Petites Confessions/André Giron

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Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 87-98).

J’arrivai à Genève par un matin pluvieux et triste, et à peine descendu du train, encore mal réveillé d’un mauvais sommeil et grelottant du brouillard, je m’en allai vers l’hôtel d’Angleterre où, disaient les dépêches des journaux, habitait le couple fugitif de la princesse Louise de Saxe et de M. André Giron, précepteur. Le domestique, à qui je donnai une lettre de recommandation, la prit avec inquiétude… cinq minutes s’écoulèrent ; il revint en se hâtant, et fort respectueux, me pria de monter au premier étage.

Dans la chambre où j’entrai, un arbre de Noël se parait encore de quelques banderoles argentées et la table supportait les restes du petit déjeuner. À travers la fenêtre, j’apercevais le lac, noyé de brume. Une porte s’ouvrit, un jeune homme apparut et, tout de suite, je le reconnus. C’était celui que, quelques moments auparavant, j’avais vu, tête nue, debout sur le balcon de l’hôtel. contemplant, d’un regard un peu vague, l’horizon voilé par les nuages. Il était grand et mince, vêtu d’un complet foncé très simple, les cheveux bruns coiffés en brosse, les yeux étroits, mais très clairs, la lèvre ombrée d’une petite moustache. L’épingle qui piquait sa cravate se terminait par la lettre L, en or, initiale du prénom de celle qu’il avait enlevée.

André Giron était devant moi. Je me trouvai, tout d’un coup, horriblement gêné, encore que nous eussions un ami commun et qu’il m’eût aussitôt tendu la main cordialement. Mon indiscrète visite me semblait digne des qualificatifs les plus réprobateurs. Que venais-je lui demander et quels secrets douloureux ou charmants espérais-je lui arracher ? C’était toute sa vie et toute la vie de la femme qui, pour lui, avait sacrifié ses enfants, sa fortune, sa situation, que je voulais qu’il me révélât.

Un moment, je l’avoue, je fus sur le point de m’éloigner ; mais le journaliste curieux qui demeurait obstinément en moi me retint et me cloua au sol. Nous étions assis en face l’un de l’autre. De temps en temps, de la chambre voisine, parvenait jusqu’à nous une voix très douce, et j’essayais d’expliquer à M. André Giron les causes de mon voyage. Il m’ écoutait en souriant et si jeune, si frémissant encore d’ignorance, tellement enchanté, semblait-il, par le rêve tragique et délicieux qu’il vivait, que mes paroles s’arrêtaient balbutiantes sur ma bouche.

— Oh ! fit-il enfin, comme je lui avais raconté tous les bruits méchants qui couraient sur la princesse et sur lui, qu’est-ce que ça nous fait ? Les journaux, nous ne les lisons pas. Nous en avons lu un, au commencement ; il contenait de telles choses, que nous nous sommes juré de ne plus nous en préoccuper. Tous les rédacteurs suisses ou allemands qui se présentent ici, nous les renvoyons à notre avocat, Me Lachenal : mais vous, c’est autre chose, vous êtes presque un ami, puisque vous êtes l’ami de mon meilleur ami.

— Alors, voulez-vous d’abord me raconter votre vie ?

— Oui, dit-il.

Il disparut quelques instants et revint avec une petite caisse de fer :

— Ce sont mes diplômes, fit-il, et quelques papiers.

À peine lui posais-je parfois une question pour diriger ses réponses ; je le laissais parler.

— Vous savez mon nom, dit-il : André Giron. Je suis né à Gand, en 1879. Mon père et ma mère, que je perdis à l’âge de dix ans, étaient Belges, leurs ancêtres Espagnols. J’ai fait de bonnes études à l’Athénée d’Ixelles et, mes humanités terminées, j’ai songé à entrer à l’École militaire. Mais j’avais une santé trop faible ; j’allai à Liège, à l’École des mines, et je passai brillamment mon examen de première année. La seconde année, malheureusement, je tombai malade ; l’année suivante, cependant, je m’inscrivis encore à l’École. Mais je ne peux vous dire combien j’étais seul dans le monde et combien je souffrais de cet isolement. Non seulement j’étais orphelin, et depuis longtemps, mais je n’avais aucun appui. J’essaie de vaincre cette dépression et, à ma majorité, je voyage en Suisse et en Italie. Tenez, je descends même à Genève dans cet hôtel. Je ne possédais aucune ressource. Je venais de refuser un legs, il me fallait trouver une position. On m’offrait celle-ci ; j’acceptai. J’étais exactement sous-précepteur (unterzieher), sous les ordres du gouverneur militaire, je recevais cent vingt-cinq marks d’appointements par mois, et j’avais droit à un mois de vacances par an. J’étais ravi. Mes deux élèves étaient les princes Chrétien et Georges. Je devais leur enseigner le français et, plus tard, les mathématiques. Le 3 janvier 1902, j’entrai en fonctions. »

Comme il allait continuer, un domestique frappa et déposa sur la table un volumineux courrier. Plusieurs lettres étaient destinées à la princesse. Il s’en fut les lui remettre. Les autres, il les ouvrit devant moi. L’une d’elles apportait les respectueuses félicitations d’un jeune homme et d’une jeune fille de Paris ; une autre, les vœux de bonheur d’un Saxon qui demandait un portrait de la princesse ; une autre renfermait la photographie d’une amie et, comme sous l’enchantement des souvenirs que toutes ces lettres éveillaient en son esprit, André Giron cessa de parler.

Aussi bien il avait fini de parler de lui et c’était d’elle qu’il aurait dû m’entretenir. Je touchais à l’heure où le roman était né et c’est à force de questions, les unes indifférentes, dont il ne se défendait pas, les autres précises qui l’effrayaient peu, je l’avoue, que je reconstituai toutes les phases de cette tendre, banale et émouvante histoire d’amour.

André Giron était depuis quelques mois à Dresde, tout entier consacré à sa tâche, quand la cour quitta, le 1er mai, le palais de Taschenberg pour la Prinzliche-Villa. À Wachwitz, la vie devint plus intime, presque familiale ; la princesse s’intéressait aux leçons du précepteur, il lui rendait compte, souvent elle y assistait. Elle prenait ses repas entre son mari et le maître de ses enfants. Elle était belle et intelligente. Le peuple entier l’adorait. Le prince héritier, au contraire, était borné et grossier et la fille du grand-duc de Toscane ne l’avait épousé que sur la prière et l’ordre de sa mère. Elle souffrait le martyre. L’histoire est simple : ils se virent chaque jour ; ce furent des causeries d’abord, qui, peu à peu, devinrent des confidences, puis des aveux. L amour fut souverain ; ils lui cédèrent.

Des mois passèrent. Des soupçons, cependant, naissaient : André Giron fut près de s’en aller de son propre gré. Le 14 novembre, il partit ; il ne partait pas pour toujours. Déjà la princesse avait résolu de le suivre. Le plan de la fuite était préparé : c’était l’époque où, chaque année, elle abandonne la Saxe pour Salzbourg : l’occasion était propice. André Giron gagne Bruxelles, y demeure un mois, puis reçoit un télégramme et, vingt-quatre heures après, le 13 décembre, il est à Zurich où il retrouve la princesse et son frère l’archiduc à qui la sœur avait tout raconté. La princesse était enceinte de son amant.

Et tandis que j’interroge et que j’écoute, ma main feuillette, machinale, un gros calepin que cachait la cassette de fer ; sur les pages, des dates sont inscrites et, en face des dates, des notes. C’est le journal de leur amour, sans doute, et mes yeux avides voudraient le parcourir. Brusquement, il le pousse vers moi, me prie d’y jeter un regard, et je tombe sur ces lignes que je retrace aussi fidèlement que je peux :

13 décembre. — Dans la nuit du 11 au 12, elle part de Salzbourg avec l’archiduc Léopold-Ferdinand qui est entré chez elle à minuit et demie ; elle emporte un peu de linge, quelques bijoux dans une valise ; un coupé est attelé de deux arabes ; clair de lune magnifique, grand froid. À Bercheffseim, la station est fermée ; ils attendent dans la salle des troisièmes classes : enfin elle gagne, par Bruck, Zurich.

14. — Je suis arrivé à Zurich vingt-quatre heures plus tard qu’on ne croyait. Elle avait passé une nuit désespérée. Nous partons pour Genève.

21. — Nous avons été au théâtre et fait des achats.

23. — Acheté pour elle un arbre de Noël.

— Et que comptez vous faire ? demandai-je enfin, étonné cependant qu’il eût été permis si facilement à ma curiosité de violer le secret de ces pages intimes.

— Nous marier, me dit-il simplement. Une fois mariés nous irons vivre en France, à Paris sans doute, car la princesse aime beaucoup Paris et, là, je travaillerai. La princesse a des goûts très simples.

— Mais ce mariage, en connaissez-vous la date ?

— Ah ! non. Nous sommes ici pour longtemps encore et c’est la seule ville, paraît-il, où l’on ne peut pas nous arrêter. Il y a bien, dans l’hôtel même, un agent de police secrète du roi de Saxe, Arthur Schwarz, mais il ne peut rien sur nous. Il compte seulement que nous quitterons Genève un jour ou l’autre et qu’alors il nous arrêtera. Mais nous ne quitterons Genève que lorsque tout sera arrangé. La cour avait demandé à la princesse de rentrer, elle ne l’a pas voulu, trop sûre du sort qui l’attendait, si elle acceptait ! Ici, nous avons un excellent avocat, Me Lachenal, et la police nous protège.

Nous espérons que la cour se décidera à demander à Rome l’annulation du mariage. Nous sommes en ce moment en pleine incertitude. L’archiduc Joseph est venu voir sa sœur il y a cinq jours ; elle lui a exposé ce qu’elle demandait ; il est reparti et nous n’avons plus eu de ses nouvelles.

— Et l’archiduc Léopold-Ferdinand ?

— Il est ici, pour quelques heures, avec Mlle  Antinowitch ; il n’a pas signé la renonciation que lui avait présentée l’empereur, car elle comprenait aussi l’abandon de sa nationalité et de ses droits pécuniaires. Il l’a retournée non signée et il attend, lui aussi.

— Et les enfants de la princesse ? demandai-je encore un peu hésitant.

Tout naturellement, il répondit :

— Elle avait à choisir entre ses enfants et moi, elle m’a choisi.

Derrière la cloison frêle de la chambre, la voix douce que j’avais entendue tout à l’heure se mêlait à une voix plus forte d’homme. Sur la nappe blanche, le calepin de cuir gisait entr’ouvert parmi les enveloppes déchirées. Debout, près de la fenêtre, André Giron regardait de nouveau le soleil pâle d’hiver qui, lentement commençait à percer la brume du lac et les mouettes frêles et lourdes qui s’éloignaient de la rive.

Trompeuses et fausses attitudes ! Naïf et sentimental, j’avais pensé rencontrer chez ce séducteur royal une tendresse charmante, craintive et surprise… Hélas ! il se prêtait le mieux du monde à toutes mes questions ; bien plus, il me tendait lui-même le carnet à fermoir où soigneusement il avait consigné tous les moments de l’aventure, — Je dis tous, et l’on entend ce que cela signifie — et il ne mettait pas en doute que la mère eût pu un instant lutter contre la maîtresse ! Déplaisant adolescent, orgueilleux d’avoir glissé dans le lit d’une princesse, et prompt à tout conter de ses succès au premier curieux disposant d’un journal.

M. ANDRÉ GIRON. 96

Tout de même, profitant de tant de complaisance, je le revis encore avant de quitter Genève. (( Revenez ce soir, voulez- vous ? » m’avait-il dit. Vous pensez si je fus exact. La nuit était déjà tombée quand je pénétrai de nouveau dans cette chambre du premier étage où j’avais causé avec lui le matin. A peine nous étions-nous serré la main, qu’on Tappela au téléphone.

— Figurez-vous, me dit-il, quand il eut fini, que le correspondant d’un journal américain offre, par téléphone, sur l’ordre de son directeur, quinze cents francs à la princesse, si elle veut envoyer vingt lignes de sa main.

— Et accepte-t-elle ? demandai-je en souriant.

— Ah ! fit-il, sans répondre, j’ai été assailli de journalistes, aujourd’hui. Un rédacteur d’une revue illustrée me prie, par un mot, de remettre ma photographie à l’hôtel où il est descendu. C’est simple, n’est-ce pas ? D’autres, Anglais, me font annoncer qu’ils arrivent à l’instant de par delà la mer, pour me voir. Un autre, un Français, reçu par le patron de l’hôtel, le prend pour l’archiduc et lui sert du monseigneur pendant une heure. Voyons, conseillez-moi, que dois-je faire ? La princesse de Saxe, dans l’après-midi, avait reçu quelques minutes le directeur d’un journal du royaume, administrateur, en même temps, d’une société de bienfaisance dont elle était la présidente. Mais il était débarqué à Genève pour la vérité [fur die Wahrheit), et la princesse le connaissait. Quel autre publiciste réunirait, une autre 96 PETITES CONFESSIONS.

fois, ces mêmes conditions ? En bon journaliste, je le persuadai de n’admettre à ses confidences nul de mes confrères. L’avenir devait largement me montrer combien peu il tiendrait compte de ces conseils de discrétion.

Notre conversation cessa quelques minutes : un domestique apportait sur l’épaule un plat immense couvert de tasses, de petites cuillers et de gâteaux, et le déposait sur une table pour la collation.

— Mais comment vivez-vous ici ? fis-je quand l’homme en habit se fut éclipsé.

— Les premiers jours, reprit-il, il nous semblait voir des détectives à chaque pas, et, en fait, il y en avait beaucoup, je crois bien. Maintenant, il n’y a plus que cet excellent SchAvartz, qui dort, mange, boit dans cet hôtel, et, impassible, attend que nous quittions en sourdine la ville pour nous arrêter. Mais le chef de la police genevoise est pour nous : « Ne cherchez pas à fuir, nous a-t-il dit, et je vous protégerai. » Nous ne cherchons pas à fuir, et il nous protège.

— Vous sortez souvent ?

— Presque tous les jours, à pied ou en voiture. Nous faisons des emplettes. Nous allons au théâtre aussi ; tenez, l’autre jour, lundi, nous y étions. On nous regarde bien un peu, et cela est ennuyeux.

— Une vie très simple, en somme ?

— Une vie très simple. La princesse, d’ailleurs, déteste l’étiquette, la pompe. Elle a passé récemment quinze jours à Paris, chez la princesse d’IsenM. ANDRÉ GIRON. 97

burg-Ernstein . Elle est revenue enchantée de Paris, et c’est là qu’elle veut vivre. Nous louerons un petit appartement. . .

— Une fois mariés ?

— Oui, une fois mariés. Ah ! tenez ! nous savons depuis quelques heures qu’il y a des pourparlers entre la cour d’Autriche et la cour de Rome, au sujet de l’annulation du mariage. Ah ! c’est un embrouillamini ! La princesse était en communauté de biens avec le prince, et puis, il y a cet enfant qui va naître, qui n’est pas du prince et qui pourtant légalement sera de lui. Tout cela complique notre situation, terriblement.

— Et si l’annulation n’a pas lieu ?

— Pour nous, ce sera comme si elle avait eu lieu. Nous vivrons ensemble.

— Et vous restez à Genève.^

— Jusqu’à ce que tout soit arrangé. [Moi, je voulais, à peine arrivé à Genève, partir à Menton ; mais notre avocat, M" Lachenal, nous a expliqué qu’à Genève seulement nous étions en sûreté. Il paraît qu’on n’y peut poursuivre l’adultère.

— Heureuse ville !

Cette exclamation déplacée m’est échapper sans que j’y prisse garde ; mais André Giron ne l’a pas entendue, et, muet un instant, suivant une idée que je ne devine pas :

— Il y a une chose qui nous ennuie fort, ajoutet-il. La princesse s’est enfuie de Salzbourg en emportant quelques bijoux , à peu près pour 400 000 francs . Les journaux allemands l’accusent d’avoir emporté les diamants de la couronne. Démentez cette calomnie. Les bijoux, nous avions peur qu’on ne nous les vole. J’ai eu l’idée de les envoyer à mon frère, en le priant de les mettre à Bruxelles, dans mon coffre-fort du Crédit Lyonnais, et je les lui expédiai en déclarant une valeur de 800 000 francs. Mon frère, connaissant l’accusation qu’on portait contre nous et craignant d’être accusé de complicité pour recel, a refusé de les recevoir. Et nous sommes sans nouvelles de ces bijoux. Que sont-ils devenus. Qui les a ? Nous n’en savons absolument rien.

À peine ai-je écouté ses dernières paroles. Mes yeux, étonnés, contemplaient cette chambre banale d’hôtel, tendue de rouge, tapissée de rouge, meublée de fauteuils rouges. Nulle fleur, nul bibelot. La nuit brumeuse, que piquaient les lumières électriques des quais, était triste et froide, et les vitres se couvraient de la buée humide du brouillard. Je songeais au château familial de Wachwitz, et je songeais au petit appartement qu’on louerait à Paris, quand tout serait arrangé !