Peter McLeod/01

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Peter McLeod



Grand récit canadien-français inédit
par Damase Potvin


— I —


Vlan !…

Et Peter McLeod, tout de son long, se trouva étendu sur le parquet rugueux, picoté de nœuds de sapin, du “Main Office”.

Sidérés, les spectateurs, une vingtaine, regardaient en silence ce grand corps flasque, apparemment sans vie. Il paraissait pour l’instant démesuré, la figure pâle : au coin de la bouche un mauvais pli comme pour laisser passer un dernier “balling out”.

Peter McLeod avait trouvé son maître.

Dans le lourd silence de la salle enfumée, où se mêlaient des odeurs de sapin frais, de cuir mouillé et de whisky, se traînait un bruit de grosses bottes cloutées martelant le pavé de rondins mal équarris… Du côté du comptoir, une voix éraillée :

« Tobie… un whisky… et un bon… penses-tu que je l’ai pas mérité ?

C’était la voix de Fred Dufour, un petit homme noir, le front bas taillé au couteau, les cheveux crépus comme ceux d’un nègre, le corps musclé, fortement charpenté, sans trop d’envergure, mais un thorax aux profondeurs d’armoire ; un paquet de cordages.

Il but son whisky d’un trait. Sa façon de boire était un indice de virilité. De même que la terre de Charlevoix où il avait vu le jour, sèche, dure, a besoin d’être arrosée par les pluies d’automne quand elle se rougit de feuilles mortes, la figure fermée de Fred Dufour s’illuminait et devenait avenante quand on prenait la peine de l’arroser comme il convenait. Il n’y avait pas à craindre l’ivresse. On n’avait jamais vu Fred Dufour parfaitement ivre. C’était tout au plus chez lui le « subridens » de l’antiquité, une inclination vers des dispositions meilleures… Il se retourna. Les autres revenaient peu à peu de leur stupeur. Comme distraitement il jeta un coup d’œil sur le grand corps toujours tout du long étendu de Peter McLeod. Il s’en approcha, se pencha, tâta le pouls de l’homme. Comme ce dernier, selon son diagnostic, appartenait encore à la république des vivants, il soupira, se redressa, triomphant, jeta un regard circulaire sur les spectateurs de la scène. D’un geste nerveux, désignant le corps inerte, il dit :

« Le voilà… Peter McLeod… Moi… vous savez, c’est Fred Dufour.

Mais comment, diable, cela s’était-il fait ?… semblait se demander chacun des assistants. La lutte entre les deux hommes avait duré quelques minutes seulement. Il est vrai que les antagonistes, au milieu de la place, avaient joué dur : deux brutes. On avait entendu comme en un rêve des grattements saccadés de bottes sur le parquet, l’haleine sifflante des deux hommes, le son mât de coups de poing sur des corps mous… Puis, on avait vu Peter McLeod paraissant sans vie, étendu tout de son long…

Une scène de cinématographie américaine, à quelques cent années plus tard, dans les grandes villes. Bang !… Vlan et vlan !… Voilà, le compte est fait.

Mais, encore une fois, comment cela s’était-il passé ?

On pouvait se poser cette question jusqu’au temps relativement moderne où l’on apprit dans les grands illustrés américains les élémentaires notions de la boxe scientifique. Fred Dufour n’en avait pas la moindre idée. Mais il avait touché juste, comme cela, par hasard… Un direct à la mâchoire, quoi !… à l’endroit précis. Ça a toujours existé, la mâchoire. Un Dempsey primaire, en herbe, sans le stimulant de millions à gagner ; tout naturellement, pour sa défense et pour faire un maître ; sans ceinture à conquérir ; un champion primitif d’âges incertains, dans les solitudes nordiques. Pendant qu’ils luttaient, soudain, le grand corps nerveux de Peter McLeod s’était plié en deux tandis que les mains se portaient ensemble à l’estomac ; puis, à la mâchoire, ensuite de quoi ; crac ! un coup sec, un éclair. À ce moment, le poing droit de Fred Dufour touchait le menton de Peter McLeod qui s’écrasait.

Et voilà le grand corps lourdement immobilisé sur les rondins. L’"upper cut" quoi !… le "knock out" !…

Fred Dufour, encore une fois, n’en savait pas le premier mot. Il venait de le pratiquer par hasard. Ça lui avait réussi. Il ne savait si cela s’appelait un “swing” ou un “upper cut”, mais cela avait suffit pour mettre le boss "knocked out". Il en était lui-même tout éberlué. Et voilà pourquoi, parmi les spectateurs, on n’arrivait toujours pas à comprendre comment Peter Mcleod avait été vaincu avec une si apparente facilité.

« Il faut quand même s’occuper de notre ami », dit, enfin, Fred Dufour après avoir ingurgité un autre whisky, et rompant pour la deuxième fois le silence de la grande salle froide et nue du “Main Office”.

C’était un “log house” où se trouvaient à la fois le magasin, un embryon de bar et la salle à manger des hommes qui travaillaient à la scierie mécanique de la première “concern” du Saguenay. On était à Chicoutimi, vers 1840, et on assistait aux premiers vagissements d’une ville industrielle du nord. Quel accouchement !…

Peter McLeod fut porté par quatre hommes sur un banc de madriers, et quand il y fut étendu, on s’en fut boire au comptoir où servait un petit vieux à mine chafouine qui répondait au nom de Tobie Corneau. Il était moustachu de paille jaune, la face couperosée et vineuse, avec un nez pareil à un chanfrein et des oreilles en cornet, pleines de poils. Réjoui, il servait, servait, à ne plus savoir quand il allait s’arrêter. Un vent de bataille avait, un instant, passé au-dessus de ces têtes hirsutes. Des poings s’étaient tendus dont l’un fut magnifiquement victorieux. Et maintenant, on buvait. On buvait béatement, avec une sorte de componction, comme pour chercher l’oubli de l’incident qui venait de terroriser ces hommes, et des autres phases de la journée, provoquant celui, plus profond, du sommeil de la nuit, réparateur de tout.

Peu après, Peter McLeod revint à lui. Il fut bientôt sur pied. Étourdi, ahuri, il jeta un regard sur les hommes qui se pressaient au comptoir. Il arrêta son œil vif sur Fred Dufour. Un instant, une lueur féroce fit ciller ses prunelles de chat huant. Mais, saisissant son casque de fourrure qu’il aperçut près de lui, il s’en coiffa et s’en alla.

« Il a son compte. » semblaient vouloir dire les hommes qui fixaient la porte par où il était sorti.

Alors, ce fut autour des bouteilles du comptoir que Tobie Corneau, pour la circonstance, laissait en toute liberté, une cacophonie étourdissante de questions, d’interjections, de cris d’admiration, d’expressions de crainte et de peur, le tout, naturellement, à l’adresse de Fred Dufour, le héros de la soirée. Celui-ci ne finissait plus de se servir de pleins “tumblers” de whisky blanc dans l’unique but d’augmenter, s’il se pouvait, dans son esprit, la vertu tonifiante de l’enthousiasme de ses amis et de s’exalter dans son nouveau rôle de héros impromptu. Il venait de se produire en lui ce que les psychanalystes appellent un “complex”. Il rêva d’égaler Peter McLeod.

Pensez donc, en une infinitésimale portion de temps, avoir « knoqué » Peter McLeod, la terreur du Saguenay, depuis alors cinq ans ! c’était la gloire, quoi ! La vigueur physique est le mérite le plus considéré dans les sociétés dont les hommes vivent aux confins de la vie sauvage.

Il y avait là tout un groupe d’hommes aux pesantes bottes cloutées, aux poings formidables, au verbe rude et à l’esprit lourd. Ils étaient fiers de l’exploit de leur compagnon. Mais ils craignaient aussi. Fred Dufour avait battu Peter McLeod, et alors c’était la disgrâce bientôt, la misère à la suite de son renvoi immanquable de la “concern”.

Bientôt tous se mirent à parler à la fois, grondant, murmurant, criant tout ce qui leur passait par la tête, comme font les hommes à la poitrine large, vivant au grand air, lorsque le whisky fouette leurs dispositions plutôt naturellement taciturnes.

« C’était ben d’valeur » tout de même. Fred Dufour était au moulin de Peter McLeod, bâti au bord du Bassin de la rivière Chicoutimi, leur plus redouté et aimé contremaître. Il avait auparavant occupé le même emploi à la scierie construite également par Peter McLeod à la Rivière-du-Moulin, deux milles plus à l’est. Peter McLeod, qui s’y connaissait en costauds, l’estimait. La situation de Fred Dufour était donc enviable, solide. Un “uppercut” dont il ignorait toute l’effroyable efficacité, compromettait sa position.

Maintenant, du côté de ceux qui avaient le vin pacifique, des doutes s’élevaient sur l’opportunité de ce « direct » primitif, pas le moins du monde scientifique, — qu’est-ce qu’on en savait, d’ailleurs ? — simplement de hasard, ce qui, d’ailleurs, le lui faisait pardonner par ceux qui doutaient le plus de son mérite. Et ceux-là regardaient avec des regards un peu bêtes.

Mais Fred Dufour crânait.

« Vous voyez », ne cessait-il de répéter dans son ivresse naissante. « Peter McLeod a trouvé son maître… C’est pas plus malin qu’ça ! »

On l’écoutait avec une sorte de déférence morne.

Lorsque William Price, vers 1830, vint s’établir dans la rude et lointaine région saguenayenne, pour y chercher de nouveaux développements à la vaste industrie de la coupe du bois qu’il avait créée dans la vallée du Saint-Maurice, quelques années auparavant, il eut à soutenir une lutte féroce contre la Compagnie de la Baie d’Hudson. Celle-ci, jalouse de conserver intacts les privilèges qu’elle détenait, depuis près de deux siècles, pour la chasse et le commerce des fourrures, voulait empêcher de « faire du bois » et encore plus de « faire de la terre » dans l’ancien Domaine du Roy qui comprenait les vallées du Saguenay et du lac Saint-Jean. L’omnipotente compagnie prétendait non seulement avoir le monopole du “fur” — fourrure. — mais aussi du “fir”, — bois. — Elle lutta et prospéra grâce à cet affreux calembour, a-t-on dit quelque part.

Aussi, durant l’hiver, surtout à l’époque favorable à la coupe du bois, il se livrait des batailles épouvantables entre les hommes des « campes » de Price et les équipes de fiers-à-bras, trappeurs et sauvages continuellement avinés, qu’employait l’« honorable compagnie » pour tuer dans l’œuf l’exploitation entreprise par William Price. C’est ainsi qu’elle avait étouffé la Compagnie du Nord-Ouest qui poursuivait, du reste, le même objet et dont le contrôle couvrait tous les territoires de chasse de l’Amérique britannique du Nord. Encore que le dernier bail de la Compagnie avec le gouvernement fut expiré, le champ restant à peu près libre à Price, on signalait encore fréquemment, au fond des forêts saguenayennes, des rixes souvent sanglantes entre les hommes des chantiers et les trappeurs de la Compagnie qui voulaient continuer pour leur compte les privilèges exclusifs de chasse dans le Domaine du Roy. On voulait établir une tradition. Il en était ainsi quand Peter McLeod était venu établir une première scierie à la Rivière-du-Moulin, tout au bord du Saguenay, pour s’associer peu après avec William Price en vue d’exploiter un autre moulin construit au Bassin, à l’endroit que devait occuper plus tard la paroisse du Sacré-Cœur de Chicoutimi.

On était au milieu de décembre. Ce soir-là, comme tous les soirs, la plupart des hommes des scieries du Bassin et de la Rivière-du-Moulin étaient réunis et commençaient à boire dans la grande salle du “Main Office” quand, soudain, Peter McLeod entra. Il alla tout d’abord au comptoir et engloutit coup sur coup trois pleins verres de whisky en esprit. Puis un groupe se forma vite dont il fut le principal personnage. Il ingurgita une quatrième « eau de feu » et dit tout à coup :

« Je voudrais trois bons hommes ».

— Facile à trouver ici… répondit l’un du groupe.

— En toute vérité, continua Peter McLeod, un seul suffirait, mais pas dans votre classe, tas de faces de cochon.

Histoire d’insulter les hommes.

On était, d’ailleurs, habitué à ces brutalités de paroles de Peter McLeod. Comme de coutume, on laissa passer.

Il continua :

« Si je pouvais seulement m’absenter pendant une semaine, je serais cet homme… dont j’ai besoin.

— De quoi s’agit-il ? demanda froidement Fred Dufour.

— Des trappeurs de la Compagnie causent du trouble à nos hommes de l’Anse-au-Cheval. Il faudrait aller les mettre à la raison. Vous savez, c’est à quarante milles d’ici et Tom Smith est avec ces bandits… C’est te faire comprendre, Fred Dufour, que ce n’est pas toi qui partira pour l’Anse-au-Cheval…

— Et pourquoi pas ? demanda avec calme Fred Dufour en avalant un whisky à terrasser un ours des Laurentides.

— T’es bien trop poule mouillée pour faire face à Tom Smith, la terreur du Nord… et je n’ai pas du tout le désir de payer un sou pour ton enterrement.

Et ce qui devait arriver mais que l’on ne croyait pas qu’il arriverait arriva. Fred Dufour, aussi calme qu’il était en lampant sa dernière « eau de feu », se dégageant du milieu du groupe de ses compagnons, bondit sur Peter McLeod auquel il asséna en pleine poitrine un violent coup de poing.

Et la lutte éclata, terrifiante, féroce, mais courte.

Vlan !… Et voilà.

Pendant des mois, des ans peut-être, vous vous tassez, vous avalez à pleines rasades des injures et de la honte puis, tout à coup, un jour, vous ne pouvez pas avaler une goutte de plus… C’était le cas de Fred Dufour.

Peu après le départ de Peter McLeod revenu de son évanouissement, les hommes sortirent du “Main Office”. Ils étaient contents. Pour eux, cette soirée avait été d’un comique endiablé, un épisode joyeux et magnifique dans la monotonie de l’ennuyeuse vie qu’ils menaient dans ce coin de terre aussi froid que lointain. Il était tard. La fatigue maintenant formait sur ces faces d’hommes comme une croûte. Ceux de la Rivière-du-Moulin chaussèrent leurs raquettes qu’ils avaient accrochées au mur du « campe », et l’on entendit bientôt dans la nuit lunaire des plocs plocs rapides sur la neige durcie et criante.

Puis un lourd silence tomba sur la “concern”.

C’était un groupe de misérables constructions faites de pièces de bois rond, de madriers et de planches de sapin, le tout pour le moment figé dans la neige. Un sentiment de tristesse pénétrante, semblable à celui que fait naître une musique grave, se dégageait de cet embryon de ville industrielle. La nuit bleue coulait, s’étendait toute nue sur la rivière et sur le Bassin. Elle était claire et froide, souple… nageait dans le ciel haut, sans frôlement. Sa chevelure descendait jusqu’au hameau. La lune, depuis longtemps déjà, avait pris possession du ciel. Elle rayonnait et ruisselait partout. Elle argentait, de l’autre côté du Saguenay, des groupes de montagnes qui semblaient des bêtes accroupies. Au bord du coteau où se trouvaient la scierie et les bâtisses aux toits empâtés de neige du bourg, des taillis blonds dansaient sous les rayons lunaires.