Peveril du Pic/Chapitre 03

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 42-47).


CHAPITRE III.

LE TROUPEAU BIENVENU.


Il ne manque ici ni bouches ni appétit ; prions le ciel qu’il ne nous manque non plus ni chère ni joie.
Vieille Comédie.


Même dans les occasions ordinaires, et avec d’amples moyens pour traiter et recevoir, une grande fête, à l’époque dont il est question, n’était pas une sinécure comme au temps actuel, où la dame qui préside n’a besoin que d’indiquer à ceux qui sont sous ses ordres le jour et l’heure où elle veut que la fête ait lieu. À cette époque donc, où les mœurs étaient simples et modestes, la maîtresse de la maison entrait profondément dans tous les détails d’une telle affaire ; et du haut d’une petite galerie qui communiquait avec son appartement, et qui avait vue sur la cuisine, on entendait sa voix, semblable à celle de l’esprit qui avertit le matelot pendant la tempête, s’élever au-dessus du bruit des pots, des terrines, des broches, des couperets et de tout le fracas qui accompagne ordinairement les préparatifs d’un somptueux festin. Mais tous ces soins, tous ces embarras furent plus que doublés à l’approche de la fête qui allait avoir lieu à Martindale-Castle, où le génie qui y présidait était à peine pourvu des moyens suffisants pour mettre à exécution son projet hospitalier. La conduite tyrannique des maris, en pareil cas, est toujours la même ; et je ne sais si, parmi toutes mes connaissances, j’en pourrais citer un qui n’ait été assez mal inspiré pour annoncer tout à coup à sa douce moitié, dans le moment le plus inopportun ; qu’il a invité


Quelque odieux major à venir à six heures,


au risque de déconcerter grandement la maîtresse du logis, et de discréditer ses arrangements domestiques.

Peveril du Pic était encore plus imprévoyant, car il avait chargé sa femme d’inviter tout le voisinage à venir faire bonne chère au château de Martindale, en l’honneur de la bienheureuse restauration de Sa très-sacrée Majesté, mais sans lui expliquer aucunement de quelle manière lui viendraient les provisions. Depuis le siège de Martindale, on n’avait pas vu de daims dans le parc du château ; le pigeonnier n’offrait que bien peu de ressources pour un pareil festin ; le vivier était, à la vérité, abondamment fourni de poisson, chose que les presbytériens regardaient comme fort suspecte ; et quant au gibier, on pouvait facilement, par le moyen de la chasse, se le procurer sur les montagnes et dans les bruyères du Derbyshire : mais ce n’était là que la partie secondaire d’un banquet, et l’intendant et le bailli, seuls coadjuteurs et conseillers de lady Peveril, ne savaient comment se procurer la viande de boucherie, qui était la partie la plus substantielle du repas et sa base véritable. Le maître-d’hôtel menaçait d’immoler un bel attelage de jeunes bœufs, sacrifice contre lequel se récriait opiniâtrement le bailli, qui objectait la nécessité de leurs services pour les travaux de l’agriculture ; et lady Peveril, malgré la douceur de son caractère et sa soumission comme épouse, ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelques mouvements d’humeur, et de faire quelques réflexions sur l’imprévoyance de son mari, qui la mettait dans une situation aussi embarrassante.

De telles réflexions paraissent tout au plus fondées, si l’on suppose qu’un homme ne doive être responsable que des résolutions qu’il prend lorsqu’il est parfaitement maître de lui-même. La loyauté de sir Geoffrey, comme celle de beaucoup de personnes dans la même situation que lui, à force d’espérances et de craintes, de victoires et de défaites, de luttes et de souffrances, provenant de la même cause, et roulant toujours sur le même pivot, avait pris le caractère ardent de l’enthousiasme et de la passion, et le changement de fortune singulier et surprenant qui venait non seulement de satisfaire, mais encore de surpasser ses plus chers désirs, le plongea pendant quelque temps dans cette espèce d’ivresse et de ravissement qui sembla s’étendre sur tout le royaume. Sir Geoffrey avait vu Charles et ses frères, et il avait été reçu par le joyeux monarque avec cette urbanité franche et gracieuse qui séduisait quiconque s’approchait de lui. On avait reconnu hautement les services qu’avait rendus le chevalier ; on s’était étendu sur son mérite ; et si des promesses n’avaient pas été faites d’une manière bien positive, du moins avait-on parlé de récompense. C’en était plus qu’il ne fallait pour monter au plus haut point l’esprit déjà exalté de sir Geoffrey ; et l’on concevra sans peine que, dans l’excès de son enthousiasme, il ne songeât point à s’inquiéter comment sa femme se procurerait le bœuf et le mouton nécessaires pour fêter ses voisins.

Heureusement pour elle, il existait quelqu’un qui possédait assez de présence d’esprit pour prévoir cette difficulté. Au moment où elle venait de prendre la résolution pénible d’emprunter du major Bridgenorth la somme indispensable pour exécuter les ordres de son mari, et tandis qu’elle gémissait amèrement sur cette circonstance, qui la forçait de se départir de ses principes habituels d’économie, l’intendant, qui, depuis la nouvelle du débarquement du roi à Douvres, n’avait pas toujours été d’une sobriété absolue, se présenta tout à coup dans l’appartement, faisant claquer ses doigts, et se laissant aller à des démonstrations de joie qui n’étaient pas tout à fait d’accord avec la dignité du salon de lady Peveril.

« Que signifie cela ? Whitaker, » demanda-t-elle avec un peu d’aigreur, car elle se trouvait interrompue au milieu d’une lettre qu’elle écrivait à son voisin au sujet de l’emprunt qu’elle était forcée de lui faire ; « serez-vous toujours le même ? rêvez-vous ? — Si c’est un rêve, milady, c’est un rêve de bon augure, j’ose le dire, » répondit l’intendant en faisant de la main un geste de triomphe ; « un songe bien autre que celui de Pharaon, ma foi ! bien que, comme dans le sien, j’aie vu des vaches grasses. — Je vous prie de parler clairement, reprit milady ; sinon, envoyez chercher quelqu’un qui soit en état de parler convenablement. — Sur ma vie, milady, le sujet de mon message parle de lui-même. Ne les entendez-vous pas bêler et mugir ? Oui ! milady, une paire de bœufs gras de la plus belle espèce, et dix moutons de première qualité ! Voilà le château ravitaillé pour cette fois ; qu’ils commencent l’assaut quand ils voudront, et Gatheril n’en conservera pas moins ses bœufs de labourage. »

La dame, sans faire de plus amples questions à l’intendant que la joie exaltait, se leva, et courut à la fenêtre, d’où elle aperçut effectivement les bœufs et les moutons qui causaient les transports de Whitaker. « D’où viennent-ils ? s’écria-t-elle avec surprise.

« Qu’ils le disent, s’ils le peuvent, répondit Whitaker ; le drôle qui les a amenés est un paysan des contrées de l’Ouest. Il a déclaré que ces bêtes étaient envoyées par un ami, pour aider Votre Seigneurie à faire les honneurs de la fête. Il n’a pas même voulu s’arrêter pour boire un coup, et j’en suis fâché pour ma part. Je prie milady de me pardonner, car j’aurais dû le prendre par les oreilles pour le forcer à boire ; mais ce n’est pas ma faute. — J’en ferais volontiers le serment, si cela était nécessaire, dit la dame. — Non, milady, par le saint nom de Dieu ! ce n’est pas ma faute, reprit le zélé serviteur ; « et, pour l’honneur du château, j’ai bu tout seul à sa santé un pot de double ale, quoique j’eusse déjà pris mon petit coup du matin. C’est la vérité pure, milady, oui, de par Dieu ! — Je suppose que vous n’avez pas eu grand effort à faire, dit milady ; mais, Whitaker, si, dans ces occasions, vous pouviez témoigner votre joie en buvant et en jurant un peu moins, cela ne vaudrait-il pas mieux ? qu’en pensez-vous ? — Je supplie milady de vouloir bien me pardonner, » reprit Whitaker avec beaucoup de respect ; « j’espère que je sais me tenir à ma place ; je ne suis que l’humble serviteur de Votre Seigneurie, et je sais qu’il ne me sied pas de boire et de jurer comme Votre Seigneurie…. je veux dire comme Son Honneur sir Geoffrey. Mais dites-moi, je vous prie, si l’on ne me voyait pas boire et jurer selon ma condition, comment reconnaîtrait-on l’intendant de sir Peveril du Pic, et je pourrais même dire aussi son sommelier, puisque j’ai toujours eu les clés de la cave depuis le jour où le vieux Spigots est tombé mort d’un coup de fusil sur la tour du Nord-ouest, tandis qu’il tenait un broc à la main ? Je le répète, comment reconnaîtrait-on un vieux cavalier comme moi entre ces misérables têtes-rondes qui ne font rien que jeûner et prier, si je ne bois et ne jure selon mon rang et ma condition ? »

Lady Peveril garda le silence, car elle savait bien que toutes ses paroles seraient inutiles ; et quelques instants après, elle donna à l’intendant l’ordre de faire inviter au banquet qui se préparait les personnes dont les noms étaient écrits sur la liste qu’elle lui remit.

Whitaker, au lieu de recevoir cette liste avec la déférence muette d’un moderne majordome, s’approcha de l’embrasure d’une fenêtre, et, posant ses lunettes sur son nez, se mit sans façon à lire le papier qu’il tenait. Les premiers noms, qu’il reconnut pour être ceux de familles distinguées du voisinage, parurent mériter son approbation ; il s’arrêta, et fit une grimace à celui de Bridgenorth : cependant il parut acquiescer à la volonté de sa maîtresse, en ajoutant cette observation : « Il est bon voisin, il peut passer pour une fois. » Mais quand il lut les nom et prénom de Nehemiah Solsgrace, le ministre presbytérien, la patience lui échappa, et il déclara qu’il se jetterait plutôt dans le trou d’Eldon[1], que de consentir à l’intrusion d’une vieille chouette de puritain qui avait usurpé la chaire d’un ministre pur et orthodoxe ; et que jamais il ne souffrirait que le seuil de Martindale-Castle fût souillé par sa présence.

« Ces hypocrites aux oreilles écourtées ! » s’écria-t-il en jurant de tout son cœur, « ont eu leur part de la bonne saison. Le soleil est tourné de notre côté maintenant, et nous paierons nos vieilles dettes, aussi sûrement que je m’appelle Richard Whitaker. — Vous présumez trop de vos longs services, et vous vous fiez sur l’absence de votre maître, Whitaker ; autrement vous n’auriez pas osé me parler ainsi, » dit lady Peveril.

L’agitation extraordinaire de sa voix attira l’attention du réfractaire intendant, malgré l’exaltation et le désordre de ses idées ; mais il n’eut pas plus tôt aperçu l’œil étincelant et la joue enflammée de sa maîtresse, qu’à l’instant même son ressentiment et son opiniâtreté furent subjugués.

« Que la peste m’étouffe ! j’ai excité la colère de milady pour tout de bon ! s’écria-t-il ; et c’est une chose que je n’aime point à voir. Je prie milady de me pardonner. Ce n’est pas au pauvre Dick Whitaker qu’il appartient de discuter vos honorables ordres ; mais c’est un second coup de double ale qui est cause de cela. Nous y avons mis une double dose de drèche, comme Votre Seigneurie le sait, depuis l’heureuse restauration. Il est bien certain que je hais un fanatique autant que le pied fourchu de Satan ; mais Votre honorable Seigneurie a bien le droit d’inviter à son banquet Satan lui-même, son pied fourchu et le reste, et de m’envoyer à la porte de l’enfer avec un billet d’invitation pour le château de Martindale : ainsi donc votre volonté, milady, sera fidèlement exécutée. »

Les invitations furent en effet expédiées selon toutes les formes, et l’un des bœufs fut envoyé pour être rôti tout entier sur la place du marché d’un petit village nommé Martindale-Moultrassie, situé à l’est et à égale distance du château et de la maison du major (d’où lui venait son double nom), de manière qu’en supposant qu’une ligne tirée de Martindale à Moultrassie-House fût la base d’un triangle, le village aurait occupé l’angle saillant. Comme ce village, depuis le transfert d’une partie des biens de Peveril à Bridgenorth, appartenait à tous deux presque également, lady Peveril ne jugea pas à propos de disputer au major le droit qu’il prétendit avoir d’ajouter quelques tonneaux de bière aux provisions destinées au banquet populaire. Elle ne pouvait guère ne pas le soupçonner d’être l’ami inconnu qui l’avait tirée tout à coup de l’embarras où l’avait mise l’imprévoyance de sir Geoffrey, et elle s’estima heureuse qu’une visite qu’elle reçut de lui, la veille de sa fête, lui offrît l’occasion de lui exprimer sa reconnaissance.



  1. Gouffre réputé sans fond, une des merveilles du Pic. a. m.