Petites Confessions/Pierre Wolff

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Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. 257-263).

M. PIERRE WOLFF

Doucement, je frappai trois coups ; une voix cria : « Entrez ! » et j’obéis. Un chaton, noir comme l’enfer et gros comme un poing de jolie femme, sauta sur mes genoux ; un chien ébouriffé, pour me souhaiter la bienvenue, me lécha les doigts. Une petite bonne, blonde et rieuse, au corps frêle et mince, apparut, les mains pleines de télégrammes.

— Encore, Monsieur ! fit-elle, enchantée et effrayée à la fois, en tendant ce courrier de ministre,

— Oui, encore, Mariette, encore ! dit M. Pierre Wolff, tranquillement.

Les papiers bleus, mêlés aux lettres ouvertes et aux coupures de journaux, encombraient maintenant toute la table. Des pierrots mélancoliques, près d’une Sarah Bernhardt en duc de Reichstadt, adoucissaient la gaieté des murs clairs par la blancheur flottante de leurs longs vêtements et le charme rêveur de leurs gestes indécis. A travers la fenêtre, le regard s’attardait au paysage triste et tendre des Champs-Elysées défeuillés. Du coin discret où elle s’accrochait, non loin d’un portrait de Dumas, l’image de notre oncle Sarcey semblait surveiller et protéger cet asile aimable du travail heureux.

Appuyé à la cheminée, glabre comme un acteur, chauve comme un centenaire, M. Wolff sourit.

— Je suis content, très content.

M. Wolff ne gambadait point, et ce n’était pas un rire éperdu de bonheur qui jaillissait de ses lèvres. La gloire le laissait tel qu’elle l’avait pris l’avant-veille sur le boulevard, amusant, amusé, sceptique et blagueur, le forçant seulement à montrer la sentimentale fleur bleue que cachait son cœur de Parisien. Une fumée de cigarette monta dans l’air et, les mains dans les poches, sans s’emballer, M. Wolff répéta :

— Je suis content.

Et moi aussi, j’eus envie de dire la même chose, tant cette joie paisible me plaisait, mais je n’en eus pas le temps, car l’auteur du Secret de Polichinelle s’abandonnait à des souvenirs.

— Tout de même, il y a dix-sept ans qu’on a joué ma première pièce. J’avais vingt ans. Un soir, vers minuit, j’étais avec un ami dans une brasserie du boulevard. Antoine se trouvait en face de nous. « Comme je voudrais être joué chez lui ! dis-je à mon ami. — Venez, me répondit-il aussitôt, je vais vous présenter. — Ah ! c’est vous le neveu d’Albert Wolff ! s’écrie Antoine ; je ne vous en complimente pas. » Mon oncle ne pouvait supporter le Théâtre-Libre et ne cessait de le combattre. Cependant j’exprime mon désir à Antoine, il me donne rendez-vous pour le lendemain, et, le lendemain, mon acte entre en répétitions. Antoine tenait sa vengeance : le neveu de son ennemi faisait jouer chez lui une comédie du plus effréné réalisme, et je vous prie de croire qu’Antoine ne se privait pas d’ajouter chaque jour un mot de farouche crudité. La pièce fut représentée dans un charivari de sifflets et d’apostrophes. Mon oncle ne me parla pas durant un an et demi. Ce fut seulement à la première de Leurs Filles qu’il adora ce qu’il avait brûlé, serra Antoine dans ses bras et me jugea digne de nouveau de son affection.

La petite bonne réapparut : elle apportait toujours des télégrammes.

— Encore, Monsieur, encore ! s’exclamait-elle.

— C’est elle, fit M. Wolff en la désignant, qui a connu la première ma pièce du Gymnase, mais elle avait débuté par le second acte qu’elle trouva un matin sur mon bureau. Alors, comme elle ne comprenait pas très bien, elle me demanda à lire le commencement. C’est un phénomène, Mariette.

Cette fois, M. Wolff avait déserté la cheminée ; il avait poussé jusqu’à sa table et ses yeux s’arrêtaient sur les coupures de presse qui, à travers la France et le monde, annonçaient son éclatant succès.

— Ah ! oui, fit-il, excellente critique, excellente, excellente.

Et, s’étant tu un instant, il ajouta :

— On me prédisait la tape, la tape sérieuse, vous savez.

— Allons, voyons, demandai-je, puisque vous y voilà, racontez-moi l’histoire de votre pièce, car elle a une histoire, n’est-ce pas ?

M. Wolff regagna la cheminée.

— Oui, en effet. Le Secret de Polichinelle reçu au Gymnase, on veut me faire passer en premier, en octobre : je refuse, on insiste, je refuse toujours et je retire ma pièce. Je la porte à Samuel, en le prévenant qu’elle ne convenait pas du tout aux Variétés. « Je la connais, celle-là ! » dit Samuel, Deux jours après je reçois une dépêche ainsi conçue : « Tu me fais pleurer depuis deux heures. Arrive. » J’arrive. Samuel sèche ses larmes, veut monter tout de suite la comédie, appelle Huguenet, lui offre un engagement. Sur ces entrefaites, le Gymnase me réclame ce qu’il croit son bien ; je traverse le boulevard et, fort de ma situation, j’impose Judic. On répète, on me prophétise un four ; moi, je ne savais pas : sait-on jamais ? Et voilà. Ça me fait en tout quatorze pièces. Ça compte déjà !

Des minutes s’enfuirent. M. Pierre Wolff exaltait Mme Judic et exaltait Huguenet : maintenant son cœur débordait de reconnaissance pour ses deux merveilleux interprètes et il ne séparait pas son succès du leur.

— Tout de même, fit-il, depuis hier le nombre de mes amis a triplé pour le moins. Des gens que je crois bien n’avoir jamais vus me félicitent et m’assurent de leur affection en échange de places de faveur.

Une fois de plus, Mariette montra à la porte sa tête chiffonnée.

— Encore, Monsieur, encore ! soupirait-elle, comme fatiguée, et sa main lasse tendait de nouveaux télégrammes.