Peveril du Pic/Chapitre 40

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 490-500).


CHAPITRE XL.

L’ARSENAL.


Les querelles violentes, ardentes, passionnées, ne viennent pas d’une petite cause.
Albion.


Les querelles entre mari et femme sont passées en proverbe ; mais que les honnêtes époux ne s’imaginent point que les liaisons d’une nature moins permanente soient à l’abri de pareilles altercations. La boutade amoureuse du duc de Buckingham, et l’évasion d’Alice Bridgenorth, qui en avait été la suite, allumèrent le feu de la discorde chez Chiffinch, quand, à son arrivée, il apprit ces deux nouvelles étourdissantes.

« Je vous dis, » cria-t-il à son obligeante compagne, qui semblait très-peu émue de tout ce qu’il pourrait dire à ce sujet, « que votre maudite négligence a ruiné l’ouvrage de bien des années. — C’est la vingtième fois, au moins, que vous me répétez cela, répliqua la dame ; et sans que vous me donnassiez de si fréquentes assurances, j’étais fort disposée à croire qu’une bagatelle suffisait pour renverser un plan conçu par vous, quoique vous ayez mis des années à le mûrir. — Comment diable avez-vous eu la folie de laisser le duc entrer ici, quand vous attendiez le roi, » dit le courtisan irrité.

« Mon Dieu, Chiffinch ! répondit la dame, ne devriez-vous pas demander cela au portier plutôt qu’à moi ?… Je mettais un bonnet pour recevoir le roi. — Avec la grâce d’une chouette, dit Chiffinch ; et pendant ce temps-là, vous avez laissé le chat manger la crème. — En vérité, Chiffinch, reprit la dame, vos courses à la campagne vous rendent excessivement maussade. Vos bottes ont quelque chose de grossier, et vos manchettes de mousseline, chiffonnées comme les voilà, donnent à vos poignets une sorte de rusticité campagnarde, je puis bien le dire. — Je ne ferais pas mal, en vérité, murmura Chiffinch, d’employer mes bottes et mes poignets à te guérir de ton affectation. » Parlant ensuite à haute voix, il ajouta, comme un homme qui veut couper court à la dispute en obligeant son adversaire à convenir que la raison n’est pas de son côté : « Je suis sûr, Cate, que vous êtes convaincue que toutes nos espérances reposent sur le roi ? — Là-dessus, rapportez-vous-en à moi, dit-elle ; je sais mieux comment plaire au roi que vous ne pourriez me l’apprendre. Croyez-vous Sa Majesté assez folle pour pleurer comme un écolier, parce que son oiseau s’est envolé ? Le roi a meilleur goût. Je suis surprise, » ajouta-t-elle, en se regardant dans la glace, « que vous, Chiffinch, qui passez pour un connaisseur en beauté, vous ayez fait tant de bruit de cette petite fille de province. Elle n’a pas même le mérite campagnard d’être grasse comme une volaille de basse-cour ; elle est maigre comme une mauviette de Dunstable, dont on croque la chair et les os d’une seule bouchée. Qu’importe d’où elle vient et où elle va ? Il en reste qui sont plus dignes que Sa Majesté daigne les honorer de son attention ; même lorsque la duchesse de Portsmouth prend ses grands airs. — Vous voulez parler de notre voisine mistress Nelly, répondit son digne associé ; mais, Cate, elle date d’un peu loin. Elle a de l’esprit, mais un esprit propre seulement à la faire briller dans la mauvaise compagnie : l’ignoble jargon d’une troupe de comédiens n’est pas un langage convenable pour la chambre d’un prince. — Ce n’est là ni la personne ni la chose dont je parle, répondit mistress Chiffinch ; mais je vous assure, Tom Chiffinch, que vous trouverez votre maître consolé de la perte de ce rare échantillon d’orgueil et de puritanisme dont vous vouliez l’embâter. Le brave homme, il a bien assez de puritains dans le parlement, sans que vous les conduisiez encore jusque dans sa chambre à coucher. — Assez, Cate : quand un homme aurait toute la prudence des sept Sages, une femme seule aurait assez de folie pour le réduire au silence. Je ne dirai donc plus un mot là-dessus ; mais je souhaite de trouver le roi d’aussi bonne humeur que vous le dites. J’ai reçu l’ordre de descendre la Tamise avec lui, et de l’accompagner à la Tour, où il doit faire une inspection d’armes et de munitions. Ce sont de fins drôles que ceux qui écartent Rowley des affaires ; car, sur ma foi, il a bonne envie de s’en mêler. — Je vous réponds, » dit mistress Chiffinch en minaudant, mais plutôt pour elle-même, qu’elle regardait dans la glace, que pour son politique mari, « je vous réponds que nous trouverons moyen de l’occuper de façon qu’il n’ait pas de temps de reste. — Sur mon honneur, Cate, je vous trouve extrêmement changée ; et, pour ne vous rien cacher, vous êtes devenue bien présomptueuse. Je souhaite que vous ayez raison d’avoir tant de confiance. »

La dame sourit d’un air dédaigneux, sans prendre la peine de répondre ; seulement elle ajouta : « Je vais commander une barque pour suivre aujourd’hui le roi sur la Tamise. — Réfléchissez à ce que vous prétendez faire : personne n’oserait suivre le roi, que des dames du premier rang, la duchesse de Bolton, la duchesse de Buckingham, la duchesse de… — À quoi bon cette longue kyrielle de noms ? Ne puis-je donc me montrer aussi bien que la plus grande b… de toute cette séquelle ! — Sans contredit, tu peux le disputer à la plus grande b… qui soit à la cour, répondit Chiffinch : arrange-toi comme tu l’entendras. Mais que Chaubert tienne une collation prête, et un souper au petit couvert[1], pour le cas où on le demanderait ce soir. — C’est là que commence et finit votre savoir-faire de courtisan : Chiffinch, Chaubert et compagnie ; détruisez cette association, et Chiffinch ne compte plus à la cour. — Amen, Cate, répliqua Chiffinch ; et j’ajoute qu’il vaut autant se fier aux doigts d’un autre qu’à son propre esprit. Mais j’ai des ordres à donner pour la promenade sur l’eau. Si vous prenez la barque, il y a dans la chapelle des coussins de drap d’or dont vous pouvez couvrir les bancs. Ils ne servent pas beaucoup dans le lieu où ils sont. »

Madame Chiffinch se mêla donc aux barques qui accompagnaient le roi sur la Tamise. Dans le cortège, étaient la reine et plusieurs dames des plus distinguées de la cour. La petite et grosse Cléopâtre, vêtue avec toute l’élégance que son goût avait pu lui suggérer, assise sur ses coussins brodés, comme Vénus dans sa coque, ne négligea rien de ce que pouvaient faire l’effronterie et les minauderies pour attirer sur elle quelques-uns des regards du roi ; mais Charles n’était pas bien disposé, et il ne lui accorda pas la moindre attention, jusqu’à ce que les bateliers de la Chiffinch s’étant approchés de la barque de la reine plus près que ne le permettait l’étiquette, il leur fit donner l’ordre de s’éloigner, et de se retirer du cortège royal. Madame Chiffinch en exprima son dépit, et, malgré le précepte de Salomon, elle maudit le roi dans son cœur ; mais elle dut se résigner à s’en retourner chez elle, afin de diriger les préparatifs de Chaubert pour la soirée.

Cependant la barque royale s’arrêta à la Tour, et le joyeux monarque, accompagné d’une troupe folâtre de dames et de courtisans, fit retentir les murs de la vieille prison des accents de l’allégresse et de la gaieté, auxquels ils n’étaient guère accoutumés. Pendant qu’on montait de la rivière vers le centre des bâtiments où s’élève le beau et gothique donjon de Guillaume-le-Conquérant, appelé la tour Blanche, qui domine toutes les fortifications extérieures, Dieu sait combien on fit de plaisanteries, bonnes ou mauvaises, sur la comparaison de la prison d’état de Sa Majesté avec celle de Cupidon ; combien on établit de rapprochements piquants entre les canons de la forteresse et les beaux yeux des dames. De semblables propos débités avec l’aisance du bon ton, et écoutés par les dames avec un sourire d’indulgence, composaient à cette époque la conversation à la mode.

Ce joyeux essaim de têtes à l’évent ne s’attacha pas constamment aux pas du roi, quoiqu’il eût formé son cortège sur la Tamise. Charles, qui prenait quelquefois des résolutions dignes d’un roi et d’un homme raisonnable, quoique son indolence et l’amour du plaisir les lui fissent trop aisément oublier, avait eu le désir d’inspecter par lui-même les munitions de guerre, les armes, etc., dont la Tour était alors, comme à présent, le dépôt général. De tous les courtisans qu’il avait amenés avec lui, deux ou trois seulement l’accompagnèrent dans cette visite. Pendant que le reste de sa suite s’amusait comme il le pouvait dans les autres parties de la Tour, Charles, suivi des ducs de Buckingham et d’Ormond, et de deux ou trois autres, parcourait la salle bien connue où se trouve la plus magnifique collection d’armes qui soit au monde. Quoique cette salle ne fût pas dans l’état admirable où nous la voyons aujourd’hui, c’était pourtant déjà un arsenal digne de la grande nation à laquelle il appartenait.

Le duc d’Ormond, bien connu par ses services dans la grande guerre civile, était alors, comme nous l’avons dit ailleurs, dans des termes assez froids avec Sa Majesté. Cependant le roi lui demandait souvent son avis ; ce qu’il fît en cette occasion, où il avait lieu de craindre que le parlement, par zèle pour la religion protestante, ne voulût faire passer sous son autorité immédiate les magasins d’armes et de munitions. Pendant que le roi s’entretenait tristement avec Ormond de ce résultat des défiances populaires de l’époque et des moyens d’y échapper par la force ou par l’adresse, Buckingham, qui se tenait un peu en arrière, s’amusait aux dépens de l’air gothique et de la tournure embarrassée du vieux gardien qui marchait derrière le roi. C’était précisément le même qui avait conduit Peveril à la prison qu’il occupait en ce moment. Le duc poursuivait sa raillerie avec d’autant plus d’ardeur que le vieillard, quoique retenu par la présence du roi, était maussade et bourru, et tout disposé à procurer à son persécuteur ce qu’en termes de chasse on appelle du plaisir. Les vieilles armures dont les murs étaient couverts fournissaient au duc le sujet de milles plaisanteries ; il exigeait que le vieillard, qui devait, disait-il, connaître tout ce qui s’était passé depuis le roi Arthur pour le moins, lui racontât l’histoire de chacune de ces armures et les particularités des batailles où elles avaient servi. Le vieillard souffrait évidemment de se voir contraint, à force de questions, de répéter les légendes, la plupart du temps suffisamment absurdes, que les traditions rattachaient à ces précieuses reliques du temps passé. Au lieu de brandir sa pertuisane et d’enfler sa voix, comme c’est encore aujourd’hui la coutume de ces cicérones militaires, on pouvait à peine lui arracher un mot sur un sujet d’éloquence ordinairement intarissable.

« Savez-vous, mon ami, » lui dit enfin le duc, « que je commence échanger d’opinion sur votre compte ? J’avais cru que vous aviez servi comme yeoman de la garde au temps du roi Henri VIII ; j’espérais apprendre quelque chose de vous sur le camp du Drap-d’Or et sur la couleur du nœud de ruban d’Anne de Boulen, qui coûta au pape trois royaumes ; mais je crains que vous ne soyez novice dans ces souvenirs d’amour et de chevalerie. Est-il bien sûr que tu ne te sois pas glissé dans ce poste militaire en sortant de quelque boutique obscure des environs de la Tour, et que tu n’aies pas échangé une aune de marchand contre cette glorieuse hallebarde ? Je garantis que tu ne pourrais pas me dire à qui appartenait cette antique armure. »

En parlant ainsi, le duc lui montrait une cuirasse suspendue au milieu de plusieurs autres, mais qui paraissait mieux frottée.

« Je dois la connaître, » répondit le gardien en rougissant et d’une voix un peu altérée, « car j’ai connu l’homme qui la portait, et qui n’aurait pas enduré la moitié des impertinences que j’ai entendues aujourd’hui. »

Le ton du vieillard, aussi bien que ses paroles, attira l’attention du roi et du duc d’Ormond, qui n’étaient qu’à deux pas en avant. Ils s’arrêtèrent et se retournèrent. « Comment ! dit le roi, quelle est cette manière de répondre ? Et de qui parles-tu ? — D’un homme qui n’est plus rien aujourd’hui, quelque titre qu’il ait porté autrefois. — Ce vieillard parle sûrement de lui, » dit d’Ormond en examinant attentivement le gardien, qui s’efforçait en vain de détourner la tête. « Mais je suis sûr de connaître ces traits. N’êtes-vous pas, mon vieil ami, le major Coleby ? — J’aurais souhaité que Votre Seigneurie eût moins bonne mémoire, » répondit le vieillard en rougissant et en fixant les yeux à terre.

L’étonnement du roi fut extrême. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, le brave major Coleby, qui vint nous joindre à Warrington avec ses quatre fils et cent cinquante hommes ! Et c’est là tout ce que nous avons pu faire pour un vieil ami de Worcester ! »

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes. « Ne faites pas attention à moi, » dit-il d’une voix mal assurée ; « je suis bien ici, vieux soldat parmi de vieilles armures : pour un ancien cavalier mieux partagé que moi, il en est vingt qui le sont plus mal. Je suis fâché de le dire à Votre Majesté, puisque cela l’afflige. »

Pendant que le vieillard parlait, Charles, avec cette bonté qui rachetait en lui bien des défauts, lui retira la pertuisane des mains, et la mit dans celles de Buckingham, en disant : « Ce que les mains de Coleby ont porté ne peut déshonorer ni les vôtres ni les miennes ; et vous lui devez cette réparation. Il a été un temps où, pour moins que cela, il vous en eût rudement frotté les oreilles. »

Le duc fit un salut respectueux, en rougissant de colère, et saisit la première occasion pour la déposer d’un air indifférent contre un faisceau d’armes. Cet acte de mépris ne fut pas remarqué par le roi, à qui il aurait probablement déplu. Mais il était en ce moment occupé avec le vieillard, qu’il engageait à s’appuyer sur son bras, tandis qu’il le conduisait vers un siège, sans permettre que personne autre se chargeât de ce soin. « Reposez-vous là, mon brave et vieux ami, lui dit-il, et Charles Stuart sera bien pauvre si vous portez cet habit une heure de plus. Vous paraissez bien pâle, mon pauvre Coleby, et vous aviez tant de couleurs il n’y a qu’un moment. Ne vous fâchez point de ce que vous a dit Buckingham, personne ne fait attention à ses folies. Mais vous paraissez plus mal : allons, allons, cette reconnaissance vous a trop ému : restez assis… ne vous levez pas… n’essayez pas de vous jeter à mes genoux… je vous ordonne de vous reposer jusqu’à ce que j’aie fait le tour de ces salles. »

Le vieux cavalier baissa la tête en signe d’obéissance aux ordres de son souverain ; mais il ne la releva plus. L’agitation tumultueuse causée par cette scène avait été trop forte pour un esprit depuis si long-temps plongé dans l’abattement, et pour une santé affaiblie. Quand le roi et ceux qui l’accompagnaient, après une demi-heure d’absence, revinrent à l’endroit où ils l’avaient laissé, ils le trouvèrent mort, et déjà froid, dans l’attitude d’un homme qui s’est laissé aller à un profond sommeil. Le roi tressaillit d’effroi, et ce fut d’une voix altérée qu’il ordonna que son corps fût enseveli, avec les honneurs convenables, dans la chapelle de la Tour. Il resta silencieux jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur les degrés devant l’arsenal, où, dès qu’on le vit paraître, une partie de son cortège commença à se rassembler, ainsi que d’autres personnes d’un extérieur respectable, que la curiosité avait attirées.

« Cela est vraiment déplorable ! dit le roi : il faut que nous trouvions quelques moyens de secourir la misère et de récompenser la fidélité de nos malheureux partisans, ou la postérité criera anathème sur notre mémoire. — On a souvent débattu de semblables projets dans le conseil de Votre Majesté, dit Buckingham. — C’est vrai, George. Je puis dire que ce n’est point ma faute. Je songe à cela depuis bien des années. On ne saurait trop y songer, répondit Buckingham ; d’ailleurs, chaque jour rend la tâche plus facile. — Oui, dit le comte d’Ormond, en diminuant le nombre de ceux qui souffrent : le vieux Coleby, par exemple, ne sera plus à la charge de la couronne. — Vous êtes trop sévère, milord d’Ormond, dit le roi ; vous devriez respecter les sentiments que vous blessez. Vous ne pouvez croire que j’aurais laissé ce pauvre vieillard dans cet état si j’en avais été instruit. — Pour l’amour de Dieu, dit le duc d’Ormond, sire, détournez donc maintenant vos yeux de ce vieil ami qui n’est plus, et portez-les sur tant d’autres qui souffrent encore. Dans cette prison est le vieux et brave sir Geoffrey Peveril du Pic, qui, pendant toute la guerre civile, se trouva partout où il y avait des coups à recevoir, et qui fut, je crois, le dernier de toute l’Angleterre à déposer les armes ; dans cette prison, est son fils, que l’on m’a vanté comme un jeune homme d’esprit, de tête et de courage. Ici encore, est la malheureuse famille de Derby. Pour l’amour du ciel, intervenez en faveur de ces victimes enveloppées dans les replis de cette hydre de conspiration qui veut les étouffer. Déjouez les trames infernales des ennemis acharnés à leur perte, et trompez l’espoir des harpies qui veulent se partager leurs biens. Depuis huit jours, cette malheureuse famille, le père et le fils, doivent être mis en jugement pour des crimes dont ils sont aussi innocents, j’ose le dire, qu’aucune des personnes qui sont en ce moment en présence de Votre Majesté. Au nom du ciel, sire, permettez-nous d’espérer que, si le peuple aveuglé les condamne, comme il en a condamné tant d’autres, vous vous interposerez entre les buveurs de sang et leur proie. »

Le roi parut extrêmement embarrassé ; et il l’était en effet. Buckingham et d’Ormond nourrissaient l’un contre l’autre une animosité constante et presque mortelle : le premier tenta d’opérer une diversion en faveur de Charles. « La royale bonté de Votre Majesté ne manquera jamais d’objets tant que le duc d’Ormond sera auprès d’elle ; il a la manche de son pourpoint coupée à l’ancienne mode, pour y pouvoir porter toujours une collection de cavaliers ruinés, qu’il exhibe à volonté, de ces personnages aux larges épaules, au nez camard, aux jambes de fuseau, à la tête chauve, qui figurent dans les histoires sans fin d’Edgehill et de Naseby. — Il est vrai que ma manche est coupée à l’ancienne mode, » répondit d’Ormond, en regardant le duc en face ; « mais je n’y attache ni spadassins ni coupe-jarrets, comme j’en vois attachés à des pourpoints à la nouvelle mode. — Milord, ceci est un peu trop rude en notre présence, dit le roi. — Mais si je prouve la vérité de ce que j’avance ? répondit d’Ormond. Milord de Buckingham, voulez-vous dire le nom de l’homme à qui vous avez parlé en sortant de la barque. — Je n’ai parlé à qui que ce soit, » dit le duc avec précipitation. « Je me trompe : je me rappelle que quelqu’un est venu me dire à l’oreille qu’une personne à qui j’ai affaire, et que je croyais partie, est encore à Londres. — Et n’est-ce pas là l’homme à qui vous avez parlé, » dit d’Ormond en montrant du doigt au milieu de la foule qui remplissait la cour, un homme au teint basané, enveloppé d’un long manteau, portant un chapeau à larges bords rabattus sur ses yeux, et à sa ceinture une épée espagnole ; en un mot, le colonel que Buckingham avait expédié à la recherche de Christian, pour empêcher ce dernier de revenir à Londres.

Tandis que les yeux de Buckingham suivaient la direction du doigt de d’Ormond, il ne put s’empêcher de rougir au point d’attirer l’attention du roi.

« Quelle nouvelle folie est-ce là ? George ; lui dit-il. Messieurs, laissez approcher cet homme. Sur mon âme, il a toute la mine d’un véritable coupe-jarret. L’ami, qui êtes-vous ? Si vous êtes un honnête homme, la nature a oublié de l’écrire sur votre visage. N’y a-t-il ici personne qui le connaisse ?

Avec tous les dehors d’un homme sans honneur,
S’il en a, c’est toujours un insigne trompeur.

— Bien des gens le connaissent, répondit d’Ormond ; et s’il se promène ici, la tête sur les épaules, et sans avoir les fers aux pieds, c’est un exemple de plus, après tant d’autres, que nous vivons sous le prince le plus clément de l’Europe. — Comment diable ! quel est cet homme, milord duc, dit le roi. Votre Grâce parle par énigmes. Buckingham rougit, et le coquin ne desserre pas les dents. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit d’Ormond, cet honnête gentleman, que sa modestie rend muet, mais qu’elle ne peut faire rougir, est le fameux colonel Blood, comme il se nomme lui-même, qui essaya, il n’y a pas long-temps, dans cette même tour de Londres, de s’emparer de la couronne royale de Votre Majesté. — C’est un exploit qui ne s’oublie pas aisément, dit le roi ; mais si le coupable est encore en vie, il le doit autant à la clémence de Votre Grâce qu’à la mienne. — Je ne puis nier, répondit le duc, que j’étais en son pouvoir ; et certainement j’aurais été assassiné par lui, s’il eût préféré me tuer sur-le-champ, au lieu de me garder, je le remercie de l’honneur, pour être pendu à Tyburn. J’aurais sûrement été expédié, s’il m’eût jugé digne d’un coup de stylet, d’une balle de pistolet, ou de toute autre chose qu’un bout de corde. Regardez-le, sire : s’il osait, le coquin dirait en ce moment, comme Caliban[2] dans la comédie : Oh ! je voudrais bien l’avoir fait. — Comment diable ! il a sur les lèvres un mauvais sourire, qui me semble en dire tout autant. Mais, milord, nous lui avons pardonné, et vous aussi. — Me convenait-il, répondit le duc, de poursuivre avec sévérité un attentat contre ma pauvre vie, quand Votre Majesté voulait bien pardonner le crime, cent fois plus grand, d’avoir attenté à votre royale couronne ? Mais je ne puis m’empêcher de regarder comme un acte de la plus audacieuse insolence, de la part de ce coquin sanguinaire, quelles que soient maintenant ses secrètes protections, d’oser paraître dans la Tour, qui a été le théâtre de l’un de ses crimes, et devant moi, qui ai failli être la victime de l’autre. — Nous y mettrons bon ordre pour l’avenir, dit le roi. Holà ! Blood, si vous avez jamais l’effronterie de vous présenter encore ici et devant milord, le coutelas du bourreau et vos oreilles maudites feront connaissance ensemble. »

Blood salua profondément ; et, avec une impudence tranquille, qui faisait le plus grand honneur à son sang-froid, il répondit qu’il n’était venu à la Tour que par hasard, pour parler d’une affaire importante à un de ses amis. « Milord de Buckingham, ajouta-t-il, sait que je n’avais pas d’autre intention. — Retirez-vous, infâme coupe-jarret, » dit le duc, aussi choqué de la prétention que le colonel Blood affichait à sa connaissance, qu’un jeune débauché d’honnête condition, lorsqu’après ses extravagances nocturnes, il est accosté en plein jour devant la bonne compagnie par les ignobles et sales compagnons de ses orgies ; « si vous osez jamais prononcer mon nom, je vous fais jeter dans la Tamise. »

Blood, ainsi repoussé, fit une pirouette avec le sang-froid le plus insolent, et se retira de la foule, tout le monde ayant les yeux fixés sur lui, comme sur un étrange et affreux prodige : tant il était connu pour son audace et sa scélératesse ! Quelques personnes le suivirent pour voir de plus près le fameux colonel Blood, comme les petits oiseaux voltigent autour du hibou quand il se montre à la clarté du soleil. Mais de même que ces oiseaux, avertis par leur instinct, ont soin de se tenir hors de la portée du bec et des serres de l’oiseau de Minerve, de même ceux qui suivaient Blood et l’observaient comme un être abominable et sinistre, se gardaient bien d’échanger des regards avec lui, et de lui rendre le coup d’œil sombre et menaçant qu’il lançait de temps en temps sur ceux qui se trouvaient trop près de lui. Il marcha quelque temps de la sorte, semblable à un loup qui a pris l’alarme, n’osant pas s’arrêter, ne voulant pas fuir, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte des Traîtres. Là, il se jeta dans une barque qui l’attendait, et disparut à tous les yeux.

Charles espérait, mais en vain, effacer tout souvenir de l’apparition de ce misérable. « C’est une honte, dit-il, qu’un tel coquin soit un sujet de querelle entre deux nobles seigneurs de distinction ! » Et il ordonna aux ducs d’Ormond et de Buckingham de se donner la main, et d’oublier une mésintelligence née d’une cause si indigne.

Le duc de Buckingham répondit d’un air indifférent que les honorables cheveux blancs du duc d’Ormond l’autorisaient suffisamment, à ses propres yeux, à faire les premiers pas pour un raccommodement, et il lui tendit la main. Mais d’Ormond se contenta de saluer, et dit que le roi n’avait pas lieu de craindre que la cour fût troublée par son ressentiment, car le temps ne pouvait lui ôter vingt-cinq de ses années, ni le tombeau lui rendre son fils Ossory ; que, quant au misérable qui s’était présenté tout à l’heure, il lui avait quelque obligation, puisqu’en faisant voir que la clémence du roi s’étendait sur les plus odieux criminels, il l’avait confirmé dans l’espérance d’obtenir la protection de Sa Majesté en faveur d’amis innocents, retenus en prison et mis en péril par l’odieuse accusation dirigée contre eux, sous prétexte d’un complot papiste.

Le roi ne répondit à cette insinuation qu’en donnant le signal du départ pour retourner à White-Hall. En prenant congé des officiers de la Tour qui l’entouraient, il les félicita de leur zèle et de leur exactitude, avec cette grâce qui lui était particulière ; il termina en leur donnant les ordres les plus précis et les plus formels pour la défense de la forteresse importante confiée à leurs soins, et de tout ce qu’elle contenait.

Quand ils furent à White-Hall, avant de se séparer de d’Ormond, il se tourna vers lui, comme un homme qui a pris sa résolution, et lui dit : « Milord, soyez tranquille ; je n’oublierai pas l’affaire de vos amis. »

Le même soir, l’attorney général[3] et North, président de la cour des common-plaids reçurent l’ordre secret de se rendre pour une affaire majeure auprès de Sa Majesté à la maison de Chiffinch, théâtre des plus graves discussions aussi bien que de toutes les intrigues galantes.



  1. Ces mots sont en français dans le texte. a. m.
  2. Personnage de la Tempête de Shakspeare. a. m.
  3. C’est-à-dire, le procureur général.