Petits Cahiers de Léon Cladel/L’Ancêtre

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Petits Cahiers de Léon CladelEd. Monnier & Cie (p. 57-64).


L’Ancêtre


— 1873 —


« Quand apparut la République
Dans les éclairs de Février,
Tenant en main sa longue pique,
La France fut comme un brasier. »
    Chant des Paysans. — P. Dupont.



Trois heures de l’après-midi sonnaient… Au dernier tintement de l’horloge invisible les cinq cent trente-trois mandataires que la France avait élus envers et contre le gré des Broglie et des Buffet abandonnèrent les couloirs et gagnèrent les bancs de l’éphémère édifice expressément construit naguère, inauguré ce jour-là. Quasi religieux, un grand silence y régnait. Tout à coup, en dehors de l’enceinte, où devaient être débattus les droits si longtemps contestés et toujours méconnus de la nation, hier serve encore et demain peut-être souveraine, un long roulement retentit… Au banc ministériel, les récents titulaires étreignaient leurs portefeuilles si difficilement acquis et déjà fuyants. Suivi des plus jeunes membres de l’Assemblée appelés, selon le règlement en vigueur, à composer le bureau provisoire, un vieillard, auréolé de cheveux blancs, vêtu de noir et la boutonnière vierge de toute marque d’intrigue ou de bassesse, apparut. Tandis que les tambours, sous le vestibule, battaient aux champs, il monta gravement au fauteuil présidentiel. Aussitôt qu’il s’y fut assis, il considéra d’un regard bref et vif la délégation nationale qu’il avait à présider, ce jour-là seulement, par bénéfice d’âge… Un sourd brouhaha s’élève soudain parmi la minorité clairsemée qui siégeait à droite et vers le centre ; mais les gauches en masse éteignent immédiatement cet hostile murmure et par trois fois poussent ce cri sacré :

— Vive la République !

Or, pendant que contraints d’avaler les apostrophes factieuses qui leur brûlaient la gorge, les fauteurs de la tyrannie humaine et divine baissaient honteusement la tête et que, d’autre part, les défenseurs de la Révolution enfin triomphante tendaient, dans un pieux délire, les bras au ciel, lui, l’ardent octogénaire, en qui s’incarnait l’héroïsme des générations antérieures, lui, le vétéran du forum, et dont le nom ainsi que celui du sévère Barbès était synonyme de vertu, lui qui, peu de jours auparavant, expiait sous les verrous une dernière explosion de bravoure, lui, père-conscrit de la démocratie française, vaillant entre tous les vaillants, enfin lui à qui la fortune avait réservé ce double honneur mille fois mérité : vingt ans de prison et une heure de suprême magistrature, il accueillait, avec simplesse et comme un hommage adressé à la grande réparatrice, qu’il avait toujours servie, les salutations de ces collègues, fils ou petits-fils de ses glorieux compagnons de 1830 et de 48.

— Enfants, dit-il, d’une voix ferme qui porta jusqu’aux travées, citoyens !…

Attendrie au premier mot, transportée au second, l’Assemblée, d’un mouvement électrique, acclama le vieux tribun, et l’ovation fut telle qu’il s’en émut ; On l’honorait de toutes parts et lui, pleurait, ce stoïcien impeccable, ce rigide que le sort contraire ne put abattre, et tous les députés virent ce qu’aucun de ses geôliers et de ses bourreaux n’avait jamais vu : la trace de ses larmes. Encore tout frissonnant de joie, il étendit les mains…

— Silence, écoutez !

On se tut ; il parla. Remontant aux premiers jours de son enfance, il dit le liberticide sacrilège de ce Corse qui longtemps, ayant rampé devant l’Incorruptible, se vendit aux dépravés du Directoire, à Barras, et combien dures, après l’agonie de la grande République, avaient été les épreuves échues à tous les cœurs qui lui demeurèrent fidèles ; il dit les amertumes et les misères de l’invasion en 1814, en 1815, et les secrets conciliabules tenus un peu plus tard par la jeunesse française, impatiente de secouer le joug d’un roi capucin ; il dit les trois Glorieuses de Juillet et les cruels déboires des héros dont le sang coula dans ces journées immortelles, et qui, délivrés du Bourbon, eurent à subir un d’Orléans ; il dit la corruption organisée par Guizot et le réveil du Lion, il dit les efforts de la plèbe redevenue le Peuple et son écrasement par les sicaires de toutes les réactions conjurées ; il dit le Coup d’État, toutes les turpitudes et tous les industriels de 1851 : Fialin, Canrobert, Sibour, Saint-Arnaud, Maupas, Troplong, Morny, les commissions mixtes, les fusillades, les pontons, les transportations, la longue orgie impériale, hoquetant à l’Élysée et vomissant aux Tuileries, où les sabretaches teintes du sang populaire, à flots répandu sur le boulevard Montmartre et ailleurs, s’essuyaient aux somptueuses traînes de velours et de soie ; il dit toute la bacchanale menée par cet estafier que les empereurs comme les rois traitaient de cousin et ses valets de sire ; il dit la fin de ce somnambule couronné qui nous valut le démembrement peut-être irrémédiable de la patrie et la mort ou l’exil de tant de braves ; il dit les factieux qu’on aurait encore à vaincre en dépit de la Loyale-Épée, hésitant entre Henri V et d’Aumale, il dit les griefs de Paris et la réhabilitation due à la capitale décapitalisée, ainsi qu’à ses défenseurs languissant à 2000 lieues de leurs proches ; il dit les hypocrisies et les enlacements du papisme pendant la période contemporaine ; il dit tout, et telle fut sa dernière parole :

— Ici jurons, démocrates élus de France, de ne pas nous séparer avant d’avoir à jamais institué la République !

Ensuite, il leva solennellement sa droite et chacun l’imita. Pour la seconde fois en un siècle, Versailles entendit des promesses sacramentelles : les petits-neveux des grands insurgés de 89 avaient renouvelé le serment du Jeu-de-Paume… Hélas ! on s’y fiait, et qui ne l’eût cru ?


Paris, 9 Mars 1876