Petits poèmes russes/Tioutchev

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Traduction par Catulle Mendès.
G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 11-25).

TIOUTCHEV


I

LE TSAR DES CIEUX




Ces pauvres toits, ces champs par la neige envahis
Où peine le moujik nourri de graisses rances,
C’est le séjour natal des longues endurances,
Peuple russe ! c’est ton pays.

Mais l’étranger qu’exalte une autre destinée,
En son cœur fier et dans l’orgueil de son esprit
Ne peut pas soupçonner ce qui germe et fleurit
Sous ta misère résignée.

Portant sa croix, les yeux en pleurs, l’épaule en sang,
Le Tsar des cieux, vêtu d’un vêtement d’esclave,
Du sud au nord t’a traversée, ô terre slave,
Traversée en te bénissant !





II

PRINTEMPS




L’Hiver se fâche ! il a raison,
Son temps n’est pas près de renaître ;
Le Printemps heurte à la fenêtre
Et le chasse de la maison.

Tout vibre, à l’aube purpurine,
Sous la neige, linceul usé,
Et l’alouette au ciel rosé
Fait tinter sa claire clarine.

L’Hiver rage, sacre, dit non,
Comme un vieux roi qui gronde un page ;
Le Printemps fait plus de tapage
Et s’esclaffe au nez du grognon.

L’Hiver, la mine rechignée,
Tout en fuyant par le chemin,
Prend de la neige dans sa main
Et, traître, en lance une poignée…

Mais qu’importe au Printemps ! Pareil
À quelque rose enfant qui joue,
Il s’en lave en riant la joue,
Et n’en paraît que plus vermeil !





III

ORAGE DE PRINTEMPS




 
Au mois de mai, j’aime l’orage,
Alors que le premier tonnerre de printemps
Joue et folâtre dans l’azur, et, par instants,
Fait la grosse voix, gronde et rage.

Un roulement s’ébranle encor…
Il pleut, dans le soleil, et la poussière vole,
Une perle s’irise à chaque foliole,
Les fils d’aragne sont en or.

Des monts accourt la source agile,
Des vacarmes d’oiseaux crépitent dans les bois,
Et les bois et les monts font de leurs claires voix
Au tonnerre un écho fragile.

Là-haut, près de Zeus foudroyant,
Peut-être Hébé, penchant trop la coupe immortelle
Pleine de bruissants pétillements, l’a-t-elle
Versée au monde, en souriant ?





IV

LES LARMES HUMAINES




Larmes, larmes que l’homme pleure,
Vous coulez dès la première heure
Et jusques au dernier jour,
Larmes, vous coulez, inconnues,
Invisibles, et continues,
Larmes de deuil ou d’amour,

Innombrables, intarissables,
Sur nos espoirs bâtis de sables
Vous coulez, éternel bruit,
Comme les ruisseaux monotones
De la pluie en les longs automnes
Coulent à travers la nuit !





V

SOUVENIR D’UN SOIR




Je me souviens de l’heure heureuse…
Reviendra-t-elle ? Qui le sait ?
Nous étions seuls, au soir tombant, Fée amoureuse !
Le fleuve, en bas, s’assombrissait.

Toi, sur la colline où décline,
Géant que le temps fit plier,
Le burg aux blancs débris, tu souriais, câline,
Le coude au marbre d’un pilier.

Tu chatouillais d’un bout de tresse
Les décombres en désarroi ;
Et l’adieu du soleil attardait sa caresse
Sur le mont, la ruine, et toi !

Le vent qui se lève à la brune
Frôlait ta jupe d’un flou-flou
Et prenait aux pommiers des fleurs l’une après l’une
Qu’il soufflait sur ton jeune cou.

À l’horizon le soleil rouge
S’enfonçait en des brouillards d’or,
Et le fleuve profond qui toujours gronde et bouge
Roulait des flots plus noirs encor.

Et toi, tu regardais, ravie,
Et je t’aimais à deux genoux,
Et l’ombre, doucement, doucement, de la vie
Fugitive passait sur nous…