Petites Misères de la vie conjugale/1/16

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L’ART D’ÊTRE VICTIME.


À compter du Dix-Huit Brumaire, Caroline vaincue adopte un système infernal, et qui a pour effet de vous faire regretter à toute heure la victoire. Elle devient l’Opposition !… Encore un triomphe de ce genre, et Adolphe irait en cour d’assises, accusé d’avoir étouffé sa femme entre deux matelas, comme l’Othello de Shakspeare. Caroline se compose un air de martyr, elle est d’une soumission assommante. À tout propos elle assassine Adolphe par un : « Comme vous voudrez ! » accompagné d’une épouvantable douceur. Aucun poëte élégiaque ne pourrait lutter avec Caroline, qui lance élégie sur élégie : élégie en actions, élégie en paroles, élégie à sourire, élégie muette, élégie à ressort, élégie en gestes, dont voici quelques exemples où tous les ménages retrouveront leurs impressions.


Après déjeuner. — Caroline, nous allons ce soir chez les Deschars, une grande soirée, tu sais…

— Oui, mon ami.


Après dîner. — Eh bien ! Caroline, tu n’es pas encore habillée ?… dit Adolphe, qui sort de chez lui magnifiquement mis.

Il aperçoit Caroline vêtue d’une robe de vieille plaideuse, une moire noire à corsage croisé. Des fleurs, plus artificieuses qu’artificielles, attristent une chevelure mal arrangée par la femme de chambre. Caroline a des gants déjà portés.

— Je suis prête, mon ami…

— Et voilà ta toilette ?…

— Je n’en ai pas d’autre. Une toilette fraîche aurait coûté cent écus.

— Pourquoi ne pas me le dire ?

— Moi, vous tendre la main !… après ce qui s’est passé !…

— J’irai seul, dit Adolphe, ne voulant pas être humilié dans sa femme.

— Je sais bien que cela vous arrange, dit Caroline d’un petit ton aigre, et cela se voit assez à la manière dont vous êtes mis.


Onze personnes sont dans le salon, toutes priées à dîner par Adolphe ; Caroline est là comme si son mari l’avait invitée : elle attend que le dîner soit servi.

— Monsieur, dit le valet de chambre à voix basse à son maître, la cuisinière ne sait où donner de la tête.

— Pourquoi ?

— Monsieur ne lui a rien dit ; elle n’a que deux entrées, le bœuf, un poulet, une salade et des légumes.

— Caroline, vous n’avez donc rien commandé ?…

— Savais-je que vous aviez du monde, et puis-je d’ailleurs prendre sur moi de commander ici ?… Vous m’avez délivrée de tout souci à cet égard, et j’en remercie Dieu tous les jours.


Madame Fischtaminel vient rendre une visite à madame Caroline ! elle la trouve toussotant et travaillant le dos courbé sur un métier à tapisserie.

— Vous brodez ces pantoufles-là pour votre cher Adolphe ?

Adolphe est posé devant la cheminée en homme qui fait la roue.

— Non, madame, c’est pour un marchand qui me les paye ; et, comme les forçats du bagne, mon travail me permet de me donner de petites douceurs.

Adolphe rougit ; il ne peut pas battre sa femme, et madame de Fischtaminel le regarde en ayant l’air de lui dire : ─ Qu’est-ce que cela signifie ?…

— Vous toussez beaucoup, ma chère petite !… dit madame de Fischtaminel.

— Oh ! répond Caroline, que me fait la vie !…


Caroline est là, sur sa causeuse, avec une femme de vos amies à la bonne opinion de laquelle vous tenez excessivement. Du fond de l’embrasure où vous causez entre hommes, vous entendez, au seul mouvement des lèvres, ces mots : Monsieur l’a voulu !… dits d’un air de jeune Romaine allant au cirque. Profondément humilié dans toutes vos vanités, vous voulez être à cette conversation tout en écoutant vos hôtes ; vous faites alors des répliques qui vous valent des : « À quoi pensez-vous ? » car vous perdez le fil de la conversation, et vous piétinez sur place en pensant : « Que lui dit-elle de moi ?… »


Adolphe est à table chez les Deschars, un dîner de douze personnes, et Caroline est placée à côté d’un joli jeune homme appelé Ferdinand, cousin d’Adolphe. Entre le premier et le second service, on parle du bonheur conjugal.

— Il n’y a rien de plus facile à une femme que d’être heureuse, dit Caroline en répondant à une femme qui se plaint.

— Donnez-nous votre secret, madame, dit agréablement monsieur de Fischtaminel.

— Une femme n’a qu’à ne se mêler de rien, se regarder comme la première domestique de la maison ou comme une esclave dont le maître a soin, n’avoir aucune volonté, ne pas faire une observation : tout va bien.

Ceci, lancé sur des tons amers et avec des larmes dans la voix, épouvante Adolphe, qui regarde fixement sa femme.

— Vous oubliez, madame, le bonheur d’expliquer son bonheur, réplique-t-il en lançant un éclair digne d’un tyran de mélodrame.

Satisfaite de s’être montrée assassinée ou sur le point de l’être, Caroline détourne la tête, essuie furtivement une larme, et dit : ─ On n’explique pas le bonheur.

L’incident, comme on dit à la Chambre, n’a pas de suites, mais Ferdinand a regardé sa cousine comme un ange sacrifié.


On parle du nombre effrayant de gastrites, de maladies innommées dont meurent les jeunes femmes.

— Elles sont trop heureuses ! dit Caroline en ayant l’air de donner le programme de sa mort.


La belle-mère d’Adolphe vient voir sa fille. Caroline dit : « Le salon de monsieur ! ─ La chambre de monsieur ! » Tout, chez elle, est à monsieur.

— Ah çà ! qu’y a-t-il donc, mes enfants ? demande la belle-mère ; on dirait que vous êtes tous les deux à couteaux tirés ?

— Eh ! mon Dieu, dit Adolphe, il y a que Caroline a eu le gouvernement de la maison et n’a pas su s’en tirer.

— Elle a fait des dettes ?…

— Oui, ma chère maman.

— Écoutez, Adolphe, dit la belle-mère après avoir attendu que sa fille l’ait laissée seule avec son gendre, aimeriez-vous mieux que ma fille fût admirablement bien mise, que tout allât à merveille chez vous, et qu’il ne vous en coûtât rien ?…

Essayez de vous représenter la physionomie d’Adolphe en entendant cette déclaration des droits de la femme !


Caroline passe d’une toilette misérable à une toilette splendide. Elle est chez les Deschars : tout le monde la félicite sur son goût, sur la richesse de ses étoffes, sur ses dentelles, sur ses bijoux.

— Ah ! vous avez un mari charmant !… dit madame Deschars.

Adolphe se rengorge et regarde Caroline.

— Mon mari, madame !… je ne coûte, Dieu merci, rien à monsieur ! Tout cela me vient de ma mère.

Adolphe se retourne brusquement, et va causer avec madame de Fischtaminel.


Après un an de gouvernement absolu, Caroline adoucie dit un matin :

— Mon ami, combien as-tu dépensé cette année ?…

— Je ne sais pas.

— Fais tes comptes.

Adolphe trouve un tiers de plus que dans la plus mauvaise année de Caroline.

— Et je ne t’ai rien coûté pour ma toilette, dit-elle.


Caroline joue les mélodies de Schubert. Adolphe éprouve une jouissance en entendant cette musique admirablement exécutée ; il se lève et va pour féliciter Caroline : elle fond en larmes.

— Qu’as-tu ?…

— Rien ; je suis nerveuse.

— Mais je ne te connaissais pas ce vice-là.

— Oh ! Adolphe, tu ne veux rien voir… Tiens, regarde : mes bagues ne me tiennent plus aux doigts, tu ne m’aimes plus, je te suis à charge…

Elle pleure, elle n’écoute rien, elle repleure à chaque mot d’Adolphe.

— Veux-tu reprendre le gouvernement de la maison ?

— Ah ! s’écrie-t-elle en se dressant en pieds comme une surprise, maintenant que tu as assez de tes expériences ?… Merci ! Est-ce de l’argent que je veux ? Singulière manière de panser un cœur blessé… Non, laissez-moi…

— Eh bien ! comme tu voudras, Caroline.

Ce : « Comme tu voudras ! » est le premier mot de l’indifférence en matière de femme légitime ; et Caroline aperçoit un abîme vers lequel elle a marché d’elle-même.