Petites Confessions/Denys Cochins

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Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 33-42).

M. DENYS COCHIN

Comme j’entrais chez M. Denys Cochin, je l’aperçus tout en haut de l’escalier ; il avait couvert sa tête d’une manière de petite calotte verte, et son veston relevé pour cacher l’absence du faux-col indiquait que je le surprenais un peu trop tôt. Neuf heures avaient à peine sonné, les domestiques en étaient encore à ordonner l’appartement et, sans doute, l’honorable député, après le beau discours prononcé la veille, à la Chambre, n’aspirait qu’au repos. Je faillis m’en aller, mais je n’en eus pas le temps, une porte s’ouvrit, je pénétrai dans un cabinet, quelques minutes s’écoulèrent, et M. Denys Cochin apparut. Il avait abandonné sa coiffure matinale et le ruban de la médaille militaire parait sa boutonnière. Sous la moustache épaisse, les lèvres souriaient, et les yeux, petits et vifs, enfoncés sous l’arcade sourcilière, me regardaient curieusement. Avec sa haute taille, sa large barbe, son nez charnu, on eût dit un bon géant échappé d’un livre de légendes germaines, et je constatais avec dépit que, tout en me haussant sur les talons, je ne lui arrivais qu’aux épaules.

M. Denys Cochin s’était assis. Il savait pourquoi je venais, à une pareille heure, le déranger, et, en homme résigné à toutes les exigences de l’actualité, il s’apprêtait stoïquement au supplice de me parler de lui durant plusieurs milliers de secondes. À la fois ennuyé et amusé, m’évitant tout préambule, il me répondit avant même que je l’eusse questionné.

— Eh bien ! voilà, dit-il ; commençons par le commencement.

J’ai été élève de Louis-le-Grand, et j’ai eu là comme professeur, entre autres, le digne M. Merlet. La guerre arriva, je m’engageai au 8e lanciers. Bourbaki me prend comme porte-fanion, je fais toute la campagne de l’Est… Une terrible campagne, par la pluie, la neige, à travers des contrées glacées et gelées… Nous avions presque tous la dysenterie. Enfin, je suis de toutes les rencontres, Villersexel, Héricourt… Bourbaki me donne la médaille militaire, puis je passe en Suisse et j’y demeure prisonnier jusqu’au 17 mars. En rentrant à Paris, je trouve ma famille se préparant à fuir. La Commune avait éclaté, et un ouvrier d’une compagnie de chemin de fer, dont mon père était administrateur, était accouru le prévenir que son arrestation était décidée. Nous n’avons eu que le temps de partir. La tourmente finit. En 1872, mon père meurt ; nommé préfet de Versailles par M. Thiers, il voulait réparer le plus vite possible les ruines de toutes sortes dues à la guerre et à l’insurrection, et il travaillait sans relâche ; c’est ce qui l’a tué ; il n’avait que quarante-huit ans… Moi, j’étais entré dans le laboratoire de Pasteur : les sciences m’attiraient plus que toute autre chose : je suis resté là cinq ans, et puis, un beau jour, je me rendis compte que je ne découvrirais jamais rien de très étonnant… Oh ! j’en fus ennuyé, je vous l’assure !… Je me consolai en me livrant à la philosophie ; j’ai même écrit deux livres : L’Évolution et la Vie, résumé de mes études auprès de Pasteur, et Le Monde extérieur.

— Mais, fis-je, étonné par ce dernier titre, la thèse de docteur de M. Jaurès !

M. Denys Cochin sourit modestement :

— Oui, oui, Jaurès a traité à peu près le même sujet que moi.

Puis, comme une suite toute naturelle, il ajouta :

— Alors je devins conseiller municipal.

Savant, philosophe, conseiller municipal, curieuses étapes d’une carrière, dont les deux premières ne conduisent guère, d’habitude, à la troisième ! M. Denys Cochin devina ma surprise :

— Vous pensez que je suis devenu conseiller municipal, comme ça, sans raison, pour être quelque chose ? Tranquillisez-vous. Tous les membres de ma famille, si loin que je puisse remonter dans l’histoire, ont appartenu à l’administration municipale. Un Cochin fut échevin de Paris sous saint Louis, en 1268, et un autre, qui est, sûrement celui-là, mon ancêtre, fut prévôt du roi sous Louis XI et Charles VIII. Ce fut dès lors comme une tradition. L’abbé Jean-Denys Cochin, qui fut curé de Saint-Jacques du Haut-Pas et fonda l’hôpital Cochin, en 1780, était le fils de Claude, échevin de la ville, et d’Anne Levé, fille elle-même d’un échevin. Pendant tout le xixe siècle, il en fut de même. Jacques-Denys Cochin, à qui Louis XVIII octroya, par ordonnance du 10 mars 1820, le titre de baron, fut maire et député du XIIe arrondissement, et c’est lui qui, à une époque où presque tout était à recommencer, organisa le bureau de charité, créa les quatre maisons de secours des quartiers, cinq écoles de filles et trois de garçons, et obtint la consécration de l’église Sainte-Geneviève, rendue au culte. Jean-Denys-Marie, qui fonda les salles d’asile en France, fut, lui aussi, maire, député et conseiller municipal, et mon père, à son tour, fut maire du Xe arrondissement. Vous le voyez, je ne pouvais pas ne pas être, comme eux, un édile parisien ; tout m’y obligeait.

Maintenant, la vie de M. Denys Cochin se déroulait, toute claire et simple. Du conseil municipal à la Chambre, il n’y a qu’une insignifiante distance, et il l’avait franchie. Pourtant il avait dû subir deux échecs : le premier en 1885 avec Ferdinand Duval, au scrutin de liste, et le second en 1889. En 1893 seulement il avait été élu.

— Vous n’avez conservé nul souvenir pénible de vos campagnes électorales ? demandai-je.

M. Denys Cochin secoua la tête :

— Aucun ! fit-il. Je me suis toujours efforcé d’être courtois et aimable envers mes adversaires, et j’ai gardé l’habitude d’appeler mes électeurs messieurs, et non citoyens. Même, pendant longtemps, je n’ai pu admettre qu’on en voulût à ses adversaires de penser autrement… Il est si naturel que nous n’ayons pas tous les mêmes opinions ! Aujourd’hui, j’ai un peu changé ; nos adversaires sont si violents, si intransigeants, et d’une telle mauvaise foi, que je commence à les détester.

— Alors, vous détestez les parlementaires, et par suite le parlementarisme ?

Conclusion trop rapide ! M. Denys Cochin s’est tourné brusquement vers moi, et son sourire dit sa stupéfaction de m’entendre lui attribuer un tel sentiment.

— Moi, fait-il, moi ! Mais je suis un entêté parlementaire ! Non pas que j’aime le parlementarisme actuel. J’en connais tous les défauts ; mais je déteste encore plus le césarisme, et le césarisnie, d’ailleurs, ne le subissons-nous pas aujourd’hui ? Naguère des amis me disaient : « Il nous faut un sabre, une trique ! — Attendez ! leur ai-je répondu ; vous l’aurez le sabre, vous l’aurez la trique… seulement, c’est vous qui serez sabrés et triqués. » N’avais-je pas raison ? N’est-ce pas M. Combes qui tient la trique ? et n’est-ce pas lui qui joue César ? Oh! je sais, je sais ; il faudrait fortifier le pouvoir central. Par quels moyens ? J’avoue que je n’y ai point réfléchi. En tout cas, le plébiscite ne me tente pas du tout, et il me semble que si le président de la République voulait lire plus attentivement la Constitution, il y trouverait bien des droits qu’il paraît ignorer. J’aimerais aussi qu’il y eût une manière de Conseil d’État chargé d’étudier les lois proposées par les députés. Enfin…

— Enfin, interrompis-je, vous regrettez le grand parlementarisme d’autrefois, le parlementarisme de la Restauration et de la Monarchie de Juillet ?

— Oui ! oui ! murmura M. Denys Cochin ; c’est bien cela ; mais je n’espère point qu’on y revienne.

Comme s’il suivait un rêve intérieur, M. Denys Cochin demeurait silencieux et sans doute évoquait-il en son esprit l’image des grands libéraux de naguère, dont il peut justement se réclamer. Pour rien au monde, je n’eusse troublé cette intime songerie, et mon regard s’arrêta sur une Course de taureaux, de Manet, dont la lumière du matin, plus vive maintenant, faisait valoir la curieuse et impressionnante couleur. M. Denys Cochin vit mon admiration :

— Vous aimez la peinture ! s’écria-t-il, — et, sans même me laisser lui répondre : — Eh bien ! venez voir mes tableaux.

Dans le petit salon où nous étions, des Jockeys, de Degas, s’accrochaient à côté du Manet, non loin d’un Corot, de Rome, et d’un autre, plus récent, représentant un coin de canal, dans le Nord. Un portrait de Renoir pendait au mur, avec des esquisses de Puvis, pour ses fresques de Marseille, et l’ébauche d’un Delacroix. Je ne reconnaissais plus M. Denys Cochin. Ravi, il montrait, expliquait, discutait, racontant d’où provenaient les tableaux, et chez qui et comment il les avait eus. À côté, Maurice Denys avait décoré le fumoir avec les épisodes de la légende de saint Hubert ; dans le cabinet de travail et dans l’antichambre, des Cézanne voisinaient avec des Besnard et des Manet encore.

Cette vieille demeure, tout empreinte du calme et de la dignité de la grande bourgeoisie française, n’estimait et n’aimait comme peintres que ceux-là seuls qui, au mépris des routines et des préjugés, avaient brisé les vieilles formules, réagi contre les principes jugés infaillibles et poussé l’originalité jusqu’à l’étrange. Ainsi l’orateur éloquent de la droite, attaché aux traditions par tout le respect d’une illustre ascendance et toute la force d’une conviction profonde, le conservateur opiniâtre, sans cesse opposé aux destructeurs du passé, m’apparaissait soudain comme le plus révolutionnaire des hommes, plus avancé en art, certes ! que ne l’étaient sincèrement en politique ses adversaires.

Sans s’inquiéter cependant de tout ce que je pouvais penser. M. Denys Cochin continuait à me promener dans son appartement. Soudain il m’entraîna vers une haute fenêtre, il me montra du doigt le jardin, baigné de soleil, qui s’en allait très loin, jusqu’à la porte même du paisible cottage où vit François Coppée, et, un doigt sur les lèvres, il me confia en souriant ce terrible secret :

— C’est là, sous ces arbres, que le soir, Coppée et moi, nous conspirons contre la sûreté de l’État…