Petite grammaire bretonne/Préface

La bibliothèque libre.
PRÉFACE

I. Sur les cinq départements formés de l’ancienne province de Bretagne, il y en a un où l’on ne parle point breton, c’est l’Ille-et-Vilaine. Dans un autre, la Loire-Inférieure, cette langue n’est connue que de quelques villages voisins du bourg de Batz (presqu’île du Croisic). Le Morbihan et les Côtes-du-Nord sont partiellement bretons de langage. Seul, le Finistère appartient, dans son ensemble, à ce domaine linguistique.


II. Le breton est divisé en quatre grands dialectes :

1o Le léonais ou léonard, parlé dans le Finistère ;

2o Le cornouaillais, dans le Finistère, les Côtes-du-Nord et une petite portion du Morbihan ;

3o Le trécorois ou trégorrois, dans les Côtes-du-Nord et le Finistère ;

4o Le vannetais, dans le Morbihan et une petite portion des Côtes-du-Nord.

Ces dialectes se subdivisent, à leur tour, en un nombre indéfini de sous-dialectes, de variétés et de sous-variétés. Les trois premiers ont entre eux une ressemblance générale suffisante pour qu’on puisse les traiter ensemble ; c’est ce que nous ferons dans cette petite Grammaire.

Le dialecte de Vannes diffère trop des autres pour pouvoir utilement être joint à ceux-ci dans un exposé élémentaire ; il exige une étude spéciale. C’est au vannetais que se rattache le breton du Croisic, qui a développé, d’ailleurs, des traits fort caractéristiques.


III. Le « breton » proprement dit, ou « breton de France » s’appelle aussi « armoricain », « breton armoricain » ou « celtique armoricain », pour le distinguer d’autres idiomes également celtiques ou bretons, parlés hors de l’Armorique ; et « bas breton », par opposition au « haut breton » ou gallo, patois usité dans l’est de la Petite-Bretagne, et qui n’est pas d’origine celtique, mais latine.


IV. De même qu’il diffère aujourd’hui suivant les régions, le breton a varié aussi selon les époques. En examinant les monuments qu’il a laissés, et qui sont d’autant plus rares qu’on remonte plus haut, on constate que son histoire présente trois grandes périodes distinctes :

1o Celle du breton moderne, depuis l’an 1601 environ ;

2o Celle du breton moyen, de 1100 au xviie siècle ;

3o Celle du vieux breton, antérieurement au xiie siècle.

Chacune de ces périodes de la langue admettrait des subdivisions, comme chacun des dialectes. Pas plus que la distinction de ces derniers, la séparation des trois époques n’est absolue. Par exemple, dans les années qui ont précédé et suivi la date approximative de 1601, il s’est fait des compromis entre le moyen breton sur son déclin et le breton moderne qui allait lui succéder. C’est ainsi que sur les confins géographiques de deux dialectes bien tranchés il y a souvent une zone indécise où règne une langue mixte.

Naturellement les deux périodes extrêmes (vieux breton et breton moderne) diffèrent plus entre elles que l’une ou l’autre ne diffère de la période intermédiaire. Le breton moyen fait la transition, à peu près comme parmi les dialectes actuels le cornouaillais, qui touchant d’un côté au dialecte de Léon et de l’autre à celui de Vannes, présente des caractères communs à ces deux types divergents.


V. La date initiale du breton de France ne remonte pas » plus haut que la venue des Bretons en France, au viie siècle après Jésus-Christ. Antérieurement à cette époque, le breton vivait, mais en Grande-Bretagne, où, du reste, il ne s’est pas éteint.

Cet ancien breton insulaire a produit, en effet, deux autres idiomes :

1o Le gallois, très vivace encore aujourd’hui dans la principauté de Galles ;

2o Le cornique, qui se parlait dans la Cornouaille anglaise, et qui a péri vers la fin du siècle dernier ; c’était le plus proche parent de l’armoricain.

Le gallois, le comique et le breton armoricain forment ensemble la branche brittonique ou bretonne des langues néo-celtiques. Ils descendent du celtique ancien qu’on parlait en Grande-Bretagne avant la conquête romaine.


VI. Ce vieux celtique de Grande-Bretagne était apparenté de près aux langues employées, à la même époque, par les Gaulois du continent et par les Irlandais. Mais sur le continent le gaulois, étouffé par le latin, n’a survécu dans aucun langage moderne. Au contraire, l’Irlande, qui n’a jamais été conquise par les Romains, n’a point perdu son parler national, et celui-ci a donné naissance à la branche gaidélique, goidélique ou gaélique des langues néo-celtiques, qui comprend : l’irlandais proprement dit ; le gaélique d’Écosse ; le gaélique de l’île de Man.

VII. La comparaison de toutes ces formes modernes du celtique entre elles et avec les quelques spécimens qui nous restent du gaulois ou vieux celtique, permet de se faire de celui-ci une idée, incomplète sur bien des points, mais suffisante pour en esquisser les traits essentiels et en déterminer les affinités.

Le celtique n’est pas, en effet, un phénomène isolé : c’est un membre de la grande famille linguistique dite ario-européenne ou indo-européenne, au même titre que le latin, le grec, le germain, le slave, l’albanais, en Europe ; l’indien, le persan, l’arménien, en Asie.


VIII. Ce n’est pas à dire que tous les éléments qui composent actuellement la langue bretonne aient une même origine celtique. L’idiome national des Bretons de l’île, sans être détruit par le latin, avait du moins été sensiblement influencé par lui, à peu près comme l’idiome néo-latin qui domine en France a subi des influences germaniques. Lorsqu’une partie de ces Bretons, chassés par l’invasion saxonne, se furent établis en Armorique, ils empruntèrent aussi des mots aux populations romanisées qui se trouvaient en contact avec eux. Le breton de France contient donc une certaine proportion, variable suivant les époques et les régions, de termes et de formes qui proviennent du latin et du français.

Les Celtes anciens et modernes ont, de même, fait passer quelques mots de leurs langues dans celles des peuples avec qui ils ont été en relation.


IX. C’est aux Irlandais que reviendrait d’abord la place d’honneur, dans une histoire générale des littératures celtiques. Plus tard les Bretons ont aussi fait preuve d’une certaine activité littéraire, mais non pas tant ceux de l’Armorique que leurs frères restés dans le pays de Galles. C’est, de nos jours, le gallois qui est l’idiome celtique le plus cultivé, et, par là même, le plus capable et le plus digne de vivre.

Mais le parti que les Bretons demeurés dans l’île ont su tirer de leur idiome, en le rendant propre à tous les usages pratiques, littéraires et scientifiques, prouve que le langage des Bretons de France, qui est le même au fond, serait susceptible, lui aussi, de devenir définitivement l’expression parlée et écrite du génie de la noble race qui en garde encore le dépôt. Pour cela, il faut et il suffit que les personnes intelligentes et instruites appartenant à cette race, ou s’intéressant à son avenir, qui importe beaucoup à l’avenir de notre grande patrie française, ne craignent pas de consacrer à la langue bretonne une étude attentive, que d’ailleurs elle mérite à tous égards. Car pour qui la connaît bien et l’embrasse dans son ensemble, sa richesse n’est pas moins remarquable en ressources d’expression qu’en témoignages précieux sur l’histoire des autres langues dont elle est parente à des degrés divers.