Peveril du Pic/Chapitre 17

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 211-227).


CHAPITRE XVII.

LE RENDEZ-VOUS.


Quoi ? c’est un rendez-vous d’amour ! Voyez cette jeune fille, elle pleure, et son amant, triste et sombre, baisse les yeux vers la terre. Certainement il s’est passé entre eux quelque autre chose que les doux chagrins d’amour.
Vieille Comédie.


En approchant du monument de Goddard Crovan, Julien dirigea des regards inquiets vers la roche, afin de s’assurer s’il n’avait point été devancé au lieu du rendez-vous par celle qui le lui avait assigné. Bientôt le flottement d’une mante agitée par le vent, et le mouvement que fît celle qui la portait pour la retenir sur ses épaules, l’avertirent de la présence d’Alice. En un clin d’œil il sauta à bas de Fairy, qu’il laissa, la bride sur le cou, libre de paître l’herbe à son gré en parcourant la vallée. L’instant d’après, il était à côté d’Alice.

Alice tendit la main à son amant, qui, franchissant avec l’ardeur d’un jeune lévrier les obstacles d’un sentier raboteux, vint saisir cette main chérie, et la dévora de baisers. Pendant un moment elle ne fit point de résistance, et l’autre main, qui aurait pu s’opposer à cette témérité, lui servait à cacher la rougeur dont ses joues étaient couvertes. Mais, quoique jeune, quoique attachée tendrement à Julien par la force d’une intimité qui datait déjà de bien loin, elle savait maîtriser les mouvements de son cœur, et se défier d’elle-même.

« Ce n’est pas bien, » dit-elle en dégageant sa main de celle de Julien, « ce n’est pas bien, Julien ; si j’ai commis une imprudence en vous donnant un tel rendez-vous, ce n’est pas à vous à me le faire sentir. »

Le cœur de Julien Peveril avait été embrasé de bonne heure par cette flamme pure et romanesque qui ôte à l’amour son égoïsme, et lui donne le caractère sublime d’un dévouement généreux et désintéressé. Il abandonna la main d’Alice avec autant de soumission et de respect que s’il eût reçu cet ordre de la bouche d’une princesse ; et lorsqu’elle se fut assise sur un fragment de rocher couvert d’un tapis naturel de mousse et de lichens entremêlés de fleurs sauvages, et adossé à un bouquet de bois taillis, il se plaça près d’elle, mais à une certaine distance, comme pour lui faire entendre qu’il n’était là que pour l’écouter et lui obéir. Alice Bridgenorth se rassura en remarquant le pouvoir qu’elle exerçait sur son amant ; et cette soumission, que tant d’autres jeunes filles dans une situation semblable eussent regardée comme incompatible avec une passion ardente, fut pour elle une preuve de la sincérité de son amour. Elle reprit, en lui parlant, un ton de confiance qui rappelait bien plutôt les premiers temps de leur liaison que les entretiens qu’ils avaient eus ensemble depuis le moment où Julien, en révélant sa tendresse, avait mis entre eux la réserve et la contrainte.

« Julien, lui dit-elle, votre visite d’hier, cette visite faite si mal à propos, m’a tourmentée beaucoup, elle a égaré mon père, et elle vous a mis en danger : j’ai résolu à tout prix de vous en avertir. Ne me blâmez pas d’avoir hasardé une démarche imprudente en vous demandant cette entrevue secrète : vous savez combien peu on doit se fier à la pauvre Deborah. — Pouvez-vous craindre de moi aucune interprétation offensante ? Alice, » répliqua Peveril avec chaleur ; « de moi, que vous avez honoré d’une faveur si chère ; de moi, qui vous dois tout ? — Point de protestations, Julien, répondit la jeune fille, elles ne servent qu’à me convaincre davantage de l’imprudence de ma démarche. Mais je l’ai faite par un motif excusable : je ne pouvais vous voir, vous que je connais pourtant depuis si long-temps, vous qui dites que vous avez pour moi quelque bienveillance… — Quelque bienveillance ! » interrompit à son tour Peveril, « ô Alice ! quelle expression froide et insignifiante vous employez pour peindre la tendresse la plus vraie, la plus dévouée ! — Eh bien, » dit Alice d’un air mélancolique, « ne nous querellons pas sur les mots ; mais écoutez-moi, et ne m’interrompez pas davantage. Je vous répète que je ne pouvais vous voir, vous qui, je le crois, avez conçu pour moi un attachement sincère, mais inutile ; je ne pouvais vous voir, dis-je, courir aveuglément vers un piège où vous tomberiez séduit et trompé par ce même attachement. — Je ne vous entends pas, Alice, dit Peveril, et je ne vois pas le danger qui me menace en ce moment. Les sentiments que votre père m’a témoignés sont inconciliables avec des projets d’une nature hostile. Si, comme le prouve toute sa conduite, il n’est point offensé du désir téméraire que j’ai osé former, je ne connais pas un homme sur la terre de qui je crois avoir moins de mal à redouter. — Mon père, dit Alice, a en vue le bien de son pays et le vôtre, Julien ; cependant je crains quelquefois qu’il ne nuise à la bonne cause au lieu de la servir, et je crains encore plus qu’en essayant de vous engager comme auxiliaire dans ses projets, il n’oublie les liens qui doivent vous attacher, et vous attacheront, j’en suis sûre, à des principes de conduite bien différents des siens. — Vous me plongez dans des ténèbres de plus en plus profondes, Alice, répondit Peveril ; je sais fort bien que les opinions politiques de votre père diffèrent totalement des miennes ; mais, au milieu même des scènes les plus sanglantes de la guerre civile, combien n’avons-nous pas vu d’hommes vertueux et respectables mettre de côté les préjugés et les affections de parti, et avoir pour leurs adversaires des égards, de l’amitié, sans dévier pour cela de leurs principes ! — Cela se peut, dit Alice, mais ce n’est pas là l’espèce de pacte que mon père désire former avec vous ; ce n’est pas là le but où il espère que votre inclination pour sa fille vous conduira. — Et que pourrais-je donc refuser, avec la perspective d’une telle récompense ? dit Peveril. — La trahison et le déshonneur ! répondit Alice ; tout ce qui vous rendrait indigne de l’objet auquel vous attachez quelque prix. — Quoi ! » réprit Peveril en recevant malgré lui l’impression qu’Alice voulait produire, « celui dont les idées de devoir sont si sévères pourrait-il désirer de m’entraîner à des actions qui pussent être, avec la moindre apparence de vérité, appelées du nom de trahison et de déshonneur ? — Vous m’entendez mal, Julien, répondit la jeune fille ; mon père est incapable d’exiger de vous la moindre chose qui, dans son opinion, s’écarterait des lois de la justice et de l’honneur. Il pense qu’il ne réclame de vous qu’une dette dont vous êtes redevable comme créature à votre Créateur et comme homme à vos semblables. — Avec une telle garantie, où donc est le danger de notre liaison ? demanda Julien ; si nous sommes déterminés tous deux, lui à ne demander, moi à n’accorder que ce qui est conforme à la justice et à l’honneur, qu’ai-je à craindre, Alice, et comment mes relations avec votre père sont-elles dangereuses ? Croyez-moi, ses discours ont déjà fait impression sur moi à quelques égards, et il a écouté avec douceur et patience les objections que j’ai hasardées de temps en temps. Vous ne rendez pas justice au major Bridgenorth en le confondant avec ces fanatiques absurdes qui, en politique comme en religion, ne veulent entendre que ce qui flatte leurs idées et leurs préventions. — Julien, reprit Alice, c’est vous qui vous méprenez sur les ressources de mon père, sur ses projets à votre égard, et qui vous exagérez vos moyens de résistance. Je ne suis qu’une jeune fille, mais les circonstances m’ont appris à penser par moi-même, et à étudier le caractère de ceux qui m’entourent. Les opinions de mon père, en matières religieuses et politiques, lui sont aussi chères que la vie, qu’il n’estime que pour la consacrer à leur défense. Ces opinions ont été les compagnes de toute sa vie, et elles ont subi bien peu de changement. Il fut une époque où elles le conduisirent à la prospérité ; et, lorsqu’elles ne convinrent plus à l’esprit du temps, il fut la victime de sa fidélité pour elles. Elles sont devenues la plus chère partie de son existence. S’il ne vous les montre pas d’abord dans toute leur force, dans toute leur inflexibilité, ne croyez pas qu’elles en aient moins de puissance et d’énergie. Celui qui cherche à faire des prosélytes doit agir avec mesure, et ne marcher que pas à pas. Mais qu’il sacrifie à un jeune homme sans expérience, dirigé par une passion qu’il traitera d’enfantillage, la moindre portion de ces principes conservés par lui comme un trésor précieux, et qui lui ont valu tour à tour la réputation d’homme de bien et celle de méchant homme, non, jamais ! ne vous abandonnez point à ce rêve insensé. Si vous vous rencontrez de nouveau, il faut que vous soyez la cire et lui le cachet ; il faut que vous puissiez recevoir l’impression qu’il s’efforcera de vous donner. — Voilà qui serait déraisonnable, dit Peveril. Je vous avoue franchement, Alice, que je ne suis nullement l’esclave des opinions de mon père, quel que soit le respect que j’aie pour lui. Je voudrais que nos cavaliers, ou ceux qui portent ce nom, eussent plus de charité envers les hommes qui diffèrent d’opinion avec eux, soit en religion, soit en politique. Mais espérer que je pourrais renoncer aux principes dans lesquels j’ai été élevé, ce serait me supposer capable d’abandonner ma bienfaitrice et de briser le cœur de mes parents. — Tel est le jugement que j’ai porté sur vous, dit Alice ; c’est pourquoi je vous ai demandé cette entrevue, afin de vous supplier de rompre toute relation avec ma famille, de retourner vers vos parents, ou, ce qui vaudrait encore mieux, de voyager une seconde fois sur le continent, et d’y rester jusqu’à ce qu’il plaise au ciel d’envoyer de plus heureux jours à l’Angleterre, car ceux de ce temps sont gros d’événements et de désastres.

« Pouvez-vous m’ordonner de partir ? Alice, » dit le jeune homme en lui prenant la main sans qu’elle cherchât à l’en empêcher ; « pouvez-vous m’ordonner de partir, et dire que vous prenez de l’intérêt à mon sort ? Pouvez-vous m’ordonner, dans la crainte de dangers auxquels je dois faire face comme homme, comme noble, et comme fidèle sujet, d’abandonner lâchement ma famille, mes amis, mon pays ; de souffrir l’existence de maux que je peux contribuer à prévenir ; de renoncer à la perspective de faire le peu de bien auquel le ciel m’a rendu propre ; de déchoir d’un rang honorable et utile, pour devenir un fugitif, un esclave des circonstances ? Alice, est-ce bien là ce que vous m’ordonnez ? Pouvez-vous m’engager à une semblable conduite, et me commander de dire adieu pour jamais à vous et au bonheur ? Non, c’est impossible ! je ne puis abjurer à la fois mon amour et l’honneur. — Il n’y a aucun remède, » dit Alice (mais en prononçant ces mots, elle ne put réprimer un soupir) ; « aucun remède ! aucun ! Il est inutile de penser aujourd’hui ce que nous aurions pu être l’un pour l’autre au milieu de circonstances plus favorables. Dans celles où nous nous trouvons, lorsqu’une guerre est près d’éclater entre nos parents et nos amis, nous ne pouvons que nous adresser mutuellement des souhaits de bonheur avec le calme de la résignation ; et nous devons, dans ce lieu même et à cette heure, nous séparer pour ne jamais nous revoir ! — Non, de par le ciel ! » s’écria Peveril, animé par ses propres sentiments et par la vue de l’émotion qu’Alice s’efforçait vainement de dissimuler ; « non, de par le ciel ! nous ne nous séparerons pas, Alice : si je dois quitter mon pays, vous serez la compagne de mon exil. Qu’avez-vous à perdre ? qu’avez-vous à abandonner ? Votre père ? La bonne vieille cause, comme il l’appelle, lui est plus chère que mille filles ; et, votre père excepté, quel lien vous attache à cette île stérile ? dans quel séjour pourrai-je plaire à mon Alice, si son Julien n’était pas près d’elle ! — Julien ! répondit la jeune fille, pourquoi rendre mon devoir plus pénible encore par des chimères que vous ne devriez pas me faire entrevoir, par un langage que je ne devrais pas écouter ? Vos parents… mon père… non, non, cela ne se peut ! — Ne craignez rien de mes parents, Alice, » répondit Julien en se rapprochant de sa belle compagne, et en se hasardant à passer son bras autour d’elle. « Ils m’aiment, et ils apprendront bientôt à aimer dans Alice le seul être qui, sur la terre, puisse rendre leur fils heureux. Quant à votre père, lorsque les intrigues de l’Église et de l’État lui permettront de vous accorder une pensée, ne réfléchira-t-il pas que votre bonheur sera mieux gardé par moi, par votre époux, que par cette femme extravagante aux soins mercenaires de laquelle il vous a confiée ? Qu’est-ce que son orgueil paternel pourrait désirer de mieux pour vous que l’établissement qui sera un jour le mien ? Venez donc, Alice, et puisque vous me condamnez au bannissement, puisque vous me défendez de prendre part aux événements qui sont sur le point d’agiter l’Angleterre, venez, oui, venez, car vous seule, oui vous seule, pouvez me réconcilier avec l’exil et l’inaction, et donner le bonheur à celui qui est disposé à renoncer pour vous à l’honneur. — Je ne le puis, je ne le puis ! » dit Alice d’une voix tremblante d’émotion ; « et cependant ajouta-t-elle, combien de jeunes filles à ma place, si elles se trouvaient comme moi seules et sans protecteurs… mais non, Julien, non, cela ne se peut… je ne dois pas… même pour l’amour de vous. — Ne dites pas pour l’amour de moi, Alice, » interrompit vivement Peveril, « car ce serait ajouter l’insulte à la cruauté. Si réellement vous voulez faire quelque chose pour l’amour de moi, si vous me portez quelque intérêt, vous direz oui ; ou, si vous n’osez le dire, laissez tomber sur mon épaule cette tête chérie : le moindre signe, le moindre regard, m’annoncera votre consentement. Dites, et dans une heure tout sera préparé ; dans celle qui suivra nous serons unis par un prêtre ; et la troisième nous verra fuir loin de cette île, pour aller sur le continent chercher une meilleure fortune. »

Mais tandis qu’il parlait ainsi, dans l’espoir d’obtenir le consentement qu’il implorait, Alice avait retrouvé toute sa résolution, déjà presque ébranlée par le langage de son amant, la force de son propre attachement, et la singularité de sa situation, qui semblait justifier en elle ce qui aurait été blâmable dans une autre.

Le résultat de cet instant de réflexion fut fatal aux projets de Julien. Se dégageant tout à coup des bras qui la retenaient encore, elle se leva et repoussa les tentatives que faisait son amant pour se rapprocher d’elle ; puis, d’un ton de simplicité et de dignité, elle lui dit :

« Julien, je me suis toujours doutée que je courais beaucoup de risque en vous demandant cette entrevue, mais je ne soupçonnais pas que je serais assez cruelle envers vous et envers moi-même pour vous découvrir ce que vous avez vu aujourd’hui trop clairement, que je vous aime mieux que vous ne m’aimez. Mais puisque vous le savez, je vous prouverai que l’amour d’Alice est exempt de tout intérêt personnel. Elle n’apportera jamais un nom roturier dans votre antique maison. S’il doit y avoir un jour parmi vos descendants quelqu’un qui trouve que les prétentions de la hiérarchie ecclésiastique sont trop exorbitantes, les privilèges de la couronne trop étendus, on ne dira point que de telles idées ont été puisées dans le sang de son aïeule Alice Bridgenorth, la fille d’un whig. — Pouvez-vous parler ainsi ? Alice, dit Julien, pouvez-vous employer de telles expressions ? et ne voyez-vous pas que c’est votre orgueil bien plus que votre amour qui vous fait rejeter notre bonheur commun ? — Non, Julien, non, » répondit Alice, les yeux pleins de larmes, « c’est le devoir qui nous commande à tous deux le devoir, dont nous ne pouvons nous écarter sans risquer notre honneur dans ce monde et dans l’autre. Pensez à ce que j’éprouverais, moi, la cause de tous les maux qui pourraient s’appesantir sur vous, si je voyais votre père froncer le sourcil à votre aspect, votre mère pleurer, vos nobles amis s’éloigner de vous, et vous-même faire la pénible découverte que vous avez encouru le mépris et le ressentiment d’eux tous pour satisfaire une folle passion de jeunesse, tandis que le funeste objet de votre égarement verrait ses faibles attraits décliner chaque jour sous l’influence de la douleur et des regrets. Je ne consentirai jamais à courir un tel risque. Je vois clairement que le plus sage parti que nous ayons à prendre est de nous séparer, et je rends grâces au ciel qui m’accorde assez de lumières pour reconnaître votre folie et la mienne, et assez de force pour y résister. Adieu donc, Julien ; mais d’abord écoutez l’avis solennel pour lequel je vous ai mandé ici : fuyez mon père ; car vous ne pouvez marcher dans les mêmes voies que lui et rester fidèle à la reconnaissance et à l’honneur. Quelque purs et honorables que soient les motifs de ses actions, vous ne pouvez le seconder qu’en obéissant aux inspirations d’une passion folle, égoïste, ennemie de tous les devoirs qui vous furent imposés lorsque vous reçûtes le jour. — Encore une fois, Alice, je ne vous comprends pas, répéta Julien ; si une action est bonne en elle-même, il est utile de chercher sa justification dans les motifs qui l’ont dictée ; si au contraire elle est mauvaise en elle-même, il n’y a aucune justification à chercher. — Vos sophismes ne peuvent pas plus m’aveugler, Julien, reprit Alice, que votre passion ne peut me subjuguer. Si le Patriarche avait dévoué son fils à la mort par tout autre motif que celui de la foi et d’une humble soumission au commandement de Dieu, il eût médité un meurtre, et non un sacrifice. Pendant nos guerres funestes et sanguinaires, combien d’hommes ont tiré l’épée de part et d’autre par les motifs les plus honorables et les plus purs : et combien d’autres par ambition criminelle, intérêt personnel, amour du pillage ? Cependant, bien qu’ils aient combattu dans les mêmes rangs et que leurs chevaux aient obéi au son de la même trompette, la mémoire des premiers est chère à nos cœurs comme celle de nobles et fidèles patriotes, tandis que celle des derniers est tombée dans l’exécration ou dans l’oubli. Encore une fois, je vous en avertis, fuyez mon père, évitez-le ; quittez cette île qui sera bientôt bouleversée par d’étranges événements. Tant que vous y resterez, méfiez-vous de tout, même de ceux auxquels il paraît impossible que l’ombre du soupçon s’attache ; ne vous confiez pas même aux pierres de l’appartement le plus secret d’Hulm-Peel, car elles ont des ailes qui porteraient au loin vos confidences.

Ici Alice tressaillit tout à coup et poussa un cri d’effroi, car un homme sortit brusquement du taillis où il s’était tenu caché, et son père parut à ses regards.

C’était la seconde fois que les entretiens secrets des deux amants étaient interrompus par l’apparition inattendue du major Bridgenorth. En cette occasion, sa figure exprimait un courroux qui avait quelque chose de solennel, comme celui d’un esprit qui apparaît sur la terre pour reprocher à un habitant de ce monde de n’avoir pas rempli la promesse faite dans une première rencontre. Mais la colère même la plus violente ne se manifestait en lui que par une froide réserve dans les manières et dans le langage.

« Je vous remercie, Alice, « dit-il à sa fille, « de la peine que vous avez prise de contrarier les projets que j’avais formés relativement à ce jeune homme et à vous-même. Je vous remercie des insinuations que vous avez glissées dans son esprit avant mon apparition, dont la soudaineté a seule empêché que vos confidences ne fussent poussées jusqu’au point de mettre ma vie et celles de plusieurs autres à la merci d’un jeune fou qui, lorsqu’il a devant les yeux la cause de Dieu et de son pays, n’a pas le temps d’y songer, tant il est occupé de la figure d’une jeune fille ! »

Alice, pâle comme la mort, restait immobile, le regard fixé vers la terre. Elle n’essaya pas de répondre un mot aux reproches ironiques de son père.

« Et vous, » continua le major Bridgenorth en regardant Julien, « vous avez bien répondu à la généreuse confiance que j’avais placée en vous avec si peu de réserve. J’ai aussi à vous remercier de m’avoir donné une leçon qui peut m’apprendre à rester satisfait du sang roturier qui coule dans mes veines et de l’éducation rustique que mon père m’a donnée. — Je ne vous comprends pas, monsieur, » répondit Julien Peveril, qui, forcé de dire quelque chose, était hors d’état en ce moment de trouver une réponse plus convenable.

« Oui, monsieur, je vous remercie, » dit le major Bridgenorth avec le même ton de froideur et de sarcasme. « Je vous remercie de m’avoir appris que l’oubli des droits de l’hospitalité, le manque de bonne foi, et autres peccadilles de cette espèce, ne sont pas étrangers au cœur et à la conduite de l’héritier d’une noble famille qui compte vingt générations. C’est une grande leçon pour moi, monsieur ; car jusqu’ici j’avais cru, avec le vulgaire, que la noblesse des sentiments marchait de front avec la noblesse du sang. Mais peut-être la loyauté est-elle une vertu trop chevaleresque pour être prodiguée dans les relations que l’on peut avoir avec un fanatique, une tête-ronde comme moi. — Major Bridgenorth, dit Julien, bien que ce qui s’est passé dans cette entrevue ait pu vous déplaire, c’est le résultat des sentiments tout à coup exaltés par la force de la circonstance présente. Rien n’a été prémédité. — Pas même votre rendez-vous, je suppose ? » reprit le major du même ton de froideur ; « vous êtes venu ici d’Holm-Peel sans dessein, ma fille est sortie de Black-Fort pour se promener, et le hasard sans doute a voulu cette rencontre près de la pierre de Goddard-Crovan ? Jeune homme, ne vous dégradez pas par de telles justifications, elles sont plus qu’inutiles. Et vous, jeune fille, que la crainte de perdre un amant a pu conduire presque jusqu’à dévoiler ce qui eût compromis la vie d’un père, retournez à Black-Fort. Là je vous parlerai plus à loisir, et je vous enseignerai la pratique de ces devoirs que vous semblez avoir oubliés. — Sur mon honneur, monsieur, dit Julien, votre fille n’est nullement coupable de tout ce qui peut vous avoir offensé ; elle a résisté à toutes les offres que la violence inconsidérée de mon amour m’a poussé à lui faire. — En deux mots, dit Bridgenorth, je ne dois pas croire que ce soit d’après la demande spéciale d’Alice que vous êtes venu dans ce lieu écarté, n’est-ce pas ? »

Peveril ne savait que répondre, et le major fit de nouveau signe à sa fille de se retirer.

« Je vous obéis, mon père, » dit Alice, qui avait eu le temps de revenir de sa terreur, « je vous obéis ; mais je prends le ciel à témoin que vous êtes plus qu’injuste envers moi si vous me croyez capable de trahir vos secrets, lors même qu’il s’agirait de sauver ma vie et celle de Julien. Je sais fort bien que vous marchez dans une route dangereuse ; mais vous le faites les yeux ouverts, et vous pouvez apprécier la valeur de vos motifs. Mon seul désir était d’empêcher ce jeune homme de s’exposer aveuglément à ces mêmes périls ; et j’avais le droit de l’avertir, puisque les sentiments qui l’égarent se rapportent directement à moi. — C’est bien, jeune fille, dit Bridgenorth ; vous avez dit ce que vous vouliez, retirez-vous, et laissez-moi finir l’entretien que vous avez si prudemment commencé. — Je m’éloigne, monsieur, dit Alice ; Julien, c’est à vous que s’adresseront mes dernières paroles, dussé-je en les prononçant exhaler mon dernier soupir : adieu, soyez prudent. »

Alors elle les quitta, s’enfonça dans le taillis et disparut.

« Véritable échantillon de l’espèce féminine ! » s’écria son père en la suivant des yeux ; « ce sont bien là les femmes : elles risqueraient la cause des nations, plutôt que de mettre en danger un cheveu de la tête de leur amant. Et vous, monsieur Peveril, vous êtes sans doute de son avis, vous pensez que le meilleur amour est celui qui n’est point entouré de périls ? — Si je n’avais que des dangers à rencontrer dans mon chemin, » dit Peveril, très-surpris du ton de douceur avec lequel Bridgenorth lui fit cette observation, « il en est peu que je ne voulusse braver pour… pour mériter votre bonne opinion. — C’est-à-dire, pour obtenir la main de ma fille, dit Bridgenorth. Eh bien, jeune homme, une chose m’a plu dans votre conduite, quoiqu’elle m’ait offensé d’ailleurs ; une chose m’a plu, vous dis-je. Vous avez franchi cette barrière orgueilleuse de l’aristocratie, derrière laquelle votre père et les siens se tenaient retranchés, comme dans l’enceinte d’une forteresse féodale ; vous avez surmonté hardiment cet obstacle, et vous vous êtes montré disposé à vous allier à une famille que votre père méprise comme basse et ignoble. »

Malgré tout ce que ce langage paraissait avoir de favorable au succès des projets de Julien, il faisait si clairement apercevoir toutes les conséquences d’une telle réussite à l’égard de ses parents, qu’il trouva très-difficile de répondre. Voyant cependant que le major Bridgenorth paraissait déterminé à attendre tranquillement qu’il parlât, il recueillit assez de courage pour lui dire : « Les sentiments que j’ai conçus pour votre fille, major Bridgenorth, sont de nature à faire négliger bien des considérations auxquelles, dans tout autre cas, je regarderais comme un devoir de me soumettre avec respect. Je ne vous dissimulerai pas que les préjugés de mon père contre un tel mariage sont très-forts ; mais je crois fermement qu’il y renoncerait s’il venait à connaître le mérite d’Alice Bridgenorth, et à se convaincre qu’elle seule peut faire le bonheur de son fils. — En attendant, vous désirez vous unir à elle sans le consentement de vos parents, sauf à l’obtenir ensuite ? N’est-ce pas ainsi que je dois comprendre la proposition que vous venez de faire à ma fille ? »

La marche des passions humaines est tellement irrégulière, incertaine, que, bien que Julien, quelques minutes auparavant, eût pressé vivement Alice de consentir à un mariage secret, et de le suivre sur le continent, comme le seul moyen d’assurer le bonheur de toute sa vie, cette proposition s’offrit à lui sous un aspect beaucoup moins enchanteur, lorsqu’il entendit Bridgenorth la lui faire d’un ton calme, froid et dictatorial. Ce n’était plus l’inspiration d’un ardent amour, qui repousse toutes les considérations, mais l’arrêt qui devait soumettre la dignité de sa maison à celui qui paraissait considérer la situation actuelle de tous deux comme le triomphe de Bridgenorth sur Peveril. Il resta muet quelques instants, cherchant vainement une réponse convenable qui pût marquer son adhésion à ce qu’avait dit le major, et s’accorder en même temps avec l’honneur de sa famille et le respect qu’il devait à ses parents.

Ce silence éveilla les soupçons de Bridgenorth, son œil étincela, et ses lèvres tremblèrent.

« Jeune homme, lui dit-il, point de dissimulation, agissez franchement avec moi dans cette affaire, si vous ne voulez pas que je vous considère comme l’exécrable séducteur d’une jeune fille que vous auriez entraînée à sa perte au moyen d’une promesse que vous n’eûtes jamais dessein d’accomplir. Que je soupçonne seulement cette odieuse intention, et vous verrez si l’orgueil et la généalogie de votre famille vous sauveront de la juste vengeance d’un père. — Vous êtes injuste, dit Peveril, cruellement injuste, major Bridgenorth. Je suis incapable de l’infamie dont vous me soupçonnez. La proposition que j’ai faite à votre fille était aussi sincère que jamais homme puisse en faire à une femme. Si j’ai hésité à répondre, c’est parce que vous jugez nécessaire de m’examiner sévèrement, et que vous voulez connaître mes sentiments et mes projets dans toute leur étendue, sans me laisser entrevoir les vôtres. — Telle est donc votre proposition, dit Bridgenorth ; vous êtes disposé à conduire ma fille unique dans l’exil, loin de sa patrie, afin de lui donner un droit à la tendresse et à la protection d’une famille qui la méprisera, vous le savez ; vous êtes disposé à vous unir à elle de cette manière, à condition que je consentirai à joindre au don de sa main une fortune suffisante pour égaler celle que vos ancêtres possédaient à l’époque où ils avaient plus de raison d’être orgueilleux de leurs richesses. Ici, jeune homme, la balance ne me paraît pas égale. Et cependant, » continua-t-il, après un moment de réflexion, je mets si peu de prix aux biens de ce monde, qu’il ne serait pas entièrement hors de ton pouvoir d’obtenir mon consentement à ce mariage, quelque inégal qu’il puisse paraître. — Apprenez-moi quels sont les moyens d’obtenir votre faveur, major Bridgenorth, dit Peveril, car je ne puis douter qu’ils ne s’accordent parfaitement avec mon honneur et mon devoir, et vous verrez avec quelle ardeur je m’empresserai de suivre vos avis, et de me soumettre aux conditions que vous m’imposerez. — Ces moyens sont renfermés en peu de mots, répondit Bridgenorth : être honnête homme et bon patriote. — Personne n’a jamais douté, répliqua Peveril, que je ne fusse l’un et l’autre. — Pardonnez-moi, car jusqu’ici vous n’en avez donné aucune preuve. Écoutez-moi sans m’interrompre. Je ne mets pas en doute votre volonté d’être l’un et l’autre ; mais jusqu’ici vous n’avez eu ni les lumières ni les occasions nécessaires pour professer vos principes et servir votre pays. Vous avez vécu à une époque où l’apathie de l’esprit, succédant aux agitations de la guerre civile, a rendu les hommes indifférents sur les affaires publiques, et plus disposés à songer à leurs propres intérêts qu’à se tenir sur la brèche, quand le Seigneur lutte contre Israël. Mais nous sommes Anglais, et une léthargie aussi peu naturelle ne peut durer long-temps. Déjà la plupart de ceux qui désiraient le plus le retour de Charles Stuart le regardent comme un roi que le ciel, importuné de nos supplications, nous a donné dans sa colère. Si licence sans frein, imitée avec tant d’ardeur par les jeunes fous qui l’entourent, a dégoûté les gens sages et bien pensants. Je ne vous parierais point avec cet abandon, si je n’étais bien informé que Julien Peveril a su se garantir de la corruption du temps. Le ciel, qui a rendu fécondes les amours illicites du roi, a frappé de stérilité sa couche nuptiale ; et dans le caractère sombre et sévère de son superstitieux successeur, nous voyons déjà quelle espèce de monarque succédera au trône d’Angleterre. C’est un moment terrible que celui-ci, et c’est le devoir de tous les hommes de bien, de se placer en avant, chacun à son rang, afin de secourir le pays qui nous a vus naître. »

Peveril se rappela l’avis que lui avait donné Alice, et baissa les yeux sans répondre.

« Que signifie cela ? » continua Bridgenorth après un moment de silence. « Jeune comme tu es, étranger à tous ces liens de débauche qui pourraient t’enchaîner aux ennemis de ton pays, es-tu déjà assez endurci pour fermer l’oreille à l’appel qu’il peut te faire en ce moment de crise ? — Il serait aisé de répondre d’une manière générale, major, reprit Peveril ; il serait aisé de vous dire que mon pays ne peut me faire un appel auquel je ne sois disposé à répondre sur-le-champ, dussé-je risquer mes biens et ma vie ; mais, en raisonnant ainsi, nous nous abuserions l’un l’autre. Quelle est la nature de cet appel ? par qui doit-il être fait ? quels doivent en être les résultats ? car je crois que vous avez vu de trop près les maux de la guerre civile, pour désirer de voir renaître ses horreurs au milieu d’un pays heureux et tranquille. — Il faut que le médecin réveille ceux qui sont endormis par l’effet d’un poison narcotique, dit le major, dût-il employer les sons éclatants de la trompette. Il vaut mieux mourir bravement les armes à la main, en véritable Anglais né libre, que de descendre dans la tombe pacifique mais ignominieuse que l’esclavage ouvre à ses vassaux. Mais ce n’est pas de la guerre que je veux vous parler, ajouta-t-il en reprenant un ton plus doux ; « les maux dont l’Angleterre gémit maintenant ne sont pas tels qu’on ne puisse y remédier par l’exécution salutaire de ses lois, quel que soit leur état d’imperfection. Ces lois n’ont-elles pas droit à l’appui de quiconque vit sous leur protection ? n’ont-elles pas droit au vôtre ? »

Comme il semblait se taire pour attendre une réponse, Julien répliqua :

« Je n’ai pas encore entendu dire, major Bridgenorth, que les lois d’Angleterre soient devenues si faibles qu’elles aient besoin d’un appui tel que le mien. Quand ce malheur me sera clairement démontré, nul homme ne s’acquittera plus fidèlement de ses devoirs envers les lois du pays, comme envers son souverain. Mais les lois d’Angleterre sont sous la protection de juges intègres et éclairés, et sous celle de notre gracieux monarque. — Et sous la protection d’une chambre des communes, interrompit Bridgenorth, une chambre qui a cessé de discourir sur la monarchie restaurée, et qui, soudainement éveillée comme par un coup de foudre, a ouvert les yeux sur les périls de notre religion et de notre liberté. J’en appelle à votre conscience, Peveril : qu’elle me dise si ce réveil n’a pas eu lieu à propos, puisque vous savez mieux que personne quels pas immenses et rapides Rome a faits secrètement pour ériger son idole de superstition sur notre terre protestante. »

Julien, voyant ou croyant voir le but où tendait le discours de Bridgenorth, se hâta de lui dire, pour se disculper du soupçon de favoriser l’Église romaine : « J’ai été élevé, il est vrai, dans une famille où cette croyance est professée par une personne que j’honore, et j’ai voyagé depuis dans les pays catholiques ; mais ces circonstances même m’ont mis à portée de voir de trop près le papisme, pour adopter ces dogmes. La bigoterie des laïques, la persévérance artificieuse des prêtres, leurs intrigues pour ajouter sans cesse aux formes du culte, sans songer à l’esprit de la religion, leurs usurpations, leur empire superstitieux sur la conscience des hommes, et les prétentions impies du chef de cette Église à l’infaillibilité, tout cela dans mon esprit, ainsi que dans le vôtre, est incompatible avec la raison, la liberté de conscience et la pure religion. — Vous parlez comme le fils de votre excellente mère, » dit Bridgenorth en lui prenant la main, « et c’est pour l’amour d’elle que j’ai souffert de la part de votre maison tant d’humiliations sans chercher à en tirer vengeance, même quand les moyens de le faire étaient entre mes mains. — Il est bien vrai que c’est aux instructions de cette excellente mère, dit Peveril, que j’ai dû le pouvoir de résister aux attaques insidieuses des prêtres catholiques, dans la société desquels je me suis trouvé nécessairement jeté ; toutes leurs tentatives n’ont pu ébranler ma foi religieuse : comme ma mère, j’espère vivre et mourir dans l’Église réformée d’Angleterre. — L’Église réformée d’Angleterre ! » s’écria Bridgenorth, laissant échapper la main de son jeune ami. Puis la reprenant aussitôt : « L’Église d’Angleterre, hélas ! comme elle est constituée aujourd’hui, ses usurpations sur les consciences et les libertés ne le cèdent guère à celles de Rome ; et cependant c’est de la faiblesse de cette Église à demi réformée qu’il peut plaire à Dieu de faire sortir avec éclat la délivrance de l’Angleterre. Je ne dois pas oublier que celui qui a rendu à la bonne cause d’éminents services porte l’habit de prêtre anglais, et a reçu l’ordination épiscopale. Ce n’est pas à nous de discuter sur le choix de l’instrument qui doit nous tirer des filets de l’oiseleur. Qu’importe si tu ne possèdes pas encore les lumières de la pure doctrine, pourvu que je te trouve préparé à te laisser éclairer, lorsque l’étincelle brillera devant tes yeux ; pourvu que je te trouve disposé à élever la voix et à porter témoignage contre les erreurs et les artifices de l’Église romaine ? Mais souviens-toi que tu seras bientôt appelé à justifier tes paroles de la manière la plus solennelle, la plus terrible. — Ce que j’ai dit, répliqua Julien, étant l’expression des vrais sentiments de mon cœur, je n’hésiterai jamais à l’avouer hautement, quand la circonstance l’exigera, et je trouve étrange que vous puissiez ainsi douter de moi. — Je ne doute pas de toi, mon jeune ami, dit Bridgenorth, et j’espère voir ton nom placé au premier rang parmi ceux des hommes qui sont destinés à arracher la proie aux mains des puissants de la terre. À présent tes préjugés occupent ton esprit, comme le gardien de la maison dont il est parlé dans l’Écriture ; mais il s’en présentera un plus fort que lui qui se fraiera une entrée malgré tout, et déploiera sur les murailles le signe de la foi sans laquelle il n’est point de salut. Veille, espère, et prie, afin que l’heure puisse arriver. »

Ils se turent un moment, et ce fut Peveril qui le premier rompit le silence.

« Vous m’avez parlé d’une manière énigmatique, major Bridgenorth, et je ne vous ai demandé aucune explication. Veuillez maintenant recevoir un avis dicté par l’intérêt le plus sincère. Ne dédaignez pas de m’écouter, quoique ce que je vais dire puisse vous paraître obscur. Vous êtes ici, ou du moins vous êtes supposé y être, avec des projets dangereux pour le maître de cette île. Ce danger retombera sur vous, si vous y prolongez votre séjour, tenez-vous sur vos gardes, et partez tandis qu’il en est temps. — Et laissez votre fille sous la protection de Julien Peveril : n’est-ce pas là la fin de votre conseil ? répondit Bridgenorth. Julien, fiez-vous à ma prudence pour ce qui me regarde. J’ai été habitué à me guider à travers des périls plus redoutables que ceux qui m’environnent aujourd’hui. Je vous remercie néanmoins de votre avis, et je le crois désintéressé, du moins en partie. — Vous ne me quittez donc pas irrité contre moi ? dit Peveril. — Non, mon fils, je te quitte avec une tendre amitié, avec une affection profonde. Quant à ma fille, tu dois repousser tout désir de la voir autrement que de mon aveu. La demande que tu me fais de sa main, je ne l’accueille ni ne la rejette : sache seulement que celui qui veut devenir mon fils doit se montrer d’abord le fils dévoué de son pays abusé et opprimé. Adieu, ne me réponds pas en ce moment : ton cœur est encore rempli d’amertume, et il se pourrait qu’une altercation, que je ne désire pas, s’élevât entre nous. Adieu donc, tu entendras parler de moi plus tôt que tu ne penses. »

Il serra cordialement la main de Peveril, et le laissa livré à un mélange confus de plaisir, de doute et d’étonnement. Il n’était pas peu surpris de se trouver assez avant dans la faveur du père d’Alice, pour que celui-ci parût donner une sorte d’encouragement tacite à son amour ; et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner, d’après le langage du père et celui de la fille, que Bridgenorth désirait, pour prix de sa bienveillance, qu’il adoptât une ligne de conduite incompatible avec les principes dans lesquels il avait été élevé.

« Ne crains rien, Alice, » se dit-il en lui-même, « ta possession même ne serait point achetée par moi au prix d’une indigne et lâche complaisance pour des dogmes que mon cœur désavoue. Je sais que, si j’étais assez vil pour le faire, l’autorité même de ton père ne pourrait te forcer à ratifier un marché si honteux. Mais espérons une plus heureuse issue : quoique Bridgenorth ait une âme forte et un esprit plein de sagacité, il est dominé, comme tous les jeunes gens de sa secte, par les terreurs du papisme. Mon séjour dans la famille de la comtesse de Derby est plus que suffisant pour lui inspirer des soupçons sur ma foi religieuse ; mais, grâce au ciel, la vérité et ma bonne conscience suffiront pour me justifier. »

Tout en faisant ces réflexions il rajustait les sangles de Fairy, et remettait le mors qu’il lui avait ôté de la bouche pour la laisser paître en liberté. Puis il se mit en selle, et reprit le chemin du château de Holm-Peel, non sans appréhender qu’il y fût arrivé quelque chose d’extraordinaire pendant son absence.

Mais l’antique édifice apparut bientôt à ses yeux, sombre, imposant et calme au milieu de l’Océan qu’on eût dit assoupi. La bannière qui annonçait que le seigneur de Man occupait son enceinte ruinée pendait immobile dans les airs. Les sentinelles se promenaient sur les murailles en fredonnant ou sifflant quelque air national. Julien, ayant laissé sa fidèle compagne Fairy dans le village, rentra au château, et trouva toutes choses dans un état d’ordre et de tranquillité qui s’accordait parfaitement avec les apparences extérieures.