Peveril du Pic/Chapitre 30

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 378-391).


CHAPITRE XXX.

CHARLES II.


Quant au Charles de John Dryden, j’avoue que ce roi ne fit jamais rien de bien merveilleux ; mais c’était un bon vivant, qui perdait gaiement la raison entre une bouteille et sa maîtresse.
Dr. Wolcot.


Londres, le grand point central des intrigues de toute espèce, réunissait alors dans son obscure et brumeuse enceinte la plus grande partie des personnages dont nous avons eu occasion de parler.

Julien Peveril, entre autres acteurs du drame, était arrivé, et s’était logé dans une auberge écartée, située au fond d’un faubourg. Ce qu’il avait de mieux à faire, selon lui, était de garder l’incognito jusqu’à ce qu’il eût eu une entrevue particulière avec les amis que l’on devait supposer être les plus propres à prêter secours à ses parents et à sa protectrice, au milieu des inquiétudes et des dangers dont ils étaient assaillis. Le plus puissant était le duc d’Ormend, dont les fidèles services, le haut rang, la vertu et le mérite conservaient encore un certain ascendant, même dans cette cour où, en général, on le regardait comme ne jouissant d’aucune faveur. À dire le vrai, Charles, dans sa conduite à l’égard de ce célèbre gentilhomme, serviteur dévoué de son père, paraissait avoir tellement la conscience de ses torts envers lui, que Buckingham prit une fois la liberté de demander au roi si le duc d’Ormend avait perdu les bonnes grâces de Sa Majesté, ou Sa Majesté celles du duc, puisque, toutes les fois qu’ils venaient à se rencontrer, le roi paraissait le plus embarrassé des deux. Mais Peveril n’eut pas le bonheur d’obtenir les avis ou l’appui de ce personnage distingué. Sa Grâce ne se trouvait pas en ce moment à Londres.

La lettre que la comtesse lui avait le plus expressément recommandée, après celle qu’il devait remettre au duc d’Ormond, était adressée au capitaine Barstow (jésuite dont le nom réel était Fenwicke), qui devait se trouver, ou dont on devait savoir la demeure chez un nommé Martin Christal, dans la Savoie. Peveril se hâta de s’y rendre lorsqu’il eut appris l’absence du duc d’Ormond. Il n’ignorait pas le danger auquel il s’exposait personnellement, en servant ainsi d’intermédiaire entre un prêtre papiste et une catholique suspecte. Mais lorsqu’il s’était chargé de la dangereuse commission de sa protectrice, il l’avait fait franchement, et avec la résolution sans réserve de la servir de la manière dont elle désirait que ses affaires fussent conduites. Néanmoins il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension secrète lorsqu’il se vit engagé dans le labyrinthe de passages et de galeries qui conduisaient à différents appartements obscurs de l’ancien bâtiment appelé la Savoie.

Cet édifice antique et presque en ruine occupait une partie de l’emplacement où se trouvent aujourd’hui, dans le Strand, les bureaux publics de Sommerset-House. La Savoie avait été autrefois un palais, et tirait son nom d’un comte de Savoie par qui elle avait été fondée. Elle avait servi d’habitation à Jean de Gand et à plusieurs personnes de distinction ; ensuite elle avait été transformée en couvent, puis en hôpital ; et enfin, au temps de Charles II, ce n’était plus qu’un amas de bâtiments tombant de vétusté, principalement habités par ceux que leurs relations ou leur emploi appelaient au palais voisin de Sommerset-House, qui, plus heureux que la Savoie, conservait encore son titre royal, et servait de résidence à une partie de la cour, quelquefois au roi lui-même qui y avait des appartements.

Ce fut après bien des recherches et plus d’une méprise qu’au bout d’un long et obscur corridor, dont le plancher était si usé par le temps qu’il menaçait de céder sous les pieds, Julien Peveril aperçut sur une porte vermoulue le nom de Martin Christal, courtier et expert priseur. Il était sur le point de frapper, lorsque quelqu’un le tira par son manteau ; en regardant autour de lui avec un étonnement qui approchait presque de la crainte, il vit la petite muette qui l’avait accompagnée pendant une partie de la traversée à son départ de l’île de Man. « Fenella ! » s’écria-t-il, oubliant qu’elle ne pouvait ni l’entendre ni lui répondre, « Fenella ! Est-ce bien vous ? »

Fenella, prenant les façons impératives qu’elle avait essayé déjà d’employer avec lui, se plaça entre Julien et la porte à laquelle il allait frapper, la lui montra du doigt d’un air qui semblait lui défendre d’en approcher, et en même temps fronça le sourcil et secoua la tête.

Après un moment de réflexion, Julien ne put interpréter que d’une manière la présence et la conduite de Fenella : il supposa que sa maîtresse était arrivée à Londres, et avait envoyé cette suivante muette, comme investie de toute confiance, pour l’instruire de quelque changement dans ses intentions, qui pourrait rendre la remise de sa lettre à Barstow, autrement nommé Fenwicke, inutile ou peut-être dangereuse. Il demanda par gestes à Fenella si elle avait quelque commission de la part de la comtesse : elle fit signe de la tête qu’oui. Continuant de la questionner par le même moyen, il lui demanda si elle avait quelque lettre : elle secoua la tête avec impatience, et, marchant rapidement dans le passage, lui fit signe de la suivre. Il se laissa conduire, ne doutant point qu’elle ne le menât en présence de la comtesse ; mais la surprise qu’avait d’abord excitée en lui la présence de Fenella fut encore augmentée par la rapidité et la facilité avec lesquelles elle semblait se diriger à travers les détours obscurs des ruines de la Savoie, et qui égalaient celles qu’elle avait montrées en le guidant sous les sombres voûtes du château de Rushin, dans l’île de Man.

Néanmoins, lorsqu’il se souvint que Fenella avait accompagné la comtesse dans un voyage assez long que celle-ci avait fait à Londres, il pensa qu’elle avait pu acquérir alors cette connaissance exacte des lieux dont elle faisait preuve. Plusieurs étrangers attaches à la reine actuelle ou à la reine douairière avaient des appartements dans la Savoie. Plusieurs prêtres catholiques trouvaient aussi un refuge dans ces retraites profondes, sous divers déguisements, et en dépit de la sévérité des lois contre le papisme. Il était donc fort naturel de supposer que la comtesse de Derby, catholique et Française, avait eu de secrets messages à leur envoyer, et que la petite muette avait pu quelquefois en être chargée.

En faisant ces réflexions, Julien continuait à suivre les pas légers et agiles de sa conductrice, qui, glissant, pour ainsi dire, le long du Strand, gagna Spring-Garden, et entra de là dans le parc.

La matinée n’était pas fort avancée, et on ne voyait dans le mail qu’un petit nombre de promeneurs, qui fréquentaient ces ombrages pour fortifier leur santé par le bon air et l’exercice. C’était vers midi seulement que le beau monde venait y déployer sa riche élégance. La plupart des lecteurs savent que tout l’espace sur lequel est maintenant bâtie la caserne des gardes à cheval faisait, au temps de Charles II, partie du parc de Saint-James, et que le vieux bâtiment que l’on appelle aujourd’hui la Trésorerie dépendait de l’ancien palais de White-Hall, qui se trouvait ainsi toucher au parc. Le canal avait été construit par le célèbre Le Nôtre, afin de dessécher le parc, et il communiquait avec la Tamise par un bassin où se jouaient les oiseaux aquatiques les plus rares. Ce fut vers ce bassin que Fenella dirigea ses pas sans en ralentir la vitesse, et ils approchèrent d’un groupe de trois ou quatre personnes qui se promenaient sur les bords pour passer le temps. En examinant avec attention celui qui paraissait être le plus éminent de la compagnie, Julien sentit battre son cœur avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût deviné qu’il approchait d’un personnage du plus haut rang.

L’homme qu’il regardait avait passé le milieu de la vie ; son teint brun était en harmonie avec la longue perruque noire qu’il portait. Il était simplement vêtu de velours noir uni ; cependant une étoile de diamants brillait à son manteau, qu’il laissait pendre négligemment sur l’une de ses épaules. Ses traits fortement prononcés, jusqu’à paraître un peu durs, avaient néanmoins une expression de dignité enjouée ; il était bien fait et fortement constitué ; il marchait en se tenant droit, mais avec aisance, et en somme il avait l’air d’un personnage du plus haut rang. Il était un peu en avant de ceux qui l’accompagnaient, mais se retournait de temps en temps pour leur parler avec beaucoup d’affabilité, et sans doute avec enjouement, si l’on devait en juger par les sourires et quelquefois par les éclats de rire à peine retenus avec lesquels ceux qui le suivaient accueillaient ses fréquentes saillies. Ils étaient aussi en négligé du matin ; mais leur air et leurs manières étaient ceux d’hommes de qualité en présence d’une personne d’un rang encore plus élevé. Leur supérieur partageait son attention entre eux et sept ou huit petits épagneuls noirs et frisés, qui suivaient leur maître avec autant d’empressement et autant d’affection peut-être que les bipèdes du groupe en question. Il modérait et quelquefois encourageait leurs sauts et leurs gambades, qui semblaient le divertir beaucoup. Pour ajouter à ce passe-temps, un laquais suivait avec une couple de paniers et de sacs, dans lesquels le personnage que nous avons décrit prenait de temps en temps une poignée de grains qu’il jetait aux volatiles dont le bassin était couvert.

Cet amusement, qui était la récréation favorite du roi, joint à ce qu’il y avait de remarquable dans son maintien et à la conduite du reste de la compagnie envers lui, convainquirent Julien Peveril qu’il approchait, peut-être avec inconvenance, de la personne de Charles Stuart, le second de ce nom infortuné.

Tandis qu’il hésitait à suivre la jeune sourde qui lui servait de guide, ne sachant comment lui faire comprendre la répugnance qu’il éprouvait à se rendre importun en avançant davantage, quelqu’un de la suite du roi joua un air vif et gai sur le flageolet à un signal donné par Charles, qui désirait entendre de nouveau quelque mélodie dont il avait été frappé au spectacle le soir précédent. Pendant que le bon monarque marquait la mesure avec son pied et par un mouvement de la main, Fenella continua d’approcher, et prit l’air et les manières d’une personne attirée, pour ainsi dire malgré elle, par les sons de l’instrument.

Inquiet de savoir comment la chose allait finir, et surpris de voir la jeune sourde imiter si exactement les attitudes d’une personne qui eût réellement entendu les sons de l’instrument, Peveril s’approcha aussi, mais en se tenant à une distance un peu plus grande.

Le roi les regarda tous deux d’un air de bon humeur, semblant admettre leur enthousiasme musical comme excuse de leur indiscrétion ; mais ses yeux demeurèrent bientôt attachés sur Fenella, dont la figure et l’extérieur, quoique plus singuliers que beaux, avaient quelque chose de fantastique, et par cela même de piquant pour un œil repu jusqu’à satiété des formes ordinaires de la beauté féminine. Elle ne parut pas s’apercevoir qu’on l’examinât aussi attentivement ; mais, comme entraînée par une impulsion irrésistible, résultant des sons qu’elle semblait écouter, elle défit l’épingle de tête autour de laquelle étaient roulées les longues tresses de ses cheveux, et les déployant soudain autour de sa frêle personne, comme si elle eût voulu s’en faire un voile naturel, elle commença à danser avec une grâce infinie, en suivant l’air que jouait le flageolet.

Peveril oublia presque la présence du roi, quand il vit avec quelle grâce et quelle agilité admirable Fenella se conformait à la mesure, dont elle ne pouvait avoir connaissance que par le mouvement des doigts du musicien, il avait, à dire vrai, entendu parler, entre autres prodiges, d’une personne qui, se trouvant dans la triste situation de Fenella, était parvenue, à l’aide d’un tact mystérieux et dont on ne pouvait se rendre compte, à jouer d’un instrument, et même à exécuter avec assez de perfection pour être en état de diriger un orchestre ; il avait encore ouï parler de sourds-muets dansant avec assez de mesure en se dirigeant sur les personnes qui dansaient avec eux. Mais la danse de Fenella était encore plus étonnante, puisque le musicien avait pour guide les notes écrites, et le danseur les mouvements de son partenaire ; tandis que Fenella n’était dirigée que par le simple mouvement des doigts de l’artiste, qu’elle suivait avec une précision admirable en paraissant observer la manière dont il les faisait agir sur l’instrument.

Quant au roi, ignorant les circonstances particulières qui rendaient la danse de Fenella presque merveilleuse, il se contenta d’abord d’autoriser par un sourire bienveillant ce qui lui paraissait un caprice de la part de cette singulière personne. Mais lorsqu’il vit l’aplomb, la justesse exquise et l’étonnant mélange de grâce et d’agilité avec lesquels elle exécutait sur son air favori une danse entièrement nouvelle pour lui, Charles changea le simple consentement qu’il avait paru donner en applaudissements qui tenaient de l’enthousiasme. Il suivait tous ses mouvements en battant la mesure avec le pied, applaudissait de la tête et des mains, et semblait entraîné comme elle par une sorte de transport.

Après une suite d’entrechats qui se succédèrent avec rapidité sans perdre de leur grâce, Fenella introduisit un mouvement lent par lequel elle termina sa danse : puis, faisant une profonde révérence, elle demeura immobile devant le roi, les bras en croix sur la poitrine, la tête inclinée et les yeux fixés en terre, à la manière des esclaves de l’Orient ; tandis qu’à travers le voile épais que formaient les nombreuses boucles de ses cheveux, on pouvait voir les couleurs que l’exercice avait données à ses joues disparaître rapidement, et faire place à la teinte naturellement brune de sa peau.

« Sur mon honneur ! s’écria le roi, elle à l’air d’un esprit élémentaire dansant au clair de la lune. Il faut qu’il soit entré plus d’air et de feu que de terre dans sa composition. Il est heureux que la pauvre Nelly Gwyn ne l’ait pas vue, elle en serait morte de chagrin et d’envie… Voyons, messieurs, qui d’entre vous a eu l’idée de cet agréable passe-temps pour la matinée ? »

Les courtisans se regardèrent les uns les autres, mais aucun d’eux ne se sentit le droit de réclamer le mérite d’un service si agréable.

« Il faut donc que nous le demandions à la nymphe aux yeux vifs elle-même, » dit le roi ; et regardant Fenella, il ajouta : « Dites-nous, ma jolie danseuse, à qui nous devons le plaisir de vous voir. Je soupçonne le duc de Buckingham, car c’est là un tour de son métier. »

Fenella, s’apercevant que le roi lui adressait la parole, salua profondément, et secoua la tête pour marquer qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait.

« Ah ! c’est vrai, dit le roi, il faut nécessairement qu’elle soit étrangère. Son teint et son agilité le prouvent du reste. La France ou l’Italie doit avoir créé ces membres élastiques, ces joues au teint bruni et cet œil de feu. » Alors il lui demanda, d’abord en français et ensuite en italien, par qui elle avait été envoyée.

À la dernière question, Fenella, rejetant en arrière les longues tresses qui la voilaient, de manière à montrer l’air de mélancolie qui lui couvrait le front, secoua tristement la tête, et fit connaître par un cri imparfait, mais du ton le plus doux et le plus plaintif, son défaut organique.

« Est-il possible que la nature ait commis une telle erreur ? dit Charles. Peut-elle avoir laissé un tel chef-d’œuvre privé de la mélodie de la voix, lorsqu’elle l’a rendu si sensible à la beauté des sons. Mais que veut dire ceci ? et quel jeune suivant nous amènes-tu là ? c’est le directeur de la troupe ambulante, je suppose ? L’ami, » ajouta-t-il en s’adressant à Peveril, qui à un signal de Fenella, s’avança comme par instinct, et s’agenouilla, « nous te remercions du plaisir que tu nous a procuré ce matin. Milord, marquis, vous m’avez triché, hier au soir, au piquet, il faut que vous fassiez réparation de cet acte déloyal, en donnant une couple de pièces d’or à cet honnête garçon, et cinq à la jeune fille. »

Comme le marquis tirait sa bourse, et s’avançait pour exécuter les ordres généreux du roi, Julien se trouva fort embarrassé ; mais il reprit bientôt assez d’assurance pour expliquer qu’il n’avait aucun droit à tirer profit de la danse de cette jeune personne, et que le roi s’était trompé sur son compte.

« Et qui es-tu donc, mon ami ! dit Charles ; mais surtout, quelle est cette nymphe qui danse à ravir, et que tu accompagnes comme un faune attaché à ses pas ! — La jeune personne est au service de la comtesse douairière de Derby, n’en déplaise à Votre Majesté, » dit Peveril, d’un ton de voix très-bas ; « et je suis…

« Assez, assez, dit le roi ; c’est là une danse sur un autre air et peu appropriée à un lieu si public. Écoute, mon ami, toi et la jeune fille, suivez Empson où il vous conduira. Empson, emmène-les. Viens, que je te parle à l’oreille. — Que Votre Majesté me permette, reprit Julien, de lui assurer que mon dessein n’était point de venir l’importuner. — La peste soit de celui qui n’entend pas à demi-mot ! » dit le roi, l’interrompant au milieu de ses excuses. « Sache donc, l’ami, qu’il y a des moments où la politesse est la plus grande impertinence du monde. Suis Empson, et amuse-toi une demi-heure avec ton petit lutin, jusqu’à ce que je t’envoie chercher. »

Charles prononça ces paroles en jetant autour de lui des regards inquiets, et d’un ton qui témoignait la crainte d’être entendu. Julien ne put que s’incliner en signe d’obéissance, et suivit Empson, qui était celui qui jouait du flageolet avec tant de talent.

Lorsqu’ils furent loin de la vue du roi et de sa société, le musicien voulut entrer en conversation avec ceux qu’il conduisait, et adressa d’abord à Fenella un compliment assez grossier : « Par la messe ! dit-il, vous dansez joliment ! Je n’ai jamais vu une gaillarde monter sur les planches avec une jambe plus dégourdie. Je jouerais avec plaisir pour vous jusqu’à ce que mon gosier fût aussi desséché que mon flageolet. Allons, soyez un peu plus sociable ; le vieux Rowley ne quittera pas le parc avant neuf heures ; je vous mènerai à Spring-Garden, je vous paierai des gâteaux et une bouteille de vin du Rhin à chacun, et nous serons camarades. Que diable ! pas de réponse ? Qu’est-ce que cela veut dire, ami ? Est-ce que cette jolie fille que vous avez là est sourde ou muette, ou l’un et l’autre à la fois ? J’en rirais de bon cœur : elle suit pourtant si bien la mesure du flageolet ! »

Pour se débarrasser des propos de cet individu, Peveril lui répondit en français qu’il était étranger et ne parlait pas anglais, content d’échapper ainsi, quoique par un mensonge, au fâcheux bavardage d’un imbécile, qui paraissait disposé à lui adresser plus de questions qu’il n’eût eu de réponses prudentes à faire.

« Étranger… cela signifie stranger, murmura son guide : encore d’autres chiens de Français qui viennent pour lécher le bon beurre d’Angleterre sur notre pain, ou peut-être des Italiens promenant leurs marionnettes. Il y aurait de quoi pousser un honnête homme à se faire puritain, si les puritains n’avaient pas une inimitié mortelle pour la gamme. Mais si je suis obligé de jouer pour la faire danser chez la duchesse. Dieu me damne si je ne lui fais pas manquer la mesure, quand ce ne serait que pour lui apprendre à venir en Angleterre et à ne pas savoir parler anglais. »

Ayant pris à part cette résolution tout anglaise, le musicien s’avança rapidement vers une grande maison située au bout de Saint-James-Street, et entra dans la cour par une grille donnant sur le parc, que dominait cette habitation,

Peveril, se trouvant en face d’un beau portique sous lequel s’ouvrait une grande porte à deux battants, allait monter les degrés qui conduisaient à l’entrée principale, lorsque son guide le saisit par le bras, en s’écriant : « Halte-là ! monsieur. Peste ! vous ne perdrez rien faute de courage, je vois ; mais vous devrez prendre la porte dérobée, malgré votre beau pourpoint. Ce n’est pas ici : frappez et l’on vous ouvrira ; mais plutôt peut-être : frappez, et l’on vous frappera. »

Se laissant guider par Empson, Julien se détourna de la porte principale, et s’achemina vers une autre plus modeste qui se trouvait dans un angle de la cour. À un léger coup frappé par le joueur de flûte, elle leur fut ouverte par un laquais qui les conduisit, à travers une suite de passages pavés en pierre, jusqu’à un joli salon d’été, dans lequel une dame, ou quelque chose qui y ressemblait, mise avec une élégance exagérée, s’égayait avec une comédie en finissant son chocolat. Il serait difficile d’en donner une juste idée, si ce n’est en disant que ses ridicules absorbaient ses bonnes qualités. Elle eût été jolie sans son rouge et ses minauderies ; elle eût semblé polie sans ses airs de protection et de condescendance ; elle eût eu la voix agréable si elle eût parlé d’un ton naturel, de beaux yeux si elle n’eût pas travaillé de toutes ses forces à leur donner de l’expression, et un pied charmant si elle n’eût pas mis tant d’affectation à le montrer. Quoiqu’elle fût à peine âgée de trente ans, sa taille avait l’embonpoint qui lui eût convenu dix ans plus tard. D’un air de duchesse, elle montra un siège à Empson, et nonchalamment lui demanda ce qu’il avait fait depuis un siècle qu’elle ne l’avait vu, et quelles étaient ces gens qu’il amenait avec lui.

« Des étrangers, madame, de maudits étrangers, répondit Empson « des mendiants mourants de faim, que notre vieil ami a ramassés ce matin dans le parc. La péronnelle danse, et le vaurien joue de la guimbarde, je pense. En vérité, madame, je commence à rougir du vieux Rowley ; je lui donnerai congé s’il ne voit meilleure compagnie à l’avenir. — Fi ! Empson, dit la dame ; considérez qu’il est de notre devoir de l’appuyer et de le maintenir ; pour moi, je vous le déclare, je m’en suis toujours fait une règle. À propos, il ne viendra pas ce matin ? — Il sera ici, répondit Empson, dans l’espace de temps qu’il faut pour danser un menuet. — Dieu ! » s’écria la dame d’un air d’alarme non affecté ; puis, oubliant tout à fait ses airs d’aimable langueur, elle courut, avec la rapidité d’une laitière, dans un appartement voisin, où l’on entendit quelques mots d’une discussion aigre et animée.

« Quelque amant à éconduire, je gage, dit Empson : fort heureusement pour madame que je lui ai donné l’éveil. Le voilà qui s’en va, l’heureux berger ! »

Julien était placé de manière que, de la même fenêtre à travers laquelle Empson regardait, il pût voir un homme, enveloppé d’une roquelaure galonnée, et portant une rapière sous le bras, sortir furtivement par la porte où il avait lui-même passé, et gagner celle de la cour, en suivant avec précaution le côté où il y avait de l’ombre.

La dame rentra dans l’instant et remarquant la direction des yeux d’Empson, dit d’un air un peu effaré : C’est un officier de la duchesse de Portsmouth qui était chargé de me remettre un billet, et qui m’a si importunément pressée de lui répondre, que je me suis vue forcée d’écrire sans ma plume à diamants. Je me suis même sali les doigts, » ajouta-t-elle en regardant une très-jolie main, et en trempant aussitôt le bout de ses doigts dans un petit vase d’argent plein d’eau de rose. « Mais j’espère, Empson, que le petit monstre exotique dont vous êtes accompagné ne comprend réellement pas l’anglais. Sur ma vie, elle rougit ! Est-ce en effet une danseuse remarquable ? Je veux la voir danser, et entendre ce garçon jouer de la guimbarde. — Danser ! répliqua Empson. Elle dansait assez bien, lorsque je jouais. Il n’y a rien que je ne puisse faire danser : le vieux conseiller Clubfoot a dansé avec un accès de goutte ; vous n’avez jamais vu un semblable pas seul au théâtre. Je m’engagerais à faire danser les olivettes à l’archevêque de Cantorbéry tout aussi bien qu’un Français. Mais la danse n’est rien ; tout gît dans la musique : Rowley ne sent pas cela. Il a vu la pauvre fille danser, et s’en est émerveillé, tandis que tout vient de moi. Je l’aurais défiée de ne pas danser ; et Rowley lui en attribue tout le mérite, en lui donnant cinq pièces d’or par-dessus le marché, lorsque moi je n’en ai que deux pour toute ma matinée. — C’est vrai, maître Empson, dit la dame ; mais vous êtes de la maison, quoique dans une situation inférieure, et vous devez considérer… — Par Dieu ! madame, répondit Empson, tout ce que je considère, c’est que je suis le meilleur joueur de flageolet de l’Angleterre, et que l’on ne pourrait pas plus me remplacer, si l’on me renvoyait, qu’on ne pourrait remplir la Tamise avec le fossé de Fleet-Ditch. — Assurément, maître Empson, répliqua la dame, je ne dis pas que vous ne soyez un homme de talent ; toutefois, pensez-y bien : vous charmez l’oreille aujourd’hui, demain peut-être un autre aura cet avantage sur vous. — Jamais, mistress, tant que des oreilles auront le pouvoir céleste de distinguer une note d’une autre. — Le pouvoir céleste, dites-vous, maître Empson ? — Oui, madame, céleste. De très-jolis vers que nous avons eus pour nos fêtes ne disent-ils pas :


Ce que nous connaissons du céleste séjour,
C’est qu’on chante sans fin, c’est qu’on parle d’amour.


Ils sont de M. Waller, je crois ; et, sur ma parole, ce poète mérite d’être encouragé. — Et vous aussi, mon cher Empson, » dit la dame en bâillant, « ne fût-ce que pour l’honneur que vous faites à votre profession. Mais voulez-vous demander à ces gens s’ils désirent se rafraîchir ? et vous-même ne prendrez-vous rien ? Ce chocolat est celui que l’ambassadeur portugais a apporté pour la reine. — Pourvu qu’il soit pur, dit le musicien. — Comment, monsieur ! » dit la dame se soulevant à demi de sa pile de coussins ; « il ne serait pas pur, et dans cette maison ! Que veut dire cela, maître Empson ? je crois que, lorsque je vous vis pour la première fois, c’est à peine si vous distinguiez le chocolat du café. — Par Dieu, madame, répondit le joueur de flageolet, vous avez parfaitement raison. Et pourrais-je mieux témoigner combien j’ai profité de l’excellente chère que Votre Seigneurie m’a fait faire, qu’en me montrant délicat ? — Vous êtes excusé ; maître Empson, » dit la petite maîtresse en retombant sur son duvet, dont une irritation momentanée l’avait arrachée ; « je pense que ce chocolat vous plaira, quoiqu’à peine il vaille celui que nous avons eu du résident d’Espagne, Mendoza. Mais nous devons offrir quelque chose à ces étrangers. Voulez-vous demander s’ils souhaitent du café ou du chocolat, ou du gibier froid, des fruits et du vin ? Ils doivent être traités de manière qu’ils voient où ils sont, puisqu’ils sont ici. — Incontestablement, madame, dit Empson ; mais justement je ne puis me rappeler comment on nomme, en français, le chocolat, le pain chaud, le café, le gibier, et les diverses boissons. — C’est singulier, dit la dame ; et moi aussi, j’ai oublié mon français et mon italien. Mais cela ne fait rien : je vais ordonner qu’on apporte les choses, et nos hôtes s’en rappelleront eux-mêmes les noms. »

Empson éclata de rire à cette plaisanterie, et jura sur son âme que le morceau de viande froide qui entra bientôt après était le meilleur emblème de roastbeef qu’il y eût dans le monde. Des rafraîchissements furent offerts en abondance à la compagnie, et Fenella et Peveril n’en refusèrent point leur part.

Dès ce moment le joueur de flageolet se rapprocha de la maîtresse de la maison ; leur intimité fut cimentée et leurs esprits furent mis à l’unisson par un verre de liqueur, qui leur donna plus de hardiesse pour passer en revue les différents caractères tant des courtisans de la haute volée que de ceux d’un rang inférieur, parmi lesquels eux-mêmes paraissaient devoir être comptés.

La dame, pendant cette conversation, eut fréquemment occasion d’exercer un ascendant complet et absolu sur maître Empson. Le digne musicien cédait humblement toutes les fois qu’elle lui en rappelait l’obligation, soit par un brusque démenti, par un sarcasme, ou par l’air de haute importance qu’elle se donnait, soit par quelque autre des moyens si divers qu’on emploie ordinairement pour maintenir une telle supériorité. Mais le penchant immodéré de la dame pour la médisance lui faisait abandonner bien vite la dignité qu’elle avait prise pour un moment, et la replaçait au niveau des caquetages de son compagnon.

Leur conversation était trop vulgaire, elle roulait trop exclusivement sur de petites intrigues de cour, pour intéresser le moins du monde Julien ; comme elle dura plus d’une heure, il cessa bientôt de prêter attention à des discours pleins de sobriquets, de petits mots à double entente, d’allusions inintelligibles, et se mit à réfléchir sur ses affaires compliquées, et sur le résultat probable de la prochaine audience du roi, qui lui avait été procurée par un agent si singulier, et par des moyens si inattendus. Souvent il jetait les yeux sur son guide, Fenella ; et il observait qu’elle était presque toujours plongée dans une profonde et abstraite méditation. Mais trois ou quatre fois, lorsque les grands airs et l’importance affectée du musicien et de la dame étaient d’une exagération extravagante, il vit Fenella diriger obliquement sur eux quelques-uns de ces regards amers qui, dans l’île de Man, passaient pour être, de la part du prétendu lutin, l’expression de la haine et du mépris. Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans toutes les manières de la jeune fille, dans sa subite apparition, et dans sa conduite en présence du roi, qui avait si bizarrement mais si efficacement contribué à lui procurer une audience particulière, dont peut-être il eût vainement sollicité la faveur par un moyen plus sérieux, que tout cela justifiait presque l’idée, absurde d’ailleurs (il le savait bien), que ce petit agent muet était aidé dans ses machinations par les esprits familiers auxquels la superstition, dans l’île de Man, rattachait sa généalogie.

Une autre idée se présentait aussi quelquefois à Julien ; quoiqu’il la rejetât comme tout aussi ridicule que l’opinion suivant laquelle Fenella était suspecte d’appartenir à une race différente de la race mortelle. Était-elle réellement affligée de ces imperfections d’organes qui toujours avaient semblé la séparer de l’humanité ? Si cela n’était pas, quels avaient pu être les motifs capables de porter une créature si jeune à s’imposer une si cruelle pénitence pendant un espace de temps si long ? Combien devait être puissante la force d’esprit d’un être qui avait pu se condamner lui-même à un sacrifice si terrible, et combien grave et profond devait être le dessein qui l’y avait déterminé.

Mais un souvenir rapide des événements passés suffit pour lui faire rejeter cette conjecture comme absurde et sans fondement. Il n’avait qu’à rappeler à sa mémoire les différents tours joués par son joyeux compagnon, le jeune comte de Derby, à cette malheureuse fille, les conversations tenues en sa présence, et dans lesquelles le caractère d’une créature si irritable et si sensible était toujours librement et quelquefois amèrement attaqué, sans qu’elle manifestât la plus légère émotion de ce qu’on disait ainsi devant elle, pour se convaincre qu’une machiavélique déception ne pouvait jamais avoir été mise en pratique, durant un aussi long-temps, par un être d’un tour d’esprit si particulièrement irascible et jaloux.

Il renonça donc à cette idée pour ramener ses pensées sur ses propres affaires et sur sa prochaine entrevue avec le souverain : nous l’abandonnerons à cette méditation, jusqu’à ce que nous ayons rendu un compte sommaire des changements survenus dans la position d’Alice Bridgenorth.