Petites Misères de la vie conjugale/1/03

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LES ATTENTIONS D’UNE JEUNE FEMME.


Au nombre des délicieuses joyeusetés de la vie de garçon, tout homme compte l’indépendance de son lever. Les fantaisies du réveil compensent les tristesses du coucher. Un garçon se tourne et se retourne dans son lit ; il peut bâiller à faire croire qu’il se commet des meurtres, crier à faire croire qu’il se commet des joies excessives. Il peut manquer à ses serments de la veille, laisser brûler son feu allumé dans sa cheminée et sa bougie dans les bobèches, enfin se rendormir malgré des travaux pressés. Il peut maudire ses bottes prêtes qui lui tendent leurs bouches noires et qui hérissent leurs oreilles, ne pas voir les crochets d’acier qui brillent éclairés par un rayon de soleil filtré à travers les rideaux, se refuser aux réquisitions sonores de la pendule obstinée, s’enfoncer dans sa ruelle en se disant : ─ Hier, oui, hier c’était bien pressé, mais aujourd’hui, ce ne l’est plus. Hier est un fou, aujourd’hui est le sage ; il existe entre eux deux la nuit qui porte conseil, la nuit qui éclaire… Je devrais y aller, je devrais faire, j’ai promis… Je suis un lâche… ; mais comment résister aux ouates de mon lit ? J’ai les pieds mous, je dois être malade, je suis trop heureux… Je veux revoir les horizons impossibles de mon rêve, et mes femmes sans talons, et ces figures ailées et ces natures complaisantes. Enfin, j’ai trouvé le grain de sel à mettre sur la queue de cet oiseau qui s’envolait toujours. Cette coquette a les pieds pris dans la glu, je la tiens…

Votre domestique lit vos journaux, il entr’ouvre vos lettres, il vous laisse tranquille. Et vous vous rendormez bercé par le bruit vague des premières voitures. Ces terribles, ces pétulantes, ces vives voitures chargées de viande, ces charrettes à mamelles de fer-blanc pleines de lait, et qui font des tapages infernaux, qui brisent les pavés, elles roulent sur du coton, elles vous rappellent vaguement l’orchestre de Napoléon Musard. Quand votre maison tremble dans ses membres et s’agite sur sa quille, vous vous croyez comme un marin bercé par le zéphyr.

Toutes ces joies, vous seul les faites finir en jetant votre foulard comme on tortille sa serviette après le dîner, en vous dressant sur votre… ah ! cela s’appelle votre séant. Et vous vous grondez vous-même en vous disant quelque dureté, comme : ─ Ah ! ventrebleu ! il faut se lever. ─ Chasseur diligent, ─ mon ami, qui veut faire fortune doit se lever matin, ─ tu es un drôle, un paresseux.

Vous restez sur ce temps. Vous regardez votre chambre, vous rassemblez vos idées. Enfin, vous sautez hors du lit, — spontanément ! — avec courage ! — par votre propre vouloir ! — vous allez au feu, vous consultez la plus complaisante de toutes les pendules, vous interjetez des espérances ainsi conçues : — Chose est paresseux, je le trouverai bien encore ! — Je vais courir. — Je le rattraperai, s’il est sorti. — On m’aura bien attendu. — Il y a un quart d’heure de grâce dans tous les rendez-vous, même entre débiteur et créancier.

Vous mettez vos bottes avec fureur, vous vous habillez comme quand vous avez peur d’être surpris peu vêtu, vous avez les plaisirs de la hâte, vous interpellez vos boutons ; enfin, vous sortez comme un vainqueur, sifflotant, brandissant votre canne, secouant les oreilles, galopant.

— Après tout, dites-vous, vous n’avez de compte à rendre à personne, vous êtes votre maître !

Toi, pauvre homme marié, tu as fait la sottise de dire à ta femme : ─ Ma bonne, demain… (quelquefois elle le sait deux jours à l’avance), je dois me lever de grand matin. Malheureux Adolphe, vous avez surtout prouvé la gravité de ce rendez-vous : ─ Il s’agit de… et de… et encore de…, enfin de…

Deux heures avant le jour, Caroline vous réveille tout doucement, et vous dit tout doucement :

— Mon ami, mon ami !…

— Quoi ? le feu, le…

— Non, dors, je me suis trompée, l’aiguille était là, tiens ! Il n’est que quatre heures, tu as encore deux heures à dormir.

Dire à un homme : vous n’avez plus que deux heures à dormir, n’est-ce pas, en petit, comme quand on dit à un criminel : Il est cinq heures du matin, ce sera pour sept heures et demie ? Ce sommeil est troublé par une pensée grise, ailée qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle, à la façon des chauves-souris.

Une femme est alors exacte comme un démon venant réclamer une âme qui lui a été vendue. Quand cinq heures sonnent, la voix de votre femme, hélas ! trop connue, résonne dans votre oreille ; elle accompagne le timbre, et vous dit avec une atroce douceur : ─ Adolphe, voilà cinq heures, lève-toi, mon ami.

— Ouhouhi… Ououhoin…

— Adolphe, tu manqueras ton affaire, c’est toi-même qui l’as dit.

— Ououhouin, ouhouhi… Vous vous roulez la tête avec désespoir.

— Allons, mon ami, je t’ai tout apprêté hier… Mon chat, tu dois partir ; veux-tu manquer le rendez-vous ? Allons donc, lève-toi donc, Adolphe ! va-t’en. Voilà le jour.

Caroline se lève en rejetant les couvertures : elle tient à vous montrer qu’elle peut se lever, sans barguigner. Elle va ouvrir les volets, elle introduit le soleil, l’air du matin, le bruit de la rue. Elle revient.

— Mais, mon ami, lève-toi donc ! Qui jamais aurait pu te croire sans caractère ? Oh ! les hommes !… Moi, je ne suis qu’une femme, mais ce que je dis est fait.

Vous vous levez en grommelant, en maudissant le sacrement du mariage. Vous n’avez pas le moindre mérite dans votre héroïsme ; ce n’est pas vous, mais votre femme qui s’est levée. Caroline vous trouve tout ce qu’il vous faut avec une promptitude désespérante ; elle prévoit tout, elle vous donne un cache-nez en hiver, une chemise de batiste à raies bleues en été, vous êtes traité comme un enfant ; vous dormez encore, elle vous habille, elle se donne tout le mal ; vous êtes jeté hors de chez vous. Sans elle tout irait mal ! Elle vous rappelle pour vous faire prendre un papier, un portefeuille. Vous ne songez à rien, elle songe à tout !

Vous revenez cinq heures après, pour le déjeuner, entre onze heures et midi. La femme de chambre est sur la porte, dans l’escalier, sur le carré, causant avec quelque valet de chambre ; elle se sauve en vous entendant ou vous apercevant. Votre domestique met le couvert sans se presser, il regarde par la croisée, il flâne, il va et vient en homme qui sait avoir son temps à lui. Vous demandez où est votre femme, vous la croyez sur pied.

— Madame est encore au lit, dit la femme de chambre.

Vous trouvez votre femme languissante, paresseuse, fatiguée, endormie. Elle avait veillé toute la nuit pour vous éveiller, elle s’est recouchée, elle a faim.

Vous êtes cause de tous les dérangements. Si le déjeuner n’est pas prêt, elle en accuse votre départ. Si elle n’est pas habillée, si tout est en désordre, c’est votre faute. À tout ce qui ne va pas, elle répond : — Il a fallu te faire lever si matin ! Monsieur s’est levé si matin ! est la raison universelle. Elle vous fait coucher de bonne heure, parce que vous vous êtes levé matin. Elle ne peut rien faire de la journée, parce que vous vous êtes levé matin.

Dix-huit mois après, elle vous dit encore : — Sans moi, tu ne te lèverais jamais. À ses amies, elle dit : — Monsieur se lever !… Oh ! sans moi, si je n’étais pas là, jamais il ne se lèverait.

Un homme dont la tête grisonne lui dit : — Cela fait votre éloge, madame. Cette critique, un peu leste, met un terme à ses vanteries.

Cette petite misère, répétée deux ou trois fois, vous apprend à vivre seul au sein de votre ménage, à n’y pas tout dire, à ne vous confier qu’à vous-même ; il vous paraît souvent douteux que les avantages du lit nuptial en surpassent les inconvénients.