Petites Misères de la vie conjugale/2/02

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LES AMBITIONS TROMPÉES.


§ I. — L’ILLUSTRE CHODOREILLE.


Un jeune homme a quitté sa ville natale au fond de quelque département marqué par monsieur Charles Dupin en couleur plus ou moins foncée. Il avait pour vocation la gloire, n’importe laquelle : supposez un peintre, un romancier, un journaliste, un poëte, un grand homme d’État.

Pour être parfaitement compris, le jeune Adolphe de Chodoreille voulait faire parler de lui, devenir célèbre, être quelque chose. Ceci donc s’adresse à la masse des ambitieux amenés à Paris par tous les véhicules possibles, soit moraux, soit physiques, et qui s’y élancent un beau matin avec l’intention hydrophobique de renverser toutes les renommées, de se bâtir un piédestal avec des ruines à faire, jusqu’à ce que désillusion s’ensuive. Comme il s’agit de formuler ce fait normal qui caractérise notre époque, prenons de tous ces personnages celui que l’auteur a nommé ailleurs un grand homme de province.

Adolphe a compris que le plus admirable commerce est celui qui consiste à payer chez un papetier une bouteille d’encre, un paquet de plumes et une rame de papier coquille douze francs cinquante centimes, et de revendre les deux mille feuillets que fournit la rame, en coupant chaque feuille en quatre, quelque chose comme cinquante mille francs, après toutefois y avoir écrit sur chaque feuillet cinquante lignes pleines de style et d’imagination.

Ce problème, de douze francs cinquante centimes métamorphosés en cinquante mille francs, à raison de vingt-cinq centimes chaque ligne, stimule bien des familles qui pourraient employer leurs membres utilement au fond des provinces, à les lancer dans l’enfer de Paris.

Le jeune homme, objet de cette exportation, semble toujours à toute sa ville avoir autant d’imagination que les plus fameux auteurs. Il a toujours fait d’excellentes études, il écrit d’assez jolis vers, il passe pour un garçon d’esprit ; enfin il est souvent coupable d’une charmante nouvelle insérée dans le journal de l’endroit, laquelle a soulevé l’admiration du département.

Comme ces pauvres parents ignoreront éternellement ce que leur fils vient apprendre à grand’peine à Paris, à savoir : Qu’il est difficile d’être un écrivain et de connaître la langue française avant une douzaine d’années de travaux herculéens ; — Qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ; — Que les grands conteurs (Ésope, Lucien, Boccace, Rabelais, Cervantès, Swift, La Fontaine, Lesage, Sterne, Voltaire, Walter Scott, les Arabes inconnus des Mille et Une Nuits) sont tous des hommes de génie autant que des colosses d’érudition.

Leur Adolphe fait son apprentissage en littérature dans plusieurs cafés, devient membre de la société des Gens de lettres, attaque à tort et à travers des hommes à talent qui ne lisent pas ses articles, revient à des sentiments plus doux en voyant l’insuccès de sa critique, apporte des nouvelles aux journaux qui se les renvoient comme sur des raquettes ; et, après cinq à six années d’exercices plus ou moins fatigants, d’horribles privations très-coûteuses à ses parents, il arrive à une certaine position.

Voici quelle est cette position. Grâce à une sorte d’assurance mutuelle des faibles entre eux, et qu’un écrivain assez ingénieux a nommée la camaraderie, Adolphe voit son nom souvent cité parmi les noms célèbres, soit dans les prospectus de la librairie, soit dans les annonces des journaux qui promettent de paraître. Les libraires impriment le titre d’un de ses ouvrages à cette menteuse rubrique : sous presse, qu’on pourrait appeler la ménagerie typographique des ours[1]. On comprend quelquefois Chodoreille parmi les hommes d’espérance de la jeune littérature.

Adolphe de Chodoreille reste onze ans dans les rangs de la jeune littérature : il devient chauve en gardant sa distance dans la jeune littérature ; mais il finit par obtenir ses entrées aux théâtres, grâce à d’obscurs travaux, à des critiques dramatiques ; il essaye de se faire prendre pour un bon enfant ; et à mesure qu’il perd des illusions sur la gloire, sur le monde de Paris, il gagne des dettes et des années.

Un journal aux abois lui demande un de ses ours corrigé par des amis, léché, pourléché de lustre en lustre, et qui sent la pommade de chaque genre à la mode et oublié. Ce livre devient pour Adolphe ce qu’est pour le caporal Trim, ce fameux bonnet qu’il met toujours en jeu, car pendant cinq ans Tout pour une Femme(titre définitif) sera l’un des plus charmants ouvrages de notre époque.

En onze ans, Chodoreille passe pour avoir publié des travaux estimables, cinq à six nouvelles dans des revues nécropoliques, dans des journaux de femmes, dans des ouvrages destinés à la plus tendre enfance.

Enfin, comme il est garçon, qu’il possède un habit, un pantalon de casimir noir, qu’il peut se déguiser quand il le veut en diplomate élégant, qu’il ne manque pas d’un certain air intelligent, il est admis dans quelques salons plus ou moins littéraires ; il salue les cinq ou six académiciens qui ont du génie, de l’influence ou du talent, il peut aller chez deux ou trois de nos grands poètes, il se permet dans les cafés d’appeler par leur petit nom les deux ou trois femmes célèbres à juste titre de notre époque ; il est d’ailleurs au mieux avec les bas-bleus du second ordre, qui devraient être appelées des chaussettes, et il en est aux poignées de main et aux petits verres d’absinthe avec les astres des petits journaux.

Ceci est l’histoire des médiocrités en tout genre, auxquelles il a manqué ce que les titulaires appellent le bonheur. Ce bonheur, c’est la volonté, le travail continu, le mépris de la renommée obtenue facilement, une immense instruction, et la patience qui, selon Buffon, serait tout le génie, mais qui certes en est la moitié.

Vous n’apercevez pas encore trace de petite misère pour Caroline. Vous croyez que cette histoire de cinq cents jeunes gens occupés à polir en ce moment les pavés de Paris est écrite en façon d’avis aux familles des quatre-vingt-six départements ; mais lisez ces deux lettres échangées entre deux amies différemment mariées, vous comprendrez qu’elle était nécessaire, autant que le récit par lequel jadis commençait tout bon mélodrame, et nommé l’avant-scène… Vous devinerez les savantes manœuvres du paon parisien faisant la roue au sein de sa ville natale et fourbissant dans des arrière-pensées matrimoniales les rayons d’une gloire qui, semblables à ceux du soleil, ne sont chauds et brillants qu’à de grandes distances.




DE MADAME CLAIRE DE LA ROULANDIERE, NÉE JUGAULT,
À MADAME ADOLPHE DE CHODOREILLE, NÉE HEURTAUT.


« Viviers.

» Tu ne m’as pas encore écrit, ma chère Caroline, et c’est bien mal à toi. N’était-ce pas à la plus heureuse de commencer et de consoler celle qui restait en province !

» Depuis ton départ pour Paris, j’ai donc épousé monsieur de La Roulandière, le président du tribunal. Tu le connais, et tu sais si je puis être satisfaite en ayant le cœur saturé de nos idées. Je n’ignorais pas mon sort : je vis entre l’ancien président, l’oncle de mon mari, et ma belle-mère, qui de l’ancienne société parlementaire d’Aix n’a gardé que la morgue, la sévérité de mœurs. Je suis rarement seule, je ne sors qu’accompagnée de ma belle-mère ou de mon mari. Nous recevons tous les gens graves de la ville le soir. Ces messieurs font un whist à deux sous la fiche, et j’entends des conversations dans ce genre-ci : Monsieur Vitremont est mort, il laisse deux cent quatre-vingt mille francs de fortune… dit le substitut, un jeune homme de quarante-sept ans, amusant comme le mistral. ─ Êtes-vous bien certain de cela ?…

» ─ Cela, c’est les deux cent quatre-vingt mille francs. Un petit juge pérore, il raconte les placements, on discute les valeurs, et il est acquis à la discussion que, s’il n’y a pas deux cent quatre-vingt mille francs, on en sera bien près

» Là-dessus concert général d’éloges donnés à ce mort, pour avoir tenu le pain sous clef, pour avoir plaçoté ses économies, mis sou sur sou, afin probablement que toute la ville et tous les gens qui ont des successions à espérer battissent ainsi des mains en s’écriant avec admiration : ─ Il laisse deux cent quatre-vingt mille francs !… Et chacun a des parents malades de qui l’on dit : ─ Laissera-t-il quelque chose d’approchant ? et l’on discute le vif comme on a discuté le mort.

» On ne s’occupe que des probabilités de fortune, ou des probabilités de vacance dans les places, et des probabilités de récolte.

» Quand, dans notre enfance, nous regardions ces jolies petites souris blanches à la fenêtre du savetier de la rue Saint-Maclou, faisant tourner la cage ronde où elles étaient enfermées, pouvais-je savoir que ce serait une fidèle image de mon avenir ?…

» Être ainsi, moi qui de nous deux agitais le plus mes ailes, dont l’imagination était la plus vagabonde ! j’ai péché plus que toi, je suis la plus punie. J’ai dit adieu à mes rêves : je suis madame la présidente gros comme le bras, et je me résigne à donner le bras à ce grand diable de monsieur de La Roulandière pendant quarante ans, à vivre menu de toute manière et à voir deux gros sourcils sur deux yeux vairons dans une figure jaune, laquelle ne saura jamais ce qu’est un sourire.

» Mais toi, ma chère Caroline, toi qui, soit dit entre nous, étais dans les grandes quand je frétillais dans les petites, toi qui ne péchais que par orgueil, à vingt-sept ans, avec deux cent mille francs de fortune, tu captures et tu captives un grand homme, un des hommes les plus spirituels de Paris, un des deux hommes à talent que notre ville ait produite !… quelle chance !

» Maintenant tu te trouves dans le milieu le plus brillant de Paris. Tu peux, grâce aux sublimes priviléges du génie, aller dans tous les salons du faubourg Saint-Germain, y être bien accueillie. Tu jouis des jouissances exquises de la société des deux ou trois femmes célèbres de notre temps, où il se fait tant d’esprit, dit-on, où se disent ces mots qui nous arrivent ici comme des fusées à la Congrève. Tu vas chez le baron Schinner, de qui nous parlait tant Adolphe, où vont tous les grands artistes, tous les illustres étrangers. Enfin, dans quelque temps tu seras une des reines de Paris, si tu le veux. Tu peux aussi recevoir, tu verras chez toi les lionnes, les lions de la littérature, du grand monde et de la finance, car Adolphe nous parlait de ses amitiés illustres et de ses liaisons avec les favoris de la mode en de tels termes, que je te vois fêtée en fêtant.

» Avec tes dix mille francs de rente et la succession de ta tante Carabès, avec les vingt mille francs que gagne ton mari, vous devez avoir équipage ; et, comme tu vas à tous les théâtres sans payer, comme les journalistes sont des héros de toutes les inaugurations ruineuses pour qui veut suivre le mouvement parisien, qu’on les invite tous les jours à dîner, tu vis comme si tu avais soixante mille francs de rente !… Ah ! tu es heureuse, toi ! aussi m’oublies-tu !

» Eh bien, je comprends que tu n’as pas un instant à toi. Ton bonheur est la cause de ton silence, je te pardonne. Allons, un jour, si, fatiguée de tant de plaisirs, du haut de ta grandeur, tu penses encore à ta pauvre Claire, écris-moi, raconte-moi ce qu’est un mariage avec un grand homme… peins-moi ces grandes dames de Paris, surtout celles qui écrivent… oh ! je voudrais bien savoir en quoi elles sont faites ; enfin n’oublie rien, si tu n’oublies pas que tu es aimée quand même par ta pauvre

» Claire Jugault. »




MADAME ADOLPHE DE CHODOREILLE À MADAME LA PRÉSIDENTE
DE LA ROULANDIÈRE, À VIVIERS.


« Paris.

» Ah ! ma pauvre Claire, si tu savais combien de petites douleurs ta lettre ingénue a réveillées, non, tu ne me l’aurais pas écrite. Aucune amie, une ennemie même, en voyant à une femme un appareil sur mille piqûres de moustiques, ne l’arrache pas pour s’amuser à les compter…

» Je commence par te dire que, pour une fille de vingt-sept ans, d’une figure encore passable, mais d’une taille un peu trop empereur Nicolas pour l’humble rôle que je joue, je suis heureuse !… Voici pourquoi : Adolphe, heureux des déceptions qui sont tombées sur moi comme une grêle, panse les plaies de mon amour-propre par tant d’affection, par tant de petits soins, tant de charmantes choses, qu’en vérité les femmes voudraient, en tant que femmes, trouver à l’homme qu’elles épousent des torts si profitables ; mais tous les gens de lettres (Adolphe est, hélas ! à peine un homme de lettres), qui sont des êtres non moins irritables, nerveux, changeants et bizarres que les femmes, ne possèdent pas des qualités aussi solides que celles d’Adolphe, et j’espère qu’ils n’ont pas été tous aussi malheureux que lui.

» Hélas ! nous nous aimons assez toutes les deux pour que je te dise la vérité. J’ai sauvé mon mari, ma chère, d’une profonde misère habilement cachée. Loin de toucher vingt mille francs par an, il ne les a pas gagnés dans les quinze années qu’il a passées à Paris. Nous sommes logés à un troisième étage de la rue Joubert, qui nous coûte douze cents francs, et il nous reste sur nos revenus environ huit mille cinq cents francs avec lesquels je tâche de nous faire vivre honorablement.

» Je lui porte bonheur : Adolphe, depuis son mariage, a eu la direction d’un feuilleton et trouve quatre cents francs par mois dans cette occupation, qui, d’ailleurs, lui prend peu de temps. Il a dû cette place à un placement. Nous avons employé les soixante-dix mille francs de succession de ma tante Carabès au cautionnement du journal, on nous donne neuf pour cent, et nous avons en outre des actions. Depuis cette affaire, conclue depuis dix mois, nos revenus ont doublé, l’aisance est venue. Je n’ai pas plus à me plaindre de mon mariage comme affaire d’argent que comme affaire de cœur. Mon amour-propre a seul souffert, et mes ambitions ont sombré. Tu vas comprendre toutes les petites misères qui m’ont assaillie, par la première.

» Adolphe nous avait paru très-bien avec la fameuse baronne Schinner, si célèbre par son esprit, par son influence, par sa fortune et par ses liaisons avec les hommes célèbres ; j’ai cru qu’il était reçu chez elle en qualité d’ami ; mon mari m’y présente, je suis reçue assez froidement. J’aperçois des salons d’un luxe effrayant ; et au lieu de voir madame Schinner me rendre ma visite, je reçois une carte, à vingt jours de date et à une heure insolemment indue.

» À mon arrivée à Paris, je me promène sur les boulevards, fière de mon grand homme anonyme ; il me donne un coup de coude et me dit en me désignant à l’avance un gros petit homme, assez mal vêtu : ─ « Voilà un tel ! » Il me nomme une des sept ou huit illustrations européennes de la France. J’apprête mon air admiratif, et je vois Adolphe saluant avec une sorte de bonheur le vrai grand homme, qui lui répond par le petit salut écourté qu’on accorde à un homme avec lequel on a sans doute à peine échangé quatre paroles en dix ans. Adolphe avait quêté sans doute un regard à cause de moi. ─ Il ne te connaît pas ? dis-je à mon mari. ─ Si, mais il m’aura pris pour un autre, me répond Adolphe.

» Ainsi des poëtes, ainsi des musiciens célèbres, ainsi des hommes d’État. Mais, en revanche, nous causons pendant dix minutes devant quelque passage avec messieurs Armand du Cantal, Georges Beaunoir, Félix Verdoret, de qui tu n’as jamais entendu parler. Mesdames Constantine Ramachard, Anaïs Crottat et Lucienne Vouillon viennent nous voir et me menacent de leur amitié bleue. Nous recevons à dîner des directeurs de journaux inconnus dans notre province. Enfin, j’ai eu le douloureux bonheur de voir Adolphe refusant une invitation à une soirée de laquelle j’étais exclue.

» Oh ! ma chère, le talent est toujours la fleur rare, croissant spontanément, et qu’aucune horticulture de serre chaude ne peut obtenir. Je ne m’abuse point : Adolphe est une médiocrité connue, jaugée ; il n’a pas d’autre chance, comme il le dit, que de se caser dans les utilités de la littérature. Il ne manquait pas d’esprit à Viviers ; mais pour être un homme d’esprit à Paris, on doit posséder tous les genres d’esprit à des doses désespérantes.

» J’ai pris de l’estime pour Adolphe ; car après quelques petits mensonges, il a fini par m’avouer sa position, et, sans s’humilier outre mesure, il m’a promis le bonheur. Il espère arriver, comme tant de médiocrités, à une place quelconque, à un emploi de sous-bibliothécaire, à une gérance de journal. Qui sait si nous ne le ferons pas nommer député plus tard à Viviers ?

» Nous vivons obscurément ; nous avons cinq ou six amis et amies qui nous conviennent, et voilà cette brillante existence que tu dorais de toutes les splendeurs sociales.

» De temps en temps j’essuie quelque bourrasque, j’attrape quelque coup de langue. Ainsi, hier, à l’Opéra, dans le foyer, où je me promenais, j’entends un des plus méchants hommes d’esprit, Léon de Lora, disant à l’un de nos plus célèbres critiques : ─ Avouez qu’il faut être bien Chodoreille pour aller découvrir au bord du Rhône le peuplier de la Caroline ! ─ Bah ! a répondu l’autre, il est bourgeonné. Ils avaient entendu mon mari me donnant mon petit nom. Et moi, qui passais pour belle à Viviers, qui suis grande, bien faite et encore assez grasse pour faire le bonheur d’Adolphe !… Voilà comment j’apprends qu’il en est à Paris de la beauté des femmes comme de l’esprit des hommes de province.

» Enfin, si c’est là ce que tu veux savoir, je ne suis rien ; mais si tu veux apprendre jusqu’où va ma philosophie, eh bien ! je suis assez heureuse d’avoir rencontré dans mon faux grand homme un homme ordinaire.

» Adieu, chère amie, de nous deux, comme tu le vois, c’est encore moi qui, malgré mes déceptions et les petites misères de ma vie, suis la mieux partagée ; Adolphe est jeune, et c’est un homme charmant.

» Caroline Heurtault. »

La réponse de Claire, entre autres phrases, contenait celle-ci : « J’espère que le bonheur anonyme dont tu jouis se continuera, grâce à ta philosophie. » Claire, comme toutes les amies intimes, se vengeait de son président sur l’avenir d’Adolphe.




§ II. — UNE NUANCE DU MÊME SUJET.


« (Lettre trouvée dans un coffret, un jour qu’elle me fit longtemps attendre en son cabinet pendant qu’elle essayait de renvoyer une amie importune qui n’entendait pas le français sous-entendu dans le jeu de la physionomie et dans l’accent des paroles. J’attrapai un rhume, mais j’eus cette lettre.) »

Cette note pleine de fatuité se trouvait sur un papier que les clercs de notaire jugèrent sans importance lors de l’inventaire de feu M. Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts, les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, et en qui la grande maison des Borgarelli de Provence a fini, car Bourgarel est, comme on sait, la corruption de Borgarelli, comme les Girardin français celle des Ghérardini de Florence.

Un lecteur intelligent reconnaîtra sans peine à quelle époque de la vie d’Adolphe et de Caroline se rapporte cette lettre.


« Ma chère amie,

« Je croyais me trouver heureuse en épousant un artiste aussi supérieur par ses talents que par ses moyens personnels, également grand et comme caractère et comme esprit, plein de connaissances, en voie de s’élever par la route publique sans être obligé d’aller dans les chemins tortueux de l’intrigue ; enfin, tu connais Adolphe, tu l’as apprécié : je suis aimée, il est père, j’idolâtre nos enfants. Adolphe est excellent pour moi, je l’aime et je l’admire ; mais, ma chère, dans ce complet bonheur, il se trouve une épine. Les roses sur lesquelles je suis couchée ont plus d’un pli. Dans le cœur des femmes, les plis deviennent promptement des blessures. Ces blessures saignent bientôt, le mal augmente, on souffre, la souffrance éveille des pensées, les pensées s’étalent et se changent en sentiment. Ah ! ma chère, tu le sauras, et c’est cruel à se dire, mais nous vivons autant par la vanité que par l’amour. Pour ne vivre que d’amour, il ne faudrait pas habiter Paris. Que nous importerait de n’avoir qu’une robe de percale blanche, si l’homme que nous aimons ne voyait pas d’autres femmes mises autrement, plus élégamment que nous, et inspirant des idées par leurs manières, par un ensemble de petites choses qui font de grandes passions ? La vanité, ma chère, est chez nous cousine-germaine de la jalousie, de cette belle et noble jalousie qui consiste à ne pas laisser envahir son empire, à être seule dans une âme, à passer notre vie tout heureuse dans un cœur. Eh bien ! ma vanité de femme souffre. Quelque petites que soient ces misères, j’ai malheureusement appris qu’il n’y a pas de petites misères en ménage. Oui, tout s’y agrandit par le contact incessant des sensations, des désirs, des idées. Voilà le secret de cette tristesse où tu m’as surprise, et que je ne voulais pas expliquer. Ce point est un de ceux où la parole va trop loin, et où l’écriture retient du moins la pensée en la fixant. Il y a des effets de perspective morale si différents entre ce qui se dit et ce qui s’écrit ! Tout est si solennel et si grave sur le papier ! On ne commet plus aucune imprudence. N’est-ce pas là ce qui fait un trésor d’une lettre où l’on s’abandonne à ses sentiments ? Tu m’aurais crue malheureuse, je ne suis que blessée. Tu m’as trouvée seule, au coin de mon feu, sans Adolphe. Je venais de coucher mes enfants, ils dormaient. Adolphe, pour la dixième fois, était invité dans le monde où je ne vais pas, où l’on veut Adolphe sans sa femme. Il est des salons où il va sans moi, comme il est une foule de plaisirs auxquels on le convie sans moi. S’il se nommait monsieur de Navarreins et que je fusse une d’Espard, jamais le monde ne penserait à nous séparer, on nous voudrait toujours ensemble. Ses habitudes sont prises, il ne s’aperçoit pas de cette humiliation qui oppresse le cœur. D’ailleurs, s’il soupçonnait cette petite souffrance que j’ai honte de ressentir, il laisserait là le monde, il deviendrait plus impertinent que ne le sont envers moi ceux ou celles qui me séparent de lui. Mais il entraverait sa marche, il se ferait des ennemis, il se créerait des obstacles en m’imposant à des salons qui me feraient alors directement mille maux. Je préfère donc mes souffrances à ce qui nous adviendrait dans le cas contraire. Adolphe arrivera ! il porte mes vengeances dans sa belle tête d’homme de génie. Un jour le monde me payera l’arriéré de tant d’injures. Mais quand ? Peut-être aurais-je quarante-cinq ans. Ma belle jeunesse se sera passée au coin de mon feu, avec cette pensée : Adolphe rit, il s’amuse, il voit de belles femmes, il cherche à leur plaire, et tous ces plaisirs ne viennent pas de moi.

» Peut-être à ce métier finira-t-il par se détacher de moi !

» Personne ne souffre d’ailleurs impunément le mépris, et je me sens méprisée, quoique jeune, belle et vertueuse. D’ailleurs, puis-je empêcher ma pensée de courir ? Puis-je réprimer mes rages en sachant Adolphe à dîner en ville sans moi ? je ne jouis pas de ses triomphes, je n’entends pas ses mots spirituels ou profonds, dits pour d’autres ! Je ne saurais me contenter des réunions bourgeoises d’où il m’a tirée en me trouvant distinguée, riche, jeune, belle et spirituelle. C’est là un malheur, il est irréparable.

» Enfin, il suffit que, par une cause quelconque, je ne puisse entrer dans un salon, pour désirer y aller. Rien n’est plus conforme aux habitudes du cœur humain. Les anciens avaient bien raison avec leurs gynécées. La collision des amours-propres de femmes qu’a produite leur réunion, qui ne date pas de plus de quatre siècles, a coûté bien des chagrins à notre temps et coûté de bien sanglants débats aux sociétés.

» Enfin, ma chère, Adolphe est bien fêté quand il revient chez lui ; mais aucune nature n’est assez forte pour attendre avec la même ardeur toutes les fois. Quel lendemain que celui de la soirée où il sera moins bien reçu !

» Vois-tu ce qu’il y a dans le pli dont je te parlais ? Un pli du cœur est un abîme comme un pli de terrain dans les Alpes : à distance, on ne s’en figurerait jamais la profondeur ni l’étendue. Il en est ainsi entre deux êtres, quelle que soit leur amitié. On ne soupçonne jamais la gravité du mal chez son amie. Ceci semble peu de chose, et néanmoins la vie en est atteinte dans toute sa profondeur et sur toute sa longueur. Je me suis raisonnée ; mais plus je me faisais de raisonnements, plus je me prouvais à moi-même l’étendue de cette petite douleur. Je me laisse donc aller au courant de la souffrance.

» Deux voix se disputent le terrain, quand, par un hasard encore rare heureusement, je suis seule dans mon fauteuil, attendant Adolphe. L’une, je le gagerais, sort du Faust d’Eugène Delacroix, que j’ai sur ma table. Méphistophélès parle, le terrible valet qui dirige si bien les épées, il a quitté la gravure et se pose diaboliquement devant moi, riant par la fente que ce grand peintre lui a mise sous le nez, et me regardant de cet œil d’où tombent des rubis, des diamants, des carrosses, des métaux, des toilettes, des soieries cramoisies et mille délices qui brûlent. ─ N’es-tu pas faite pour le monde ? Tu vaux la plus belle des plus belles duchesses ; ta voix est celle d’une sirène, tes mains commandent le respect et l’amour !… Oh ! comme ton bras chargé de bracelets se déploierait bien sur le velours de ta robe ! Tes cheveux sont des chaînes qui enlaceraient tous les hommes ; et tu pourrais mettre tous ces triomphes aux pieds d’Adolphe, lui montrer ta puissance et n’en jamais user ! Il aurait des craintes là où il vit dans une certitude insultante. Allons ! viens ! avale quelques bouffées de mépris, tu respireras des nuages d’encens. Ose régner ! N’es-tu pas vulgaire au coin de ton feu ? Tôt ou tard la jolie épouse, la femme aimée mourra, si tu continues ainsi, dans sa robe de chambre. Viens, et tu perpétueras ton empire par l’emploi de la coquetterie ? Montre-toi dans les salons, et ton joli pied marchera sur l’amour de tes rivales.

» L’autre Voix sort de mon chambranle de marbre blanc, qui s’agite comme une robe. Je crois voir une vierge divine couronnée de roses blanches, une palme verte à la main. Deux yeux bleus me sourient. Cette vertu si simple me dit : ─ Reste ! sois toujours bonne, rends cet homme heureux, c’est là toute ta mission. La douceur des anges triomphe de toute douleur. La foi dans soi-même a fait recueillir aux martyrs du miel sur les brasiers de leurs supplices. Souffre un moment ; tu seras heureuse.

» Quelquefois, Adolphe revient en cet instant, et je suis heureuse. Mais, ma chère, je n’ai pas autant de patience que d’amour ; il me prend des envies de mettre en pièces les femmes qui peuvent aller partout, et dont la présence est désirée autant par les hommes que par les femmes. Quelle profondeur dans ce vers de Molière :

Le monde, chère Agnès, est une étrange chose !

» Tu ne connais pas cette petite misère, heureuse Mathilde ; tu es une femme bien née ! Tu peux beaucoup pour moi. Songes-y ! Je puis t’écrire là ce que je n’osais te dire. Tes visites me font grand bien, viens souvent voir ta pauvre

» caroline. »


— Eh bien ! dis-je au clerc, savez-vous ce qu’a été cette lettre pour feu Bourgarel ?

— Non.

— Une lettre de change.

Ni le clerc, ni le patron n’ont compris. Comprenez-vous, vous ?






  1. On appelle un ours une pièce refusée à beaucoup de théâtres, et qui finit par être représentée dans certains moments où quelque directeur éprouve le besoin d’un ours. Ce mot a nécessairement passé de la langue des coulisses dans l’argot du journalisme, et s’est appliqué aux romans qui se promènent. On devrait appeler ours blanc celui de la librairie, et les autres des ours noirs.