Petites Confessions/Comte de Montesquiou-Fezensac

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Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 65-74).

LE COMTE
DE MONTESQUIOU-FEZENSAC

Comme M. Robert de Montesquiou-Fezensac, poète et gentilhomme, était rentré d’Amérique, je fus le voir, curieux d’apprendre de lui-même l’accueil réservé à ses conférences par la riche société de New-York. À l’heure où je sonnai au Pavillon des Muses, un devoir mondain l’éloignait pour quelques instants de sa demeure. M. de Yturri, son ami, voulut bien se mettre en peine de me faire prendre agréablement le temps en patience ; tantôt assis, les jambes croisées et les mains jointes, d’une voix chaude que ne dépare point l’accent exotique, il qualifiait par des épithètes admiratives le voyage terminé ; tantôt, se levant, il montrait et louait la salle à manger voisine, où s’inclinait sur la table un minuscule cèdre japonais soigneusement apporté des États-Unis. La salle où nous nous trouvions était immense et haute, éclairée par de grandes baies vitrées ouvertes sur le boulevard Maillot. Les seuls meubles en étaient une large et ventrue armoire provençale et une jardinière en cuivre gravé, où des chauves-souris s’appliquaient en cloisonnés. Qu’eût-on pu découvrir, en effet, de plus magnifique, pour l’orner, que les merveilleuses boiseries des portes et des lambris enlevées au château de l’ancêtre, le baron d’Artagnan ? À travers la fenêtre, on apercevait, à demi enterré dans le sol du jardin, le marbre fameux où se baignait, dit-on, à Versailles, la Montespan, et, un peu plus loin, à peine à quelques mètres, des femmes en culotte filaient, derrière les premiers arbres du Bois, sur leurs bicyclettes légères, contraste affligeant et propre à de philosophiques méditations.

Long et souple, la langue pendante entre les dents pointues, un lévrier blanc entra. « Voici le comte », dit avec un sourire M. de Yturri, et, en effet, comme je relevais la tête, M. de Montesquiou apparut. Serré dans une redingote de couleur sombre, les cheveux rejetés en arrière et découvrant tout le front, les moustaches très noires et relevées en boucles, il se tenait devant moi, droit et mince, les mains gantées d’une peau de Suède d’un jaune éteint et charmant. Tout en haut de la cravate étroite, une perle piquait sa blancheur de lait. Son absence ne l’avait point changé. Le lévrier tournait autour de lui en se plaignant ; il le flatta d’une caresse, et la bête docile s’étendit à terre sur une fourrure. La conversation, d’abord égarée vers des sujets divers et contingents, revint bientôt à l’Amérique, M. de Montesquiou, une main dégantée, s’accoudait au bras du canapé sur lequel il s’asseyait. M. de Yturri, un ami et moi formions devant lui une manière de demi-cercle. D’une voix claire, aiguë souvent et perçante, qui monte, monte, puis retombe soudain, M. de Montesquiou commença à parler, et, les yeux fermés, je me figurais, avec quelque imagination, transporté dans une salle de New- York et écoutant sa dernière conférence.

« On voyage, fit-il, pour observer, ou, si je puis ainsi dire, pour s’exporter. Or, moi, je projetais, depuis trois ans déjà, d’aller parler, à un peuple d’hommes d’affaires, de littérature et d’art, à ce point de vue très raffiné, qui m’est spécial, et que mes livres définissent et exposent. Des mois passèrent, et je documentais le livre que je prépare sur la comtesse de Castiglione, cette figure de beauté, quand j’appris que miss Marbury était à Versailles. Miss Marbury est, en Amérique, l’agent le plus dévoué des auteurs dramatiques français. Je la vis, et l’entretins de mon désir, elle distingua aussitôt une occasion de piquer la curiosité des Américains. Il eût été fou de tenter une pareille entreprise dans un pays latin, riche des souvenirs du passé et des trésors du présent, chez des hommes cultivés et avertis. Mais débarquer sur la terre du business et du trust, où tout se mêle et se confond, le laid et le beau, l’absurde et l’intelligent, où le goût le plus détestable s’unit au goût le plus juste, où l’ignorance la plus complète accompagne la connaissance la plus profonde, et causer, pour leur amener des admirateurs, d’artistes délicats, recherchés, subtils, n’y avait-il pas là une originalité et un intérêt ? N’était-ce pas une aventure digne d’être risquée, et si tous ces hommes d’argent se précipitaient vers moi, la bataille n’était-elle pas gagnée ? Je voyais bien, parmi eux, le roi de l’acier, le roi du cuivre, le roi du fer, mais qui donc était le roi du rêve ? Eh bien ! je ne peux pas affirmer que tous les grands « businessmen » soient accourus m’entendre, mais beaucoup, en tout cas. N’est-il pas expressif, d’ailleurs, ce regret énoncé par l’un d’eux, au dîner d’adieu du Players-Club, que l’heure de mes conférences eût été aussi celle où le « business » atteint son summum d’intensité, ce qui les avait empêchés de s’y rendre aussi assidûment qu’ils l’auraient voulu ? »

Un secrétaire apporta une carte. M. de Montesquiou s’éloigna quelques minutes en s’excusant, puis, revenu, reprit sa place, son attitude et continua :

« J’avais annoncé que je serais absent trois mois et j’ai été absent trois mois : je tiens à ce qu’on le remarque. J’étais parti sur La Savoie. À peine en vue de New-York, je fus la proie des journalistes ; le bateau-pilote qui accostait le paquebot en amenait déjà, qui envahissaient le pont, interrogeaient les passagers sur ma vie à bord durant la traversée, puis, me découvrant, me demandaient tout de suite ce que je pensais de l’Amérique. Je devais à mon prestige d’élégance de descendre dans un lieu brillant, avec excès de lumières, de boutons, de timbres, d’ascenseurs, toutes choses qui me choquent et m’irritent. Si je ne l’avais pas fait pourtant, j’aurais été considérablement diminué aux yeux de mes hôtes. Ce n’est que plus tard que je pus choisir un hôtel plus tranquille et moins éblouissant. Les reporters ne me laissaient pas de repos et publiaient les plus fantastiques renseignements. Dans ce pays, un personnage n’intéresse que s’il est « lionisé ». On me « lionisait ». « Où habitez-vous à Paris ? » me demandait un journaliste. « Au Pavillon des Muses, construit pour Louis XVI », répondais-je, et le lendemain je lisais cette phrase : « Au pavillon bâti par Louis XVI lui-même, pour les ancêtres de M. de Montesquiou. » On prit de moi cent photographies, qui furent reproduites deux cents fois chacune. Quatre semaines s’écoulèrent. Vingt-cinq dames m’avaient accordé pour ces conférences leur patronage. Les villes américaines sont des ruches d’abeilles, et chaque ruche a sa reine. La reine de New-York est Mme Astor ; c’est elle qui me présenta au monde élégant. Les dîners, les bals, les soupers se suivaient presque sans relâche et, ainsi, à me voir, à m’entendre, la société démêlait elle-même ce qu’il y avait de légende, de blague et de vérité dans tout ce qu’on racontait de moi.

« Au bout de ces quatre semaines, je donnai la première de mes conférences. La liste que j’avais établie avant mon départ en comprenait sept, dont les titres sont de ceux qui font rêver et réfléchir. Elle eut lieu au fameux restaurant Sherry, devant un public de 5 à 600 personnes, des femmes du monde, des artistes, des écrivains, des actrices, des prêtres. J’avais choisi celle que j’intitulais l’Histoire, et qui traite de Versailles. Versailles a été la préoccupation de toute ma vie, et les Américains ont pour cette ville silencieuse et triste une prédilection particulière. Du coup, je détruisis les plaisanteries qui couraient sur moi. Le romancier Crawford m’avait présenté à l’auditoire en termes que je crois justes. Je réussis à édifier des Dominicains et à plaire à des actrices : ce fut un succès. »

Charme délicieux du jour qui s’achève ! La grande salle aux boiseries merveilleuses s’assombrissait un peu, tout juste ce qu’il faut pour regretter la clarté qui agonise et savourer l’ombre qui doucement baigne les choses. Sous le ciel gris, une brise fraîche agitait les arbres du Bois, et, penchés sur leurs machines, la tête toute tendue en avant, les jambes tirées et remontées par un ridicule mouvement de bielle, des cyclistes glissaient, poussiéreux et le front en sueur. Cependant, fixé dans le même geste, M. de Montesquiou, étranger aux vanités du dehors, parlait, le gant froissé entre les doigts :

« Ma seconde conférence traita du Voyage. J’évoquais l’image de tous ceux que la nostalgie des pays lointains et des espaces dévorés par les courses hasardeuses avait troublés, et de ceux aussi dont la tendresse calme des lentes pérégrinations, à petites journées et au hasard de la fantaisie, avait ému le cœur : Heine, Vigny, Baudelaire, et moi-même je dis ce que j’avais vu. Puis je dissertai du Mystère, le mystère dans l’art et la nature, et du Nocturne, le mystère dans la vie et dans l’âme. C’étaient là des sujets qui réalisaient absolument les pensées les plus contraires au caractère de ceux qui me recevaient, c’est pourquoi sans doute ils furent écoutés avec tant de faveur. Dès lors, j’étais victorieux, et quand, les jeudis suivants, je me complus à des variations infinies et habiles sur Le Temple, où j’étudiais l’élan universel de l’humanité vers le divin, sur L’Écrin, où je causais des pierres, êtres vivants et magnifiques, sur Le Jardin, où je composais un bouquet à la gloire de toutes les fleurs, j’eus la joie de sentir que mon auditoire m’appartenait. Aussi je compte bien retourner là-bas, mais, cette fois, à Washington, d’où je rayonnerai. »

M. de Montesquiou se leva, et nous l’imitâmes et, sans doute afin d’éviter les applaudissements et les éloges dont nous brûlions de le remercier, il nous pria de le suivre. Nous obéîmes et, durant une heure, il nous promena ainsi, cicérone bienveillant et séduisant, à travers les richesses entassées à tous les étages, splendeurs et délicatesses d’Europe et du Japon, disposées et ordonnées selon le goût le plus sûr, le plus fin et le plus harmonieux. C’est tout un livre qu’il faudrait pour décrire ce musée incomparable. Enfin, après avoir tout visité, nous arrivâmes dans une petite chambre où la lumière ne pénétrait que par une étroite et basse fenêtre. Les murs étaient couverts de portraits et de photographies et, sur des coussins de velours et de soie, sous l’abri des vitrines, des moulages reposaient. On eût dit une chapelle discrète et amoureuse, où un amant aurait réuni les chers souvenirs de celle qu’il adora et que la mort emporta. N’était-ce pas, d’ailleurs, la vérité ? Tout ici glorifiait celle qui avait été Mme  de Castiglione, la reine du second empire, qui, devenue vieille, interdit à la clarté du jour d’entrer dans sa demeure, afin qu’elle ne vît jamais ses rides ni ses cheveux blancs. Pieusement, M. de Montesquiou avait recueilli là tout ce qu’il avait pu découvrir et posséder d’elle-même. Nos yeux avides s’émurent devant les portraits, fidèles reproducteurs de sa beauté évanouie, et nos mains tremblantes saisirent les plâtres qui moulaient son bras long et frêle, ses pieds fins et délicats, les mules chatoyantes qui les avaient délassés de la fatigue, le collier qui avait caressé son cou, et les bagues qui avaient embrassé ses doigts. Nulle parole ne s’échappait de nos lèvres ; le silence seul pouvait exprimer l’étrange et profonde émotion qui nous envahissait devant cet autel qui était aussi un tombeau.