Petit Proverbe et apologues

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PETIT PROVERBE
ET APOLOGUES
POUR LA DISTRIBUTION DES PRIX,
CHEZ LES SŒURS DE LA CHARITÉ
DE LA PAROISSE NOTRE-DAME, À VERSAILLES,
Le 16 Août 1853,
EN PRÉSENCE DE M. LE CURÉ, DE MM. LES ADMINISTRATEURS DU BUREAU DE BIENFAISANCE, DES DAMES DE CHARITÉ, ET DE TOUTES LES SŒURS.

Louise 
sept ans.
Céline 
dix ans.
Julie 
treize ans.

(Louise et Céline assises, chacune d’un côté, un papier à la main, et exprimant, par leur pantomime, qu’elles apprennent quelque chose par cœur. — Julie debout, appuyée sur une troisième chaise, tenant un ouvrage d’aiguille, et regardant avec attention Louise et Céline.)
JULIE, après quelques secondes.

 À la bonne heure ! — Enfin, voilà quatre minutes
Que je vous suis des yeux… pas l’ombre de disputes !
Ce n’est pas comme l’an dernier.

LOUISE, levant la tête.

Je le crois bien :
On ne dispute pas, car on ne se dit rien.

CÉLINE, sans se déranger.

Nous avons trop à faire.

LOUISE, froissant son papier.

Oh ! que c’est difficile
D’apprendre de l’esprit ! — J’en deviens imbécile.

CÉLINE, se tournant vers Louise.

Je te le conseille, — oui, — plains-toi pour huit ou dix
Petits vers qu’il le faut savoir par cœur, tandis

Que j’en ai, pour mon lot, regarde, une tartine…

(Elle déploie une grande bande de papier et rit)
JULIE.

À chacune selon sa taille, — à toi Céline,
Le grand morceau ; pour toi, Louise, le petit.

LOUISE.

Le mien est bien assez… gros, pour mon appétit !

JULIE.

Voyons ! ne perdons pas de temps en bavardage.
Volez-vous m’écouter toutes deux ? — Je suis d’âge
À donner des conseils, à vous guider… et puis
J’ai de nos bonnes Sœurs, sentant que je le puis,
Retenu les leçons, comme elles, excellentes !…
— Venez là.

(Céline et Louise se lèvent et approchent de Julie.)
N’allons plus faire les indolentes…

Vous allez réciter avec moi. —

CÉLINE.

Volontiers,
Julie. — On passerait, seule, des jours entiers
Sur une fable.

LOUISE.

Moi, les yeux sur la meilleure,
Je n’y penserais plus, dans un petit quart-d’heure.
Au lieu qu’en se mettant deux ou trois…

CÉLINE, l’interrompant.

 Le plaisir
Vous anime et rend tout plus facile à saisir.

JULIE.

Toi, Louise, en premier !…

LOUISE.

Comme étant la dernière.

JULIE.

Lis, ou répète-moi ta fable, — et de manière

À suivre avec ta voix le sens, de point en point ;
À nuancer les vers…

LOUISE.

Ne t’inquiète point.

(Elle se met tout-à-coup à réciter d’une voix criarde, précipitée et monotone, et sans s’arrêter.)
LA GOUTTE D’EAU, APOLOGUE.

 « Or, une goutte d’eau, des épaisses nuées
 Tomba dans l’océan sans bord.
Là, perdue. ..........

JULIE.

Ah ! quel jargon ! — Écoute :
(Elle prend le papier et lit de son mieux.)
« Or, une goutte d’eau, des épaisses nuées
 Tomba dans l’océan sans bord.
Là, perdue au milieu des vagues remuées,
 Elle s’écria tout d’abord :… »

(Remettant le papier à Louise.)

À toi.

LOUISE, reprenant et lisant et récitant de mémoire tour-à-tour, avec le ton et l’expression convenables.
LA GOUTTE D’EAU, APOLOGUE.

 « Or, une goutte d’eau, des épaisses nuées
 Tomba dans l’océan sans bord.
Là, perdue au milieu des vagues remuées,
 Elle s’écria tout d’abord :
« Hélas ! quelle chétive et pauvre créature
 « Suis-je dans ses immenses mers !
 « Qui peut me dire à quoi je sers !
« Je suis le moindre enfant de la grande nature.
« Dieu ne me voit pas même en son vaste univers ! »

Soudain un vivant coquillage
Posé près de la goutte d’eau,
Vint à bâiller, — le ciel entr’ouvrant son rideau, —
Et l’avala d’un trait, elle et son verbiage.
La goutte d’eau resta long-temps à se durcir
Dans la coquille refermée
Jusqu’à ce qu’elle fût, mûrissant à loisir,
En une perle transformée,
Qui, des mains d’un plongeur, passée en moins d’un an,
Par mille jeux du sort, — autre mer écumeuse —
Est à présent, dit-on, cette perle fameuse
Attachée au front du sultan ! »



JULIE.

Quand on s’applique,
Tu vois comme on fait mieux ! — Veux-tu que je t’explique
Le sens…

LOUISE.

Ah ! je comprends : « Ayons espoir en Dieu,
Qui saura mettre, un jour, toute chose en son lieu. »

JULIE.

C’est cela. Maintenant, tu lis bien à voix haute.
Va-t-en étudier pour savoir tout, sans faute.

LOUISE, embrassant à Julie.

(À Céline, avec emphase.)
Merci ! — Mademoiselle, à votre tour. — On doit
Savoir et prose et vers sur le bout de son doigt. —
Encor merci, Julie… Oh ! tu seras contente !

(Elle sort après avoir embrassé de nouveau Julie.)
CÉLINE, qui a étudié tout le temps sur sa chaise.

Je suis prête ; et pour peu que la chose te tente,
Je vais te réciter ce que, sans grands délais.
Je dois dire en public.

JULIE, prenant le papier de Céline.

 C’est ce que je voulais.

CÉLINE, récitant par cœur.


PETITE VIOLETTE. FABLE.

 
Petite violette, un jour, venait de naître
Sur le bord d’un ruisseau, dans un vallon caché,
Quand elle dit, mettant le nez à la fenêtre :
« Belle fleur !… j’ai le front vers la terre penché…
Qui le saura ? personne ; et puis, près de cette onde,
Qu’est-ce que je verrai ? Rien du tout. — Et les fleurs
Sont faites pour le monde…
C’est donc raison d’aller prendre racine ailleurs. »

Tout en parlant ainsi, petite violette
Avec les petits doigts de sa petite main
Tire ses petits pieds du sol, fait sa toilette
Et se met en chemin.

« La montagne au front bleu qui dans l’air se dessine,
Me conviendrait, dit-elle. — À son premier plateau
Si je pouvais atteindre ! oh ! ce serait bien beau !
Et je verrais du monde un bon morceau !…
C’est donc raison d’aller prendre, là-haut, racine. »

Petite violette a, d’un agile pas,
Gravi le monticule au soleil qui le dore ;
Mais, à peine installée, elle n’y trouve pas
Son compte, et soupirant encore :

« D’ici l’on ne voit pas grand’chose — il me faut tout.
Ah ! du second plateau je pourrais, j’imagine,
Voir le monde, et cela de l’un à l’autre bout…
C’est donc raison d’aller, plus haut, prendre racine. »

Sitôt dit, sitôt fait. — Sous l’orage et le vent
Petite violette enflammée, intrépide,
Monte la côte plus rapide ;
Le voyage est déjà plus dur qu’auparavant.
— Toutefois, la voici bien ou mal arrivant
Jusqu’au second plateau que baigne un lac limpide.

Mais, à peine installée : « Ah ! dit-elle, d’ici
Je n’aperçois le monde encor qu’en raccourci !
C’est du dernier sommet, qui perce et qui domine
Les grands nuages entr’ouverts,
Que l’on peut voir tout l’univers !…
C’est donc raison d’aller y prendre enfin racine. »

Et, sans plus réfléchir à rien,
Comme sous l’aiguillon d’une voix qui l’appelle,
Notre folle, en deux temps, se remet de plus belle
À son voyage aérien.

La route est, cette fois, bien autrement mauvaise.
Pour mieux dire, il n’est plus ni route ni sentiers,
Petite violette éprouve un grand malaise,
Elle retournerait sur ses pas volontiers…
Mais elle a comme le vertige,
Mais la tête lui tourne, — alors
Se poussant aux derniers efforts,
Par une sorte de prodige
Elle arrive, le cœur bien gros, le corps bien las,
Sur ce pic, noble but de ses vœux. — Mais, hélas !
Plus de terre, pas une mousse ;
Le sol est un granit aride, où rien ne pousse ;
Un vent glacial souffle autour avec fureur,
Et l’horizon n’est plus qu’une brumeuse horreur.
Petite violette, au bruit des avalanches,
Tremble de froid et de terreur

 Dans toutes ses petites branches ;
 Elle met sa tête à couvert
 Sous son petit tablier vert ;
 Ses petites mains s’alourdissent,
Ses petits pieds se gonflent, s’engourdissent,
Elle se prend à pleurer. — Tout le bleu
De sa petite joue a pâli peu-à-peu ;
 Et ses pleurs, desséchés sur place,
 Y pendent en lambeaux de glace.
Enfin, dans l’ouragan se perd un petit cri :
« Que ne suis-je restée aux bords où j’ai fleuri ! »

Petite violette épuisée, et qui souffre
 Tout ce qu’une fleur peut souffrir,
Se tait, roidit sa tige et roule, — et dans un gouffre,
 Elle achève enfin de mourir.

As-tu dans le vallon une calme chaumine,
Trois arbres au soleil ?… c’est tout ce qu’il te faut.
 Ne cherche pas à t’en aller plus haut,
 Tu ne ferais qu’élever ta ruine !



JULIE.

Très-bien ! — mais garde-toi d’avoir l’esprit troublé,
Quand tu verras pour nous tout le monde assemblé ;
On n’a plus ses moyens quand la peur les traverse. —
Vos fables sont deux sœurs, de figure diverse :
À l’humble goutte d’eau quel beau sort fut offert !…
La fleur fut curieuse et vaine, elle se perd.

LOUISE, accourant.

Vite, vite, on arrive, et chacun prend ses places ?
Est-ce gai dans la cour… et jusque dans les classes !
Le vénéré pasteur, les dames, les messieurs
Qui sont, par leurs bontés, nos anges sous les cieux,

Les mères, espérant pour leurs petites filles,
Quelques prix, doux trésor des modestes familles ;
Enfin, les bonnes sœurs, dont tous les jours sont pleins
De bienfaits maternels pour les cœurs orphelins,
Tout s’agite et sourit, et la fête commencé !…
Je le sens, voyez-vous, a ma frayeur immense ;
Dans un concours de peurs j’aurais le premir prix !
Mais venez !…

CÉLINE.

Tous les vers que nous avons appris…
Je n’en sais plus un seul, et ton trouble me gagne.
Vrai ! c’est contagieux :

JULIE.

Bon ! je vous accompagne
Et je vous soufflerai. — Donnez-moi votre main,
Et nous allons encor répéter en chemin.

CÉLINE.

À merveille !

LOUISE, à Julie.

Mais toi, qui fais parler les autres,
Ne diras-tu donc rien ?

JULIE.

Oh ! je serai des vôtres !
Me taire, ici ? non pas. — Qu’est-ce que je dirai ?
— Je ne sais — mais le cœur est toujours inspiré.
Libre de vanités et de craintes frivoles
Le cœur reconnaissant invente des paroles
Que ne trouveraient pas les plus fameux auteurs…
Allons !… Dieu soit en aide à tous nos bienfaiteurs !

TOUTES TROIS, reprenant.

Oh ! oui ! Dieu soit en aide à tous nos bienfaiteurs.

(Elles sortent.)
Émile Deschamps.

Versailles. Imprimerie de Montalant-Bougleux.