ce qu’était l’amour. Oh ! être une heure ce que cette femme qu’elle avait vue avait été dans les bras de son père !

Gaston la regardait toujours, sans parler.

— Si nous allions prendre l’air au jardin ? dit Paula.

— Je suis aux ordres de votre désir, miss.

— Allons, offrez-moi le bras, je vous conduirai.

Lorsqu’ils furent seuls dans l’immense parc de l’hôtel, bien perdus dans la verdure affolée qui faisait retomber, en ramures verdoyantes, les feuilles à terre, comme des chapelets de feuilles, silencieux et prêts pour l’inavouable et intime désir, pressés

l’un contre l’autre, sans comprendre l’étreinte qui les unissait, sans prévoir jusqu’où l’étreinte les emmènerait, Paula et le marquis trouvèrent d’étroits sentiers, discrets comme des boudoirs, où la brise n’entrait même pas pour en troubler la solitude.

En homme qui connaît la femme et sait s’en servir, Gaston de Plombières analysait la jeune fille et devinait ce qui se passait en elle. Mais il attendait, de peur de se tromper, pour franchir la passe d’amour, que l’amoureuse eût écarté d’elle-même les premiers obstacles.

Paula se pendait à son bras, lourde, comme si elle eût voulu que chaque pas fait eût été le dernier, comme si elle eût voulu s’écrouler, entraînant le mâle qu’elle tenait dans sa chute, et trouver enfin les mystères des songes lointains qui s’étiolaient en son souvenir, déjà, en ses souvenirs brumeux.

— Si nous nous arrêtions sur ce banc, dit-elle, je suis lasse.

Ils s’assirent sur le marbre, dans l’ombre noire des arbres ; seuls, bien seuls, aucun bruit ne venait jusqu’à eux que la chanson du silence qui passe sur la nuit et semble venir des étoiles.

Sans s’en apercevoir, Paula s’était pressée contre Gaston ; elle ne parlait pas, il ne parlait pas, ils se regardaient. Leurs mains s’unirent.

Alors, là, sous le noir profond de la nuit, les lèvres de Paula sentirent l’ivresse du grand baiser, du baiser d’autres lèvres, en même temps que des bras enlaçant sa poitrine, des mains meurtrissant ses bras, l’enserraient puissamment et la gardaient, la bouche sur le baiser, sans que, pourtant, elle essayât à se dégager.

Au contraire, elle voulait, et comme lui, elle demandait de l’amour.

Il y eut, entre les notes des baisers, des chuchotements doux, des caresses intimes qui passaient légères et fortes, avaient des arrêts comme des frôlements, et semaient dans l’être de la nerveuse vierge autant d’avant-coureuses joies, prometteuses d’extases.

Déjà, elle avait clos ses yeux, et ivre, s’abandonnait. Mais Gaston de Plombières était trop artiste pour ne pas mener à bien l’aventure. Il prodigua à l’infante passionnelle les mille joyaux passionnels qui sont l’apéritive nourriture dont se gonflent les désirs.

Il attendit pour le baiser suprême que la fille de M. Johnson lui dit :

— Mais, je t’attends… je t’en prie, je t’en prie ! Oh ! je t’en prie, prends-moi !

Il y eut, dans les feuilles, l’ascension fleurie de baisers plus mouillés, plus mélodieux ; il y eut la possession avide d’un corps en délire par un autre corps sans amour. Le boudoir sombre de la nuit reçut les soupirs et les sanglots, la mousse du sol reçut la douleur de la vierge qui se meurtrissait, pour savoir, pour se griser, pour aller jusqu’à la sainte ivresse. Surmontant l’ultime douleur, sans joie, espérant à la fin, découvrir quelque chose qui serait la

jouissance des songes. Paula bondissait pour l’appel et roulait son front dans ses cheveux que la rosée mouillait de perles culbutantes.

La souffrance ne la terrassa point. Victorieuse du mal dont elle était heureuse d’avoir pleuré, elle redemanda encore un nouveau martyre, pour ce qu’elle avait ressenti dans le brouhaha sanglant où ses sens palpitaient, le parfum du plaisir espéré, et qu’elle croyait pouvoir atteindre, dans la griserie poignante où, sous l’homme, elle se roulait.

Elle n’eut pas le cri qui ensanglante la fleur des seins ; mais quand, debout, dans les bras de l’homme, elle reçut le reconnaissant baiser qui dit merci, elle prononça doucement, d’une voix qu’elle ne se connaissait pas :

— Je t’aime.

Gaston de Plombières ne répondit pas, mais il cloua ses lèvres sur les lèvres brûlantes de Paula, et longtemps il huma à la chair conquise le baiser qui donne les chairs intimes, et dans lequel les vies échangent un peu de leurs jouissances, pour consacrer la souveraine bonté du mariage charnel.

III

TRÈS AMÉRICAINE

Le baiser si longtemps attendu n’avait pas fait couler les torturantes larmes qui noient les yeux des vierges à la première communion d’amour.

Elle s’était relevée, Paula, de la couche de gazon, transfigurée au contact radieux des cieux brûlants, et elle avait senti passer, sur sa chair androgyne, des flammes qui la léchaient avec des chaleurs voluptueuses.

D’un seul coup son corps s’était éveillé. Elle n’eut pas à subir cet affreux espace qui sépare l’instant de la défloraison de l’aurore du plaisir. La chute avait été grandiose, avec toutes les magnificences ; sa douleur s’était cambrée, sur le tombeau du viol demandé, et sa gorge s’était soulevée à la peur sanglante aussi bien qu’à la pâmoison. Mais le délire charmant avait eu la victoire ; et, au lendemain, elle regretta le mal de la première minute qui s’était métamorphosé, sous la tiédeur des caresses et le miel du baiser, parce qu’elle savait, de divination, qu’elle n’aurait plus, jamais, à parcourir ce chemin fleuri, où les pas d’initiation avaient eu des épines, pour la savoureuse consommation des baumes d’amour divin.

Il lui faudrait donc, maintenant, marcher à travers des roses, sans plus s’ensanglanter les doigts. Ce serait la cueillette du plaisir dépourvue du contraste dans lequel palpite l’effroyable nausée passionnelle avec des étincelles de magnifique dégoût.

Elle aurait voulu que des trompes chantantes eussent zébré le ciel de modulations de cuivre, et, qu’emportés par les vents en tempête, les accents de triomphe heurtés aux sonores échos, renvoyés de monde en monde, à travers les océans, dans l’argent des vagues écumeuses, eussent conquis l’infini du réel et clamé à tous la grande nouvelle : Hier, à minuit, dans le parc de l’hôtel, la fille de Johnson, Paula, a été prise par un noble de France, sur une couche de gazon, à l’heure des rosées, et la vierge a connu les enchanteurs martyres passionnels ; elle s’est réveillée du mal d’amour, transportée dans un ciel d’infinie béatitude, et sa bouche riait aux pleurs de ses yeux pour bénir l’événement charnel de la résurrection animale, pour la conquête féconde des joies humaines.

Et, de son lit, où, inendormie, elle rêvait de l’extase venue, il lui semblait entendre la mugissante orchestration des trompettes lâchées, soufflant de la terre jusqu’au ciel le triomphe de sa défaite, précurseur des victoires de lendemains dorés aux crinières blondes des anges de volupté.

Ah ! les lendemains qui lui ouvraient les bras !

Paula se leva de sa couche, et contempla le grand lit où son corps prenait si peu de place. Après une toilette soignée, elle inonda ses bras, sa poitrine maigre, ses jambes, ses cheveux de parfums. Nue dans la chambre de toilette, devant les glaces luxurieuses qui la reflétaient toute, elle essaya de se trouver belle. Elle chercha des sourires, oh ! pas seulement les sourires des lèvres, mais tous ces autres sourires du corps, qui naissent à chaque fossette, dans l’ombre de chaque pli, dans les duvets soyeux des bras relevés et de la nuque pâle.

— Reviendrait-il ? pensait-elle. Quand reviendrait-il ? Elle l’attendait déjà, déjà elle l’espérait, ce triomphateur qu’elle n’aimait pas et qu’elle désirait parce qu’il avait été la moitié de son bonheur, du seul bonheur venu dans sa vie inféconde.

Lorsqu’elle se fut parée d’une simple robe de soie grise, coquette, assise dans son boudoir d’énervée, seule, horriblement seule, pendant de longues heures elle resta silencieuse et immobile, toujours prête pour son roi de plaisir.

Gaston de Plombières se fit annoncer, en effet, confirmant ce qu’elle avait pressenti :

— Faites entrer ici, dit-elle.

Lorsqu’ils furent en face l’un de l’autre, dans le demi-jour du boudoir, les deux bêtes se regardèrent puis se baisèrent gloutonnement à la bouche, et s’aimèrent.

Ils s’aimèrent encore.

Ils s’aimèrent de nouveau.

Ils s’aimèrent autant qu’ils purent s’aimer.

Enfin :

— J’étais venu, Paula, vous faire mes adieux, dit Gaston, je retourne en France, demain.

Paula fixa son amant et lui demanda :

— Pourquoi partez-vous ?

— Parce que je t’aime assez aujourd’hui, pour avoir peur de trop t’aimer bientôt.

Il avait le front dans ses cheveux, la bouche près de sa bouche, il avait les bras autour de ses reins. Elle l’attira jusqu’à sa bouche, qui, un moment, aspira le baiser.

— Vous ne m’aimez pas, dit-elle.

— Adieu, Paula.

— Vous partez ?

— Adieu.

Elle le fixa quelques secondes et dit :

— Si je vous ordonnais de rester… pour mon plaisir ?

— Je ne vous obéirais pas.

— Adieu, donc, dit-elle.

Elle lui tendit la main, Gaston la baisa, puis, après s’être éloigné d’un pas, la considérant, les yeux ardents, il se jeta sur elle, l’embrassa, l’enlaça, lui mordit la bouche, la nuque, toute sa chair apparente, et avant qu’elle eut ouvert les yeux, il disparut sous la portière lourde, vers les salons voisins.

Paula se vit seule, elle referma les yeux, et, lasse, sur le satin pourpre où elle avait fait sa dernière moisson de plaisir, elle s’endormit d’un lourd sommeil sans rêves, jusqu’au soir, heureuse, sans crainte, ivre.

À regret, le marquis de Plombières avait passé la porte de l’hôtel de Johnson.

Sur l’avenue, dans une voiture, attendait Suzanne de Chantel.

Gaston ouvrit la portière et, quand il fut près de la cabotine :

— Eh bien ! demanda-t-elle, c’est fini ?

— Fiche-moi la paix, répondit Gaston.

— Oh ! la, la, si je veux, la paix ! Ce n’est guère utile, vois-tu ? mon cher, de jouer avec moi les grands airs, je m’assieds dessus !

— Tu n’es qu’une imbécile. C’était un coup superbe, la fortune, oui la fortune…

— Et alors…

— Pour nous deux.

— J’en ferai mon deuil et toi idem. Est-ce que tu crois, par exemple, que je vais te laisser filer, après avoir emplumé ta carcasse de la galette gagnée à coups de gosier et le reste ? Pas de ça, Lisette ! Tu n’épouseras personne, personne ; et si je veux te faire l’honneur de t’épouser, moi, au moins, tu seras vacant. Tu as eu le temps de lui faire des adieux à ton laideron, hein ! des adieux complets. Je ne suis pas jalouse, mais je suis ta femme et je reste ta femme. Prends les autres, prends-en tant que tu pourras, je pose mon veto à la question de mariage.

— Je ferai ce que je veux, et tout ce que tu dis et rien…

— Essaye un peu ! Je me charge de renseigner Johnson sur ton compte, monsieur le marquis Gaston de Plombières ! Nous verrons comment sera accueilli Gaston Plombier, ex-garçon coiffeur, rasta et marlou, entretenu par Mlle Suzanne de Chantel…

— Pétasse de trentième ordre !

— Pour te servir, chéri. Ah ! mon cher, ce que j’ai envie de te caresser la bobine à coups de poings ! tu ne t’en fais pas une idée ! Ça me démange, vois-tu. Et si tu ne clos ton bec…

— Je vais te planter mon pied quelque part à mon tour, prends garde !

— Tu te rebiffes ! Trop jeune, mon petit ! Je t’ai pourtant démontré par a + b comment je retourne les pierrots de ta sorte. Ne me monte pas, car, rentrés au poulailler, je te ratisserai les côtes… Tu n’es qu’un daim, parlons d’autres choses. Combien avons-nous en caisse ?

— Soixante-quinze mille.

— Sont-ils bêtes ces Américains ! Soixante-quinze… et autant de bijoux, ça fait cent cinquante. Bon ! j’ai mon plan : un appartement très chic, deux canassons… et l’avenir. Mon vieux, dans six mois, à Paris, nous aurons cent mille francs de rentes. Et tu n’embrasses pas ta Suzon ?

Il l’embrassa.

— Si tu avais voulu nous les aurions eus dans six semaines…

— N’en parlons plus, je ne veux pas. Est-ce que tu crois que je ne voyais pas clair dans ton jeu ? Elle t’amusait cette planche, oui, elle t’amusait ; dans quinze jours tu l’aurais aimée, elle aurait très bien pu t’aimer, tu es assez beau, c’est ta seule qualité ; et c’était pour moi le placage à brève échéance. Tiens, tu aurais été assez salop pour ne pas même me faire une rente ! Oh ! je te connais, va, tu ne vaudrais pas un pet de lapin, si tu avais de la galette.

Le bateau qui partait de New-York huit jours plus tard avait, parmi ses passagers, le marquis et la marquise de Plombières.

Paula fut heureuse du départ de son amant, inconsciemment, sans s’expliquer pourquoi. Elle acquérait ainsi un droit de liberté d’action qu’elle sentait compromis, ayant à ses côtés un homme qu’elle ne voulait pas pour la vie.

Elle pensa à se marier. Le mariage n’est il pas le moyen le plus sûr qu’une femme puisse trouver pour se rendre libre ?

Un matin que son père n’était pas encore ivre, elle lui fit part de sa résolution, et lui demanda un mari.

— Qui veux-tu ? demanda Johnson.

— N’importe lequel, répondit Paula.

M. Johnson ne demanda pas plus d’explications, il pria deux ou trois de ses amis de répandre le bruit que sa fille avait renoncé au célibat, et le mois suivant elle épousait le fils d’un armateur ruiné, M. de San-Pedro.

De San-Pedro, avec la dot que lui fit sa femme, releva ses affaires et laissa sa femme tranquille.

Paula, alors, résolut de faire un voyage en Europe. Elle avait envie de connaître les grandes villes du Vieux Monde, de ce Vieux Monde que les livres lui avaient montré comme le séjour enchanteur des amours.

Elle souffrait, dans sa nature hystérisée par les désirs constants et que nul baiser ne venait calmer.

Elle pensait à Paris, oh ! ce Paris, le paradis de ses rêves où le plaisir devait couler comme un grand fleuve.

Elle se souvint du marquis parti qu’elle allait revoir là-bas, et qu’elle allait surprendre, et qu’elle allait aimer.

Elle s’embarqua pour le Havre, seule. Elle n’avait même pas daigné informer son mari de son voyage, et son père seulement vint l’accompagner au paquebot.

— J’irai te rejoindre. Paula, lui dit-il.

À l’arrière du navire, debout, joyeuse, elle agita son mouchoir de dentelle pour dire adieu à son père demeuré sur le quai, et lorsqu’elle ne distingua plus rien, elle s’assit sur un banc de la passerelle, et se laissa rêver à la musique des vagues.

IV

LA TRAVERSÉE

Durant les huit jours de la traversée qui s’accomplit par un temps superbe, Paula de San-Pedro, en contact direct de tous les instants avec les passagers, savoura prodigieusement son bonheur d’être seule et d’être libre. Comme aussi elle était la seule passagère qui voyageait sans compagnie ; bien qu’elle ne fut pas belle, ni même jolie, elle eut la joie de sentir les hommes suivre ses pas dans ses promenades sur la dunette, ou rester, auprès d’elle, accoudés aux bastingages.

Dès le premier soir, à l’heure où les étoiles posent leurs diamants sur le ciel, elle fut abordée, en face de la porte de sa cabine, par un homme, qui, après les vagues paroles qui s’imposent sur mer : « Une mer magnifique, madame ! Vous ne souffrez pas de la mer, madame ? Le capitaine assure que nous aurons beau temps jusqu’à la fin… » etc., etc., lui parla de la langueur poétique qui ennuage la pensée et le cœur, à la vue de l’Océan, au murmure infini et cadencé des lames.

Et, tout doucement, il amena la conversation sur les hasards des rencontres. Hier, on ne se connaissait pas ; aujourd’hui, on sympathise, avant l’amour qui viendra demain.

À voix presque basse, passionnel et mélancolique, romanesque, il parla de ceux qui ont la bonne fortune d’aimer ; et il se plaignit, d’une voix attristée, d’être seul et de n’avoir personne sur la terre à qui penser, à qui rêver, à qui envoyer des baisers à travers l’espace.

Comme elle lui demanda d’où il venait, qui il était, où il allait ?

— Je viens de faire un long voyage, comme ingénieur, à travers l’Amérique, et, ma mission finie, je retourne à Paris, où je suis né.

— Vous êtes Parisien ?

— Oui, madame.

— Je vais aussi à Paris. Parlez-moi de Paris.

La nuit complètement tombée enveloppait le vaisseau, et, seuls, ainsi que des étoiles plus rapprochées, des feux brillaient au haut des mâts. La brise s’était levée, molle et fraîche. Le capitaine avait ordonné à ses matelots de hisser les voiles. Il y eut des grincements de poulies, le vaisseau se pencha et glissa plus vite sous le vent.

— Il fait froid, dit-elle.

— Je ne veux pas vous retenir ici, répondit-il. Et pourtant j’étais heureux de parler avec vous de mon Paris que j’aime tant et que je vais revoir, après deux ans d’absence, avec bonheur.

— Si vous voulez, accompagnez-moi dans ma cabine, et vous me ferez du thé en me parlant encore de votre Paris.

Le jeune homme accepta et suivit Paula.

Elle ouvrit une petite malle, y prit un nécessaire à thé, et lorsque le thé fut prêt :

— Oh ! je vous invite et je n’ai qu’une tasse. Je n’avais point prévu que je pouvais recevoir dans ma cabine.

Il but après elle.

Sous la lueur hurlante de la lampe électrique, incendiée toute, Paula était presque belle. Assise au bord de sa couchette, les yeux ardents, la narine palpitante, elle offrait un étrange mélange de froideur, à la fois respectueuse et séductrice.

Son compagnon était près d’elle et la regardait, contemplativement. Il parlait maintenant du Paris qui aime et fait la fête, d’un Paris qu’il connaissait mal, seulement par ouï-dire, parce que sa fortune et le temps consacré aux études ne lui avaient pas permis d’y vivre.

Peu à peu, très vite cependant, l’intimité s’établissait entre les deux jeunes gens. Elle lui dit qu’elle était mariée, qu’elle était riche et qu’elle n’avait, non plus, jamais été heureuse, comme elle aurait voulu.

Les malheureux, quelle que soit la somme du mal souffert — et l’on souffre à tous les degrés des situations sociales — s’entendent et se comprennent.

Inconsciemment, ils se rapprochèrent, leurs mains se frôlèrent, elle se laissa baiser les doigts, leurs yeux se fixèrent et ils s’éclairèrent de la belle lueur du désir.

Il baisait les bras, nus jusqu’au coude, sous la manche ; il chercha un nid, dans les frissons du cou, pour y mettre ses lèvres. Elle recevait les baisers, extatiquement nerveuse, et, sans oser y répondre encore, s’offrait de plus en plus.

Enfin, brusquement, l’homme baisa les yeux de Paula, ses yeux pâles et vifs, et, l’éloignant de la longueur de ses bras, pour la regarder, pour la contempler, pour la posséder de ses yeux de mâle avide, il la ramena sur lui, contre sa poitrine, et imposa aux lèvres de la femme le baiser de sa bouche.

Longtemps, il la tint sous l’étreinte. Son souffle gonflait sa pauvreté de gorge.

Alors, doucement, il dénoua les cheveux de Paula, semant des caresses dans leur ombre colorée, meurtrissant sa bouche encore de baisers hâtifs, muets et doux. Et, il la prit avec ardeur, mêlant son être affolé de continence à la rage contenue du corps de cette femme qui se donnait en lionne, en grande amoureuse, aidant au plaisir de toutes ses forces, et qui lui labourait les reins de ses ongles durs, tandis que, de ses dents, elle lui mordait les épaules et le cou.

Après le plaisir, Paula, comme transfigurée, se leva radieuse. Son visage trouva de la beauté dans son ardeur éveillée.

Ce fut elle qui, point lassé, redemanda à boire à la source de volupté, et elle cria, entre ses baisers, des paroles d’amour, d’une voix contenue, bâillonnée par les baisers de l’amant, qui aspirait la joie puissante à la coupe toujours pleine, et offerte encore, des plaisirs charnels.

Silencieusement, après l’avoir couchée dans son petit lit, il ouvrit la porte et se glissa dans sa cabine pour y rêver et y dormir.

Le lendemain, au déjeuner en commun, ils se retrouvèrent.

Mais Paula, durant la vie qui s’ouvrait pour ses sens encore si neufs, encore si peu meurtris, ne devait pas être l’amante qui s’attarde aux baisers pareils de la pareille bouche du même amant.

Elle n’aimait pas un homme, elle aimait l’homme, cause de volupté.

Aimait-elle même l’homme ? N’aimait-elle pas plutôt sa force, ses reins noués par la sève de joie, le plaisir qu’il donnait ?

Elle aimait l’amant, juste à l’heure d’amour. Elle aimait, d’avance, l’amour qui viendrait, qu’elle devinait, qu’elle souhaitait.

Cependant, sans se rendre compte de cet égoïsme dans la joie reçue, elle éprouvait un surcroît de jouissance, à la sensation que l’homme qui se mêlait à elle, s’évanouissait, comme elle, dans une égalité de spasme.

Aimait-elle le plaisir seul ?

Qui sait ?

Elle aimait plutôt encore le mélange des êtres, elle aimait la double bête, le monstre charmant formé de lui et d’elle, elle adorait le sacrifice où elle était la prêtresse du prêtre, où elle était l’héroïne du héros. L’essence de joie qui naissait de l’accouplement était la chose sainte qui remplissait et dominait toutes ses sensations.

Tous les hommes lui semblaient égaux devant la joie, parce que tous devaient être pareils pour la possession ; elle se croyait l’égale de toutes les femmes, parce qu’elle sentait qu’aucune, plus qu’elle-même n’était capable de se donner avec une plus grande fougue, et de concevoir une plus grande quantité de plaisir.

Elle annihilait sa situation de femme pour concentrer toute son énergie dans son action bestiale.

C’était l’amour, il n’y avait plus rien.

On lui donnait du plaisir ! Que pouvait lui faire l’amour du sentiment et l’amour du cerveau ? Elle voulait et ne comprenait que l’amour de chair. Douée, hystériquement, d’une large nervosité capable de recevoir — et de répondre — aux plus grandes capacités possibles de tressaillements de ses nerfs, elle voulait atteindre à la sans cesse et renouvelée scène où son martyre se transformait, dans les caresses, en d’infinies béatitudes.

C’est ainsi que le soir, bercée encore par le souvenir de sa dernière nuit, sans reconnaissance déjà pour l’homme qui était venu la couvrir de sa sueur et lui baiser la bouche, elle fut heureuse d’entendre, cadencée au hurlement monotone et déchirant de l’Océan, la voix du docteur du bord qui chantait des vers faits pendant ses nuits de traversée, et dans lesquels il célébrait pourtant des nuits d’amour.

Maigre et bizarrement pâle, la face peuplée de vice, allongé comme une couleuvre, et nerveux, Michel Landier aborda d’un seul coup le langage léger qui frôle et chatouille les oreilles des femmes.

Il lui parla de motifs d’amour inentendus, insoupçonnés.

Paula, vibrante déjà, aspirait les effluves des plaisirs qui passaient sur les lèvres de cet homme qui n’avait même pas pris la peine de s’attarder aux nuances qui préparent la demande d’amour. Il lui avait tout de suite dit qu’elle possédait un corps — il l’avait deviné — comme il les aimait ; que de ce corps, il sentait qu’il pourrait faire sortir des vibrations extraordinaires.

Il se compara à l’artiste qui empoigne une harpe — Paula était la harpe — et tire, des cordes tendues, des mélodies et des cris de rage, des notes aiguës et des notes de râles.

— Votre corps est plein de ces cordes vibrantes où les doigts découvrent le sublime de la joie. Mais, hélas ! continua-t-il, les meilleurs instruments sont quelquefois obligés de misérablement pleurer sous des doigts inhabiles… Tous n’ont pas la science du plaisir.

— Et vous… dit-elle.

— Je l’ai conquise. Je l’ai voulu conquérir parce que, de bonne heure, j’ai su comprendre que dans la caresse tenait toute la vie. C’est là seulement que se trouve concentré le bonheur humain. Toutes les autres joies matérielles, toutes les autres joies idéales, que sont-elles, si on les compare aux magnifiques abîmements dans lesquels s’engouffrent les êtres ? Que deviennent-elles, ces pauvres joies ? En revanche, l’amour brutal comprend l’idéal parce qu’il comprend tout. Le cœur s’émeut, sans s’en rendre compte, quand les nerfs chantent ; l’esprit s’éveille pour les projets et les ambitions quand le plaisir permet un repos. C’est du plaisir que naissent toutes les forces morales, et c’est par lui aussi que se perpétue l’humanité.

Et devenu philosophe :

— Croiriez-vous, madame, dit-il encore, qu’on ose se plaindre dans notre pays, chez nous, dans cette France si bien faite pour l’amour, de ce qu’on ne produit plus assez d’enfants ? Et des censeurs, censeurs de morale, ne veulent pas qu’on parle d’amour… Ils refusent le droit aux poètes de célébrer des magnificences de l’acte passionnel. Ils se plaignent de la dépopulation, et ils disent ou laissent comprendre que l’acte de la polluation est dégradant, et qu’il faut le cacher comme une honte.

« Au contraire, les anciens s’aimaient où ils voulaient, au gré du hasard, au gré du désir. Les jardins et les forêts étaient des paradis d’amour. Sous les roses et dans les bosquets, chantaient toujours les sanglants et radieux cantiques où la joie, sur un lit triomphal de fleurs, étourdissait des plus intimes parfums les acteurs en délire. Ah ! ils savaient aimer, au point que les femmes n’oubliaient jamais au milieu de quelles extases elles avaient été fécondées ; l’extase même avait englouti ce souvenir : le mal de la maternité ; et, à peine relevées, elles couraient, avides, au plaisir généreux, au bon plaisir, sans s’inquiéter des larmes qui pourraient venir durant le pénible châtiment des grossesses. Le mal était si petit devant l’immensité des joies ! »

Encore, le docteur Landier revint à la note sifflante qui pénètre les chairs comme la bise pénètre et siffle dans les cordages ; il lui dit qu’il voudrait l’aimer, qu’il voudrait lui donner du plaisir et, dans elle, en chercher autant qu’il en voyait dormir dans l’immensité de ses yeux d’acier, dans l’or de ses prunelles, en or comme les étoiles.

— Venez, dit-elle, vous me rendez folle !

Il n’y avait point eu besoin de supplications, de prières ; il l’avait conquise, comme les vrais hommes à femmes ont l’audace de prendre les femmes, parce qu’ils savent ne souhaiter et n’entreprendre la conquête que des femmes qu’ils sentent pouvoir être soumises.

— Retirez-vous, seule, je vous rejoindrai dans votre cabine, dit-il ; il ne faut pas qu’on me voie entrer chez vous.

Et lui-même s’éloigna.

À peine était-il parti, que l’amant de la veille, qui guettait le docteur et Paula, s’approcha d’elle. Mais avant qu’il put dire une seule parole :

— Je me retire, au revoir, demain si je vais mieux.

Quelques minutes après, le docteur trouvait Paula, seule, dans la cabine, prête pour l’inconnu d’amour promis.

Il tint toutes ses promesses.

Mais la nuit de Paula fut douloureuse. Le plaisir qui l’avait envahie avec tant de rage, la secouait encore, longtemps après le dernier baiser. Elle avait été heureuse, mais le bonheur s’était trop attardé aux cordes nerveuses, aux cordes ultra-sensibles ; et, vingt fois, elle avait été sur le point d’être prise de crise.

Le sommeil heurté, pénible encore, dans lequel elle s’agitait, ne lui procurait aucun repos ; mais il était lui-même la cause d’une lassitude nouvelle.

Du feu brûlait son cerveau, son cœur battait dans sa poitrine, et chaque pulsation avait une parcelle de souffrance.

L’homme du plaisir repassait et demeurait toujours devant ses yeux. Sa maigreur et son mauvais rire se mêlaient dans une auréole ; ses paupières rougies, aux cils rares, couvraient un regard libertin ; ses mains la frôlaient et l’énervaient de leurs doigts secs et longs. Mais surtout elle entendait sa voix murmurer, en chuchotements, des paroles insensées, des folies inconnues qui étaient, elles aussi, pour quelque chose dans le plaisir qui l’avait terrassée.

Cependant, elle le désirait encore ; elle aurait voulu qu’auprès d’elle l’instrument du martyre aimé eût semé sur son corps les délicieuses tortures qui l’avaient fait se pâmer et pleurer avec des rires.

Le lendemain, ce fut Paula qui demanda au docteur de venir encore.

Toute la fin du voyage s’écoula donc en plein amour.

Et ce fut avec une véritable terreur qu’elle apprit l’approche des côtes de la France.

La fatigue croissante, avec les soirs de joie, appelait en effet d’autres fatigues. Râlante, elle appelait d’autres râles.

Ne sachant même pas si elle aimait l’homme, mais affamée du plaisir qu’il donnait, elle pensait, aux heures de solitude, tristement, qu’elle ne pourrait attacher cet homme à elle, et demeurer, toujours, sous la pénétrante prunelle de ses yeux, sous la domination constante de sa puissance.

Et le paquebot en toilette, cuivres luisants, fleuri de son pavillon, glissait avec une rapidité effrayante sur la mer transparente.

Déjà les mouettes, les grands oiseaux blancs marins, étaient plus nombreux. Depuis le matin, on avait croisé trois navires. Les matelots, affairés, couraient sur le pont et préparaient le débarquement.

Les passagers, tous aux bastingages, armés de jumelles ou de lorgnettes, fouillaient l’horizon, cherchant la terre.

Il semblait que les machines, donnant un effort suprême pour arriver plus tôt, soufflaient avec plus de rage dans leur cage profonde. Le navire lui-même tressaillait dans sa carcasse de fer, palpitant comme une bête surmenée dans un immense galop.

Plus courtes, les lames n’imposaient plus à la bête d’acier la cadence de leur valse ; elle passait sans tanguer, majestueuse, forte, sifflante, crevant l’eau de son poitrail aigu.

On allait, sans voiles.

Les commandements du capitaine hurlaient de la passerelle. La vie renaissait à bord, effroyablement active ; les treuils grinçaient, la machine soufflait, le navire trépidait. Maintenant, le pont s’encombrait de colis de toutes sortes, montés par les treuils du flanc du paquebot.

Enfin, une ligne claire apparut soudain dans un éclat de soleil.

C’étaient les côtes de France.

Paula aurait voulu dire au moins adieu à son amant, au docteur, à cet homme qui l’avait faite heureuse et qui lui avait donné tant de plaisirs d’amour.

Elle ne le vit point.

Il était là, près d’elle, et elle ne pouvait lui dire qu’elle était reconnaissante, et qu’elle se souviendrait.

Et ces côtes qui devenaient plus distinctes…

Dans quelques heures, on serait au port.

Ces quelques heures passèrent avec une rapidité inouïe, affolante.

Paula était déjà une abandonnée, et, si elle n’eût eu de la honte, elle aurait pleuré.

Une lueur d’espoir vint la consoler :

Paris avait des joies encore plus grandes, peut-être !

Inconsciente, rêveuse, accoudée au-dessus de l’abîme, elle laissait ses yeux passer sur les vagues bleues, au ras du navire, où des ronds d’écume moutonnaient comme des points de neige sur un miroir ancien.

L’agitation grandit encore autour d’elle, déjà on préparait la passerelle qui donnerait accès au ponton.

Les sirènes soufflèrent lamentablement d’abord, triomphalement ensuite, parsemant leurs voix de notes déchirées et aiguës.

Paula sourit. Il lui semblait que ces voix hurlantes étaient la parodie monstrueuse des cris d’amour.

Et elle pensa que les machines, à la fin de leurs efforts, ressentaient aussi des jouissances comparables à celles qu’elle connaissait, et qu’elles gueulaient au plaisir, comme elle avait crié, elle aussi, dans la superbe et magnifique extase qui l’avait tant de fois anéantie en quelques jours.

Une barque accosta le paquebot, un homme monta, le pilote, et il prit le commandement de la marche.

Le vaisseau avait changé de capitaine.

Les sirènes poussèrent encore de longues plaintes, les râles suprêmes. Le navire fit une courbe et entra lentement, sûrement et avec majesté, dans le port.

Il y eut un brouhaha insensé parmi tout le monde, et, empressés, les voyageurs débarquèrent.

Paula jeta un regard derrière elle, un regard inquiet, et, une des dernières, dit adieu à ce navire, à cette cabine, à l’homme qu’elle ne voyait pas, qu’elle n’avait pas revu de tout le jour, et, inconsciemment, se trouva à terre, donna un ordre à un cocher de voiture venu à sa rencontre, et seule, bien seule, lasse maintenant, effroyablement lasse, se trouva dans un autre monde, dans une rue, parmi des maisons, avec un soleil miroitant dans les feuilles libres d’immenses platanes.


V

ENCEINTE

Le lendemain, Paula était à Paris.

Un appartement somptueux avait été préparé, à l’hôtel Bristol, pour la riche héritière de Johnson.

Avide de voir le Paris, si beau, du mois de juin, elle consulta les journaux pour courir où il y avait du plaisir et des fêtes.

La solitude ne l’effrayait pas ; elle ne craignait pas d’être seule quelques jours…

D’autres l’avaient déjà aimée. Elle avait un passé d’amour qui lui assurait un avenir souriant.

Craintive, d’abord, hésitante à travers la ville nouvelle et fantastique que son imagination lui montrait comme le séjour pervers et merveilleux qu’elle souhaitait, elle fit, machinalement, contre son gré pourtant, les fatales visites aux monuments célèbres, aux musées, aux promenades, obéissant au guide qui s’empare de tous les étrangers.

Elle ouvrait les yeux, partout où elle était pour voir le vice, le vice promis, le vice cherché, et elle s’étonnait de ne le point apercevoir, et, au contraire, de trouver en tous lieux une perfection de tenue qu’elle n’attendait point de la Babylone moderne.

Le temps lui parut d’une longueur désespérante, malgré les distractions de chaque instant, malgré les changements de spectacle. Elle courut les théâtres, applaudit et s’ennuya, désolée de n’avoir point à côté d’elle quelqu’un auquel elle pût faire part de ses impressions.

Un soir, elle rentra à l’hôtel, fatiguée, lasse, écœurée.

Elle ne savait pourquoi.

Tout son corps souffrait.

Elle crut d’abord que c’était la cause d’une désillusion trop pénible : le plaisir qu’elle s’était promis et qu’elle ne trouvait pas, et qu’elle ne pouvait pas cueillir.

Un étrange désir d’amour la possédait.

Tiraillée dans ses sens, elle aspirait vers un retour aux joies passées, aux quelques joies du passé où elle n’avait pourtant que peu de souvenirs.

C’est en vain qu’elle lutta. Paula était malade, vraiment. Pâlie, les traits tirés, courbaturée, elle ne pouvait vaincre les ennuis d’un poids lourd qui semblait l’écraser.

Ses nuits avaient des sommeils accablants ; ses yeux étaient cernés ; faire sa toilette était un travail pénible. Elle n’était heureuse que, lorsqu’étendue sur sa chaise longue, elle s’amusait à ne penser à rien.

Cependant elle demanda le docteur de l’hôtel.

C’était un vieil homme, d’origine américaine, qui avait fait ses études en France et y était resté.

Tout de suites souriant, il lui dit :

— Mais vous êtes enceinte, madame, simplement.

— Enceinte ! s’écria-t-elle.

— Ni plus, ni moins.

— Je suis enceinte ?

— Il faut vous ménager, moins sortir, moins marcher, et dans quelques mois… tout sera fini.

Cette situation la désola.

Paula était donc obligée, par la fatalité, d’accepter une vie qu’elle n’avait point prévue et qu’elle ne connaissait pas.

Elle sentait pourtant qu’il serait nécessaire d’instruire son père et son mari d’événements qu’ils ignoraient encore.

Pas un seul instant elle ne songea à redouter les conséquences de sa grossesse ; souverainement maîtresse, volontaire et libre, son mari ne l’effrayait point et elle ne craignait pas son père.

Et puis, elle avait si peu vécu avec son mari ! Il était si à côté d’elle !

Amaigrie par le mal de la grossesse, Paula devint vraiment laide.

Mais au lieu de s’affliger, elle regardait dans son miroir avec défi. Elle n’avait point peur.

Elle attendait maintenant l’enfant qui remuait dans son ventre.

Sa poitrine se développa ; elle fut heureuse d’avoir des seins ; elle les regardait et les caressait.

Le jour, le grand jour approcha.

Elle reçut des nouvelles de son père qui avait été malade aussi. Et, dans cette lettre, elle apprenait qu’une amie venait d’avoir un enfant. On ne lui parlait pas de son mari, chose négligeable pour son père.

Mais la lettre se terminait ainsi :

« Demain je prends le paquebot et j’irai te rejoindre. La semaine prochaine je serai donc près de toi. Retiens-moi, dans l’hôtel, des appartements. »

Paula recevait son père à son arrivée ; il fut étonné, convenablement, d’apprendre qu’il allait être bientôt grand-père. Il poussa de vrais cris de joie, et le soir-même, après avoir dit adieu à sa fille, il se faisait

conduire aux Folies-en-l’Air, où Suzanne de Chantel, érigée en étoile de première grandeur, depuis son retour d’Amérique, exécutait des pas espagnols sur des airs espagnols ; dans l’éblouissante clarté de jeux électriques, elle apparaissait couverte de diamants, si horriblement belle, si abominablement suggestive que ce Paris blasé accourait pour la voir et pour l’applaudir.

Certains disaient :

— Suzanne, c’est un bazar de diamants.

Mais d’autres disaient aussi :

— Elle est l’artiste d’amour et de volupté incomparable.

Fêtée pour son rire, aimée pour sa voix, météore ravissant, éblouissante, parée de satin d’or, elle filait sous la rampe qui l’incendiait aussi bien dans ses yeux noirs que dans ses pierreries, aussi bien dans ses cheveux crêpelés que dans le rouge troublant de ses lèvres.

La salle, émue et contemplative, tout entière, avait des tressaillements. On l’aimait de loin avant de l’empoigner en rêve. Du plancher au lustre, des senteurs de rut régnaient.

Suzanne venait alors de donner le branle à une folie de suicide qui passa sur Paris. Deux amants, pour elle, s’étaient tués de désespoir. Vingt amants les imitèrent en quelques jours, parce qu’ils n’avaient point les maîtresses voulues.

Ce fut une épidémie de morts bêtes.

On se tuait, idiotement, avec pour testament une lettre d’adieu.

Suzanne de Chantel s’écriait, désolée dans son bon cœur :

— Je ne peux pourtant pas coucher avec tout le monde… J’ai pas envie de me crever encore… C’est pas ma faute, ces pauvres petits, fallait qu’ils attendent !

Elle était la maîtresse du directeur d’un grand journal royaliste ; jamais homme ne fut plus cocu. Elle le trompait vingt fois par semaine, dans les hauts prix.

Gaston de Plombières, travesti en danseur espagnol, tenait le cordon des entrées de la dame, et posait dans le premier salon de l’hôtel de Suzanne, salon d’antichambre toujours rempli comme un cabinet de dentiste.

Correct et de bon style, il distribuait les tours, selon la cote.


VI

DÉLIVRÉE

Deux jours et deux nuits, veillée par le docteur de l’hôtel et par un spécialiste, Paula fit retentir l’hôtel de ses cris.

L’heure était venue de subir le grand martyre.

L’enfant se présentait mal.

Enfin, les grandes douleurs, les dernières arrivèrent.

Couchée sur son lit, crispée, hurlante, les mains dans ses cheveux, le ventre tendu, elle fit un effort, un effort vain. Mais dans un cri strident, les paupières fermées, noyées dans les larmes, la bouche souillée d’écume, elle se raidit, concentra toutes ses forces et,

avec un flot de sang et d’humeur, apparut un pied de l’enfant.

Un docteur, le bras nu, s’empara de la pauvre Paula :

— Le sacré mâtin fait le grand écart, dit-il.

Il joignit les deux pieds.

La bête au travail hurlait toujours. Elle contracta ses flancs, elle enfla son ventre et jeta, dans un tas d’ordures sanglantes, son produit d’amour.

Et puis, ce fut le silence, un silence entrecoupé de râles et de soupirs longs. On transporta l’accouchée dans un lit dressé près du lit de souffrance ; des servantes enlevèrent tous les indices sanglants, tandis que les docteurs essuyèrent et enveloppèrent chaudement l’enfant ; on fit la toilette de la chambre, on apporta des fleurs, encore des fleurs, encore des roses, et quand, interrogative, souriante, ne se souvenant plus du mal, éveillée comme d’un songe, Paula ouvrit les yeux, elle vit son père, dont les yeux pleuraient de joie, qui, dans une corbeille de soie, lui tendait son enfant.

— Voici ta fille, ma chérie, dit-il. Embrasse-nous tous les deux.

Elle embrassa son père d’abord, et serrant sa fille contre sa poitrine, elle la baisa avec amour.

Et heureuse, elle s’endormit.

Paula se releva de ses couches, rajeunie. Plus fraîche dans la pâleur de cire de son visage, elle revêtait une lilialité transparente comme si sa peau se fût changée en cristal.

Pendant la convalescence de Paula, M. Johnson avait eu le temps de revoir Suzanne de Chantel et d’être reçu dans l’intimité d’après-midi heureuses.

Pris aux sens, comme seulement se prennent les déjà vieux, il aurait voulu garder contre lui, toujours, la magnifique enjôleuse. Mais, elle, cabotine adroite, ne se donnait que petit à petit, afin de pouvoir donner davantage plus longtemps.

Ce ne fut que lorsque rebuté, il menaça de l’abandonner, que Suzanne consentit à renoncer aux exhibitions des Folies-en-l’Air et à n’avoir, officiellement, que lui pour amant.

Naturellement, il avait fallu la forte somme.

Paula laissa sa fille aux soins d’une nourrice riche en lait, pour faire quelques promenades dans ce Paris qu’elle avait si peu vu et qu’elle voulait voir.

Car, à mesure que ses forces revenaient, revenait aussi son idée fixe : être aimée, avoir de l’amour.

Elle savait, par son père, où était Gaston de Plombières, elle lui écrivit pour le faire souvenir qu’ils s’étaient aimés.

Ah ! aimer encore ! Aimer n’importe qui, mais aimer !

De Plombières accourut aussitôt sans informer Suzanne, naturellement, et il fut étonné de trouver une Paula aussi belle.

Il faillit l’aimer.

Car Paula, ardente et folle, devenait désirable à force de désirer. Ses yeux illuminaient son regard d’une telle flamme qu’il s’emplissait d’une indéfinissable couleur, d’une lumière ardente et chaude d’où s’élevait aussitôt l’âme du désir, l’appel à la volupté.

Leur première entrevue eut l’attendue scène passionnelle. Ils se roulèrent dans la moiteur du plaisir, assoiffés de trouvailles et de perversité.

Éducatrice parfois, Paula sut effrayer son amant qui lui demanda qui l’avait instruite.

— Est-ce que je m’inquiète de ce que tu as fait, depuis que je t’ai vu ? Est-ce que je t’interroge sur la vie que tu as pu mener ? Aimons-nous ; que t’importe !

Et, rassemblés dans leurs lèvres unies, esclaves de joie, ils gravirent affolés les rutilants édens, sur les impalpables ailes pourpres des rêves qui passent, aux instants sacrés où le plaisir hurle ses magnifiques délires.

Mais, Paula aurait voulu garder Gaston de Plombières ; elle l’aurait voulu constamment dans ses bras redevenus blancs et beaux ; elle l’aimait comme elle avait aimé les autres aux moments des charnelles chansons.

— Reste, lui dit-elle un soir.

— Non, dit-il, ma chère Paula, je ne puis rester.

Tu as donc une autre maîtresse que moi ?

— Je n’aime que toi.

— Cependant… ?

— J’ai une autre maîtresse que je n’aime pas, mais que je ne puis quitter.

— Je le veux, moi.

— N’insistons pas, chère Paulette aimée, je ne le puis, mais rassure-toi, je reviendrai demain. Toi seule posséderas ce que j’ai d’amour. Les heures lasses seront pour l’autre ; les heures bénies du plaisir, je te les apporterai toutes.

Et il l’embrassait, fermant la bouche de la femme avec d’avides baisers, la tenant dans son baiser pour l’enivrer encore du souvenir des joies à peine envolées, serrant son corps frémissant qui vibrait sous l’étreinte et se tordait comme une couleuvre au soleil du plaisir.

Cette fois, elle le laissa partir.

Mais lorsqu’il revint, de peur d’être faible après l’ivresse qu’elle allait cueillir :

— Je te garde aujourd’hui, tu ne t’en iras plus.

— Tu es folle.

— Oh ! alors, va-t-en et que je ne te voie plus. Ou plutôt, non, reste.

Et furieuse, elle se précipita sur de Plombières, la main armée d’une canne et le rossa de coups.

De Plombières n’osait frapper, et puis, il avait peur. Il voulait ouvrir la porte de la chambre, mais elle était fermée.

— Ah ! tu viens m’aimer, et tu as des maîtresses ! Tu veux me quitter pour courir à d’autres ! Je vais te tuer plutôt, tiens, tiens, tiens !

Elle avait jeté la canne ; de ses poings, maintenant, elle frappait de toutes ses forces.

Soudain, elle vit une goutte de sang perler au front de l’amant… sa colère tomba d’un seul coup, et, poussant un grand cri, elle se jeta sur l’amant blessé, sur l’amant frappé, et l’emportant dans ses bras, le couvrant de baisers, elle le jeta avec elle sur son lit.


VII

MADAME EST EN COLÈRE

Gaston ne rentra point chez Suzanne de Chantel, dans l’hôtel de laquelle il avait un appartement.

Aussi, après deux heures du matin, Johnson parti, lorsque Suzanne, qui avait subi l’amour de l’Américain sans en partager les fatigues et les satisfactions, entra chez son amant de cœur, son associé pour la vie, fut-elle stupéfaite de trouver le nid vide.

— Il aura joué, dit-elle, je vais l’attendre.

Elle se coucha dans le lit officiel de Gaston.

Mais la jalousie vint bientôt égratigner la jeune femme. Les heures passaient ; quatre heures avaient sonné. Elle essaya de dormir sans y réussir. Lentement, le jour monta et remplit la chambre, dont ni les persiennes ni les rideaux de la croisée n’avaient été fermés.

— La canaille, dit-elle, il me la paiera, celle-là !

Elle redescendit chez elle et s’endormit dans son lit très bas, de bois noir et d’argent.

Vers midi, sa femme de chambre vint l’éveiller.

— Allez dire à Monsieur que je veux le voir, dit Suzanne.

Et assise sur son lit, les mains embrassant ses genoux, les cheveux aux reins, mêlés à la batiste et à la soie de sa chemise de nuit, elle attendit :

Il n’y a personne chez Monsieur, dit la femme de chambre. Monsieur a dû sortir ce matin, de bonne heure, car son lit est défait.

— Quand il rentrera, envoyez-le-moi. C’est bien.

Lorsqu’elle fut seule :

— Ah ! tu découches, mon vieux ! je vais t’en foutre une volée ! Voyez-vous ce maquereau ! que j’entretiens en me crevant la peau, et qui me trompe avec des salopes comme lui !

Elle fit sa toilette, rageuse, s’arracha quelques cheveux en se peignant et, naturellement, ces cheveux furent une cause de plus pour entretenir sa rage.

Elle déjeuna au galop, trouva tout mauvais, manda la cuisinière :

— Est-ce que vous faites la cuisine pour une truie, vous ?

— Mais, madame…

— Je ne vous demande pas ça ! Mais qui vous a appris à faire d’ignobles ratatouilles sur lesquelles des chiens crevant de faim, cracheraient… dégueuleraient ? Est-ce que vous vous foutez de moi, vous aussi ?

— Madame sait bien que j’ai appris la cuisine chez la duchesse de…

— Vous n’êtes pas chez une duchesse, ici, vous êtes chez une grue ; mais vous

m’entendez bien, les grues de ma sorte ne mangent pas les saletés qui suffisent à vos duchesses. Elles mangeraient de la ..... vous me comprenez bien, sans tordre le bec, moi je ne mange pas de ça, ma fille, ne l’oubliez pas, allez !

Et Gaston qui ne rentrait pas.

Il fallait que Suzanne calmât ses nerfs, pourtant.

Justement le cocher arriva chercher les ordres.

— Qu’il entre, dit Suzanne.

Lorsque le cocher fut là :

— Justin, je suis très mécontente de vous, mes chevaux sont dégoûtants, ma voiture pue le crottin.

— Oh ! madame peut-elle dire !

— Comment ! Est-ce que vous allez dire que je ne vois pas clair, vous aussi ? Est-ce que vous croyez que je suis une imbécile ? Ce que je vous dis est la vérité, j’ai honte de vous, des rosses, du sapin, et vous venez aux ordres ! Allez nettoyer la voiture, astiquer les harnais et étriller vos carnes. Quand ce sera moins dégoûtant, vous viendrez aux ordres. Je ne sortirai pas, aujourd’hui, à cause de vous. Allez !

Un peu soulagée, Suzanne voulut fumer une cigarette.

— Joséphine, dit-elle à sa femme de chambre, donnez-moi mon fume-cigarette et la boîte aux cigarettes,

La fille s’empressa d’obéir, apporta la boîte de cigarettes ; impossible de trouver le fume-cigarette.

Ce fut le bouquet :

— Voilà comme on est servi par des domestiques. L’une vous empoisonne avec de la viande au rabais, sous prétexte qu’une duchesse qu’elle cuisinait, mangeait de la charogne ; l’autre vend l’avoine de mes chevaux, la paille et le foin, et je n’ai que des rossinantes dans mes écuries ; et vous m’avez chipé mon fume-cigarette pour la fête de votre amant, un pompier, un artilleur, un dragon ! Eh bien ! vous entendez, que je vous y prenne à recevoir ici des soldats, je vous flanquerai à la porte, illico !

— Je vous assure, madame…

— Oui, je sais bien, vous allez nier, vous n’avez pas toute la garnison de Paris à vos trousses ; vous ne faites pas la retape à mes fenêtres ; non, c’est moi. Avec ça que je ne vous ai pas vue dix fois. Tenez, si je me donnais la peine de monter dans votre chambre, je trouverais peut-être des tringlots dans les placards, et des pompiers sous le lit. Je trouverais encore la cuvette pleine de saletés… Mais vous sentez la pipe et le cigare d’un sou à plein nez !… mais vous m’infectez encore avec les baisers sales que vous avez reçus. Allez, montez chez vous, fichez-moi tous vos amants à la porte, rincez votre niche, et prenez un bain. Vous me dégoûtez… tous.

Quand elle fut seule, elle éclata de rire.

— Je leur ai flanqué leur compte. Ça va mieux.

Alors, elle parcourut quelques journaux, fouilla dans les échos, se vit nommée quelquefois, gentiment caressée de jolis mots par un journaliste qui en pinçait… sans désespoir.

— Toi, mon vieux, tu peux te fouiller.

Dans un entrefilet, encadré de bleu, on parlait d’elle encore, et elle lut :

« Depuis quelques années », disait l’article, le monde d’amour dégringole. Les plus fêtées des femmes d’aujourd’hui, Suzanne de Chantel, Lucienne d’Orson, Marie de Lorde et deux ou trois autres n’auraient pas été regardées autrefois. Il leur manque l’esprit, et elles n’ont pas toujours des cuisses.

« C’est donc bien la décadence générale. »

Suzanne courut à la signature.

« Édouard Gilès. »

— Ah ! toi, mon vieux salaud, je la connais celle-là, c’est parce que je n’ai pas voulu coucher avec toi, mais je te retrouverai.

Elle écrivit tout de suite au directeur du journal cette lettre :

« Gros Thur,

« Viens donc me voir demain, à mon petit lever, j’ai quelque chose à te donner, dans la main, de bien gentil et de tout rose.

« Ta becquotte chérie,
« Suzanne. »

— Gare à toi, Gilès ! si tu ne sautes pas de l’Épatant, t’auras de la veine !


VIII

COMMENT ON LES CONSOLE

Mais, en seigneur qu’on n’annonce plus et qui a droit d’entrée, souverain maître, Johnson ouvrit la porte du petit salon.

— As-tu vu le marquis, lui demanda-t-elle.

— Oui, ma fille l’a retenu à déjeuner, ce matin.

— Eh bien, c’est une rude grue, ta fille, mon vieux ! Elle a couché avec Gaston.

— Je ne crois pas. Tu dois te tromper. Mais ça ne me regarde pas, Paula est assez grande…

— Oui, mais je ne veux pas qu’elle fasse mes amants. Il y en a d’autres.

— Le marquis… ton amant ?

— Parfaitement !

— Mais alors, madame, vous me volez ! Je vous ai achetée deux mille dollars par mois, vous me devez la marchandise convenue, vous n’avez pas le droit d’avoir d’autres amants.

Suzanne comprit que Johnson ne voulait pas être cocu.

— Ne t’emballe pas, gros loulou, tu es servi selon ton mérite. Le marquis n’est pas mon amant, un ancien seulement… alors, tu comprends…

— Non, dit Johnson, je ne comprends pas.

— Une supposition : toi, tu t’en irais, tu me quitterais, si je te savais avec une autre femme, je serais jalouse, bien que tu ne me sois plus rien… parce que, malgré tout, tu me serais encore quelque chose. C’est pourquoi je suis jalouse de ta fille qui a couché avec lui, voilà.

— J’ai compris, mais j’ai compris aussi que ce que ma fille fait ne te regarde pas ; je ne paie pas pour ça.

Tout bas, Suzanne, qui se rongeait les ongles, dit :

— Si c’est pas malheureux de ne pas pouvoir le ficher à la porte, ce gros pourceau là ! Ce que c’est que la galette !

Et revenant à Johnson, gentille, adorable saltimbanque :

— Si mon gros loulou était bien, bien mignon, il laisserait reposer un peu sa petite Suzanne qui a bien, bien mal dormi. Il la laisserait toute seule, là, jusqu’à ce soir. Et quand il reviendrait, il retrouverait une petite femme, plus fatiguée du tout et belle… comme tu m’aimes…

Johnson embrassa Suzanne et sortit.

Quelques instants après, la femme de chambre entra et avertit Suzanne que le marquis de Plombières était chez lui.

— Allez le prévenir que j’ai à lui parler, tout de suite.

Dans sa robe de chambre de foulard rose, Suzanne était superbe. L’élégance acquise complétait sa beauté et donnait à sa personne une grandeur d’attitude à la fois sévère et hautaine qui n’était pas sans noblesse.

Comme une lionne en colère, elle allait dans le boudoir, les mains appuyées sur ses hanches rebondies et riches, dessinant la splendeur de ses formes. Libres, ses seins se dressaient sous l’étoffe et y marquaient leurs pointes. Courts et noirs ses cheveux reposaient sur ses épaules et encadraient son visage d’ébène luisante. Les mains et les chevilles seules révélaient la roture de cette délicieuse fille devenue reine d’amour à Paris, après avoir satisfait deux ans les habitués d’une maison de tolérance marseillaise, cachée dans une ruelle du Vieux-Port, et pendant un an, tous ceux qui l’avaient voulue lorsqu’elle chantait dans les bouisbouis de Bordeaux.

Souriant comme quelqu’un qui, fautif, redoute les coups, Gaston de Plombières parut.

— La chérie de son chéri a besoin de moi, dit-il.

— Oui, la chérie de son chéri a besoin de toi, dit-elle. Veux-tu me dire où tu as passé la nuit ?

— Tu le sais bien, au Cercle, parbleu ! où j’ai ramassé une honnête culotte.

— Ah ! Et qui as-tu vu au Cercle, s’il te plaît ?

— Mon Dieu, tous : Luc, de Broissy, Martel, Georges, enfin tous les amis.

— Et tu as couché au Cercle, aussi.

— À cinq heures, de Broissy m’a emmené chez lui partager son souper.

— Il ne te manquait plus que ça.

— Que veux-tu dire, Suzon ?

— Ça me regarde. Et ce matin ?

— J’ai déjeuné avec de Broissy, nous sommes allés, après, faire un tour au Bois, oh ! bien malgré moi, va, et me voilà.

— Tu n’es qu’un menteur et un imbécile.

— Oh !

— Parfaitement. Veux-tu que je te dise à mon tour ce que tu as fait, moi ?

— S’il te plaît.

— Eh bien, tu es allé voir Paula de San-Pedro, tu as couché avec, tu as déjeuné avec, et te voilà.

— Puisque tu es si bien renseignée… Après tout je suis bien libre de faire ce que je veux.

— Ah !… tu… es… libre… de faire… ce que tu veux ?

— Tu prends des amants, toi, je puis prendre des maîtresses.

— Mais, sale être, si je prends des amants c’est pour toi ! c’est pour nous deux ! tu crèverais de faim si je n’en avais pas.

— Ce n’est pas sûr, ça. Et puis, c’est assez, continua-t-il, j’ai soupé des scènes idiotes. Ma chère, nous nous valons. Sans moi, tu serais encore à Bordeaux, dans le beuglant d’où je t’ai sortie. J’ai fait tes affaires en faisant les miennes. Si je te dois quelque chose, tu me dois tout. Notre vie est une association d’amour et d’intérêt…

— Marloutage sur grande échelle.

— C’est tout ce que tu avais à me dire ?

— Non, tiens, j’avais encore à te dire ça.

Et en même temps elle le gifla à tour de bras.

Pour la première fois, de Plombières riposta. Avoir deux maîtresses et être rossé par les deux, c’était trop. Paula lui avait donné le courage qu’il aurait dorénavant avec Suzanne.

Il lui administra, en silence une volée de première classe ; la traîna par les cheveux, à travers la chambre, et lui laboura les fesses de coups de pieds.

Suzanne sanglotait tout bas, heureuse d’être battue.

— Grâce ! s’écria-t-elle, grâce ! je t’aime !

— Je te rends ta gifle maintenant, dit de Plombières.

Il la gifla si fort que des larmes jaillirent des yeux de la femme.

Puis… ils s’aimèrent.


IX

PAULA S’AMUSE

À partir de ce jour, le marquis Gaston de Plombières put déserter l’hôtel de Suzanne de Chantel, et aimer, selon son bon plaisir, Paula de San-Pedro.

Le marquis et Paula s’entendirent à merveille. Initiateur, initiatrice, à tour de rôle, l’un dominant l’autre, ils allaient au plaisir poussés par le goût de l’habitude, sans s’inquiéter de quiconque.

L’arrivée à Paris de San-Pedro amena une rupture momentanée entre les amants ; mais bientôt le mari de Paula suivit M. Johnson ; gendre et beau-père furent des lurons de fêtes d’amour, et d’ivresse, et Paula reconquit toute sa liberté qu’elle n’avait, d’ailleurs, consenti à perdre que pour elle-même, par tenue, par dignité.

Alors, le Théâtre Français donna l’Ami des femmes, la meilleure pièce, la seule vraisemblable peut-être du théâtre d’Alexandre Dumas, la seule au moins qui soit réellement une œuvre humaine, sous l’escorte des mensonges chers à l’observation trop particulière du maître. Quoiqu’il y jouât un personnage secondaire, l’acteur de Lory fit sensation, et sa voix onctueuse et douce, sa voix-à-femmes mélodieuse et souple, recherchée et délicieusement maniérée, conquit d’un seul coup Paula qui entendait de Lory pour la première fois.

Dans la loge, seul, de Plombières l’accompagnait ; Paula, avec cette folie qu’ont toutes les femmes de rêver leurs amants pareils aux cabotins sur la scène, trouva le marquis insignifiant et nul.

Il voulut, durant un entr’acte, l’embrasser :

— Laisse-moi, dit-elle.

Mais le lendemain elle envoyait à de Lory une déclaration d’amour et consignait sa porte à de Plombières.

Naturellement, de Lory habitué aux poulets des femmes fit la sourde oreille. Il avait d’ailleurs une petite amie, bien simplette, pas cabotine du tout, voluptueuse juste assez pour son tempérament délicat et fatigué, et il avait le bon esprit de vouloir bien toquer les décolletées du Français sans consentir à subir leurs toquades.

Seulement, au cinquième billet, curieux, voulant savoir, il se rendit chez Paula, et, comme il le devait, sans enthousiasme, comme une corvée, il l’aima pour faire plaisir à celle qui implorait.

Leurs amours durèrent peu de temps, prirent peu de place ; de Lory n’avait pas les loisirs d’être une bonne affaire, et il redoutait Paula, vraiment trop exubérante sur l’oreiller.

Ils se séparèrent, mécontents l’un de l’autre : lui, las de cette jeune femme sans beauté, mais perverse et fatigante ; elle, désillusionnée et dégoûtée à jamais des cabotins trop expansifs sur la scène et trop rien-du-tout au lit.

Seule, sans amants, Paula se souvint de sa fille, de Ketty, de la déjà mignonne petite qui appelait sa nourrice maman, et n’avait pas vu quatre fois son père légal, de San-Pedro. M. Johnson lui apportait bien des jouets et des bonbons, mais elle en avait peur, à cause de son rire bruyant d’homme presque toujours ivre.

L’espace de huit jours, Paula ne vécut que pour sa fille, demeura constamment avec elle, la dorlota, la caressa, l’aima tendrement, puis, d’un seul coup, de nouveau l’abandonna.

Lasse de ce qu’elle savait, devinant la possibilité d’autres amours, elle rappela de Plombières qui accourut.

Quand elle lui eut fait part de ce qu’elle voulait : — Ma chère amie, dit-il, je suis à toi ; mais nous attendrons quelques jours pour commencer nos ballades à travers le Paris nocturne. Mes fermiers du Languedoc n’ont pas encore payé leurs fermages, et jusqu’à ce que mon notaire m’ait envoyé des subsides, je suis obligé d’être sage comme une image. Avant-hier, ainsi d’ailleurs que chaque jour depuis ton envolée dans les bras de Lory, j’ai pris culotte sur culotte au Cercle. Par nécessité, c’est l’ère des économies.

— N’importe, dit Paula, j’ai ce qu’il faudra.

De Plombières prit un air outragé, profondément blessé :

— Ce n’est pas dans mes habitudes, ma chère. Tu te trompes.

— Tu me les rendras.

— Je n’aime pas à avoir pour créancières des femmes. Leurs prêts, à tort ou à raison, ne vont pas sans un faux air de maquereautage. Et vois-tu, ça me gênerait.

— Ta délicatesse, en somme, n’est ennuyeuse que pour moi, Gaston.

— Peut-être, mais…

Et je vais être obligée de chercher un compagnon qui n’aura pas ta gêne ou tes scrupules.

— Mais tu es folle. Attends quelques jours.

— Non, je veux voir tout de suite.

De Plombières, qui trouvait avoir joué suffisamment la comédie de la dignité, et qui trouvait idiot de ne pas encore avoir tiré parti de la fortune considérable de Paula, proposa cette combinaison à l’Américaine :

Elle lui avancerait son trimestre tout entier, trimestre qu’il évalua à cinquante mille francs, et il lui rendrait cette somme aussitôt que son notaire la lui aurait fait parvenir.

Paula signa un chèque et le tour fut joué.

Le soir même, ils passèrent la revue des établissements des Champs-Élysées, s’attardèrent dans les plus obscures allées pour observer les vieux courant après les petites bouquetières, les couples d’hommes qui parlaient bas, et les raccrocheuses, généralement en grand deuil, levant les michés.

— Reste-là sur ce banc, dit-elle à de Plombières, et regarde-moi.

Il la vit s’éloigner derrière les arbres, silencieuse, grande, et se mêler aux groupes d’amateurs de plaisir louche.

Mais il se leva pour la suivre mieux. Il ressemblait alors au souteneur de bas étage qui suit la marmite et l’accompagne au turbin.

Paula croisa un passant et l’aborda ; l’homme passa sans même la regarder. Non découragée, elle continua à marcher. Assis sur un banc, un vieux monsieur, respectable de mine, décoré, portant des favoris, fumait un cigare. Elle s’assit près de lui, lui parla du beau ciel, lui demanda s’il venait du Jardin de Paris, tout proche. Et tandis que son compagnon de banc s’approchait et se serrait contre elle avec un sourire baveux, elle lui murmura à l’oreille des paroles canailles.

Gaston de Plombières passa devant eux, lentement, et regarda le groupe qu’ils formaient presqu’enlacés. Quand il les eut dépassés de quelques mètres, le vieux monsieur se leva soudain, salua Paula interdite, et suivit de Plombières.

Paula éclata de rire dans son mouchoir.

— Il a pris le marquis pour un affilié, dit-elle. Pauvre marquis !

Le vieux monsieur qui s’était trompé, revenait vers elle, mais elle l’évita et continua de monter les Champs-Élysées.

Elle aperçut un homme, le visage caché dans le collet relevé de son pardessus, qui sortait du Jardin de Paris ; elle l’attendit. L’homme ne fit pas attention à elle et, d’abord, ne répondit point à ses avances. Elle le suivit, le rejoignit et lui parla dans le cou.

Le promeneur s’arrêta, la regarda et, stupéfait, s’écria :

— Paula, ici !

— Toi ! s’écria à son tour Paula. Toi !

C’était M. Johnson.

Alors, reprenant son sang-froid et éclatant de rire, elle appela de Plombières et lui montra sa conquête.

— Voyez, marquis, voyez si j’aurais eu le flair ; je tombe du premier coup, sur le plus riche personnage de Chicago.

Et elle expliqua à son père dont elle prit le bras, qu’en sortant de l’Alcazar où le marquis l’avait accompagnée pour entendre Yvette, elle avait voulu, pour rire, imiter les femmes qui cherchaient fortune.

Et le marquis :

— Excusez-moi, mon cher ami, d’avoir consenti à me prêter à une pareille fantaisie de Madame de San-Pedro…

— Très drôle, très drôle, dit Johnson, excessivement drôle !

Il riait de toutes ses forces ;

Quand ils furent à la Concorde, il héla un fiacre, et les quitta en leur souhaitant bonsoir.

— C’est assez de folies pour aujourd’hui, lui dit Paula, au moment où le fiacre s’ébranlait ; le marquis va me reconduire à l’hôtel.

Ils traversèrent en effet la place de la Concorde et par la rue de Rivoli se dirigèrent vers la place Vendôme.

Tous deux, après s’être rassasiés de plaisir, pour satisfaire aux apéritifs de chair absorbés à tous les contacts des Champs-Élysées, s’endormirent, heureux, d’être l’un près de l’autre, las d’aimer et pourtant sans amour.


X

AMOURS DE JOCKEYS

De plus en plus, Paula devinait que l’amour avait d’autres mystères qu’on ne lui dévoilait pas.

Tous étaient venus, tous étaient passés, sans laisser à son corps les cicatrices, par intuition soupçonnées, qu’elle désirait avoir, dût-elle en souffrir.

En effet, jusqu’ici ses amants avaient été de beaux hommes ; Gaston de Plombières, l’ingénieur et le docteur du navire, son mari, malgré l’expérience qu’ils avaient de l’amour, avaient laissé subsister dans son imagination un quelque chose de vague et de doux vers quoi ses rêves montaient, la nuit.

Le printemps, revenu avec ses fleurs et ses parfums, émoustillait ses désirs de chair.

Mais c’était toujours la même gamme à monter et à descendre, le plaisir pareil et la monotonie de l’amour banal l’agaçaient et lui faisaient horreur.

Cependant, elle demeurait l’assoiffée, courant à la joie, avide, lasse et subitement reposée, qui veut du nouveau et appelle l’inconnu.

Son âme perverse, jalouse d’apprendre, escaladait des régions où son corps ne pouvait atteindre, et dans tout son être frémissant passaient les douleurs des déceptions sans cesse renouvelées.

Enfin, le printemps, à son tour, fit place à l’été. Autour d’elle, on parlait du Grand-Prix et des toilettes de circonstance.

— Tu m’accompagneras, dit-elle à Gaston de Plombières, j’irai à Longchamps.

Et, les journées qui précédèrent le grand jour hippique, on vit Paula errer dans le pesage, causer aux jockeys en renom, apprendre le langage des books, et parier de grosses sommes, au hasard, sur des favoris désignés.

Les jockeys l’intéressaient au plus haut point.

Elle avait envie de savoir jusqu’à quel degré l’homme existait dans ces petits monstres horriblement bâtis, maigres et usés, autour desquels tournaient les femmes à la mode.

Boon, Dodge, White, Morland, Watkins, Bridgeland, Childs, French, Barker, tous les avortons du sport demeuraient une énigme. Elle les considérait mal sur l’oreiller. Que pouvaient bien être, en amour, ces artistes de cheval qui, pareils à des singes vêtus de couleurs chatoyantes au soleil, collaient leur caducité aux reins des purs-sang ?

Jusqu’où l’homme existait-il chez ces êtres bizarres, dont les plus belles femmes attendaient un conseil qui ne venait pas, un sourire prometteur de gain ?

Et puis, Paula qui s’était décidée à jouer, ne voulait pas être une joueuse malheureuse. Elle jetterait à poignées l’or gagné, mais elle ne voulait pas perdre pour satisfaire son orgueil.

Tour à tour, alléchés dans leur impuissance, agacés dans leur fatuité, les jockeys du Grand-Prix passèrent dans les bras de Paula. Ils dévoilèrent les secrets d’écurie, ils vantèrent tant leurs montes qu’à la fin. Paula ne vit, dans les seize partants, que seize gagnants certains.

Le samedi, elle s’offrait à un entraîneur de derrière les fagots, devenu obèse depuis qu’il avait été disqualifié à vie comme jockey.

— Omnium II claquera comme une bourrique, dit-il entre deux hoquets.

Omnium II était le grand favori, cependant.

Mais l’homme l’amusait avec ses petites jambes sous son bedon.

Et toute une nuit elle oublia qu’elle serait le lendemain, dans une toilette inédite, mêlée au Tout Paris qui étincelle.

Au pesage, conduite par de Plombières, elle vit le roi Milan qui, derrière la bizarrerie de son nez de travers, regardait sans sourciller les bêtes et les gens.

L’allure du roi, si simple et si digne, lui plut souverainement, elle tenta un regard qui rencontra des yeux blasés d’homme qui se moque de l’amour et s’en tient à ses habitudes. Il fumait une cigarette comme un mortel de la plus modeste espèce ; et, sans aucune attention pour la galerie qui disait tout bas son nom, l’air ennuyé, las, seul, il semblait heureux de se frôler à la canaille aristocratique, financière et amoureuse, qui épiait ses gestes de roi.

Paula le suivit, escortée par de Plombières, elle le vit ponter sur Andrée, la pouliche de M. Lebaudy, elle paria, pareillement, sur l’écurie du baron de Schikler, en souveraine qui ne compte pas, livrant un match muet au roi détrôné, elle, la reine du million.

Andrée gagna, le roi Milan aussi.

Paula passa plusieurs fois aux côtés du monarque, elle aurait voulu être la possession de cet homme qui ne devait pas ressembler aux autres : mais on ne la remarqua point, on ne sourit pas à son appel de femme qui demande, et qui, au bras d’un amant cavalier, cherche un amant nouveau.

En compagnie de Suzanne de Chantel, elle aperçut son père et, de loin, le salua.

Quelques minutes après, elle croisa son mari conduisant une femme très jolie, au milieu des groupes, elle détourna la tête et fit semblant de ne le point voir.

M. de San-Pedro avait en effet conquis un véritable joyau de femme, Mariette d’Anjou.

Mariette était une trouvaille de Gaston de Plombières, il l’avait présentée à San-Pedro qui l’avait acquise pour l’aimer.

Institutrice dans une famille bourgeoise, Mariette n’avait que dix-huit ans, était belle et souffrait de la médiocrité qui semblait devoir être la récompense de sa vertu. Ambitieuse et intelligente, aux premiers mots de de Plombières qui furent les banales paroles de tout individu qui s’adresse pour la première fois à une belle fille, elle se sentit des dispositions pour la noce, oublia de rentrer chez ses bourgeois, et lança sa candeur,

ravagée par des rêves constants, au premier tas d’orties qu’elle découvrit dans une ruelle de chambre meublée, derrière Saint-Philippe-du-Roule, où elle avait suivi de Plombières.

Après souper, après l’amour :

— Es-tu contente de ton sort, Mariette ? dit le marquis.

— Mon sort me dégoûte, répondit la naïve enfant.

— Veux-tu être à moi, bien à moi ? Tous les deux, unis pour la lutte, à la conquête de la fortune, nous réussirons.

— Ça m’est égal.

— Pourras-tu m’aimer ? je t’aime.

— Toi ou un autre, répondit la vierge de la veille.

— As-tu des scrupules ?

— Je n’en aurai plus, s’il est nécessaire de n’en plus avoir.

— Et bien, si tu suis mes conseils, dans un an nous aurons cinquante mille francs de rentes assurées, en valeurs sur l’État.

— J’accepte tes conseils. Que faut-il faire ?

— Il faut devenir la maîtresse d’un homme que je te présenterai.

— Tu fais le rabat, alors ?

— Non, ce n’est pas ma spécialité. Mais tu ne dois pas critiquer mes conseils, tu dois les suivre.

— Alors ?

— Alors, tu seras la maîtresse d’un miché millionnaire, dont tu tireras tout ce que tu pourras. Un an peut suffire. De mon côté, je ramasserai tout ce que je pourrai, nous nous marierons et nous ferons des enfants qui seront à nous deux, et nous vivrons, comme des gens chics, comme les gens chics qui donnent mille francs par an au bureau de bienfaisance. Ça te va ?

— Absolument.

— Je t’avertis, pour que l’avenir ne vienne pas t’apporter trop de désillusions, que je ne suis pas plus marquis de Plombières que tu ne t’appelles Mariette d’Anjou. Mais comme les particules ne gênent pas et peuvent servir, je m’en suis orné. Une femme entretenue qui n’a pas un de devant son nom est une femme à la mer…

— Tu deviens cambronien.

— Oh ! si tu veux, tu n’as qu’à mettre une particule au bout. Abondance de biens ne nuit pas. Tu vas donc être une femme épatante, entretenue par un Américain qu’entretient sa femme, laquelle m’entretient, et dont le père entretient Suzanne de Chantel, qui m’entretient aussi. Les bénéfices devront être respectables, et je t’assure que, dans un an, nous aurons un hôtel au Parc Monceau ou du côté de l’Étoile, pour récompenser nos efforts communs et les sacrifices considérables imposés à notre honneur et à notre orgueil.

— Tu parles comme un curé, marquis.

— Je parle comme un bonhomme qui sait son métier, marquise.

— Tu m’épates !

— Tant mieux, il y aura assez d’autres serins à côté de toi qui ne te produiront pas le même effet.


XI

MARIETTE ENTRE AU SERVICE
DE SAN-PEDRO

Huit jours plus tard, Mariette d’Anjou, habillée rue de la Paix, prenait possession d’un appartement meublé, rue du Colysée, et, comme par hasard, rencontrait aux Acacias de San-Pedro et de Plombières.

Celui-ci présentait la belle à l’Américain, et, tous les trois, autour d’une table du Pavillon d’Armenonville, prirent le porto.

Une voiture au mois attendait Mariette à la porte. Ce fut de San-Pedro qui, très allumé, offrit la main quand la belle enfant se retira.

Le marquis de Plombières acheva l’aventure, avec art :

— Mon cher, dit-il au mari de Paula, cette Mariette d’Anjou est un véritable petit trésor, un joyau de pur Saxe, un bibelot de roi. Très supérieure à ce qu’on appelle la femme galante, elle possède une petite fortune qui lui assure vingt mille livres de rente, elle méprise l’argent et sait aimer. Elle n’a pas eu de chance, la chère mignonne, elle aimait et était aimée d’un beau garçon qui la faisait heureuse, il est mort de cette influenza imbécile, l’an dernier. Depuis, Mariette vit simplement, à peine consolée, et ne veut point d’autres amants, de peur d’un dénouement, pareil à celui qui l’endeuille encore.

Et frappant de San-Pedro sur l’épaule :

— Tenez, mon cher ami, continua-t-il, voilà une femme comme, à votre place, j’en voudrais posséder une. C’est de cent coudées au-dessus des fillasses de vingt-cinq louis sur lesquelles vous vous roulez. La mort a tué le passé, et je suis sûr que l’avenir avec elle ne serait pas embêtant.

— Peut-être.

— Et puis c’est, en somme, une femme toute neuve, virginisée par un long repos, considérée, lancée, une femme qui honore l’amant. Mais vous ne la connaissez pas. Êtes-vous libre, demain ?

— Oui.

— Voulez-vous dîner avec moi ? Je la préviendrai, elle sera des nôtres. Je serais content de vous rendre ce service d’ami : une femme point banale pour succéder aux dégoûtantes grues de toutes classes avec lesquelles vous avez pris contact.

Une poignée de main de San-Pedro dit merci.

Et le lendemain, chez Joseph, en particulier, après le champagne, avant le café, de San-Pedro demanda à Mariette d’Anjou l’honneur de chercher en sa compagnie un peu de plaisir.

Gaston de Plombières pontifiait noblement, devant les premiers baisers mouillés de champagne, lorsque le garçon qui les avait servis, apporta une lettre au marquis.

— Vous permettez ? demanda-t-il à ses hôtes.

Après le « Comment donc ! » il lut ces quelques mots qu’il s’était fait envoyer par son valet de chambre :

« Viens tout de suite, je suis très malade, il faut que je te parle, j’ai peur de mourir.

« Suzanne. »

Il tendit la lettre à San-Pedro.

— Mon cher ami, lisez. Je suis obligé de vous quitter… vous comprendrez, n’est-ce pas ?… suis désolé… mais enfin, ma bonne amie Mariette vous tiendra compagnie. Je tâcherai de revenir… mais ne m’attendez pas.

Gaston baisa la main de Mariette, serra celle que lui tendait l’Américain, et disparut.

Naturellement, le cabinet fut le sanctuaire où se dénouèrent toutes les pudeurs, et, sous la lampe électrique, de San-Pedro fit une ample moisson de plaisir, après avoir vaincu les résistances conventionnelles de sa belle compagne.

Et une heure après, dans le fiacre qui les ramenait rue du Colysée, Mariette fit à San-Pedro une histoire de sa vie, histoire enseignée par de Plombières, charma l’Américain et acheva de le conquérir :

— Oui, mon ami, j’ai été fiancée à un archiduc qui mourut d’un accident de cheval. Il m’aimait d’amour, avec passion. Je fus orpheline dans la même année. Ensuite, un gentilhomme du Midi sollicita ma main, à la veille des épousailles, il mourait de l’influenza. Habituée à une vie libre, me moquant de tout le monde, je suis restée isolée, n’ayant que de loin en loin les visites d’amis rares, dont de Plombières. Je n’ai plus d’amour, j’ai besoin d’aimer. Je suis contente de vous connaître.

De San-Pedro, malgré la grossièreté du piège, coupa dans le pont, et offrit son cœur qui fût accepté.

Quelques jours avant le Grand-Prix :

— Tu ne peux, Mariette, rester dans cet appartement.

— Mais ma fortune ne me permet pas…

— Je t’en prie, ne t’inquiète pas de cette bagatelle. J’ai acheté un hôtel, rue de la Bienfaisance, tout meublé, je l’ai fait rafraîchir et, dans huit jours, nous pendrons la crémaillère. Je te donnerai ce qu’il faut pour assurer ton luxe.

La partie engagée par de Plombières avait réussi merveilleusement.

Le rasta, marlou et Cie, était empoigné maintenant par un étrange désir : devenir riche, quelque soit le moyen, et, à son tour, avoir une maîtresse qu’il entretiendrait.

Il changea sa vie.

Il avait été généreux, dissipateur, il fut avare. Avec une ardeur affolée il empilait les billets de banque jusqu’à la conquête des deux millions qui lui assureraient une heureuse aisance.

Jamais il n’avait moins dépensé, et jamais pourtant il n’avait autant demandé à Suzanne de Chantel qui, en pleine possession de Johnson, en tirait tout ce qu’elle voulait.

Il se servit du Grand-Prix pour emprunter encore cinquante mille francs à Paula, entre deux scènes d’amour, maudissant ses fermiers, son notaire, les courses et le jeu.

De son côté, Mariette d’Anjou, maîtresse souveraine de l’impuissance précoce de San-Pedro, recevait son billet de mille quotidien et partageait avec de Plombières.

Le magot s’arrondissait rapidement. Le faux marquis prévoyait le moment où son ambition serait satisfaite. Il pourrait avoir de l’argent à lui, avoir une maîtresse bien gentille et l’entretenir.

Ah ! donner de l’argent à une femme, payer son plaisir, après avoir été marlou et entretenu, contenait tout son rêve.

Il aurait un appartement honnête, un cheval, une voiture, une petite amie qu’il paierait, ostensiblement, pour sa réhabilitation.

Il éprouvait une véritable joie à penser qu’il serait un jour élevé à la situation de « miché chouette », que les femmes envieraient sa femme, qu’il deviendrait bourgeois comme un épicier retiré des affaires, et qu’il pourrait se faire voler au bénéfice d’un marlou qu’il mépriserait.

Car, il voulait jouir de l’avantage du rôle, nouveau pour lui : Être l’honnête homme, le parfait imbécile, le beau cocu qui casque et ne voit pas que sa maîtresse se moque de lui et ne le tolère que parce qu’il l’entretient.

Il sentait que, de là, naîtrait la considération enviée. Il aurait le coup de chapeau des fournisseurs que lui-même règlerait.

Ah ! ce coup de chapeau des fournisseurs… qui voudrait dire à la galerie : regardez bien cet homme, c’est un homme chic qui paye les notes de sa maîtresse ; c’est un de mes clients, un client qu’on soigne.

Mariette d’Anjou était la maîtresse indiquée, la maîtresse souhaitée, parce que peut-être il ne l’avait guère pu posséder depuis la véritable passion de San-Pedro, cette passion jalouse et idiote qui n’apparaît qu’aux premiers symptômes de gâtisme physique.


XII

CLOWNERIES

Une nuit, Gaston de Plombières était seul. Il errait le long des boulevards, frôlé par les oisifs comme lui, accosté par des filles de bitume.

Les odeurs de rut qui s’élevaient du trottoir, la nuit étoilée et ses fraîcheurs remuaient sa chair, et réveillaient des désirs qu’il n’avait plus eus depuis déjà longtemps.

Mariette d’Anjou était avec San-Pedro ; la veille. Suzanne de Chantel, agacée par un couturier auquel elle devait une forte somme et que Johnson croyait payé, avait décidé Johnson à faire un tour sur les plages normandes, où le Tout-Paris s’était réfugié quelques jours avant la Fête nationale.

Paula était bien là, elle, à sa disposition, mais il ne l’aimait que lorsqu’il avait l’intention de lui faire des emprunts.

Une fille l’arrêta, au coin de la place de l’Opéra.

— Mon chéri, viens chez moi, je serai très gentille et je ferai tout ce que tu voudras.

Il la regarda, hésita, mais à la pensée qu’il faudrait payer au moins un louis, il se dit :

— Non, attendons que je sois riche. Et puis, elle est laide.

Il traversa la place et suivit la rue de la Paix. Arrivé place Vendôme, il eut envie de reculer, mais l’hôtel Bristol était là, les fenêtres de la chambre de Paula étaient éclairées.

— Tant pis, dit-il. Je m’embêterai encore moins avec elle que de coucher tout seul.

Et il entra.

Après avoir frappé à l’appartement de Paula, il entendit des éclats de rire derrière la porte.

— Tiens, elle n’est pas seule, pensa-t-il.

Mais, ce fut elle-même qui vint ouvrir.

Elle était en chemise, les cheveux aux reins, le regard allumé de rires. Sa gorge apparaissait sous la dentelle et la batiste, et transparente, dessinée sous le voile par la lumière qui la baignait ardemment, elle avait le geste et l’allure des bacchantes qui sont ivres.

Elle était grise, en effet.

— Toi ! dit-elle.

Elle eut un mouvement pour refermer la porte.

— À propos, continua-t-elle, non. Entre, tu vas voir comme il est drôle.

Un homme en caleçon, laid de visage, puissant de corps faisait de l’équilibre sur les mains.

À la vue du marquis, l’homme en caleçon fit une atroce grimace et salua comme font les clowns, au cirque.

Puis, ainsi qu’un véritable singe, extraordinairement agile, il bondit à travers les meubles, fit le saut périlleux par-dessus les fauteuils, retomba les reins au lit, roula sur les tapis, se releva, se disloqua, fit le grand écart, passa sous le lit, revint dessus, s’enroula autour des jambes de Paula, escamota le chapeau de Gaston, éteignit les lumières en tournant le bouton de la communication électrique, s’empara de Paula, la coucha par terre, brutalement ; il bondissait, l’embrassait, grognait, hurlait ; elle bondissait, l’embrassait, grognait, hurlait, sous sa folie ; et lorsqu’ils furent las enfin, devant de Plombières, qui n’en croyait pas ses yeux, l’homme tourna le bouton électrique, et gravement, tragiquement, montrant Paula qui, roulée dans ses cheveux, râlait encore, s’écria :

— Voilà !

Puis :

— Pour avoir, monsieur, l’honneur de vous servir.

À ces mots, Paula fut prise d’un rire fou, elle se releva, superbe de souillure, et, faisant tomber son amant sur un fauteuil, elle se pelotonna sur lui, le corps mêlé à son corps, l’embrassa en pleine bouche, et s’adressant à Gaston de Plombières :

— N’est-ce pas qu’il est extraordinaire ? Qu’en dis-tu ?

Comme il ne répondait pas, abruti :

— Qu’as-tu à rester là comme un piquet en bois ?

Et à son amant :

— Regarde donc, continua-t-elle, a-t-il l’air assez bête !

Alors l’homme en caleçon se redressa, prit la pose du marquis, imita sa physionomie imbécile, tandis que Paula se roulait de joie et d’ivresse et applaudissait de toutes ses forces.

Comme Gaston voulut rire à son tour, l’homme qu’il ne connaissait pas rit de même, imita encore son rire, ses éclats, sa pose changée, exagéra son grotesque, se moqua avec une si extrême insolence que le marquis furieux de l’aventure :

— Je ne comprends pas, monsieur, on dirait que vous vous moquez ! Vous ne me connaissez pas ?

À ces mots, l’autre prit une figure sévère, terrible, et se mettant en position de tireur sur la planche, il se fendit, feignit de parer, pointer, avec une agilité inouïe :

— Volez-vô ? dit-il, avec un accent anglais. Ou bien, ne volez-vô pas ? Very well ! À la lioutte alors ? Nô, au pistoulett ! dans la bedaine à vô. Attention ! Oune… deux… trois… boum ! Crevé comme un chien. Voilà ! Pour avoir, monsieur, l’honneur de vous servir !

Et tout cela à travers les rires de Paula.

Gaston de Plombières haussa les épaules, furieux de ne pouvoir rien répondre et sortit.

Il était à peine dehors que Paula et son compagnon passaient dans une chambre voisine où un souper leur était servi.

Entrée, par hasard, pour voir, au Nouveau-Cirque, Paula avait remarqué un clown qui faisait l’imbécile pour en amuser d’autres. Tout de suite cette idée lui était venue : le prendre pour amant.

Musclé et nerveux, d’une agilité puissante, Freddy avait fait passer d’étranges désirs dans le corps de Paula et dans son cerveau ; avide d’entreprendre et d’éprouver, elle espérait trouver dans cet homme des joies nouvelles.

Elle lui écrivit, il vint à son appel, et prodigua aux yeux de Paula ses trésors d’acrobates, et à sa chair des morsures enflammées.

Longtemps sevré d’amour, Freddy, dont l’engagement au cirque était terminé, pouvait enfin se rattraper des jeûnes pénibles et obligatoires auxquels sont soumis les acrobates.

Et Paula, dès le premier soir, aima le clown et lui fut reconnaissante des sensations neuves qu’elle avait cueillies sous son baiser glouton, dans ses bras puissants et rudes.

Mais le lendemain, de San-Pedro auquel de Plombières avait tout conté, vint trouver Paula.

— Je ne vous comprends pas, mon amie, dit-il. Votre folie est arrivée à un degré tel que la plus élémentaire convenance…

— Je veux dire que lorsqu’on est la fille d’un Johnson et ma femme, on ne s’abaisse pas à prendre pour amant des ordures. Je sais que vous ne m’aimez pas, je sais que vous ne m’avez jamais aimé, je vous le rends ; mais je ne vous permettrai pas d’être ridicule. Que vous ayez des amants dignes de vous, soit ; mais des saltimbanques de trente-sixième ordre, je le défends.

— Et…

— … Je le défends.

— Vous me le défendez, vous ! Ah ! vous me défendez quelque chose, vous ! Eh bien ! monsieur, pour bien vous montrer que je me moque de vous, je garderai Freddy pour amant, malgré vous. Et si vous avez honte de voir votre femme être la maîtresse d’un saltimbanque qui lui plaît, le divorce existe. Je n’ai plus besoin de vous. Ah ! vous me défendez d’avoir les amants que je choisis ! De quel droit, s’il vous plaît ?

— Je suis votre mari.

— Oui, mais vous êtes un mari stupide qui devriez être assez intelligent pour avoir vu que je ne suis pas une femme qui obéit quand on lui commande. La fille de Johnson, monsieur, sait fort bien ce qu’elle fait, et quelles que soient les excentricités auxquelles elle s’amuse, elle défend à quiconque, et à son mari surtout, d’y fourrer le nez.

— C’est ce que nous verrons.

— Si vous le voulez.

— Votre père…

— Laissez mon père tranquille, je vous prie. Et votre maîtresse, monsieur, cette petite que vous étalez partout, est-elle de si noble origine ? Il serait logique cependant que vous ne fussiez pas plus exigeant pour mes amants que vous ne l’êtes pour vos maîtresses.

— C’est une jeune personne convenable.

— Freddy est très convenable, aussi.

— Vous êtes folle, ma chère, et je vous plains. Il y a assez d’hommes qui seraient heureux d’être choisis par vous, et avec lesquels il ne serait pas déshonorant d’avoir des relations…

— Ils sont bêtes, tandis que Freddy me faire rire et m’amuse. Je le garde.

— Vous ne comprenez donc pas que tout le monde vous montrera au doigt ? partout on dira que vous êtes une folle érotique à laquelle il faut des singes pour amants…

— À qui donc regarde ce qui se passe chez moi ?

— À tout le monde, vous dis-je. D’ailleurs, prévenez cet homme que si je le rencontre dans cet hôtel, je lui casserai la figure.

— Des menaces ! Sortez, monsieur, sortez, immédiatement. Vous entendez ? Sortez ! ou j’appelle…

Elle se tut un instant. Et toute sa colère tombée :

— Vous n’êtes qu’une bête, dit-elle ; je ne veux même pas me fâcher.

Alors, se levant, elle ouvrit la porte qui communiquait avec sa chambre à coucher, et, à clé, la referma sur elle, laissant seul et stupide de San-Pedro.

Aussitôt Paula télégraphia pour appeler Freddy.

— Nous dînerons ce soir chez Cubat et, après, nous irons au concert, lui dit-elle quand il fut là.

Et elle lui raconta la scène qu’elle avait eue avec son mari.

— Je t’ai, je te garde. Si tu ne lui plais pas, je t’aime, moi.

Elle était assise sur le tapis, aux côtés du clown. Elle le caressait, ses bras autour de son cou, et cherchait du plaisir en buvant des baisers à ses lèvres.

Disposée à toujours l’aimer, elle s’efforçait de le trouver beau. Elle aidait l’esprit gouailleur de l’homme et se réjouissait d’un gros mot frisant l’ordure.

— Tu m’aimes ? demanda-t-elle.

— Je t’aime, cocotte, répondit-il.

Et s’écroulant dans un même désir, s’unissant pour la volupté, ils eurent le plaisir cherché, de toute la force de leurs êtres accouplés.

Chez Cubat, les yeux dans les yeux, vingt fois ils eurent envie de s’empoigner devant les quelques dîneurs. Au concert, dans leur loge, ils eurent des baisers.

Fouaillés aux sens, ils rentrèrent à l’hôtel de bonne heure. Ils ne pouvaient plus se regarder sans être prêts à bondir dans les bras l’un de l’autre.

Et Freddy la chatouillait en montant l’escalier ; il y eut sur un palier, dans une étreinte, presqu’une prise de possession.

Un domestique qui montait derrière eux toussa deux ou trois fois pour ne pas les surprendre et pour les arrêter.

Paula prit le bras du clown et, lourde, se laissa entraîner.

Elle aurait voulu que le plaisir n’eut pas eu le moindre retard. Elle souffrait de l’attendre, l’espace de monter un escalier.

Dans leur chambre, tout de suite, ils se prirent.

Mais, hélas ! ce qui devait arriver fatalement, arriva bientôt.

L’esprit de Freddy était comme ses culbutes. Il avait un répertoire exigu et bientôt il ne fit plus que se répéter. Paula s’en lassa, et elle cherchait le moyen de s’en débarrasser lorsqu’elle reçut cette lettre de son mari :

« Ma chère Paula,

« Depuis notre sotte entrevue où il vous a plu d’être si peu raisonnable, j’ai beaucoup souffert dans mon amour-propre.

« J’ai eu tort d’avoir essayé de vous commander, c’était aller contre votre nature, rebelle à tout ordre, et vous exciter à conserver cet amant indigne qui satisfait votre caprice.

« Votre père qui revient dans quelques jours des bords de la mer doit ignorer cette équipée ; je vous en prie, ne vous obstinez plus à vouloir lutter avec le ridicule, votre père en serait très mécontent, pour vous surtout.

« Je suis persuadé que lui n’hésitera pas un seul instant à brûler la cervelle à votre amant, la première fois que celui-ci se laisserait surprendre en votre compagnie.

« Pour éviter tout scandale et tout ennui, soyez donc sage.

« J’ai voulu simplement vous prévenir, etc., etc. »

Comme Freddy lui pesait, elle lui montra la lettre.

— Tu crois qu’en effet ton père me tuerait ?

— Oh ! certainement ! répondit-elle ; mais que t’importe, mon Freddy aimé ? Reste avec moi quand même jusqu’au bout.

Naturellement, le soir même, Freddy qui ne tenait pas du tout à aller « jusqu’au bout » déguerpissait, fermement décidé à ne plus revenir.

Johnson était rentré à Paris avec Suzanne de Chantel.

— Eh bien ? demanda le marquis de Plombière à Suzanne, lorsqu’il fut seul avec elle.

— Tiens, mon cher, j’avais cru… j’avais espéré que je ne te verrais plus.

— Tu étais dans une erreur… profonde.

— Oui, très profonde, comme tu dis, malheureusement.

— Tu n’as pas la mémoire des traités d’affaires, ma chère, et si je n’étais pas là pour t’en faire souvenir…

— Je les oublierais avec un rude plaisir.

— Aussi…

— Tu me dégoûtes. Je ne puis plus te voir.

— Comme c’est drôle ! Et moi qui veux te voir, moi qui impatiemment t’attendais.

— Tu n’as plus le sou ?

— Ce n’est pas la misère, c’est à peine… l’aisance.

— Écoute, Gaston, je te fais un marché… Combien veux-tu que je t’achète ton absence à perpétuité. Là ! combien veux-tu, comptant, et tu me débarrasses, et je ne te vois plus ?

— Cette chère mignonne ! Tu me donnerais les plus beaux millions du monde que je n’accepterais jamais. Tu vaux mieux que des millions… parce que tu es une rente viagère établie sur un capital de première valeur ; j’ai confiance dans les actions que j’ai mises sur ta peau, ta jolie peau d’Espagnole, née à Marseille. Mais, oui, ma Suzon, je te garde. Ah ! le jour où je t’ai dénichée, j’ai fait une riche affaire ; cependant, avoue-le, j’ai rudement fait fructifier ton capital. Tu m’as presque fait commettre des bassesses.

Suzanne se laissait embrasser, caresser, sans répondre aux caresses ni aux baisers.

— Pourquoi fais-tu la dinde, Suzon ? Sois donc gentille avec ton marquis…

— Laisse-moi.

— Oh ! pour un retour des bords de l’eau !… Ça t’a peut-être agacée de respirer l’air de la marée, ça te rappelait l’odeur de la halle du Vieux-Port à côté de laquelle tu as autrefois turbiné.

— Non, ça me rappelait ton parfum à toi, et chaque fois que je voyais des maquereaux verts, je pensais que j’en remorquais un à mes trousses que je serais bien heureuse de lâcher.

— Suzon, je répète ce que j’ai dit plus haut, tu n’es qu’une dinde.

— Et toi, un maquereau, fit-elle simplement.

— Une dinde doublée d’une morue.

Et il lui laboura le bas des reins avec un grand coup de pied.

— … Triplée d’une grue, continua-t-il. en lui allongeant une gifle à tour de bras.

Suzanne saisit le couvercle de son bidet qui était à portée de sa main et le lui lança par la figure.

— Cochon ! s’écria-t-elle, attrape !

Puis, elle s’arma d’une chaise, prête à se défendre. Alors, à travers les barreaux de la chaise qu’elle tenait à la hauteur de son visage, ce fut une pluie de paroles grasses, une déjection continue d’ordures,

Il s’était assis, en face d’elle, sur une chaise longue, et la laissait dire, ricanant.

Tout à coup, — Suzanne avait cessé de se tenir en garde — il se précipita sur elle et la jeta par terre.

— Ah ! tu as soupé de ma fiole ! je te dégoûte ! Eh bien ! je vais te la défoncer, moi, ta fiole, je vais le crever ton ventre de salope, ton ventre à tout faire !

Maintenant, il ne parlait plus, mais les coups pleuvaient dru, et dans la chair rendaient un son mat.

Il la tenait, un genou sur la poitrine, et frappait avec son poing.

— Si ça ne se voyait pas, tiens, comme je te pocherais l’œil ! Mais ta gueule, c’est ton gagne pain, et je la respecte.

Suzanne était réellement de celles qui aiment être battues ; car, à un moment où Gaston se courbait sur elle le poing levé, elle lui jeta les bras autour du cou et, se soulevant autant qu’elle le put, elle noua ses lèvres aux lèvres de la brute, et, lui souriant, de ses belles lèvres, humides des larmes qui coulaient de ses yeux noirs, elle lui demanda le bonheur.

Le dernier coup de poing s’allongea dans une caresse.

Après qu’ils se furent aimés, ils constatèrent le nombre de noirs qui seraient des bleus le lendemain. Les magnifiques épaules de la femme étaient toutes violacées, elle avait mal dans les bras ; ils trouvèrent aussi une poignée de cheveux qu’il avait arrachés.

— C’est dommage, dit Suzanne en riant, ces pauvres cheveux… Tiens, prends-les, tu les mettras dans un médaillon.

Elle devenait sentimentale, généralement, après chaque tripotée.

Comme elle se coiffait, cambrée, les bras en l’air, elle dit à Gaston qui fumait une cigarette :

— J’aurais jamais cru qu’un homme aurait été assez canaille pour avoir le courage de vous flanquer de pareilles raclées. Tu avoueras que tu n’es qu’un sale muff ! Regarde mes bras. Que va dire Johnson ?

— C’est une belle occasion pour l’envoyer promener ce soir et toute la semaine, et je le remplacerai, avantageusement.

— Et ta planche ?

— Quelle planche ?

— Paula, parbleu !

— Elle est en ce moment avec un clown. J’ai honte d’avoir un pareil successeur, et je ne remettrai plus les pieds chez elle. D’ailleurs, te voilà, je réclame une place à la table de ta chair.

— Oh ! la la ! Voilà qu’il fait des phrases, et tout à l’heure il me traitait comme une ordure ! T’as pas fini ?

Puis, très enjouée, sans rancune, elle courut à lui, mit ses bras autour de la tête de son amant, et, après un baiser sur chacun des yeux :

— Non, fais-en des phrases, encore…

— Des phrases utiles, soit. Es-tu contente de Johnson ?

— Peuh ! ça ne devient pas intéressant du tout, il donne tout ce qu’on veut, sans même montrer que ça l’embête de donner.

— Alors ?

— Ça va bien,

— Et moi, je n’ai plus de galette.

— On en donnera à son chéri.

— Qu’as-tu fait, là-bas ?

— Je me suis em…bêtée, tu vois, je phrase, à vingt-cinq louis du quart d’heure. Rien que des enflés, pas dessalés pour un radis. Pas moyen de penser même à faire un béguin, pour m’amuser un peu.

— Et tu as été fidèle… ?

— À Johnson ? oui. Oh ! bien malgré moi, mais, tu sais le proverbe : Quand y a pas de rigolots, y a pas de rigolade.

Elle entendit une voiture s’arrêter, dehors, en face de son hôtel.

— Regarde, dit Suzanne… Qui ?

— La voiture au singe.

— Alors, mon petit, trotte-toi là-haut, qu’il ne te voie pas, qu’il ne te soupçonne pas, si tu veux que je m’en débarrasse. Il est jaloux comme un matou.

Ils s’embrassèrent.

— À tout à l’heure, je vais l’expédier.

De Plombières, monta à l’étage supérieur, Suzanne revêtit une robe de chambre et se coucha sur une chaise longue, la tête sur les coussins.

Dix minutes plus tard, Johnson repartait en effet, fuyant la migraine terrible dont s’était plainte Suzanne, et les redoutables conséquences de ce mal, qu’il avait déjà essuyées, et dont il se souvenait avec une terreur véritable.

Et pendant qu’il descendait l’escalier elle hurlait à tue-tête :

Cocu, cocu mon père,
C’est la faute à ma mère,
Si mon père est cocu,
C’est qu’elle l’a bien voulu !


XIII

KETTY MALADE

Depuis le soir où Freddy, le clown de cirque, l’avait séduite, Paula de San-Pedro n’avait pas été embrasser sa fille, sa pauvre et mignonne Ketty qui, rose dans sa robe rose de poupée, aimait et connaissait sa mère comme les enfants pauvres aiment et connaissent les belles et généreuses dames qui viennent, de loin en loin, leur apporter un baiser qui sent bon et des jouets plus jolis que ceux rêvés dans leurs sommeils enfantins.

Quelques jours après la fuite souhaitée de son dernier amant, goûtant le repos, heureuse d’être seule, bien seule dans sa grande chambre tiède, à travers les vitres, elle regardait les gens passer sur la place Vendôme, vêtus des pardessus de l’automne précoce.

Parmi ces inconnus, elle choisissait, se plaisant à détailler quiconque, et à deviner ce que ce quiconque serait sur l’oreiller.

Elle aimait surtout à s’amuser au jeu des sentinelles faisant les cent pas devant l’hôtel de la Place, petits soldats culottés de rouge, emmitouflés de bleu, qui riaient à la Colonne noire, droite comme un cierge, au bout de laquelle Napoléon tremblottait dans sa capote de bronze.

Intriguée aussi par les soldats de toutes armes qui venaient à la Place, elle en demanda à un serviteur de l’hôtel l’explication.

— Ce sont des passagers, des soldats en permission qui viennent faire constater leur passage, ou viser leur permission.

Et, des zouaves calottés de rouge avec des airs vicieux et conquérants, des spahis encapuchonnés dans l’ampleur de burnous blancs et rouges, des turcos tout bleus rayés de rouge au ventre, des marsouins gris comme l’ombre, des matelots élégants et sveltes, des cuirassiers, des dragons, des lignards, des chasseurs, des autres encore passaient vite et disparaissaient. Paula savourait le plaisir qui dormait dans tous ces jeunes gens, aux bras solides, aux reins carrés, et, les yeux fermés, à tour de rôle, elle les voyait, elle les sentait ses amants, elle les aimait tous, elle les désirait et, à tous, elle se donnait la nuit suivante ; en rêve.

Un matin, droite contre la vitre, elle guettait les passants, les soldats, ses amants. Elle vit tout à coup, traversant la rue, un zouave, grand, corseté dans l’azur de sa ceinture. Il était plus beau, plus crâne que tous les autres. Blond, étrangement, le visage bronzé, les épaules larges, les pieds petits serrés dans des guêtres très blanches, d’allure aisée et féline, cachant l’habituelle cadence dans cette grâce que donne aisément les plis amples de l’étoffe, il la vit qui le regardait.

Alors, le soldat africain, un poing sur la hanche, se campa en bas de sa fenêtre et, à son tour, la regarda.

Dans ses yeux doucement bleus, emplis d’une langueur indéfinissable, de cette langueur qui contient le sourire, le désir et l’appel, passait une flamme de défi et de triomphe ; et, comme dans les casbahs algériennes il fixait la mauresque accoudée à la fenêtre, pour en attendre, le : « monte zouzou ». il attendait, de même, qu’on voulût bien l’appeler.

Il ressemblait maintenant à une statue, et son air, de tendre, était devenu fascinateur, narquoisement.

Les yeux gris de Paula répandaient leur lumière dans les yeux bleus du zouave ; elle se donnait déjà à lui dans ce regard moite de passionnalités, à demi-clos des savoureuses espérances qui titillaient sa chair et semaient des frissons sous ses aisselles.

Et l’homme, en bas, indifférent aux passants qui le frôlaient, ne détachait pas ses yeux qui s’humectaient de liqueur séductrice, de la femme collée à la vitre et qui unissait ses yeux à ses yeux, dans une communion presque charnelle, où il y avait un fluide jouisseur déjà, précurseur du plaisir plus grand, du plaisir total sous le magistral empire du vrai baiser.

Hypnotisée par la tentation, Paula voulait l’appeler et ne le pouvait pas. Malgré elle, immobile, elle n’avait pas le geste qui veut dire : « Viens que tu m’aimes. »

Tout à coup, elle se retourna, puis, s’éloigna de la fenêtre de quelques pas. On venait d’entrer chez elle.

C’était la nourrice de Ketty.

— Madame ! Madame ! criait la nourrice. Madame ! Ketty ! Madame…

Elle sanglotait.

— Ketty ! hurla Paula dans un de ces sublimes élans qu’ont toutes les mères à la perspective d’un danger au chevet de leur enfant.

Elle se précipita dans la chambre de sa fille.

Comme une folle, elle courut au petit lit.

Ketty, dans sa chemisette de bébé, horriblement rouge, la bouche ouverte et pleine d’écume, râlait. Ses petits poings, crispés sur ses couvertures, ses yeux grands ouverts, tout ronds, sortaient des orbites, elle poussait des sons rauques, elle étouffait.

— Ah ! mon enfant ! mon enfant ! cria Paula, ma chère petite Ketty !

Elle l’avait prise dans ses bras, l’embrassait, la couvrait de caresses, buvait les larmes qui striaient à ses yeux.

— Allons, Ketty ! c’est moi, ta mère, ta mère chérie, qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? mon enfant, mon cher petit enfant !…

S’étant retournée, elle vit la nourrice qui, la tête dans son tablier, sanglotait.

— Ah ! gueuse, s’écria Paula ; c’est toi qui m’as tué mon enfant !

Et reposant Ketty sur son lit :

— Ah ! tu me l’as tuée, mais tu vas mourir, de mes mains, de ces mains, tiens, tiens, tiens ! Ah ! tu me l’as tuée, misérable ! assassin !

Et tandis qu’elle frappait de toute la force de ses poings sur la nourrice écroulée par terre, elle criait :

— À l’assassin ! À l’assassin ! À l’assassin !

Puis, se rejetant et revenant sur la femme qui hurlait :

— Non, madame, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi !

— Tu mens ! tu mens encore ! Ah ! ce n’est pas toi qui as tué Ketty ! Tueuse d’enfant, attends, attends que je te tue aussi !

Et ses doigts griffaient, déchiraient le visage ensanglanté de la malheureuse femme.

Mais les cris avaient été entendus dans l’hôtel, on avait ouvert la porte, des domestiques s’étaient précipités sur Paula et l’avaient retirée qui mordait au cou la nourrice, et voulait l’étrangler comme une chienne étrangle une autre chienne.

Quand elle se redressa, ses mains pleines de sang, sa bouche pleine de sang, elle était abominablement belle, si belle que tous les hommes qui la tenaient en pâlirent d’effroi et d’admiration.

— Messieurs, dit-elle, oubliant qu’elle parlait à des larbins, arrêtez cette femme, elle a tué ma fille.

Puis d’un effort suprême, se dégageant, elle bondit vers Ketty qui se tordait sur sa couche, toujours pareille, mais, maintenant déjà violette, elle râlait, les yeux injectés de sang.

Le vieux docteur de l’hôtel entra.

— Oh ! docteur, supplia Paula, je vous en prie, sauvez mon enfant, ma chère petite Ketty, sauvez-là, sauvez-là !

Le docteur s’avança vers l’enfant, regarda vite.

— Le croup, dit-il.

Aussitôt :

— Donnez-moi de quoi écrire.

Il traça quelques mots, à la hâte, et tendant la lettre à un domestique :

— Il faut que dans cinq minutes cette lettre soit remise, en mains propres, à son destinataire. Courez.

— Eh bien ? demanda Paula.

— Attendez, madame, et ne désespérons pas. Votre fille a le croup.

— Le croup ! répéta Paula.

— Oui, madame, mais on en guérit… peut-être.

— Mais alors, cette nourrice n’est donc pas un assassin ? Ce n’est donc pas elle qui a tué Ketty ?

— Non, madame…

Alors, Paula se laissa tomber dans un fauteuil, et les yeux hagards, comme une folle, elle regarda le docteur qui donnait à la petite malade ses soins.

Ils étaient seuls, maintenant, avec une servante.

— Monsieur le docteur Desgrangiers, annonça une voix.

En même temps, un homme d’environ trente ans, chauve, le front intelligent, entrait.

Il salua Paula de San-Pedro et s’avança vers le docteur américain auquel il serra la main.

Puis, il regarda Ketty, longuement. Il essaya de lui ouvrir la bouche toute gonflée, que la langue salie par l’écume remplissait.

Il ouvrit une boîte apportée avec lui et donna ses soins à l’enfant.

Paula, attentive, silencieuse, respirait à peine.

Cependant, quand elle vit Ketty un peu soulagée, quand elle entendit le souffle passer à travers sa petite gorge convulsionnée, elle rampa aux pieds du docteur Desgrangiers :

— Docteur, dit-elle à voix éteinte, je suis très riche, mais la fortune ne peut être un moyen de récompense. L’argent, quelle qu’en soit la quantité, c’est trop peu. Si vous sauvez Ketty, je me donne à vous. Prenez-moi, docteur, pour la sauver. Je n’ai rien de plus précieux que moi-même, je vous le donne. Oh ! prenez-moi, prenez-moi, d’avance, si vous croyez que je vous mens, prenez-moi tout de suite, je me donne, mais sauvez-là !

Le docteur se pencha vers elle, lui prit une main et la releva.

— Venez-voir votre fille, madame ; plus tard nous parlerons de récompense.

Seul, il touchait l’enfant, attendant le résultat du poison de vie qu’il avait fait pénétrer dans la chair du petit être.

Autant que Paula, le docteur Desgrangiers regardait avec une jalouse espérance. Est-ce que ses observations, est-ce que la science, tout, n’était pas un mensonge ?

Est-ce que sa réputation n’était pas une chimère ?

Serait-il celui qui passe et qui guérit ?

Serait-il celui qui vient et sauve, et sèche les larmes, et fait sourire les mères ?

Serait-il, lui, l’homme, le mille fois père, qui donne la vie à ceux qui n’en ont plus, ou presque plus ?

Serait-il le trompé ? Deviendrait-il le désespéré, lui, le sans maîtresse, lui, le jeune, le mâle qui n’avait jamais aimé que la noble ambition de faire du bien à l’humanité ? Serait-il trompé par son art, comme des amants vulgaires sont trompés par les femmes qu’ils aiment ?

Ses précédentes cures !

Peut-être l’effet du hasard…

Encore, il inocula le virus qui tue le virus.

Ah ! la science !

Il passa le jour et la nuit, silencieux, au chevet du lit de la petite. Il suivit les effets de sa découverte ; il assista à son triomphe, il fut le premier, avant la mère, bien avant la mère, à constater la résurrection de la mignonne et presque morte fillette.

Elle n’était point encore sauvée, Ketty, cependant.

Le soir suivant, elle fut prise d’une fièvre intense qui effraya les docteurs.

— Oh ! vous, monsieur, dit Paula au docteur, vous qui avez bien voulu la guérir une fois, ne la laissez pas s’en aller, maintenant ! Je vous en supplie, conservez-moi Ketty ! Je vous le dis encore, je vous donne mon être, je serai votre esclave, votre servante, votre fille à plaisir ; et quand vous serez las de moi, lorsque mon corps n’aura plus de secrets, plus d’attraits, vous prendrez ce qui me restera, toute ma fortune.

Le docteur Desgrangiers la regardait et tristement souriait. Il laissa tomber ces mots :

— Pauvre femme ! Vous l’aimez donc bien, votre Ketty !

— Oh !… oui… bien !

— Aimez-vous les enfants, les autres ?

— Oui.

— Eh bien ! vous donnerez aux autres, aux autres pauvres petits qui n’ont rien, pas toujours même de mère, vous leur donnerez ce que vous voudrez, ce sera mon salaire… et ma récompense.

Peu à peu la fièvre de la malade disparut, et peu à peu revint son doux sourire de bébé joli, ce mignon sourire des enfants dont tout sourit, dont chaque fossette sourit, dont les bégaiements sont des sourires et des chansons.

Le docteur Desgrangiers, l’enfant étant sauvée, quitta la chambre de l’hôtel Bristol où Ketty dormait, comme les amours joufflus dormaient jadis dans les rosiers fleuris.

— Je reviendrai demain, avait dit le docteur. Prévenez-moi si quelque complication inattendue survenait.

Seule maintenant devant le sommeil de l’être cher, Paula redisait :

— Il reviendra demain, demain !

Et il lui passait d’étranges lueurs dans les yeux.

— Demain ! répétait-elle.

De bonne heure, elle se leva. Ce fut pour courir à sa glace. Elle était pâle, ses yeux fatigués étaient cerclés d’azur, mais avec ses courts cheveux dénoués et flottants autour de son visage, avec l’éclat de désir qui luisait dans ses yeux, elle avait la magnétique beauté qui grise et fouette les sens.

Avec plus de soin que de coutume, elle fit sa toilette, parfuma son corps des plus rares parfums, des plus pénétrantes odeurs, des plus affolantes aussi.

Longtemps, elle frictionna ses bras, ses jambes, son ventre à peine meurtri, ses seins petits, mais fermes ; et elle se regardait dans les glaces qui la reflétaient toute, et elle se trouvait belle, aimable.

Ensuite, elle nuagea sa vermeille nudité de la soie transparente et floconneuse d’une chemise longue et molle. Et, à travers la soie, elle regardait pointer les roses de ses deux seins, la neige de son ventre, l’ombre des aisselles, les ombres, toutes ses beautés. Puis, elle revêtit une délicieuse robe flottante de crêpon de chine, qui s’ouvrait de la gorge jusqu’en bas, nouée à la taille par un cordon de satin mauve.

Ainsi, Paula était radieusement belle. Elle se contempla longtemps, étudia avec soin tous les détails de sa toilette. Elle avait noué ses cheveux, elle les dénoua et les laissa tomber sur ses épaules.

Alors, elle se sourit.

Elle aurait voulu qu’il entrât tout de suite, tout de suite ! maintenant qu’elle était prête.

Dans la chambre de Ketty où elle s’était rendue, elle s’assit dans un fauteuil, renvoya la nourrice et demeura seule pour attendre.

Aussitôt qu’il parut, lui, l’espéré :

— Ah ! vous, enfin ! cria-t-elle en allant à sa rencontre.

— Vous m’attendiez donc ? dit le docteur.

— Oh ! oui, pour avoir la joie de contempler le bon sauveur de Ketty, pour lui dire encore toute ma reconnaissance, pour lui répéter que je lui dois tout…

Elle prit sa main, elle la baisa.

— Et notre malade, comment va-t-elle ?

Ketty, rose comme sont quelquefois les lis, lui souriait de ses lèvres roses et le regardait avec ses grands yeux noirs.

— En voilà une méchante fillette, dit le docteur, qui s’amuse à faire de la peine à sa mère. Mais c’est très vilain, ça, mademoiselle ! Montrez votre langue… Allons, ça va bien, nourriture légère, point trop de gâteries, point de bonbons… ou bien, un tout petit peu si elle est bien sage ; et, dans huit jours, il n’y paraîtra plus.

Et à Paula qui le regardait avidement :

— Madame, je n’aurai plus rien à faire ici, je vais donc vous faire mes adieux.

— Mais, docteur, je voudrais… vous parler…

Elle sonna.

La nourrice entra.

— Tenez, venez, nourrice, restez avec Ketty…

Elle ne put, quelques secondes, prononcer une seule parole. Enfin, elle se raidit, et :

— Monsieur, dit-elle au docteur, voulez-vous que nous passions dans mon appartement, j’ai à vous remettre ce que vous m’avez engagée à donner pour votre Œuvre… et, je voudrais encore… vous parler.

— Je suis à vos ordres, madame.

Et il la suivit dans son appartement.

Lorsqu’ils furent seuls, elle assise sur un canapé, lui en face d’elle, sur un fauteuil :

— Docteur, dit-elle, voici un chèque de cent mille francs pour l’Œuvre du Croup. C’est un don anonyme, je ne veux point que mon nom soit accolé à côté de cette somme.

— Je vous obéirai, madame.

— Mais, pour vous…

— Madame…

— Il ne sera plus question d’argent, docteur, laissez-moi achever, pour vous, en souvenir du bonheur que vous avez apporté à une femme qui vous était inconnue… je me suis faite belle autant que je le puis. Je vous ai dit que je me donnerais si vous sauviez Ketty… prenez-moi, je suis à vous.

Elle aurait voulu se jeter aux pieds du docteur, elle aurait voulu ouvrir sa robe, comme elle s’était préparée à le faire : un cordon à dénouer… mais l’homme la regardait fixement, avec pitié.

— Madame, je ne me souviens jamais des promesses que me font les mères qui pleurent. Si vous m’avez fait cette promesse, laissons-la dans l’oubli.

— Je ne veux pas l’oublier, moi.

— Et moi, je le dois, madame.

— Je suis donc laide que…

— Je n’ai pas le droit de savoir si vous êtes laide ou belle, madame…

— Eh bien ! prends-moi, cria-t-elle en lui tendant les bras, tiens, regarde mon corps, regarde-moi, je me suis vêtue pour l’amour. Je veux t’aimer, moi, entends-tu, je veux t’aimer, parce que je t’aime de toutes mes forces ; parce que je te désire, parce que je te veux !

Paula s’était écroulée sur les genoux du docteur, elle avait passé ses bras autour de son cou, et ses lèvres n’osant descendre à la bouche de l’homme s’étaient appuyées à son front.

Alors, il parla presque bas, avec des caresses :

— Pauvre femme, pauvre mère bien heureuse ! Je suis bien heureux de cette faiblesse de votre cœur. Nous faisons donc le bien pour vous rendre aussi folles, vous, les femmes auxquelles nous rendons les petits. Ah ! voyez-vous, madame, c’est maintenant que je goûte la récompense de mon travail ; c’est à cette heure que j’apprécie le fruit de mes études et de mes veilles. C’est bien, aimez-nous pour la peine que nous nous imposons à ne vouloir point être des hommes, pour avoir davantage le pouvoir de les sauver… quelquefois. Oui, aimez-nous, aimez-nous d’amour, aimez-nous comme les femmes aiment les amants, mais que cet amour soit dans votre cœur, bien caché, et ne dites pas que vous aimez. Moi aussi, je vous aime, mais mon amour pour vous ne va pas plus loin que le sacrifice. Je reste fidèle à ma maîtresse…

— Elle est donc bien plus belle que moi ?

— Elle n’a point de visage, elle n’a point d’yeux, elle ne sait point se parer de robes somptueuses, elle n’a point de caresses, mais elle est belle parce qu’elle demeure la toujours inconnue. Ma maîtresse, c’est la Science, c’est avec elle que je passe mes jours ; mais son chevet est vaste, c’est à la fois le chevet de Ketty et celui de tous les autres petits qui sont malades et que leurs mères ne veulent pas voir mourir…

— Mais vous êtes un saint ! cria Paula.

— Non, un égoïste, qui trouve sa joie, une joie infinie, en aidant au bonheur des autres. J’ai été aussi heureux que vous en guérissant Ketty, parce que j’espérais jouir du bonheur que vous éprouvez. Je ne l’ai point sauvée pour vous plaire, je l’ai fait pour satisfaire mon ambition.

— Aime-moi !

— Comme je vous aime maintenant, oui. Autrement, non.

— Je le veux.

— Vous ne le devez pas.

— Pour moi…

— Vous m’aimerez mieux dans l’avenir. Vous vous souviendrez avec plus de joie d’avoir connu un homme qui ne ressemblait pas aux autres. Aimez-moi dans votre mari, dans vos amants. Il ne faut pas qu’à votre esprit je descende et ne paraisse plus qu’un amant vulgaire, qui ne saurait peut-être pas vous donner des jouissances aussi belles que celles dont vous vous souvenez.

— Oh ! si…

Sa robe s’était entr’ouverte ; maintenant elle était nue sous la suggestive chemise de soie qui marbrait sa chair de rose et d’argent, Toute son hystérie étincelait dans ses yeux et chantait sur ses lèvres rougies aux baisers donnés.

— Pourquoi ne veux-tu pas de moi ? Prends-moi, puisque je te le demande ! pour moi, pour me faire plaisir, pour me rendre heureuse, fais-le par devoir…

— Mon devoir ne va point jusque-là, dit le docteur en éclatant de rire.

Cependant, attisée par le frisson de volupté qui naissait de lui et secouait contre lui le corps de Paula, la chair de l’homme parlait à son tour et malgré lui.

Doucement, sans qu’il s’en aperçût, il répondit aux baisers de la femme ; doucement, il répondit à l’étreinte et, puissamment, il la prit, meurtrissant sa virilité, contre la femme pâmée qui l’écrasait sur son corps, et lui baisait la bouche avec ivresse.

… Mais quand le docteur s’en alla, il oublia le chèque de cent mille francs ; et il se dit, dans la rue, tandis que Paula le regardait s’en aller :

— Une autre fois, on ne m’y prendra plus. Je vole une fortune à mes pauvres gosses malades.


XIV

MARIAGE FIN DE SIÈCLE

Paula était satisfaite.

Ses désirs semblaient morts, sa chair aussi.

Elle s’installa dans la chambre de Ketty, fut sa compagne de jeux, assista au retour à la joie de la petite qui semblait avoir passé le cap de la souffrance, pour entrer dans cette période où les enfants sont le plus beaux, le plus divins.

En effet, Ketty s’accentuait dans la forme de ses traits et dans son caractère. Son rire métallique et chanteur, doucement criard, s’élevait en éclats si pleins de gaîté et de joie mignonne, que Paula se sentit l’aimer, et, dans cet amour, elle retrouva aussi son sourire et son rire de femme heureuse, heureuse d’un bonheur léger et pénétrant dont elle n’avait pas encore songé à savourer le charme.

Ce fut pendant une interminable partie de jeu à travers l’appartement que M. Johnson surprit un jour Paula.

— Qu’est-ce que j’apprends, dit-il, cette chère Ketty a été très malade ?

— Très malade, oui, dit Paula en se laissant embrasser par son père, mais elle est guérie, bien guérie.

Il avait pris l’enfant dans ses bras, et Ketty joua avec la barbe grise de son grand-père.

Puis, il ne fut plus question du mal dont la pauvrette avait failli mourir : Johnson n’y attachant aucune importance puisqu’elle était sauvée. Paula dédaignant d’en parler davantage à quelqu’un qui ne devait pas s’y intéresser.

— Et San-Pedro ?

— Je ne l’ai pas vu depuis plus d’une semaine, répondit Paula.

— Cela ne t’ennuie pas d’avoir si peu ton mari près de toi ?

— Au contraire, je suis très heureuse de ne point le voir : il m’est indifférent ; et souvent j’oublie qu’il existe.

— Et toi, que fais-tu ?

— Ketty m’intéresse en ce moment.

— J’étais venu t’entretenir d’une chose assez grave.

— Pourquoi ? L’affaire me concerne ?

— Non, mais cependant, indirectement, oui. Je suis encore jeune, très vert, et j’ai envie de me remarier.

— C’est une excellente et bizarre idée…

— Qui ne te choque pas ?

— Je ne comprends pas. Ai-je le droit d’être choquée d’une action qui t’est absolument personnelle ?

— C’est vrai. Eh bien ! j’ai envie d’épouser une femme que je connais depuis déjà longtemps, qui m’aime juste assez pour le luxe que je lui donne, qui me déteste au fond, sans doute, mais qui m’épousera tout de même. Et cette comédie m’amuse, c’est une comédie point banale, et s’il ne te répugne point, ce mariage sera bientôt une affaire terminée.

— Non, cette comédie ne me répugne point, mais j’espère que tu ne m’obligeras pas à fêter ma belle-mère future, je serai même contente de ne la point connaître.

— Naturellement.

— Et c’est… ?

— Oh ! rien du tout, une chanteuse assez drôle que j’entretiens. Je l’ai connue en Amérique, je l’ai retrouvée ici, je l’ai reprise…

— Tu l’aimes ?

— Non, elle me distrait.

— Elle est jolie ?

— C’est sa seule qualité. Tu dois la connaître, d’ailleurs : Suzanne de Chantel. Elle dansait et chantait aux Folies-en-l’Air, à la mode espagnole. C’est elle aussi pour qui se tuèrent deux ou trois petits imbéciles qui voulaient coucher avec elle, et qu’elle flanqua à la porte.

— Je sais, la maîtresse du marquis de Plombières…

— Auquel j’ai succédé.

— Et à quand le mariage ?

— Je vais m’en occuper, je crois que dans un mois tout sera fini.

— Elle est enchantée ?

— Oh ! elle ne sait rien encore de ma résolution, je vais lui en parler dès ce soir, et lui commander d’être ma femme.

— Si elle ne veut pas ?

— Si elle ne veut pas ! Mais je paie, elle me doit servir selon que je veux être servi.

Et, après avoir embrassé Paula, promis des jouets à Ketty, il s’en alla chez Suzanne de Chantel qu’il trouva de très méchante humeur.

Elle venait de surprendre de Plombières en train d’écrire une lettre d’affaires et d’amour à Mariette d’Anjou.

Cette dernière, douée spécialement pour la vie où de Plombières l’avait fait entrer, ne le payait depuis quelque temps que de reconnaissance, et oubliait trop le pacte conclu lors de leur première rencontre.

De San-Pedro l’aimait, et elle profitait de cet amour pour le manier à sa guise et en faire ce qu’elle voulait. Très jaloux, le Yankee ne quittait plus l’hôtel de la rue de la Bienfaisance, et il en avait fermé la porte à tout le monde, et surtout au marquis de Plombières.

Suzanne venait donc de surprendre les petits secrets du marquis lorsque Johnson entra.

— J’ai à vous parler, Suzanne, dit-il.

— Qu’y a-t-il de cassé ?

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai décidé que nous allions nous marier le plus vite possible.

La terre se serait ouverte sous ses pas, le ciel serait dégringolé sur sa tête que Suzanne aurait été moins stupéfaite.

— Nous marier ! s’écria-t-elle.

— Parfaitement.

— Mais tu es fou ! Nous le sommes, mariés.

— Nous nous marierons, vous dis-je, pour tout de bon. Il me plaît, à moi, de me marier avec vous.

— Et il ne me plaît pas, à moi, de me marier avec toi.

— Cela m’est égal. Je ne me marie pas avec vous pour vous faire plaisir, mais pour mon plaisir personnel.

— Ah bien ! mon vieux, elle est bonne, celle-là !

— Tout à fait bonne.

— Et je la trouve mauvaise, moi.

— C’est à prendre ou à laisser. Voulez-vous consentir à être ma femme ?

— Et les conditions ?

— Je vous assure l’existence de luxe qui vous plaira, et si je meurs avant vous…

— Je l’espère bien !

— C’est probable, je vous laisserai cinquante mille francs de rente viagère, assurée par un capital que je déposerai dans une banque et qui, après votre mort, sera le bien des pauvres.

— Ça y est ! Prends ma main, mon chéri, jusqu’au coude, prends mes deux mains. Je te donne aussi mes deux pieds jusqu’au nombril. Tu sais, il n’y a que les Américains pour vous faire de ces surprises-là… Mais, dis donc, alors, je vais m’appeler Madame Johnson ?

— Oui.

— C’est pas très bien porté ce nom-là, depuis que les jockeys tu devrais te faire appeler de Johnson, ça donne de la couleur un de, avant.

Johnson fit comme s’il n’avait pas entendu.

— Vous allez vous munir des papiers nécessaires…

— Mes papiers ! s’écria-t-elle, mes papiers…

Et, l’espace d’une seconde, elle revit son passé, son enfance, gamine dans le vieux Port de Marseille, courant pieds nus au bord de la mer à la recherche d’oursins qui lui rougissaient la bouche ; puis, quand elle fut plus grande, avant l’âge, son internement dans une maison à gros numéro où les marins de tous pays, de vieux matelots roux et bronzés, puant la chique et le culot avaient été ses amants. Ses papiers ! mais il y avait, accolées à son nom : F. S., fille soumise, deux lettres qu’elle avait oubliées, deux lettres qui l’avaient suivie à Bordeaux et que la police connaissait encore lorsqu’elle fit la connaissance de Gaston de Plombières. Que dirait Johnson lorsqu’il verrait, au lieu de Suzanne de Chantel, écrit son véritable nom, Marie Claudin (F. S.), oui, avec les deux horribles lettres, sa marque ?

Tout à coup, une idée, rapide comme l’éclair, traversa son esprit. Et contente, elle poussa un profond sourire de soulagement.

— Tu me connais mal, Johnson, dit-elle presque bas comme à un aveu dont on doit avoir honte. Je suis une fille naturelle, je n’ai point de père ni de mère, officiellement ; je ne sais où je suis née, je ne me souviens pas de ceux qui m’ont élevée. Jamais je n’avais pensé qu’on voudrait m’épouser, moi. Je me rappelle seulement qu’à sept ou huit ans j’étais déjà jolie, que j’habitais dans une grande ville où il y avait beaucoup de bateaux ; puis encore, je

me souviens d’un jour où je me suis trouvée dans une autre ville, à Bordeaux, avec des saltimbanques qui m’avaient trouvée. C’est avec eux que j’ai grandi ; c’est eux qui m’ont appris à chanter et à danser.

— Très intéressant ! dit Johnson, c’est très intéressant ! Eh bien ! on se passera des papiers, je m’arrangerai, parce que moi, Johnson, je puis arranger toutes les difficultés.

Et il sortit après avoir dit :

— Je rentrerai dîner avec vous, ce soir, attendez-moi.

Il n’était pas dans la rue, que Suzanne avait rejoint de Plombières, au dernier étage de l’hôtel où il habitait.

— Épatant ! épatant ! Il est épatant ! dit-elle.

— Qui ?

— Lui, parbleu ! Johnson ! Il m’épouse.

— Il… t’é…pouse !

— Comme je te le dis.

Le cigare que fumait de Plombières tomba de ses lèvres, et il répéta :

— Voyons, redis-le, je ne me trompe pas, je ne suis pas fou : Johnson t’épouse ?

— Je te le redis, tu ne te trompes pas et tu n’es pas fou : Johnson m’épouse.

— Eh bien ! c’est pas banal, ça, tu sais, pas banal du tout.

— J’en suis encore tout ahurie.

— Il y a de quoi.

Et après quelques secondes :

— Faut-il qu’il y ait des animaux qui soient idiots, tout de même ! dit-elle en se croisant les bras.

— Je ne l’aurais jamais cru.

— Ni moi non plus, ajouta-t-elle. Que veux-tu ? c’est de la veine !

De Plombières la regardait, complètement idiot.

Elle lui raconta les détails de l’affaire, et quand elle eut fini :

— Vois tu, mon cher, il n’y a encore que l’Amérique qui produit des michés comme ça !

Elle ne songea même pas à lui reparler de Mariette d’Anjou ; d’ailleurs, ils avaient peu de temps à perdre, et ils l’employèrent quand ils furent un peu remis de leur stupéfaction, le plus agréablement qu’ils purent. Et dans la chambre de Gaston, témoin déjà de belles batailles d’amour, retentirent encore, à plusieurs reprises, les magnifiques concerts qui naissent de l’harmonie des baisers et des râlantes ivresses.


XV

MASSAGE

Les événements passaient autour de Paula, sans qu’elle daignât leur porter le moindre intérêt.

Abandonnée à sa Ketty, tout entière, elle sortait par les après-midi de la fin de l’automne, allait au Bois, marchait et courait avec l’enfant dans les allées, heureuse d’être seule avec la petite qui grandissait, était fraîche et belle et faisait dire aux passants charmés :

— Est-elle mignonne !

Johnson était parti en Angleterre avec Suzanne de Chantel ; de San-Pedro s’abrutissait et abrutissait Mariette d’Anjou de voluptés renouvelées ; quant au marquis de Plombières, absolument isolé, riche comme il l’avait voulu, depuis que Suzanne lui avait donné vingt-cinq mille francs, et qu’il avait pu tirer de Mariette, avec des menaces, cinquante autres grands billets, il cherchait l’inconnue qui voudrait bien demeurer sa maîtresse à lui, celle qu’il garderait et qu’il entretiendrait.

Tout le monde était donc heureux. Paula était la plus doucement heureuse de tous.

Jamais il ne lui revenait en mémoire qu’elle avait eu des amants, elle avait oublié l’ancienne vie pour entrer dans la vie nouvelle à la main de Ketty. Elle l’épiait pour constater sa croissance, pour être le témoin de sa fine beauté, pour entendre les premiers mots qui gazouillaient dans sa bouche rose, pour assister à ses petits cris d’enfant que tout étonne et qui a peur de tout.

Elle la conduisit au cirque, aux matinées, et les acrobates qui gesticulaient dans l’arène ou sur la scène ne la faisaient pas se souvenir qu’elle s’était donnée à quelqu’un de ces ridicules et grotesques individus.

Il semblait que l’émotion d’un jour avait brisé sa nervosité pour l’avoir exagérément tendue.

L’hiver venu, elle ne sortit guère. Ou bien, dans son coupé bien clos, avec Ketty, emmitouflée de fourrures, quelquefois, par le soleil, elle allait à Longchamps.

Un jour, son mari vint voir Paula et l’informer qu’il partait pour l’Italie.

Elle apprit par lui que son père y était déjà avec Suzanne.

Paula eut comme une augmentation de joie à cette nouvelle qui la faisait plus seule encore.

Et quand de San-Pedro l’eut quittée, elle prit dans ses bras Ketty, la serra étroitement sur son cœur et goulûment l’embrassa.

Cependant, elle se trouvait lasse, abattue, faible. Elle aimait rester de longues heures étendue sur sa chaise longue ou demeurer couchée tard, le matin dans son lit.

Elle s’était apâlie aussi, ses yeux s’étaient agrandis dans son visage émacié.

— Pourquoi suis-je faible ? demanda-t-elle au docteur qu’elle fit appeler. On dirait que je suis malade de quelque chose qui ne fait pas souffrir, car je ne souffre pas.

Après l’avoir visitée, le docteur constata un peu d’anémie et prescrivit de l’exercice, des frictions, le massage.

— Je connais un excellent masseur, lui dit-il, je vous l’enverrai.

En effet, le lendemain matin un homme était introduit dans la chambre de Paula.

— C’est moi le masseur, dit-il, avec un sourire horriblement obséquieux ; et, madame, continua-t-il, je viens prendre vos ordres.

— Eh bien ! massez-moi, monsieur.

— Tout de suite ?

— Naturellement.

— Comme il vous plaira, madame.

Il se fit apporter de la fécule, quitta son paletot, retroussa les manches de sa chemise au-dessus du coude, et quand il fut prêt et que la femme de chambre de Paula eut aidé cette dernière à se mettre nue, il commença.

Il pétrit et frictionna les bras, les seins, le ventre, les reins, les cuisses, les jambes de Paula, électrisant sa chair assoupie, réveillant le sang engourdi dans ses veines, et semant la vie, à poignées, à travers le corps que ses mains pressaient et réchauffaient.

Et l’homme, debout, penché sur elle, comme un lutteur sur un adversaire, soufflait ; son front était couvert de sueur. On eût dit que ses efforts portaient une recrudescence de vie dans le corps de la jeune femme.

Elle le regardait, suivait ses mains et ses bras musclés. Lorsqu’il eut terminé le massage :

— Je crois, madame, que tous les deux jours seulement…

— Non, non, dit-elle, revenez demain.

Malgré les efforts qu’elle fit pour chasser ce masseur de son esprit, tout le jour elle y songea.

Paula ne s’expliquait pas la cause de cette obsession et, dix fois, elle eut envie de le faire prévenir de n’avoir plus à venir auprès d’elle.

La nuit, elle dormit mal, elle pensait toujours à cet homme qui l’avait empoignée dans sa chair, avec ses mains, qui l’avait triturée comme une loque.

Réveillée de bonne heure, ce fut avec impatience qu’elle l’attendit et elle fut heureuse quand il entra.

Elle renvoya sa femme de chambre pour être seule avec lui. Et ce fut lui qui l’aida à retirer sa chemise. Il fit comme la veille, mais avec moins de rudesse. Son travail eut plus de caresses. Sa friction fut plus onctueuse, plus lente, plus pénétrante et plus douce. Il s’attarda plus longtemps aux seins petits de Paula, à ses seins qu’elle aimait parce qu’ils n’étaient venus qu’avec Ketty. Elle lui sut gré de ces caresses.

Aussi, penché davantage sur elle, il semblait étudier davantage son corps et lui donner plus de soins gentils.

Comme il lui massait les reins et les épaules, elle poussa un cri aigu qui finit dans un rire, le masseur avait touché un point sensible à la hauteur de la ceinture.

— C’est la bosse d’amour, madame.

Elle ne lui en voulut point de son impertinence. Elle ne lui en voulut pas non plus des regards dont il la couvrait, et elle fut presque heureuse, lorsqu’il la couvrit de sa chemise, de sentir ses mains passer et repasser sur ses reins et sur ses épaules ; et pourtant, la séance de massage était close.

Quand il prit congé, elle lui tendit les mains et dit :

— À demain, au revoir.

Elle fut très énervée toute la fin du jour. Ketty eut le don de l’agacer, et plus tôt que de coutume, elle la rendit à la nourrice.

Elle ne parlait presque pas, mais elle songeait, mais elle rêvait.

Elle le revit en songe, la nuit, en train de la masser. Elle sentit les caresses de ses mains la posséder. Très tard, réveillée en sursaut, elle s’empressa de faire ses ablutions, et inonda son corps de parfums, puis elle chercha une pose jolie et séduisante, pour attendre.

De loin, elle lui sourit et tendit la main.

Ils étaient seuls encore.

Au moment de commencer :

— Non, dit-elle en se couvrant le visage de ses deux beaux bras blancs.

Et comme il la regardait :

— Non, répéta-t-elle sans cesser de cacher son visage, non, non…

Puis, tout à coup écartant ses bras, elle le fixa et lui sourit comme seulement sourient les femmes qui mendient un peu d’amour, beaucoup d’amour.

Il s’était penché un peu sur elle, sans parler, elle referma ses bras sur sa tête et l’attira jusqu’à sa bouche, sur sa bouche.

— Vous me masserez demain, dit-elle encore de sa voix devenue très douce.

Elle était étendue sur son lit, et, de tout son corps, souriait au mâle.

Ses yeux brillaient de désirs, sa poitrine se soulevait sous l’effort de longs soupirs, et ses deux petits seins, droits sur leur marbre, pointaient leurs fleurettes en l’air comme deux yeux chargés de regards roses.

Et l’amant de tout à l’heure semait des caresses savantes, des caresses pleines de frissons voluptueux, sur les bras et la pâleur du corps offert, et tandis qu’elle fermait ses yeux pour l’attente de la joie, il la prit et elle l’aima.

Une heure après, lorsqu’il lui dit adieu, durant les derniers baisers :

— À demain ? demanda-t-elle tout bas.

— À demain, répéta-t-il.

— Encore, Robert ? — il lui avait dit son nom.

— Oh ! c’est le meilleur massage… oui, encore…

Quand il fut parti, Paula s’endormit du bon sommeil qui répare et repose, et tout le long du jour, avec Ketty, elle chanta des rondes d’enfants.


XVI

BAISERS NOUVEAUX

L’homme était banal et prétentieux, mais il était bâti en solide bête qui pourrait fournir un long travail de force.

Toutes les qualités d’un mari, il les avait : il ignorait les arts de l’amant.

Le masseur Robert était à l’amour ce qu’à la peinture est Carolus-Duran : une honnête correction, une exécution irréprochable ; mais sans ces petits riens qui font l’artiste, sans ces audaces de touche, d’où naissent l’ombre et la troublante lumière. Il ne possédait pas non plus ces mignonnes choses qui ne s’expliquent pas, ne s’apprennent pas, et qui viennent, sans qu’on puisse dire pourquoi, comme d’une conception de génie.

Car il y a aussi bien le génie dans l’amour, que le génie dans les arts, et tous les amants n’ont pas la virtuosité, la conception et l’inattendu qui restent dans la mémoire de la femme aimée, comme on garde le souvenir, inavoué parfois, de roses trop belles pour être seulement des fleurs, de visions trop lumineuses pour appartenir seulement aux rêves.

Robert ne devait, dans le roman de la vie de Paula de San-Pedro, servir que de réveil, et faire renaître une vitalité assoupie simplement à cause d’un surmenage physique trop grand.

Ketty malade, avait imposé le carême de la sagesse, le repos des nerfs, et, pour l’été de sa vie, Paula s’élevait plus séduisante qu’elle n’avait jamais été.

Le passé qu’elle avait cru fini revenait maintenant avec tous ses charmes, avec ses beautés. Chaque plaisir plus grand se dressait en relief devant ses yeux, et marquait un point où elle posait son sourire.

Du jour d’initiation à l’heure de lassitude, elle recueillait une jolie moisson d’abondantes extases ; elle avait autour de ses lèvres une tumultueuse orchestration de baisers ; elle avait à l’entour de ses seins une musique de caresses délicieuses et, maintenant, seule dans sa chambre, après les derniers baisers de Robert, elle savourait le choc de frissons chatouilleurs qui glissaient le long de ses reins et la faisaient se tordre à l’éclosion d’ombres spasmodiques.

Elle sentait qu’elle aurait été heureuse de recommencer à parcourir le chemin déjà suivi. Elle se serait arrêtée plus longuement à certains buissons où embaumaient plus fort les églantines passionnelles, et, plus vite, aurait voleté par-dessus les baisers quelconques qui ne marquaient aucune place, parce qu’ils n’avaient eu qu’une insipide saveur.

Et, à cheval sur son imagination galopante, les yeux fermés, appuyée sur le dossier de sa chaise longue, parfumée dans ses cheveux, elle devinait des plaisirs qu’on ne lui avait pas dévoilés et qui devaient exister parce qu’elle les analysait, en ressentait les puissances, et les pesait avec ses sens raidis dans sa nervosité avide.

Elle avait entendu parler d’amours de monstres.

Oh ! un être quelconque dont elle ne précisait pas la forme, mais qui aurait été grand comme une cathédrale…

Oh ! un être quelconque tout petit, petit comme une couleuvre, petit comme un oiseau…

La femme de chambre entra et lui remit une carte.

— Faites entrer, dit-elle.

Elle crut, un instant, qu’il y avait une Providence.

— Bonjour, mon cher marquis, je croyais que vous étiez mort, dit Paula en tendant les mains à de Plombières.

— Mon Dieu, madame, répondit de Plombières, je me sentais tourmenté depuis quelques jours par le désir de vous voir, je n’ai pu résister au plaisir que j’aurais à prendre de vos nouvelles, et je me suis fait annoncer.

— Vous avez bien fait, je m’ennuyais, vous allez me tenir compagnie. Allons, asseyez-vous. Vous prendrez bien une tasse de thé avec moi ?

— J’aurais mauvaise grâce à vous refuser.

— Eh bien ! quoi de nouveau ?

— Mon Dieu, la vie passe, imbécilement. Je ne m’intéresse plus à rien, et si j’en avais le courage, je fuirais Paris pour m’enterrer dans un coin de province.

— « Plus d’amour, partant plus de joie » ?

— Oh ! je suis las des joies et de celles qui les donnent.

— À ce point ?

— À ce point !

— Et de vos maîtresses passées ?…

— Il ne me reste que d’incolores souvenirs, parce qu’aucune n’a été la maîtresse que je désirais, comme avec aucune, il est vrai, je n’ai été l’amant que je crois pouvoir être.

— Pauvre marquis, vous êtes lugubre comme un homme qui vient d’être trompé ou qui est dans une misère noire.

— Non, je ne suis pas cocu, et je ne suis pas pauvre.

— Alors ?

― J’ai envie de nouveau.

— Et vous êtes venu me voir !

— Si c’est auprès de vous que j’ai trouvé ce qui rapproche le plus…

— Vous êtes un flatteur.

— Pourquoi ? N’avons-nous pas eu, Paula, des heures aussi belles que les heures les plus belles qu’un homme puisse espérer dans la compagnie d’une femme aimée ?

— N’exagérez pas. D’ailleurs, mon cher, moi qui veut rester franche, je n’ai pas trouvé ce nec plus ultra de joie…

— Vous êtes cruelle ou manquez de mémoire.

— Non, je pensais à nos plaisirs, et aux autres, justement quand vous êtes entré ; je cherchais le point culminant qui peut dominer dans mes fantaisies d’amour, et ce n’est point dans votre compagnie que je le trouvais. Vous n’avez que le la de la musique du plaisir, mais vous n’avez jamais atteint l’ut supérieur, l’ut rêvé. Oh ! les hommes ! Vous croyez que vous possédez le don de produire les joies parfaites, incomparables…

Elle laissa sa phrase suspendue, et, après un temps de silence, elle acheva :

— Et, le plus fort de vous ne vaut pas davantage que le plus faible. Un seul…

— Le clown ?

— Non, un autre, un docteur, à bord du navire qui m’amena en France, a mérité mes regrets.

— Et ce clown qui a été la cause de ma disgrâce ?

— Il m’a amusée tant que son jeu m’a été inconnu, puis il m’a dégoûtée. Le dégoût n’a fait que grandir depuis, parce qu’il était lâche.

— Et moi, quelle sera ma place ?

— Vous n’en avez aucune, vous demeurez dans le vague. À moins que vous sachiez en conquérir une plus digne de vos prétentions, mon cher marquis.

— Paula ?

— Eh bien !

— Vous permettez que…

— Que vous me racontiez votre dernière histoire, oui.

— Pourquoi vous plaire à être méchante ?

— Pas de bêtises, mon cher, allez, j’écoute.

— Puisque vous le voulez, sachez donc que je cherche, sans pouvoir la trouver, une perle. Je voudrais quelque chose de neuf…

— Je ne puis être celle-là.

— Quelque chose d’innocent, de pur. Je l’élèverais, je la façonnerais à la vie, à la mienne, je l’aimerais un peu comme une enfant, un peu comme une femme, et je ferais tous mes efforts pour la rendre heureuse. J’ai couru les boulevards, les boîtes où l’on s’amuse, j’ai guetté les sorties d’ateliers, je n’ai rien trouvé. Oh ! si, j’ai bien goûté à des fruits qui se disaient intacts, mais, avant même que d’y mordre, je sentais que je me trouvais en face de restes, déjà !

— Et votre ancienne maîtresse, devenue ma belle-mère ?

— Suzanne de Chantel, devenue Madame Johnson, je ne l’ai plus revue depuis son départ pour l’Angleterre où votre père l’a épousée et d’où ils sont allés en Italie.

— Ils y sont encore ?

— Je le crois.

— Et seul, veuf et martyre, vous me revenez parce qu’on revient toujours à ses premières amours.

— Pardonnez…

— Je n’ai point besoin de pardonner. Vous êtes venu pour cela, je le sens, parce que vous n’aviez rien qui pût vous amener ici. Eh bien ! soit, amusons-nous à nous aimer, et puisque vous êtes prêt à chanter la gamme des ténors, je vais vous donner la réplique. Et ne parlons point le langage des amants.

— Vous êtes rudement américaine, Paula !

— Et toi, tu es un rude serin, Gaston…

— Oh !

— Si tu ne veux pas admettre que c’est encore comme cela qu’on satisfait le mieux son égoïsme…

Elle-même ferma les tentures, bien que le jour commençât à s’assombrir, et elle sauta sur les genoux de Plombières, prête à donner sa voix au cantique.


XVII

TOUJOURS DU NEUF

Paula malgré ses gestes n’était pas l’amante inassouvie, elle désirait au contraire souffrir le magnétique engourdissement de ses sens repus. Et, de même qu’elle aimait l’amour au moment béni, quand il l’enveloppait du rose de ses ailes voluptueuses, elle aimait aussi l’homme qui lui procurait le plaisir. Elle était même l’amante incomparable qui oublie tout, qui n’espère plus ; elle se donnait pour être la sublime appartenue dont l’âme, le corps, le cerveau et l’intime pensée sont remplis de l’être unique qui la broie dans son baiser.

Chaque amant, l’espace des caresses, était l’être idéal, le cher bienfaiteur, et elle lui prodiguait sa fougue, sa rage, sa folie avec une générosité aussi grande que son exigence même.

Ce n’était qu’après le ite missa est, après la somnolence des voluptés, au lever d’amour qui la soulevait de sa couche les yeux battus et la lèvre rouge, qu’elle pesait la valeur du soldat avec lequel elle avait combattu.

Et bien peu trouvaient grâce devant la hauteur de sa conception, et, elle, la féconde affamée, se considérait comme l’instrument dont on n’avait pas encore touché l’ultime sensibilité.

Cependant, le mélange des baisers cueillis aux lèvres du masseur Robert et sur la bouche du marquis de Plombières la régalaient étrangement. L’un était le complément de ce qui manquait à l’autre, ils étaient l’union-fait-la-force de la devise connue.

— Un seul qui serait les deux à la fois, pensait Paula.

Et prête à les sacrifier l’un et l’autre pour celui-là, curieuse de nouveau, insensée, belle, elle crut avoir trouvé ce monstre de son désir et elle s’empressa de l’offrir à son contentement.

Il vint, ce phénix, sous la forme d’un valet d’antichambre, trouvé dans le vestibule de l’hôtel Bristol.

Il s’appelait Frédéric, était Allemand d’origine et probablement espion de son pays. Malgré sa figure bestiale, malgré ses mains et ses pieds énormes, très grand, large d’épaules, la poitrine bombée sous l’habit chamarré de sa livrée, il avait encore dans les yeux, une étincelle vive et pénétrante qui démontrait l’intelligence de cette bête humaine colossale.

Paula apprit l’histoire de Frédéric par sa femme de chambre qu’elle questionna habilement, un jour, en feignant de s’intéresser à tout le personnel de l’hôtel.

Il se targuait de malheurs qui l’avaient fait valet : il avait eu un grand-père colonel, son père était mort empoisonné par une archiduchesse qui l’avait pris pour amant, elle en avait eu un enfant, et elle l’avait supprimé ou fait supprimer, pour assurer son silence et sa sécurité. Lui-même avait fait des études, était un « savant » lisait des romans et récitait des vers par cœur.

La femme de chambre connaissait si bien Frédéric que Paula en conclut qu’elle avait été ou était encore la maîtresse du monumental larbin.

Ce frottement de son être contre un Frédéric qui avait déjà eu les frottements de domestiques femelles, la nuit, sous les combles ou dans les chambres, à l’heure où les « singes » n’y sont plus, menaça son envie ; mais, Paula n’avait point d’imbéciles scrupules quand il s’agissait d’assouvir ses sens et de satisfaire sa volonté.

Elle attendit quelques jours, en abandonna les loisirs du matin à Robert qui devenait de plus en plus et simplement masseur, et les loisirs des soirs au marquis, lequel était suffisant, et aurait été parfait s’il n’avait trop parlé de l’oiselle rare qu’il cherchait en vain.

Enfin :

— Faites-moi venir le gérant de l’hôtel, commanda-t-elle à sa femme de chambre.

Lorsque le gérant fut introduit :

— Monsieur, dit Paula, avez-vous ici, tout de suite, un homme intelligent juste assez pour traduire du français ou de l’anglais en allemand ?

— Nous avons l’interprète, madame.

— Je n’en veux pas. Je n’ai pas confiance dans les interprètes. Un autre ?

— J’ai aussi une femme, une Alsacienne…

— Non, les femmes bavardent.

— J’ai aussi un valet… mais madame ne voudrait sans-doute pas…

— Qui est-il ?

— Il se nomme Frédéric, il est nouvellement à l’hôtel, depuis un mois à peine…

— Qu’il vienne.

Le gérant sonna, demanda Frédéric qui accourut.

— Le voici, madame.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer. Paula considéra un moment le colosse, et elle frémit. Résisterait-elle à l’étreinte d’une force brutale aussi grande ? Ne lui briserait-il pas les os ?

— Vous parlez allemand ?

— Oui, madame.

— Bien, asseyez-vous ici, à ce bureau, ne cassez rien. Et traduisez en allemand ce que je vais vous dire, et vous écrirez les mots traduits.

L’homme obéit.

Elle dicta :

« L’amour doit, pour être l’amour, réunir tous les motifs de volupté : la force, l’intelligence, l’initiative, l’art, la volonté d’atteindre au plus haut ; et celui qui saurait, à l’union des chairs, donner en même temps la force et l’intelligence, l’art, l’initiative et cette volonté, serait l’Être-Roi, qui dominerait sur le monde des femmes…

— Relisez, dit-elle, et puis, vous traduirez.

Pendant qu’il relisait, pendant qu’il traduisait, Paula, penchée au dessus du râble de Frédéric, aspirait les senteurs de suint que dégageait sa personne de mâle mal lavé. Elle reniflait le parfum, au-dessus du cou de l’animal qu’elle voulait et qui lui faisait peur, tant il était grand, tant elle était petite à côté de lui.

Elle aimait regarder les cheveux courts du valet qu’elle faisait remuer du souffle de ses narines palpitantes.

— Pourvu qu’il ne soit pas un imbécile, pensa-t-elle.

Frédéric était un imbécile, il n’osa pas comprendre.

Quand il eut traduit.

— C’est bien, dit Paula, allez !

Mais avant qu’il fût à la porte.

— Êtes-vous fort, vous ?

— Oui, madame…

— Êtes-vous intelligent ?

Il hésita :

— Oui, madame.

— Avez-vous de l’initiative, en cas de besoin ?

— Oui, madame.

Il comprenait.

— Êtes-vous artistes… quand il le faut ?

— Oui, madame.

— Et de la volonté pour atteindre…

— Au plus haut ? Oh ! oui, madame ?

Il osait sourire.

— Et ?… fit-elle.

— Si madame a besoin de moi ?

— Restez, mais quittez cette livrée qui me dégoûte.

Quand il fut sans habit.

— Ce gilet aussi… Là ! au moins vous ressemblez un peu plus à un homme ordinaire.

— Si madame voulait bien… à son tour…

Frédéric ensuite parla très bas, très bas.

Et il l’aida à faire comme il avait fait.

Lorsqu’elle n’eut plus pour vêtement que ses cheveux et la batiste intime, ils s’écroulèrent où ils se trouvèrent, dans le désordre de leur première étreinte, et ils s’aimèrent.

… Tandis que le gérant de l’hôtel, furieux, était obligé de donner la main pour décharger les malles des voyageurs, et de faire le travail de Frédéric, qui, disait-il, « traduisait en allemand pour le compte de Madame de San-Pedro. »

Le lendemain, laissant Ketty aux soins de la nourrice, elle annonçait qu’elle partait pour l’Italie où elle achèverait l’hiver.

Elle se fit accompagner de Frédéric, habillé chez un tailleur de l’avenue de l’Opéra, elle fit retenir un coupé-lit pour elle et pour lui, sans se cacher, et, déjà, à la gare, elle le traitait comme son mari : c’est généralement la fonction réservée aux amants, en voyage, à moins qu’ils ne passent pour des oncles ou pour des neveux, suivant l’âge.

Elle avait oublié de prévenir même de Plombières, qui, venu le lendemain, apprenait d’un valet, jaloux de la bonne fortune de Frédéric, que « Madame avait enlevé un autre domestique et avait filé pour l’Italie », le pays de l’amour.

— Veuf encore, gémit le marquis. Allons, je vais encore me mettre à la chasse de mon oiseau rare.

Il était stupéfait de la difficulté qu’il y avait à trouver une femme qui méritât d’être entretenue.


XVIII

UNE PUCELLE

Le départ de Paula et de Frédéric ne causa nul scandale. L’aventure n’alla pas plus loin que le personnel de l’hôtel Bristol.

Les fantaisies de la richissime Américaine n’étonnaient plus personne, et si on avait écarquillé les yeux à ses premières folies, on ne pensait plus même à l’observer.

D’ailleurs, d’autres avaient passé avant Paula, qui n’avaient point été plus sages sans avoir été aussi discrètes dans leurs amours.

Le plus stupéfait fut certainement de Plombières.

Il ne comprenait pas que Paula pût à la fois aimer autant d’amants. Il la croyait un peu folle :

— On ne prend pas des larbins, après avoir eu des clowns, disait-il. C’est idiot et répugnant.

Le jour même qu’il apprit le départ de Paula, seul, il déambulait le long des arcades de la rue de Rivoli, fumant un cigare blond, à la chasse à la femme.

Il se sentait dispos et avait besoin d’aventures.

Par une déveine extraordinaire, il ne rencontra que des laiderons et des vieilles femmes, dont cinq bossues et sept boiteuses.

Il remonta, aux Français, l’avenue de l’Opéra.

Il poussa une pointe jusqu’au refuge des omnibus, Batignolles-Clichy-Odéon. Une seule femme d’amour se trouvait parmi des respectabilities, et elle puait le vice.

Comme il passait derrière, elle lui marcha sur le pied, il hurla :

— Vous ne pourriez pas faire attention, vous !

— Tu as donc des oignons, mon petit père, ricana la môme ; faut te faire éplucher les griffes, vois-tu.

Il s’éloigna, furieux ; furieux surtout de ce qu’un de ses vernis était maculé de boue.

— La salope ! bougonnait-il, l’ordure !

Comme il regardait sa chaussure, il heurta de son chapeau la poitrine d’une vieille femme, horriblement ballonnée, elle gueula :

— Vous ne pourriez pas faire attention, vous !

Il la regarda et voyant ses monstrueux tetons :

— Voyons, madame, on ne sort pas avec ça, dans les rues.

Comme il décrivait avec ses mains un cercle à peu près égal à ces fameux tetons de la vieille, celle-ci grogna en tirant son chien qui pissait le long du pantalon d’un mannequin, à la porte d’un magasin de confections.

— Espèce d’insolent, crevé, voyou ! Viens, Azor, tu as assez pissé ! Insolent ! Et puis, quand on voit pas clair on met des lunettes, monsieur.

On commençait à faire cercle autour d’eux.

— C’est monsieur, disait la vieille, tandis qu’un Gavroche tirait la queue d’Azor, tandis qu’Azor beuglait, c’est monsieur qui insulte les femmes.

Azor faisait un boucan formidable.

— T’en as des vessies de cochon sur l’estomac ! disait un typo…

— Pourquoi qu’il m’a insultée, alors, continuait l’outragée ?

Azor gémissait à fendre l’âme.

— Si on te soufflait au pétard, t’aurais assez de baudruche pour faire un ballon, continuait aussi le typo.

— D’abord, vous, je ne vous parle pas, dit-elle à ce dernier, c’est à Monsieur que j’en ai. Il m’a insultée. Tais-toi, Azor.

Azor regarda sa maîtresse, mais un voyou ayant tiré sa pauvre queue avec plus de force, il se mit à braire comme un âne.

En même temps, un gamin était allé chercher un sergent de ville qui en remorqua trois, trouvés en route, et il leur racontait qu’une grosse femme avait un chien enragé qui mordait tout le monde.

— Oui, monsieur l’agent, disait-il, et même qu’il a mordu le Monsieur bien habillé à la jambe, moi je l’ai vu, et la vieille dit que ce n’est pas vrai. Et vous l’entendez qui gueule, et vous l’entendez qui hurle, le chien enragé…

Azor gueulait de plus en plus, en effet. Les agents dirent tous à la fois en se précipitant sur Azor :

— Et vous, madame, suivez-nous au poste.

— Oui, oui, au poste, criait la galerie.

Azor mordit, de ses jolis naquets de chien gâté, un des agents.

— Je vous le disais bien qu’il était enragé, il mord tout le monde.

La vieille comprenait que son chien était en cause. Son chien et sa poitrine, ce qu’elle aimait le mieux au monde.

Elle suffoqua, voulut parler, fit des gestes.

— Puisqu’il est enragé, il faut le tuer, dit quelqu’un.

— Il n’y a que ça à faire, approuva un autre.

— C’est plus prudent, dit un troisième.

Alors un agent tira son revolver, mit en joue Azor qui leva de bons yeux muets et interrogateurs, une détonation retentit, Azor poussa un cri aigu, sa maîtresse en poussa un autre, mille fois plus perçant, et elle s’évanouit de sa grosse masse sur le cadavre sanglant d’Azor.

Il fallut la transporter au poste, avec son pauvre toutou, et elle mourait le lendemain, à l’hôpital, d’une congestion.

De Plombières qui n’avait pas attendu l’arrivée des agents pour s’éclipser, arrivait à l’Opéra, au moment le plus tragique de l’affaire.

Cependant, devant chez Ferrari, il devint pâle à la façon des nouilles locales.

Et, titubant comme s’il eût été ivre :

— Madame, mademoiselle… je ne sais pas… je vous cherchais…

Elle était extraordinairement jolie, la fillette, en lui riant, étonnée, de ses trente-deux dents, grosses et luisantes comme des perles.

— Monsieur, vous me cherchiez ? Alors vous devez être satisfait, puisque vous m’avez trouvée.

— Êtes-vous assez jolie !

— Assez pour moi.

— Voulez-vous ?… Non, promenons nous, je vous parlerai, j’ai beaucoup de choses à vous dire…

— Mais, monsieur, je n’ai pas le temps, ma mère m’attend pour dîner.

— N’y allez pas, vous dînerez avec moi.

— Comme vous marchez, grand Dieu ! Ne croirait-on pas…

— Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous faites, je ne sais ni votre nom, ni votre situation.

— Margot, modiste, chapeaux, plumes, capotes, etc…, j’habite rue Torricelli…

— Bien, voici ce que je vous propose : de l’amour, un hôtel, une voiture, tout de suite, et je vous garde pour la vie.

— Et maman ?

— Votre maman, quand elle vous saura heureuse, elle vous pardonnera ; elles ne pardonnent pas seulement quand c’est la misère.

— Qu’est-ce que vous faites, vous ?

— Je fais profession de marquis.

— Ah ! Et vous êtes très riche ?

— Très riche.

— J’ai cependant besoin de réfléchir. C’est grave.

— Le temps de dîner.

— Soit.

Une heure plus tard, chez Joseph, dans un cabinet bien tiède, devant une petite table éclairée de lampes de couleur, ils dînaient.

De Plombières érectait de joie.

— Enfin, se disait-il, je suis miché.

Il avait ôté le chapeau de Margot, dénoué ses magnifiques cheveux blonds et or qui croulaient en ruisseaux sur ses épaules.

Et les grands yeux de la jolie fille, de grands yeux roux et doux et beaux s’enflammaient au champagne qui moussait dans les flûtes ; sa bouche arquée et fine, charnue pourtant, s’empourprait au contact de la liqueur divine. Elle était heureuse de faire la fête dans un coin chic, avec un marquis calé.

À un semblant de question de Gaston :

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, je suis toute neuve, depuis le bout de mes doigts, jusqu’au bout de mes petons, rien n’a servi.

— Oh ! Oh ! Oh !

— Vous ne me croyez pas, parce que je vous ai facilement suivie ! Eh bien, vous avez eu de la veine, voilà tout. J’étais bien disposée. Et vous pouvez vous vanter que c’est grâce aux nouilles de Ferrari que vous avez le bonheur de dîner avec moi. Ça m’amusait les nouilles, c’était rigolo, ça donnait envie de rire…

Il l’avait attirée sur ses genoux, sur le canapé, ses mains erraient à travers de la soie louchement cotonneuse, ses doigts cherchaient, trouvaient, cherchaient encore.

Elle faisait semblant de dormir.

Elle fit encore longtemps semblant de dormir, mais elle dut cependant montrer qu’elle était bien éveillée, et quand elle retira ses mains de sur ses yeux, de Plombières la vit qui pleurait ; et, de sa voix champanisée, d’une voix de miel, doucement grise, doucement folle, meurtrie, elle dit :

— Eh bien, tu sais, je n’y retournerai plus regarder les nouilles… c’est pas rigolo et… si j’avais su…

La lune de miel fila agréablement. Vicieuse et pervertie par le contact des filles d’ateliers, Margot sut tout de suite être la parfaite femme entretenue. Elle subit l’initiation des plaisirs en excellente élève qui a des dispositions pour la carrière embrassée, elle eut de l’art pour être à la fois suggestive et aimante. Elle apprit naturellement à se montrer belle, elle rendit le marquis de Plombières jaloux, elle espérait le rendre idiot pour en abuser et pour s’en servir.

Ambitieuse, excessivement, Margot comprit bientôt que le luxe dont elle jouissait n’était qu’un luxe de début ; elle faisait la moue en montant dans son coupé de louage, elle grimaçait en entrant dans le petit hôtel qu’elle habitait rue de Chazelles. Et déjà, bien que de Plombières lui plût, elle cherchait au Bois, à son bras, celui qui viendrait un jour l’enlever à sa misère dorée pour la couvrir de diamants et l’emporter dans le grand luxe qu’elle rêvait et qu’elle voulait.

Margot faisait un stage.

De Plombières l’aimait d’autant plus qu’il payait, et pour la première fois. Au bout de quinze jours, il devint insupportable à Margot parce qu’il voulut lui apprendre ce qu’était l’économie.

Pour ses étrennes, il lui offrit un bracelet superbe ; Margot ne daigna même pas y faire attention : elle avait vu, rue de la Paix, une garniture de diamants et de perles, et c’est cette garniture seule qui l’aurait rendue heureuse.

Son amant devint même le mauvais amant qui se conduit trop comme fait un mari. Il éteignit ses belles ardeurs du début et ne grisa plus Margot que de banalités. Les scènes d’amour étaient prévues comme si un programme en eût fixé tous les détails.

Puis, il lui montra qu’il était jaloux. Il eut même la bêtise de lui faire sentir qu’il payait et que, par conséquent, il était son maître.

Sa conduite de parvenu horripila Margot. Elle avait été longtemps sous la surveillance de sa mère, et elle avait soif de libertés : de Plombières ne la laissait pas une minute seule. Il assistait même à sa toilette comme s’il eût craint la femme de chambre de Margot.

Margot qui s’était fait appeler aristocratiquement Margot de Belaire, était quelquefois citée dans les échos des journaux mondains ; de Plombières, qui croyait savoir pourquoi les échotiers citaient son nom, écrivit au Journal, à l’Écho, au Gil-Blas, au Fin de Siècle, aux quatre grands journaux qui sont les fidèles chanteurs de la beauté et des beautés galantes, pour les prier « de ne point parler de Margot de Belaire qui n’était point une femme du domaine public. »

On en fit des gorges chaudes dans les cabinets de rédaction et l’on se promit de chasser sur les bois du marquis de Plombières.

Les fêtes d’hiver battaient leur plein, tout Paris était revenu au boulevard.

Ensemble, Johnson et Suzanne de Chantel, de San-Pedro et Mariette d’Anjou, Paula et un Chinois trouvé à Rome, dont elle s’était servi pour chasser son dernier amant, revinrent à Paris.

Chaque couple, le même jour, regagna ses pénates : Johnson et Suzanne, les Champs-Élysées ; de San-Pedro et Mariette, la rue de la Bienfaisance ; Paula et le Chinois Chi-Long, l’hôtel Bristol.

Chi-Long avait l’ampleur de la grande espèce jaune. Bâti en hercule, cambré sur ses jambes épaisses et monstrueusement fortes, laid et beau, sage et fou, il était la brutalité amoureuse qui domine et caresse, qui commande et supplie, qui impose et fait semblant de se soumettre.

Il avait vaincu Paula par sa masse.

Leur première nuit d’amour avait eu des cris de douleur et des sanglots de joie. Enveloppée dans la musculature du géant, Paula avait pâli, et, tremblante sous l’étreinte qui lui faisait craquer les os, elle avait demandé à l’heure charmeuse où les plaisirs nuancent les yeux de ciel et estompent de noir les paupières :

— Ne me tue pas encore, pour demain…

Le mâle était si terriblement son maître que la perverse Américaine sentit qu’il lui fallait être l’esclave soumise qui ne veut point lutter contre le tyran.

Chi-Long n’aimait pas Paula ; il avait appris à mépriser la femme et ne comprenait son utilité que pour la distraction qu’elle donnait.

L’homme parlait peu et parlait mal, mais il avait sur le visage l’air du despote qui veut être compris par ses moindres signes. En effet, il ressemblait au sauvage tyran qui a droit de vie et de joie sur tous ses sujets. Paula était la favorite brutalisée sur laquelle il régnait. Puissant et macabre, il tombait de tout son corps sur la délicate nervosité de la perverse qui, râlante et meurtrie, l’implorait pour des souffrances nouvelles qui laissaient des joies chanter dans sa gorge et dans ses baisers, et cependant redoutait la possession du géant qui la ferait et la faisait pleurer.

Et Paula, dans un effort de sadisme, aimait la peine mélangée de plaisir qui naissait de l’union d’elle, brebis humaine, et de lui, étalon humain.

Avec une désinvolture de seigneur, Chi-Long fut l’entretenu de sa maîtresse. Sa fortune était son corps, elle le dota de poignées de louis. Elle en avait fait son domestique d’amour ; il devint son maître payé.

Méprisant la femme parce qu’elle était faible, l’homme la battait, la rouait de coups à travers les étreintes. Il la meurtrit horriblement, il bleuit ses reins à force de serrements trop longs ; il semblait vouloir étrangler son corps de femme dans ses bras lourds de muscles ; il ensanglantait les lèvres de Paula sous son baiser de brute ; et n’écoutant ni prières, ni supplications, il allait jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la satisfaction de son égoïsme, passant par-dessus les soupirs, par-dessus les larmes, par-dessus les hoquets, obéissant à sa chair exaltée, tendue pour les suprêmes folies de l’aveugle bestialité.

Jamais leurs bouches ne prononçaient de mots d’amour, leur langage s’exhalait par leurs corps, à travers leur brutalité. Ils aimaient seulement s’emprisonner dans l’ombre de leur chambre et se considérer pour s’élancer l’un vers l’autre, jusqu’à la chute de leur matière.

Mais bientôt, la nervosité de Paula parut succomber sous la froide musculature de Chi-Long et malgré les joies des fatigues charnelles, elle désirait un repos, un carême, pour laisser à ses nerfs le loisir de se détendre dans un long sommeil réparateur.

L’homme, aveugle, obéissait à sa puissance, et refusait de comprendre. Il imposait toujours sa force infatigable à la paresse de l’ardente épuisée qui commençait à le haïr depuis qu’elle le redoutait.

Un jour, ils étaient restés seuls dans le boudoir de leur appartement de l’hôtel de Bristol. Dans la cheminée les bûches flambaient et crépitaient. Ils étaient étendus dans des fauteuils, et de loin ils se regardaient, fascinés et mutuellement fascinateurs.

Paula devinait ce qui passait dans l’esprit de Chi-Long.

— Non, dit-elle, suppliante, reste encore, reste ainsi. Non, non, non, je suis lasse et je veux laisser dormir mon corps.

Comme s’il n’avait point entendu, l’amant se leva, lentement, et vint auprès de Paula.

— Non, répéta-t-elle, non. Je ne veux pas.

— Et moi, je veux.

Il voulut la brutaliser.

Paula se redressa, pâle et apeurée :

— Non, te dis-je. Je ne veux pas.

Il voulut l’envelopper dans ses bras, mais elle se dégagea, et, pareille à une vierge qui redoute le mal du viol, elle se sauva de l’étreinte.

— Viens ici, dit Chi-Long.

Paula parut hésiter, puis, avec force :

— Non, je n’irai pas. Et puis, je suis lasse de toi. Je ne t’aime plus, parce que…

— Parce que… ?

— Parce que tu n’es qu’une brute, en somme.

Chi-Long bondit, mais Paula avait mis entre elle et l’homme un guéridon. Le guéridon s’aplatit sous le poing de la bête affolée.

Paula se sauva dans sa chambre, et, derrière elle, ferma la porte à clé.

Aussitôt, d’un coup d’épaule, la porte volait en éclats. Paula se réfugia sur le palier, en peignoir ; Chi-Long la poursuivit.

Il écumait de rage.

À la suite de Paula, il descendit l’escalier et atteignit la femme dans le vestibule.

Devant le personnel de l’hôtel, il empoigna Paula, la mit sous son bras et l’emporta dans leur appartement.

Là, il la jeta sur le tapis, pantelante, en larmes, les cheveux dénoués, la robe déchirée, et, pris de folie furieuse, il lui laboura les fesses et les jambes à coups de pieds.

— Grâce ! Grâce ! criait Paula.

Chi-Long frappait plus fort,

Paula eut peur :

— À l’assassin ! À l’assassin ! cria-t-elle.

Chi-Long voulut lui fermer la bouche avec ses mains, mais elle le mordit.

— À l’assassin ! Au secours ! criait Paula.

On montait dans l’escalier, des voix chuchotaient lâchement à la porte.

Paula ne criait plus, elle pleurait.

Cependant, on ouvrit la porte, des sergents de ville entrèrent, et, à leurs yeux étonnés, ils virent une masse amoureuse qui criait par la bouche de Paula, qui chantait par les baisers de Chi-Long.

— Allez-vous bientôt fiche le camp ! hurla le Chinois. Qui donc vous réclame ?

Terrifiés par l’imposante force du géant, larbins et agents dégringolèrent l’escalier, poursuivis par la crainte d’une raclée de première grandeur.


XIX

DE PLOMBIÈRES COCU

L’amour valait par sa seule brutalité.

Alors seulement, Paula se persuada de sa faiblesse et, inquiète du lendemain pourtant, s’abandonna à son maître :

Elle ne sortait plus de l’hôtel de Bristol, parce que Chi-Long ne le voulait pas.

Malgré elle, la volontaire Américaine admira le Chinois et le haït, bien décidée à le conserver quand même, parce qu’elle aimait sa faiblesse, et qu’elle sentait ne pouvoir plus supporter d’autres amants après celui-là.

Cependant la scène avait fait quelque bruit, et la colonie anglaise et américaine qui demeurait à l’hôtel de Bristol l’avait répandue dans un certain monde parisien.

De San-Pedro et M. Johnson apprirent les détails et voulurent s’interposer.

Paula ne le leur permit pas. À tout ce qu’ils dirent, elle rit comme une folle.

De Plombières, de son côté, voulut satisfaire sa curiosité.

Il se fit annoncer. Paula le reçut aussitôt.

Après quelques minutes de conversation difficile, le marquis parla du terrible Chinois.

Elle sonna, et, à la femme de chambre accourue :

— Priez M. Chi-Long de venir, dit-elle.

Et à M. de Plombières :

— Mon cher, je vais vous présenter, vous allez voir quelle superbe bête m’a domptée. Puisque vous êtes un amant de profession, vous allez connaître un maître en amour ; je suis sûre que vous vous comprendrez.

— Il a une réputation de brutal dont vous devez porter les traces.

— Oui, mais il me plaît comme il est.

Chi-Long entrait.

Tout de suite le Chinois, en horrible français, éreinta les Parisiens et tous les Occidentaux : des imbéciles qui ne savaient pas être les maîtres de la femme, créée pour le plaisir de l’homme. Dans son pays on leur imposait le rôle qui leur était dû, elles n’étaient que des servantes et des faiseuses de petits Chinois.

— Vous, Français, dit-il, êtes des chiens, des domestiques, et les femmes sont vos divinités. L’homme est un dieu, et la femme est sa chienne, voilà la vérité. C’est la force qui doit commander.

De Plombières, assis en face de Paula, souriait. La femme regardait les deux hommes et les comparait.

Le Chinois lui parut supérieur.

Toutefois, le contraste entre ces deux êtres qui l’avait pliée dans leurs bras, redonnait à sa mémoire divers espoirs de luxure. Elle les avait voulu tous les deux, parce qu’ils ne se ressemblaient pas, parce que chacun possédait l’attractive matière à plaisir, avec des nuances contraires. Et puis, de Plombières avait eu le bonheur d’être son premier amant et, celui-là, les femmes ne l’oublient jamais, elles préféreraient la haine ou le mépris à l’oubli.

Le marquis devina nettement ce qui se passait dans l’esprit de Paula, il essaya de la reconquérir.

Il fut brillant. Le rastaquouère est le parfait homme du monde quand il veut se donner la peine de le paraître.

Aussi, de Plombières se plut à rendre le Chinois si bestial, sans avoir l’air de s’adresser à lui, il sut élever si haut la galanterie française et parisienne qui a placé, sur un trône splendide, la beauté et l’amour, que Paula, heureuse d’être grandie après avoir été blessée par Chi-Long, ne put s’empêcher de manifester ce qu’elle pensait.

Aussi, résolut-elle de reprendre de Plombières et de lâcher son Chinois dont elle était lasse et écœurée.

Cette lassitude et cet écœurement lui étaient venus instantanément, à la suite des paroles de Plombières.

Le soir, après dîner, elle se fit habiller par sa femme de chambre.

— Où allez-vous ? dit Chi-Long qui était entré.

— Au théâtre.

Et vous ne m’avez pas demandé à vous accompagner ?

— Non, j’y veux aller seule.

— Et je ne le veux pas, moi.

— Et je le veux, moi.

— Je suis votre amant, par conséquent votre maître.

— Eh bien ! si vous m’assommez, vous ne serez plus, ni l’un ni l’autre.

— Ah ! c’est à voir !

— Oui, c’est comme ça !

— Eh bien ! attrape !

Une horrible claque s’abattit sur le visage de Paula.

— Lâche ! hurla-t-elle.

— Eh bien !

— Je suis chez moi, ici. Vous allez sortir. C’en est trop !

Elle sonna.

Chi-Long se précipita, mais ne put l’empêcher d’atteindre la sonnerie.

— Prends garde ! dit-il.

— Je suis lasse de vous et je suis une imbécile d’avoir attendu aussi longtemps pour m’apercevoir que vous ne deviez être qu’une brute. Je vous ordonne de sortir.

— Et moi, je reste.

— Nous allons bien voir.

Sa femme de chambre entra.

— Allez chercher le directeur de l’hôtel.

Le directeur de l’hôtel se trouva par hasard à la porte de l’appartement.

— Vous allez tout de suite me débarrasser de cet homme. Allez chercher la police, s’il le faut.

— Non, c’est inutile, je m’en vais, dit Chi-Long.

En effet, il prit son chapeau et sa canne, et lentement sortit.

— Ouf ! fit Paula.

Une heure plus tard, un domestique portait rue de Chazelles une lettre de la part de l’Américaine.

Ce fut Margot de Belaire qui reçut la lettre ; de Plombières s’habillait pour sortir.

— Tiens, une écriture de femme, dit-elle.

Elle rompit le cachet et lut :

« Mon cher marquis, je vous attends, je veux vous aimer, venez vite.

« Paula, avec ses meilleurs baisers. »

— Voilà qui fait rudement mon affaire, se dit Margot.

Et, au galop, elle remit la lettre dans une enveloppe neuve, cacheta, et écrivit l’adresse et le nom de son ami.

— Toutes les écritures de femmes se ressemblent, et il n’y verra goutte.

Le valet de chambre passait dans l’entrée avec de l’eau tiède, Margot l’appela, et lui remettant la lettre de Paula :

— Remettez ceci à Monsieur, dit-elle.

Alors, elle se rapprocha d’une lampe et tirant un billet de son corsage, elle relut :

« À dix heures, soyez à la porte du Parc Monceau, boulevard de Courcelles, il faut que je vous parle. Je vous aime comme une bête.

Raoul de Saint-Croze. »

— J’aurai le temps, dit Margot.

Et aussitôt elle s’installa dans une bergère pour jouer la comédie de la migraine.

Quelques minutes plus tard, Gaston de Plombières, en habit sous un long pardessus, s’avançait vers Margot en mettant ses gants.

— Ton valet t’a remis une lettre ? demanda Margot.

— Oui, ma chérie.

— C’est ?

— Oh ! rien du tout, un ami qui a besoin de vingt-cinq louis.

— Où vas-tu ?

— Au Cercle d’abord, et au théâtre si je ne trouve personne au Cercle.

Il était ganté.

— C’est bien vrai ce que tu dis là ? dit Margot.

— Veux-tu que je reste avec toi ? J’ai si peu envie de sortir et l’on est si bien à côté de sa Margot,

— Non, va te promener ; d’ailleurs je serais une mauvaise compagne et une horrible affaire ; j’ai une migraine qui me rend folle. Je vais me coucher tout de suite. Tu rentreras tard ?

— Je ne crois pas, Bonne nuit, ma chère, dors bien, et sois belle demain.

Elle se laissa embrasser, et de Plombières sortit.

Il était à peine dehors, que Margot de Belaire sonnait sa femme de chambre.

— Vite, apportez-moi mon manteau, un manchon, des gants, un chapeau et une voilette.

— Madame sort ?

— Oui, dépêchez-vous,

Il était déjà dix heures.

— Oh ! j’ai droit à un quart d’heure d’attente, se dit Margot, le comte sera au rendez-vous.

En cinq minutes elle fut prête.

— Faut-il aller chercher une voiture à Madame ?

— Non, dit Margot, j’en prendrai une à la station de la rue de Prony.

En effet de la rue de Chazelles à la porte du Parc Monceau, il n’y en avait que pour deux minutes. Dehors, il faisait froid, mais le ciel était pur, et tout autour de la lune scintillaient les étoiles.

De son pas alerte et vif, frappant le bitume glacé, Margot se dirigea vers le lieu du rendez-vous.

Tout près de la baraque close de la marchande de fleurs, un fiacre stationnait. Le long des grilles du Parc, elle vit un homme dans un manteau, le col relevé, qui marchait, elle reconnut le comte de Saint-Croze, et après avoir jeté un regard à droite et à gauche sur le boulevard de Courcelles, après s’être retournée pour observer la rue de Prony, complètement déserte, elle marcha droit sur le comte, qui, l’ayant reconnue, venait à sa rencontre.

— Je désespérais, madame… merci, j’ai arrêté une voiture.

— Non, dit Margot, faites-la nous suivre, et si vous voulez, nous marcherons un peu.

— Prenez mon bras, dit le comte.

— Non, j’aurais froid aux mains et j’ai un manchon,

Le fiacre les suivait à quelques pas.

Près l’un de l’autre, le comte et Margot causaient.

— Que voulez-vous ? dit Margot. Parlons sérieusement. Vous dites que vous m’aimez ; mais savez-vous quelle est ma situation et quels risques je cours ?

— Oui, madame, je vous aime, je sais que vous êtes la maîtresse du marquis de Plombières, lequel subvient à vos dépenses et à votre luxe. Je suis prêt, si je vous prie d’accepter l’amour que j’ai pour vous, de le remplacer absolument.

— Il fait froid, dit Margot, montons en voiture.

Quand ils furent assis l’un contre l’autre.

— Un baiser, voulez-vous ? demanda Saint-Croze.

Elle lui tendit la joue, mais il mordit aux lèvres.

— Vous êtes un honnête homme et vous ne voudriez pas me tromper ? dit Margot.

— Je suis marié, répondit le comte ; sans toucher à la fortune de ma femme, j’ai plus de trois cent mille livres de rente, je partage avec vous, si je ne vous déplais pas trop.

— Je ne connaissais pas votre fortune, dit Margot, mais si je suis venue c’est qu’au contraire vous me plaisez beaucoup.

Le comte l’embrassa encore, et plus longtemps, dans le fond de la voiture, enlacés, leurs lèvres restèrent unies.

— Ce soir, je rentrerai à l’hôtel, j’ai quelques milliers de francs en bijoux à prendre et je suis à vous.

— Laissez cette bagatelle au marquis. Margot, ils lui serviront pour celle qui vous succédera.

Je vous garde et vous emporte.

Le comte de Saint-Croze ouvrit une glace de fiacre et dit au cocher.

— Rue Fortuny, au coin de l’avenue.

Et, dans une ravissante garçonnière, de Saint-Croze s’enferma avec Margot. Il y avait des fleurs, il y avait du feu dans les chambres et un souper était servi.

— Vous m’attendiez donc ? dit Margot étonnée.

— Oui, je t’attendais, Margot, parce que l’amour a des pressentiments qui ne trompent jamais.

Et pendant qu’il déboutonnait les bottines de la maîtresse prochaine, et que, dans ses mains, il réchauffait ses mains, semant des caresses dans la soie parfumée, Margot pensait à la tête que ferait de Plombières, le lendemain matin, quand il apprendrait qu’elle avait découché et qu’elle n’était pas rentrée.

— Je pourrai toujours, si j’ai besoin de lui, plus tard, lui faire croire que, sachant le contenu de la lettre, prise de jalousie, j’étais partie parce que je l’aimais trop.

Margot, qui réfléchissait, ne s’apercevait même pas que le comte de Saint-Croze lui baisait les pieds.

Elle fut sa maîtresse entre les deux premières flûtes de Rœderer.


XX

DÉSESPOIR DE MARLOU PARVENU

Ce monde extraordinaire évoluait tout naturellement.

Les hommes étaient repris, reprenaient les femmes, étaient abandonnés, abandonnaient leurs maîtresses, comme les joueurs de billard se passent et se repassent la queue avec laquelle ils viennent de caramboler.

Mais, au-dessus de tous, se dressait la silhouette volontaire de Paula. Car la superbe fille de Johnson ne ressemblait pas aux autres amoureuses qui filent du flirt à l’amour. Il y avait, dans son organisme, dans sa nervosité et dans son tempérament, quelque chose d’outré qui faisait sa folie grande et souverainement belle. Au milieu de tous, elle vivait sans penser à l’argent, et c’était bien à l’amour qu’elle sacrifiait son corps. Affamée du plaisir qui vivifiait sa chair, elle allait à la conquête des joies comme le général marche, à la musique des canons, sans s’inquiéter de son égoïsme, sans songer à l’avenir, vivant l’instant même pour prendre, dans l’espace de cet instant, la plus grande somme de satisfaction que l’espace d’un instant puisse donner.

Quelquefois, sans dormir, elle aimait perdre sa raison dans le songe. Et elle rêvait qu’elle était étendue, les yeux fermés avec un bandeau, et que des foules d’hommes en rut la prenait au galop, vite, vite, et passaient. D’autres foules suivaient, innombrables, et chacun des êtres lui labourait les flancs de plaisirs.

Alors, elle se laissait bercer à l’infinie douceur de la possession constante, et tous ces amants, ces foules d’amants qu’elle ne connaissait pas, qui l’enlaçaient sans que ses bras de femme eussent une caresse, étaient, dans son imagination, formés du mélange de ses amants réels ; et le type qui demeurait dans son cerveau, était l’amant idéal, adoré, aimé, à la fois Gaston de Plombières avec un peu de la brutalité de Joseph, un peu du vice du docteur et du clown.

Et lorsqu’elle s’éveillait, les sens raidis, elle enlaçait le vide et se trouvait heureuse.

Il lui arrivait aussi, pour délasser ses nerfs, de se souvenir qu’elle avait une fille. Elle appelait Ketty ou courait dans sa chambre, l’embrassait, la caressait, et durant une heure s’abandonnait, à un extraordinaire amour maternel.

Mais, ainsi qu’elle était venue, elle s’en allait et oubliait l’enfant.

Elle ne voyait presque plus son père qui, peu à peu, s’était laissé dominer par l’ancienne Suzanne de Chantel. Celle-ci, adroite comédienne, avait fait vieillir son mari. Elle avait joué la passion avec tant de puissance que Johnson en avait les cheveux blanchis. Elle espérait une attaque d’apoplexie.

De San-Pedro n’avait pas tenu une grande place dans la vie de Paula. Il n’avait jamais pensé à être jaloux de sa femme, il était d’une terrible jalousie pour sa maîtresse, la savante Mariette d’Anjou. Obligée de rester prisonnière dans son hôtel de la rue de la Bienfaisance, fatiguée seulement par la force de son amant trop unique, Mariette engraissait et prenait deux bains par jour, enchantée de son existence de recluse, entourée d’un luxe de mauvais goût qu’elle finissait par aimer à force d’y vivre.

Mais de tous, de ceux venus, en allés, repris, de ceux rencontrés et qui n’avaient pas frôlés sa chair, Paula n’avait point moissonné les majestueux plaisirs qui naissent dans la véritable affection du cœur.

Ah ! si elle les avait tous aimés à l’heure de la possession, et peut-être encore durant l’heure qui l’avait suivie, il n’y avait point dans son cerveau, dans sa sensibilité cardiaque, de blessure bienfaisante, ni d’amour. Elle n’avait rencontré personne de qui elle n’aurait pu se passer.

Seul, le plaisir avait été l’amant de sa chair ; l’amant n’avait pas été le roi de son être.

Et maintenant, pour avoir brûlé trop vite la vie, pour avoir éprouvé trop fort, pour avoir usé ses nerfs à des combats trop multipliés, elle devinait que la grande fougue amoureuse mourait et qu’il ne resterait bientôt plus dans ses désirs que celui d’un long repos pour une précoce et caduque lassitude.

En face de Gaston de Plombières qui n’avait plus entendu parler de Margot de Belaire et qui, depuis, ne quittait guère Paula, celle-ci couchée sur elle-même, dans un bas fauteuil, se demandait si le marquis n’était pas en somme celui qu’elle aimait le mieux.

Elle considérait le marquis, vieilli et las. le ventre un peu lourd et la paupière pesante, fourbu comme un cheval de guerre qui vient crever dans des brancards de fiacre, usé avant l’âge, et elle souriait.

— Tu dégringoles, marquis, dit-elle. Depuis huit jours, tu engraisses stupidement.

— Tu ne rajeunis pas non plus, Paula. et tu maigris.

De Plombières eut un soupir.

— Tu penses donc encore à Margot ?

— Oui. Que veux-tu ? ma fin de vie est ratée. Je voulais vivre tranquille avec la gosse, et je ne puis oublier ma sottise : croire à l’amour d’une femme qu’on paye.

Il y eut un silence. Et les deux bêtes lasses, après avoir fixé leurs yeux, brutalement attirés par l’habitude de l’étreinte, se traînèrent l’un vers l’autre, et se prirent comme s’ils s’étaient aimés.

Plus abattus après, ivres de dégoût, fatigués l’un de l’autre, se méprisant également, ils se dirent adieu et de Plombières partit.

Il remonta les Champs-Élysées, passa sous les fenêtres de l’hôtel de Suzanne. Les fenêtres n’avaient aucune lueur.

Il s’arrêta quelques minutes devant la porte, le temps de lourdement penser, et, triste, dans un retour vers le passé, il parcourut, de souvenir, les jours heureux et de misère dans les bras de la chanteuse d’autrefois, le voyage en Amérique, la vie de marlou, de marlou qui aimait, qui était aimé ; il eut des regrets.

De Plombières suivit l’avenue d’Antin, le faubourg Saint-Honoré, le boulevard Haussmann et gagna la rue de la Bienfaisance.

Troisième station de son chemin d’amour.

— Ils ne dorment pas, eux, dit-il.

C’était là qu’ils s’aimaient, peut-être, Mariette d’Anjou et San-Pedro.

Alors, il revint sur ses pas, traversa le Parc Monceau, et rentra dans le petit hôtel, nid sans oiselle, où il avait installé Margot de Belaire.

— De toutes les femmes que j’ai connues. la seule que je puisse encore aimer, la seule qui soit à moi, si je le veux, dit-il tout haut, c’est Paula, et c’est Paula que j’ai le plus volée.

Il s’écroula dans un fauteuil du salon, au rez-de-chaussée, n’ayant pas le courage de monter dans sa chambre, dans leur chambre, celle de Margot et la sienne.

Cependant il était riche, il avait au Crédit Lyonnais, en rentes et en actions solides, plus d’un million, la grosse et suffisante somme, et il n’avait pas une femme à côté de qui dormir.

Son abominable vie de souteneur ne lui rapporterait donc pas la bonne satisfaction ? Oui, sa fortune lui venait des femmes, de femmes qu’il avait aimées, et puis… Gavé d’or, il n’avait plus même les jouissances cueillies au temps de son infâme métier.

Le parvenu d’amour jeûnait d’amour bon.

Et ses yeux passaient sur chacun des objets qui l’entouraient : ce fauteuil où il reposait représentait une heure de la vie de Suzanne ; ce canapé, là, plus loin, une heure de Mariette ; ce tableau de Meissonier avait été acheté chez Petit avec de l’argent emprunté, et pas rendu, à Paula.

Il comptait les séances d’amour en comptant chaque bibelot.

Tout, autour de lui, avait été gagné à la sueur du corps de ses maîtresses offertes à d’autres mâles, et offertes par lui.

Il les avait exhibées, il les avait fait mousser, elles avaient produit. Elles avaient produit son luxe, elles avaient tué l’amour.

— Je suis un commerçant de chair, dit-il.

Il voulut rire, mais il eut un rire qui lui fit du mal.

— C’est vrai que j’engraisse, dit-il encore.

Et il tira son gilet sur son ventre.

— Tout me dégoûte !

Ses bras tombèrent sur ses genoux et il s’endormit.

Et pendant que Gaston de Plombières se saoûlait d’ennui dans le petit hôtel de la rue de Chazelles, Margot de Belaire et Raoul de Saint-Croze, bien enfermés dans la garçonnière de la rue Fortuny, s’aimaient à tire-larigot et cocufiaient la comtesse à tour de bras.


XXI

GENS HEUREUX

Le premier février, ainsi que Suzanne l’avait espéré, et pour exhausser les prières de tous les instants de la belle pécheresse, Johnson mourut d’une congestion au cœur, d’un seul coup, crac ! sans souffrance, sans dire ouf ! en quittant ses chaussettes.

Il eut des funérailles dignes de sa fortune, fut embarqué, en qualité de cadavre, pour l’Amérique ; sa fille et sa femme l’escortèrent.

Comment les choses se firent-elles ? Suzanne et Paula, après l’intrusion de Johnson dans un caveau de marbre, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, et pleurèrent et s’embrassèrent…

Vêtues de noir, elles revinrent en France, où l’on parla beaucoup d’elles. Paula et Suzanne furent de tous les échos mondains, de toutes les fêtes, de toutes les célébrités.

Leurs noms étaient accolés… à cause de la famille.

Puis elles se quittèrent.

Tous et toutes étaient également las.

Bien que Suzanne fût enchantée d’être libre, à cause de son nom, Madame veuve Johnson, elle se crut obligée de se couvrir de respectability.

De Plombières qui s’était présenté à son hôtel fut flanqué à la porte avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Au contraire, elle accueillit gentiment de San-Pedro venu pour affaires. D’ailleurs, il ne partit point sans avoir eu le plaisir de se laisser prendre.

Elle pouvait bien aimer un peu son beau-gendre, après tout !

De San-Pedro n’en fut que plus gentil avec Mariette d’Anjou, laquelle n’étant pas une imbécile, en profita pour envoyer un mot à de Plombières, et se retremper dans sa première affection.

C’était idiot, mais l’existence est pleine d’idioties. Au moment où tout allait pour le mieux, dans ce monde excessivement américain, bien qu’un peu parisien, de San-Pedro creva d’une fluxion de poitrine, attrapée, jamais personne ne sut où ni comment.

Ce fut une occasion pour rapprocher à nouveau Suzanne et Paula, deux veuves, les plus heureuses veuves que la terre ait jamais vues.

Pour sauvegarder les apparences, de Plombières qui nageait dans le poulailler, au gré de ses nageoires, prit le deuil aussi.

Paris en rit quelques heures, mais admit en somme les raisons du marlou.

Ce fut le prétexte d’un nouveau voyage en Amérique… oh ! un billet d’aller et retour…

Le marquis de Plombières fut de la ballade, et, comme Paula, il pleura sur le cercueil de San-Pedro.

Mariette d’Anjou était restée à Paris, consolée tout de suite.

Elle avait mis dans ses bas de quoi vivre, jusqu’au bout.

Seul, de Plombières, poisson et coq, restait dans la basse-cour, entre trois poules veuves et mûres.

Il allait de-ci, de-là, savourant autant de satisfaction que son reste de valeur en pouvait avaler.

Toutefois, il engraissait toujours : son abdomen prenait l’ampleur américaine. Sa trogne se johnsonnait, se de san-pedrosait. Il était heureux, ils étaient heureux tous les quatre.

Ah ! ce fut une belle famille, une belle alliance, un beau tableau !

Ils firent des parties carrées, tous vêtus de noir.

Un jour que de Plombières avait flanqué des gifles à Suzanne qui s’était permise de le traiter de dos vert et de cocu — à cause de Margot — Suzanne déclara qu’elle rentrerait au théâtre :

— Je te le défends ! hurla le marquis.

— Zut ! dit Suzanne.

De Plombières lui allongea un coup de vernis dans les fesses.

— Hi, hi, hi ! pleurnicha Suzanne avec des ordures dans le gosier.

Il voulut lui caresser l’autre hémisphère, mais il rata son coup et faillit s’abattre sur les tapis.

Furieux, il saisit une pendule, sur la cheminée, et la lança sur Suzanne qui s’esquiva ; la pendule sonna : drelin ! drelin ! et se bossua sur le mur.

— Allons, viens me biser, siffla le marquis.

— Si tu veux, répondit Suzanne.

De Plombières, sur un canapé, s’endormit presqu’aussitôt. Suzanne se coucha dans son lit, mais seulement après avoir mis sur le ventre de son amant, la pauvre pendule détraquée, en guise de cataplasme.

Au réveil, Madame veuve Johnson avait changé d’avis. Non, décidément, elle ne chanterait plus, elle ne pouvait plus être une cabotine.

Le lendemain, d’ailleurs, sans tambour ni trompette, elle filait pour l’Algérie avec une femme de chambre. Un seul domestique restait pour garder son hôtel, avec ordre de n’y laisser entrer personne.

Suzanne, qui n’était pas une bête, avait mis dans sa jolie tête de faire peau neuve ; elle resterait deux ou trois ans absente, loin de Paris, deviendrait une femme sérieuse, épouserait, avec sa fortune, un bonhomme quelconque, et, sous le nom nouveau de son nouveau mari, à Paris où l’on oublie si vite, peu de gens reconnaîtraient la Suzanne de Chantel cabotine, prostituée et porteuse de diamants des Folies-en-l’air ; à peine se souviendrait-on qu’elle s’était appelée Madame Johnson.

Mariette d’Anjou, au contraire, avec son âme de bonne fille, pas méchante, pas roublarde, qui aime la tranquillité et l’amour, se rapprocha de Gaston de Plombières, lequel ne demandait pas mieux, et, dans l’hôtel de la rue de la Bienfaisance, à peine débarrassé des objets intimes de San-Pedro, le marquis s’installa.

Un bon collage vaut quelquefois autant qu’un bon mariage ; ils se devaient bien des choses l’un à l’autre. Mariette était de celles qui ne peuvent pas oublier les services rendus.

Et puis, de Plombières n’était pas aussi taré qu’on le voulait bien dire : il était riche, d’argent à lui ; la fortune excuse tout, le poids de l’or impose une situation, il devait être considéré suivant ses revenus.

Et Mariette et Gaston se voyaient déjà unis par un maire bardé de tricolore, rouge en trogne, le ventre en vedette ; c’était la popotte aisée, la tranquillité assurée, la retraite dorée de commerçants qui avaient fait ce qu’ils avaient pu. Mariette vida ses bas, Gaston conta la recette, il y avait bel et bien dix mille francs de rente. L’hôtel qu’ils habitaient représentait un

capital pareil. Ils unirent un matin leurs mains devant quatre témoins, Mariette d’Anjou fut Madame Plombier, officiellement, ce qui ne l’empêcha point de s’appeler marquise de Plombières.

Ils filèrent en hâte pour l’Orient, le désir de tous les deux, visitèrent Constantinople et la Palestine, passèrent en Égypte, virent le Caire et poussèrent jusqu’aux Indes avec de l’amour plein les veines et des chèques plein les poches.

Ils eurent même des réceptions officielles, et Mariette, bien que fort courtisée, n’eut pas envie de faire cocu son mari.

Ils avaient dans la peau l’étoffe de gens heureux.


XXII

LA FIN

Une fois seule, bien seule, avec Ketty, Paula de San-Pedro s’aperçut qu’elle regrettait son père et qu’elle aimait sa fille ; elle augmenta le deuil de ses vêtements et consacra ses loisirs à l’éducation de l’enfant.

Au premier soleil, à l’éclosion des premiers lilas, Paula de San-Pedro, qui n’était point ou que peu sortie de l’hôtel Bristol depuis la mort de son mari, voulut aller au Bois avec Ketty.

Ketty devenait le bébé gentil qui ouvre avec des gazouillis son bec rose ; tellement les enfants tout petits ressemblent aux oiseaux, ainsi que les oiseaux ils aiment chanter aux fleurs revenues et aux premiers bourgeons.

Les promeneurs regardèrent avec effroi Paula. Pâle et amaigrie, plus maigre encore parce qu’elle était grande, elle ressemblait à un fantôme revenu de la tombe. Et Ketty, si rose, si fraîche, si mignonne, soulignait encore, à cause de sa radieuse magnificence, le misérable délabrement de sa mère.

Elle seule ne sentait pas le mal qui la rongeait.

Lorsqu’elle rentrait de ses promenades, fatiguée par l’air absorbé, par l’air trop vif du Bois, elle se laissait tomber sur sa chaise longue pour dormir.

Sa voix était devenue diaphane, douce et mélodieuse, il semblait qu’elle ne parlait qu’à travers un sourire, et que ce sourire tamisait sa parole pour ne laisser s’envoler que les plus douces notes.

Rosé et transparent, son visage avait l’empreinte nacrée qui colore les vieux tableaux ; patine d’ivoire, patine fleurie, éclairée du feu de ses yeux profonds. Ses pauvres doigts étaient lumineux à travers un rayon de soleil ; ses nichons s’en étaient allés aussi.

Un jour faible, sans souffrir pourtant, elle ne sortit point. Elle resta debout, appuyée à une fenêtre, et regarda les allées et venues des passants sur la place Vendôme.

Elle se souvint du zouave qui l’avait fait tressaillir, autrefois, elle sourit au souvenir, pensa à l’amour, et compta les jours écoulés depuis que son corps n’avait plus été pris par le plaisir.

Encore et toujours, indifférente et monotone, la sentinelle gardait l’entrée de l’hôtel de la Place.

Tourlourou, culotté de rouge, l’arme dans le bras, rêvant à rien ou à des amours, elle observa longtemps ses gestes. Une autre sentinelle vint à son tour en faction ; il ressemblait à l’autre, comme tous les pioupious se ressemblent, de loin.

D’étranges désirs passaient dans sa chair, réveillaient son sexe ; aucun homme n’était là pour l’aimer.

Elle était femme, elle était riche considérablement, et maintenant, là, nul amant n’était près d’elle.

Elle pensa aux bons jours d’ivresses, et les regretta.

Toujours elle souriait, la beauté de la bonté figée sur son visage. Cependant, elle sentait dans sa poitrine une chaleur qui brûlait ; souvent, malgré elle, elle appuyait ses mains sur son torse amaigri, comme pour arracher ce feu qui lui faisait du mal.

Une femme de chambre vint l’avertir que le docteur demandait à la voir.

— Qu’il entre, dit Paula.

— Vous êtes souffrante aujourd’hui, madame, que vous n’êtes point sortie ? Il fait beau, c’est un temps à promenade…

— Malade ! Non, je suis un peu nerveuse et faible. Le printemps sans doute, je ne sais quoi…

Après que le docteur l’eut examinée :

— Et Ketty va bien ?

— Très bien, elle est jolie, jolie, jolie. Mais, moi ?

— Madame, vous n’êtes point malade, point malade, je m’étais trompé. Mais il faut des distractions, du plaisir. Il ne vaut rien de rester ainsi enfermée, sortez, amusez-vous. C’est la gaieté qui manque à votre vie.

Quand il fut sorti, sur le palier, il rencontra une camériste.

— Eh bien ? demanda la femme.

— Elle est perdue, absolument, irrévocablement ; je suis étonné qu’elle soit encore debout.

— Poitrinaire ?

— Oui, et sans remède.

Paula s’était remise à la fenêtre et ses yeux fixaient encore le soldat en faction.

Il était près de quatre heures, et l’hôtel de la Place estompait de son ombre le carré de la place Vendôme.

Paula sonna sa femme de chambre.

— Habillez-moi, dit-elle, je vais sortir.

Une demi-heure plus tard, elle était dehors. Elle passa devant la sentinelle et l’examina. La sentinelle était jeune et jolie, blonde, avec des yeux bleus très doux.

Paula revint sur ses pas, regarda sous la porte où d’autres soldats, ceux du poste, fumaient des cigarettes, assis sur des bancs.

Une femme attendait auprès d’un réverbère, elle était jeune et laide, Paula passa.

— Comme il fait froid ! pensa-t-elle.

Elle gagna, sous les arcades, la rue de Rivoli.

Maintenant il faisait presque nuit.

Elle allait rentrer à l’hôtel, lorsqu’elle aperçut un soldat d’infanterie de marine, qui, les mains dans ses poches, une cigarette à la bouche, revenait sans doute du gouvernement militaire.

Paula s’arrêta pour le regarder passer. Elle souriait en le regardant.

Le marsouin sourit à son sourire et la dépassa. Après quelques pas, il se retourna ; Paula s’était retournée et le regardait encore. Il revint vers elle, elle lui souriait toujours.

— Eh bien ! tu fais le quart ? dit l’homme.

Paula n’avait pas compris, mais la voix de l’homme était rude et forte. Elle trembla dans tous ses membres, agitée par un long frisson. Mais elle ne cessa point de sourire.

— Allons, viens, nous allons boire l’apéritif, ça te réchauffera, tu grelottes.

— Non, dit Paula, venez chez moi, nous prendrons ce que vous voudrez.

— C’est loin ?

— Non, en face, à l’hôtel qui fait le coin de la place.

— C’est là ton nid ?

— Oui.

— Tu te loges bien, merci, je suis à tes ordres.

— Je vais rentrer la première, vous n’aurez qu’à monter l’escalier, un étage, la porte en face, sur le palier ; d’ailleurs, je vous attendrai.

— Ça biche ! je te suis.

Il roula une cigarette et l’alluma avec une allumette chimique frottée contre un pilier des arcades. Il fit les cent pas, pour tuer le temps, sifflotant un air de bastringue, les yeux allumés par la bonne aubaine.

Après avoir fouillé dans les poches de sa tunique, il tira ses gants de coton blanc :

— Faut se mettre bien pour entrer dans le monde des paroissiennes à l’aise, dit-il. La cigarette brûlée, les gants mis, il se dirigea vers l’hôtel.

Un laquais en livrée était sur la porte :

— Vous allez ? demanda-t-il.

— Au premier, chez ma cousine, la porte en face.

— Chez Madame de San-Pedro ?

— Probable ! oui. Et puis, continua le marsouin, est-ce que ça te regarde, toi, où je vais ? Est-ce que je te demande, moi, ce que tu fais là ?

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de « mais, monsieur ».

Dis rien, où je te fais fiche ton compte par ma bourgeoise, espèce de larbin !

Comme l’autre s’était redressé :

— Oh ! tu peux te rebequiller, j’ai pas la frousse. Ça se démonte des grands loustics comme toi, et je ne t’autorise pas, t’entends, à fourrer ta curiosité dans mes affaires intimes. Je vais où je veux et ça ne te regarde pas.

Le gérant, au bruit, s’était avancé.

— Qu’il y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il au marsouin.

— Qui êtes-vous, vous, d’abord ?

— Le gérant de l’hôtel.

— Ah ! le gérant… Eh bien ! il y a que ce larbin est d’une curiosité dégoûtante, d’une insupportable arrogance et qu’il mériterait qu’en trois temps je lui flanque mon pied dans le bottom. Mais, zut, on m’attend.

Et dans quatre enjambées, il fut au premier, ouvrit une porte vitrée, et trouva Paula, qui, dans l’entrebâillement d’une portière soulevée l’attendait.

— Ils sont rien dégoûtant les larbins de la boîte, dit-il à Paula. Crois-tu qu’ils voulaient me poser des questions, à moi, un du 1er marsouins, un vieux malgache qui n’a pas froid nulle part !

Il avait jeté son képi sur un fauteuil, et, les jambes écartées, il s’assit sur un canapé :

— C’est rupin dans la niche, dit-il. Eh bien ! ma chérie, tu m’offres aujourd’hui des satisfactions d’amour-propre qu’un membre du populo, qu’un seconde classe de l’armée bleue, ne devrait savourer que le dimanche ; mais les jours heureux c’est rien que des dimanches, pas vrai ?

— Allons, vous voulez boire ? que voulez-vous ?

— Oh ! moi, un Pernod-sucre, j’hésite pas.

— Bien.

Elle sonna, un domestique entra.

— Donnez à monsieur ce qu’il faut pour boire un…

— Oui, un Pernod-sucre, et bien servi.

Le valet s’inclina et sortit.

— Vous êtes soldat ? dit Paula.

— Dame ! il me semble que ça se voit.

— C’est un bon métier ?

— Il y a des heures, celle-ci, par exemple ; mais tu sais, à Madagascar, c’était pas rigolo, au Sénégal non plus, il fait chaud, il fait soif, et… Mais, toi, qu’est-ce que tu fais.

— Je suis Américaine.

— C’est pas une profession, ça ! C’est comme si, quand tu m’as demandé si j’étais soldat, j’avais répondu : Je suis de Grenelle. Ça t’intimide que je te demande ton état, je comprends-ça, et puis, je suis un imbécile, ça se voit ton état, n’est-ce pas ? Ce sont des professions qui se démontrent et qui ne se disent pas.

Elle n’avait pas répondu.

D’ailleurs, sur un plateau d’argent, le domestique apportait le Pernod-sucre.

— Tu ne prends rien, toi ?

— Non, je ne prends rien.

— Allons, je vais faire Suisse ! J’aime pas trinquer tout seul ! Bah ! nous boirons dans le même vase, comme des amoureux, parce que j’espère que tu ne m’as pas fait monter ici, simplement pour enfiler du Pernod.

Il la regarda qui lui souriait toujours, amusée du bagout du soldat.

— Vraiment, pensait-elle, ils ne sont pas comme les autres, les militaires.

Jugeant de tous les autres par le gavroche parisien enrégimenté, elle croyait aussi que ce devait être bien amusant de vivre avec eux.

À ces derniers mots, elle vint s’asseoir près de lui, sur le canapé, et de ses bras nus, hors des manches de la robe de chambre qu’elle avait revêtue en rentrant, elle prit la tête du soldat, se piqua la chair à ses cheveux ras, frissonna, et le baisa aux lèvres.

— Mais, dis-donc, une idée, fit le marsouin, tu n’es pas malade au moins ? Parce que tu sais, c’est quinze jours de clou et le pouce…

— Non, dit Paula, ne comprenant pas, je ne suis pas malade, fatiguée un peu seulement, mais vos caresses me guériront…

— Attends que je quitte mon sabre et ma tunique.

— Non, dit-elle tout bas dans son oreille, non, reste comme tu es là, en soldat.

— Quelle idée ! mais c’est embarrassant comme tout ! Oh ! si ça te fait plaisir, après tout…

Et il but à ses lèvres, à ses pauvres lèvres si minces, si fines, si pâles !

Tout de suite emballé, le soldat de vingt ans, robustement, l’empoigna et la coucha sur le canapé.

Le plaisir fut grand, autant qu’il fut violent. Ils n’eurent pas à la bouche de paroles d’amour ; ils n’y pensaient pas, ni l’un ni l’autre ; ils s’étaient resserrés pour le plaisir, pour la joie, pour la brutalité seule.

Il la prit plusieurs fois, fortement toujours, satisfaisant son appétit, se rassasiant de bonheur, comme l’affamé qui s’assied à une table, garnie de victuailles, s’en met jusqu’au cou, voulant profiter de l’occasion.

Quand ils furent apaisés, tous les deux :

— Et maintenant, bonsoir, je me trotte, dit le marsouin ; je vais dîner en famille, avant de réintégrer la caserne. Ça creuse, le Pernod et l’amour.

— Non, ne t’éloigne pas, fit de sa voix constellée de nuances douces et caressantes la femme anéantie dans ses cheveux, et les yeux fermés. Non, reste, ne t’en va pas encore ; reste, reste encore, nous allons nous aimer.

— Pas de ça, Lisette, je pincerais huit jours de clou. Il n’est pas permis de découcher chez mon patron.

— Que t’importe ! dit Paula, caressant du bout de ses admirables doigts fuselés le visage de l’homme repu d’amour. Si je t’aime ! reste avec moi. Tiens, viens encore, viens, je te veux encore ! C’est bon l’amour, c’est doux d’aimer.

La tête renversée sur un coussin, le cou tendu, les bras ardemment attracteurs, mendiante et souverainement puissante, les yeux fermés, mais si vivants derrière les paupières closes, qu’entre les cils ils étincelaient quand même, tout le corps raidi par le spasme prochain, comme rêvant et goûtant par avance le charmeur plaisir où s’endorment les peines et les souffrances, la gorge sèche, le cœur battant, cambrée dans la nervosité de ses reins souples, elle attira contre sa poitrine l’amant.

Et lui, réveillé dans ses sens, tout à l’heure las, se laissa emporter vers la joie, s’abandonna de toutes ses forces, avide, gourmand, prodigue de chaleureuse jeunesse, se jetant dans l’ivresse comme il s’était lancé dans la bataille. Les soupirs et les sanglots de la femme prise chantaient à son oreille comme un clairon qui hurle à la charge. L’étreinte des bras, autour de ses reins, le poussait comme si une troupe formidable de batailleurs, altérés de la joie, de sa joie, eussent voulu tremper comme lui leurs lèvres, au divin baiser.

Sur l’amour, sous l’amour, affolés, ne sentant plus les degrés d’ivresse, ils luttaient avec rage, frénétiquement scellés par le baiser, nerveusement unis dans leur chasse à travers le paradis des extases et des béatitudes infinies.

Il voulait fuir la joie, elle le gardait à sa joie ; elle repoussait son plaisir, il voulait du plaisir. Et sabbatiquement hurleurs, comme des dieux ivres de splendeur et d’amour, yeux clos, bouches sèches, fronts brûlants, soupirs sifflants, ils allaient, allaient toujours.

Lorsque, tout à coup, Paula poussa un cri terrible.

L’homme bondit.

Il avait le visage inondé de sang. Paula lui avait lancé au visage un flot de la liqueur rouge.

Il regarda, terrifié.

Un mince filet de sang coulait encore entre les lèvres fermées de la femme et tombait sur le tapis.

Le soldat eut un regard imbécile.

Il eut peur de se sentir devenir fou.

Paula était pâle comme la chemisette qui couvrait sa poitrine, un faible souffle saccadé pourtant, enflait ses narines, qui étaient aussi teintées de sang.

Effrayé, les yeux arrondis, affreusement ouverts, il fixait Paula.

Immobile, debout, impuissant à faire un mouvement, les bras ballants, le corps lâche, la tête lourdement penchée, la bouche saliveuse ouverte, débraillé, sale, la moustache sanglante, il regardait encore, attendant, sans savoir pourquoi.

Enfin, ayant peur de comprendre, il se précipita sur Paula, la secoua, l’appela :

— Parle donc, allons, parle, qu’as-tu ?… réponds-moi… bon sang de bon sang ! Mais parle donc !

Paula ne parlait pas et ne bougeait plus. Le sang aussi avait cessé de couler, déjà il brunissait, dans un peu d’écume, aux coins de ses lèvres.

— Morte ! cria le soldat affolé. Elle est morte ! Elle est morte !

Et sans rajuster ses vêtements, il se précipita vers la porte qu’il ouvrit et il cria de toutes ses forces :

— Venez, venez, elle est morte ! Elle est morte ! Un médecin, vite, un médecin !

On accourait de tous les côtés.

Le docteur fut un des premiers arrivés.

Il regarda Paula quelques minutes, avec tristesse, puis, doucement, au soldat qui se tenait maintenant près de lui :

— Mon garçon, dit-il, cette pauvre femme était atteinte d’un mal terrible, elle devait bientôt mourir, vous avez peut-être avancé la mort, mais elle s’est en allée sans souffrir, elle est morte… heureuse !

Et la foule des serviteurs et des hôtes, accourus aux cris d’appel du soldat, eurent pour Paula le sourire de pitié, le sourire qui est une prière à Dieu, le sincère sourire au voyageur qui part pour l’éternel voyage…

… Dans son petit lit d’ange, déjà, Ketty dormait : elle rêvait qu’elle jouait avec des anges, dans un grand jardin rempli de fleurs et d’oiseaux. Et les fleurs se penchaient pour parfumer ses cheveux, pour fleurir ses lèvres ; et les oiseaux chantaient comme elle, et venaient coquettement se mirer dans le doux miroir de ses yeux veloutés de noir.

FIN