Peveril du Pic/Chapitre 46

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 552-562).


CHAPITRE XLVI.

VISITE INATTENDUE.


Oui, me voilà gaillard et bien portant ; j’ai l’œil vif, quoique la taille petite. Celui qui niera un mot de ce que je dis aura des lames à briser avec moi.
Le lai du petit Jehan de Saintré.


Lorsque Charles eut ramené la comtesse de Derby dans les grands salons, il la supplia à voix basse, avant de la quitter, de céder aux bons conseils et d’avoir égard à sa sûreté, puis il s’éloigna d’elle avec aisance, comme pour distribuer également ses attentions entre toutes les personnes de la société.

Tout le monde était fort occupé en ce moment de l’arrivée d’une troupe de cinq à six musiciens, dont l’un, Allemand, protégé du duc de Buckingham, était particulièrement renommé pour son talent sur le violoncelle ; mais il avait été retenu dans l’antichambre sans pouvoir rien jouer, à cause du retard qu’on avait mis à lui apporter son instrument, qui du reste venait enfin d’arriver.

Le domestique qui déposa devant l’artiste la caisse où il était renfermé parut fort content d’être débarrassé d’un semblable fardeau, et ne s’en alla qu’avec lenteur, comme curieux de savoir quel instrument pouvait avoir un tel poids. Sa curiosité fut bientôt satisfaite, et d’une manière fort extraordinaire : car, tandis que le musicien cherchait la clef, la caisse qui, pour plus de commodité, avait été placée droit contre la muraille, s’ouvrit subitement, et l’on en vit sortir le nain Geoffrey Hudson. À la vue de cette créature bizarre apparaissant d’une façon si soudaine, les dames crièrent et s’enfuirent d’effroi, les hommes tressaillirent ; et le pauvre Allemand, en voyant l’être informe que sa boîte renfermait, tomba de terreur sur le plancher, supposant peut-être que son instrument s’était métamorphosé en cette étrange figure qui en tenait la place : cependant il ne tarda pas à revenir à lui et se glissant hors du salon, fut suivi par la plupart de ses camarades.

« Hudson ! s’écria le roi, mon vieux petit ami, je ne suis pas fâché de vous voir, quoique Buckingham, que je suppose être l’auteur de cette plaisanterie, ne nous ait servi que du réchauffé. — Votre Majesté veut-elle m’honorer d’un moment d’attention ? dit Hudson. — Assurément, mon cher ami. Les vieilles connaissances sortent de tous les coins cette nuit, et nous ne pouvons guère mieux employer notre loisir qu’à les écouter. C’est une bien mauvaise farce de la part de Buckingham, » ajouta-t-il à voix basse, en s’adressant à Ormond, » que d’envoyer le pauvre nain ici, le jour même surtout où il a été jugé pour l’affaire de la conspiration. En tout cas, il ne vient pas me demander ma protection, puisqu’il a eu le rare bonheur de sortir sain et sauf des griffes de la justice. Il ne cherche je suppose, qu’à pêcher quelque petit cadeau, quelque pension. »

Le petit homme, connaissant l’étiquette de la cour, mais impatient du délai que le roi mettait à l’écouter, se tenait debout au milieu du salon, trépignant et se démenant comme un bidet d’Écosse qui se donne les airs d’un cheval de bataille, agitant un petit chapeau décoré d’une plume flétrie, et s’inclinant de temps à autre, comme pour solliciter la permission de parler.

« Parle donc, mon ami, dit Charles ; si l’on t’a préparé quelque poétique allocution, débite-la vite, afin que tu puisses avoir le temps de reposer tes pauvres petits membres. — Je n’ai pas de discours poétique à vous adresser, très-puissant souverain, répliqua Hudson ; mais en simple et loyale prose, j’accuse devant toute cette assemblée l’ex-noble duc de Buckingham de haute trahison ! — C’est bien parler, et en homme ! continuez, l’ami » dit le roi qui ne doutait pas que ce ne fût une introduction à quelque chose de burlesque ou de spirituel, et ne s’imaginait guère que cette accusation pût être sérieuse.

De grands éclats de rire partirent alors de tous côtés parmi les courtisans qui avaient entendu les paroles du nain, aussi bien que parmi ceux qui n’avaient pu les entendre : les uns égayés par l’emphase et les gestes extravagants du petit champion ; les autres ne riant pas moins fort, précisément par ce qu’ils ne riaient que de confiance et pour suivre l’exemple.

« Quelle est donc la cause de toute cette gaieté ? » s’écria-t-il d’un air de vive indignation. « Y a-t-il sujet de rire, lorsque moi, Geoffrey Hudson, chevalier, je viens devant le roi et les nobles accuser George Villiers, duc Buckingham, de haute trahison ? — Il n’y a pas de quoi rire, assurément, » dit Charles en tâchant de garder son sérieux, « mais bien de quoi s’étonner. Voyons, trêve de verbiage, de cabrioles et de grimaces. Si c’est une plaisanterie, finissons-en ; sinon, allez au buffet et prenez un verre de vin pour vous rafraîchir d’être resté dans une caisse si étroite. — Je vous répète, sir, » répliqua Hudson avec impatience, mais à voix basse de manière à n’être entendu que par le roi, « que, si vous perdez beaucoup de temps à plaisanter ainsi, vous serez convaincu par une terrible expérience de la trahison de Buckingham. Je vous dis, j’affirme à Votre Majesté, que deux cents fanatiques armés viendront ici avant une heure surprendre les gardes. — Retirez-vous, mesdames, dit le roi, ou vous pourrez en entendre plus que vous ne voudriez en écouter. Les plaisanteries de Buckingham ne sont pas toujours, vous le savez, très convenables pour les oreilles des dames : d’ailleurs nous avons besoin d’échanger quelques mots en particulier avec notre petit ami. Vous, duc d’Ormond, vous, Arlington (et il nomma encore une ou deux autres personnes), vous pouvez demeurer avec nous. »

La foule joyeuse s’éloigna et se dispersa dans les appartements, les hommes cherchant à conjecturer quelle pourrait être la fin de cette plaisanterie, et de quelle farce, pour parler comme Sedley, la caisse violoncelle accoucherait enfin ; les dames ne songeant qu’à critiquer ou admirer l’antique parure, la fraise et le capuchon richement brodés de la comtesse de Derby, à qui la reine témoignait des attentions particulières.

« Maintenant, au nom du ciel, puisque nous voici entre amis, dit le roi au nain, expliquez-nous ce que tout cela signifie ! — Trahison ! trahison contre le roi d’Angleterre ! Tandis que j’étais emprisonné dans cet étui, le grand diable d’Allemand qui l’avait chargé sur son dos m’emmena dans une certaine chapelle, pour voir, comme ils se le disaient les uns aux autres, si tout était prêt. Sire, je suis allé où jamais boîte à violoncelle n’alla, je suis allé dans un conventicule des hommes de la cinquième monarchie ; et quand on m’emporta, le prédicateur terminait son sermon en s’écriant : « Elle est venue l’heure de partir, donnant ainsi le signal, comme le bélier qui marche avec une sonnette à la tête du troupeau, pour surprendre Votre Majesté au milieu de sa cour. J’entendais tout, grâce aux fentes de la boîte que le drôle avait déposée à terre un instant pour profiter de cette précieuse doctrine. — Il serait singulier, dit lord d’Arlington, qu’il y eût quelque réalité au fond de cette bouffonnerie ; car nous savons que ces fanatiques ont délibéré aujourd’hui, et que cinq conventicules ont observé un jeûne solennel. — Alors, dit le roi, ils sont certainement déterminés à quelque scélératesse. — Si j’osais donner un avis, sire, dit le duc d’Ormond, ce serait d’envoyer, à l’instant même, chercher le duc de Buckingham. Ses liaisons avec les fanatiques sont bien connues, quoiqu’il affecte de les cacher. — Vous ne voudriez pas, milord, faire à Sa Grâce l’injustice de le traiter en criminel sur une accusation semblable ? dit le roi. Cependant, » ajouta-t-il après un moment de réflexion, « Buckingham est accessible à toute espèce de tentation, tant est grande l’inconstance de son esprit ! Je ne serais pas étonné qu’il entretînt de hautes espérances, et je crois que nous en avons eu récemment des preuves. Écoutez, Chiffinch ; allez le trouver, et amenez-le ici, sous le meilleur prétexte que vous pourrez trouver. Je voudrais lui épargner ce que les gens de loi nomment un flagrant délit. La cour ne serait pas désormais plus animée qu’un cheval mort, si Buckingham s’était réellement oublié. — Votre Majesté n’ordonnera-t-elle pas aux gardes à cheval de se mettre en bataille ? » demanda le jeune Selby, officier de ce corps, qui était présent. — Non, Selby, répliqua le roi, je n’aime pas dans ces occasions qu’on emploie la cavalerie. Cependant qu’elle se tienne prête ; que le grand bailli avertisse aussi les officiers de police de se tenir prêts, en cas de tumulte soudain ; doublez les sentinelles aux portes du palais, et qu’on ne permette à aucun étranger d’y entrer. — Ni d’en sortir, ajouta le duc d’Ormond ; où sont ces coquins d’Allemands qui ont apporté le nain ? »

On les chercha partout, mais on ne les trouva nulle part. Ils avaient battu en retraite, laissant leurs instruments : circonstance qui parut aggravante pour le duc de Buckingham, leur patron.

On fit en toute hâte les préparatifs nécessaires pour résister aux tentatives désespérées auxquelles les prétendus conspirateurs pourraient être poussés ; et pendant ce temps-là, le roi se retirant avec Arlington, Ormond et plusieurs autres conseillers dans le cabinet où il avait donné audience à la comtesse de Derby, continua d’interroger le petit homme. Sa déclaration, quoique singulière, était bien d’accord dans toutes ses parties : car le romanesque dont il entremêlait son récit provenait uniquement de son caractère, qui l’exposait souvent à se faire moquer de lui, lorsque d’ailleurs il aurait pu exciter la compassion et même l’estime.

Il commença d’abord à exposer avec emphase les souffrances que lui avait values la conspiration ; et l’impatience d’Ormond l’aurait obligé à couper court sur ce sujet, si le roi n’eût pas rappelé à Sa Grâce qu’une toupie lorsqu’elle cesse d’être fouettée doit nécessairement finir, au bout d’un certain temps, par s’arrêter d’elle-même, tandis que l’application du fouet peut la faire tourner des heures entières.

On laissa donc Geoffrey Hudson épuiser sa faconde sur son emprisonnement, et apprendre au roi qu’un rayon de bonheur était venu luire jusque dans sa prison ; qu’une émanation de la béatitude, un ange mortel, une créature dont le pied était aussi agile que son œil était brillant, l’avait visité plus d’une fois pendant sa détention en lui apportant des paroles de consolation et d’espérance.

« Sur ma foi, il paraît qu’on est à Newgate mieux que je ne croyais. Qui eût pensé que ce petit bonhomme pouvait, dans un pareil lieu, être consolé par une femme ? — Je prie Votre Majesté, » répliqua le nain d’un ton grave et solennel, « de ne faire aucune mauvaise supposition. Ma dévotion à cette belle créature est plutôt semblable à celle que nous autres pauvres catholiques nous avons pour les bienheureux saints, que mêlée de tout autre sentiment plus terrestre. À vrai dire, elle semble plutôt une sylphide du système des Rose-Croix, qu’une habitante de ce monde, elle est plus légère, plus mince et plus petite que les femmes ordinaires, dont le corps présente toujours quelque chose de grossier, qui leur vient sans doute de la race coupable et gigantesque des antédiluviens. — Eh bien ! achevez donc, dit Charles ; n’avez-vous pas découvert ensuite que cette sylphide n’était après tout qu’une simple mortelle ? — Qui ? moi ! sire ? fi donc ! — Voyons, mon petit homme, ne soyez pas si prompt à vous scandaliser ; je vous promets que je ne vous soupçonne d’aucune hardiesse galante. — Le temps s’écoule, » dit le duc d’Ormond avec impatience en regardant à sa montre : « Chiffinch est parti depuis dix minutes, et dix autres minutes lui suffiront pour revenir. — En effet, » dit Charles gravement. « Venons au fait, Hudson, et dites-nous quel rapport cette femme peut avoir avec votre arrivée ici d’une manière si extraordinaire. — Un très-grand rapport, sire, répliqua le petit Hudson. Je l’ai vue deux fois pendant ma détention à Newgate, et je la considère vraiment comme l’ange gardien qui veille à ma vie et à ma sûreté : car, après mon acquittement, comme je me dirigeais vers la Cité avec deux grands gentilshommes qui s’étaient, ainsi que moi, trouvés dans la peine, au moment où nous étions occupés à nous défendre contre un tas de canaille, qui nous assaillait, et où je venais de prendre position sur un lieu élevé qui me donnait une espèce d’avantage contre la multitude des ennemis, j’entendis une voix céleste qui paraissait venir d’une fenêtre derrière moi, et qui me conseillait de me réfugier dans une certaine maison, mesure que je fis promptement adopter à mes braves amis les Peveril, qui se sont toujours montrés dociles à mes avis. — Docilité qui indique à la fois leur sagesse et leur modestie, dit le roi ; mais qu’arriva-t-il ensuite ? Soyez court, aussi court que vous-même, l’ami. — Pendant un certain temps, sire, continua le nain, je parus n’être pas le principal objet d’attention. D’abord le jeune Peveril fut emmené par un homme qui avait l’air vénérable, quoiqu’il sentît un peu le puritain, et qui portait des bottes de cuir de bœuf, avec une épée sans nœud. À son retour, M. Julien nous dit, et c’était la première nouvelle que nous en apprenions, que nous étions au pouvoir d’un corps de fanatiques armés, prêts à tout acte criminel, comme dit le poète. Et Votre Majesté remarquera que le père et le fils s’abandonnèrent presque au désespoir, et dédaignèrent, à compter de ce moment, les assurances que je leur donnais, que l’astre qu’il était de mon devoir d’honorer, brillerait à temps pour donner le signal de notre délivrance. Mais Votre Majesté m’en croira-t-elle ? en réponse aux consolantes exhortations que j’employais pour leur inspirer de la confiance, le père ne cessait de dire : Ta ! ta ! ta ! et le fils, Bah ! bah ! bah ! ce qui montre combien la prudence et les bonnes manières des hommes s’altèrent dans l’affliction. Cependant les deux gentilshommes, les Peveril, comprenant très-bien la nécessité qu’il y avait de s’évader, ne fût-ce que pour donner connaissance à Votre Majesté de ces dangereux complots, commencèrent à livrer un assaut à la porte de l’appartement, et je les aidai de toute la force que m’a donnée le ciel et que m’ont laissée mes soixante ans. Mais nous ne pouvions pas, comme malheureusement nous en acquîmes bientôt la preuve, exécuter cette tentative avec assez de silence pour que nos gardes ne nous entendissent point : survenant alors en grand nombre, ils nous séparèrent les uns des autres, et forcèrent mes compagnons, en les menaçant de la pique et du poignard, à passer dans un autre appartement peu éloigné ; notre agréable société se trouva donc dissoute. Je fus de nouveau renfermé dans la chambre devenue solitaire, et j’avouerai que je ressentis une espèce de découragement ; mais plus la tempête est violente, comme chante le poète, plus le port de salut est proche, car une porte d’espérance s’ouvrit tout à coup. — Au nom de Dieu, sire, dit le duc d’Ormond, faites traduire l’histoire que nous conte cette pauvre créature, dans la langue du sens commun par quelque romancier de la cour, et alors nous pourrons parvenir à y comprendre quelque chose. »

Geoffrey Hudson regarda d’un air irrité le vieux noble Irlandais dont l’impatience venait enfin d’éclater, et répliqua d’un ton digne, que « c’était déjà bien assez pour un pauvre homme d’avoir un seul duc sur les bras, et que, s’il n’était pas pour le moment si complètement occupé du duc de Buckingham, il n’aurait pas souffert une pareille insulte du duc d’Ormond. — Retenez votre valeur et modérez votre colère ; c’est nous qui vous en prions, très-puissant sir Geoffrey Hudson, dit le roi ; et pour l’amour de moi pardonnez au duc d’Ormond ; mais dans tous les cas, continuez votre histoire. »

Geoffrey Hudson mit la main sur son cœur et s’inclina pour indiquer que, sans déroger à sa dignité, il pouvait se soumettre aux ordres du roi ; puis il annonça qu’il pardonnait au duc d’Ormond, en faisant à ce dernier un geste de la main, accompagné d’une laide grimace qui était, dans son intention, un sourire de clémence et un signe de gracieuse réconciliation. « Sous le bon plaisir du duc, continua-t-il, lorsque je disais qu’une porte d’espérance s’était ouverte pour moi, je voulais parler d’une porte placée derrière la tapisserie, par où arriva cette belle vision, belle d’un éclat sombre, comme l’une de ces nuits continentales où le firmament azuré, pur de tout nuage, nous couvre d’un voile plus aimable que la clarté du jour ! Mais je remarque l’impatience de Votre Majesté ; suffit ? Je suivis ma charmante conductrice dans un appartement où se trouvaient réunis et bizarrement confondus des armes de guerre et des instruments de musique ; je vis entre autres objets celui qui m’a récemment servi d’asile momentané, la boîte à violoncelle. À ma grande surprise, ma protectrice passa derrière cette caisse, et l’ouvrant au moyen d’un ressort, me montra qu’elle était remplie de pistolets, de poignards, et de munitions attachés à des bandoulières. « Ces armes, me dit-elle, sont destinées à surprendre cette nuit l’imprudent Charles dans son palais (Votre Majesté me pardonnera si je répète ses propres expressions) ; mais si tu oses te mettre à leur place, tu peux être le sauveur du roi et des trois royaumes ; si au contraire tu as peur, garde le secret, je tenterai moi-même l’aventure… À Dieu ne plaise, répondis-je, que Geoffrey Hudson soit assez lâche pour vous laisser courir un tel risque. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir comment il se faut comporter dans de semblables cachettes ; moi j’y suis habitué : j’ai été caché dans la poche d’un géant ; j’ai formé le contenu d’un pâté… Entre donc, répliqua-t-elle, et sans perdre de temps. » Cependant je ne nierai pas que, tandis que je me préparais à obéir, certaines craintes vinrent refroidir mon bouillant courage, et je lui avouai que, si faire se pouvait, j’aimerais tout autant me rendre au palais en faisant usage de mes jambes. Mais elle ne voulut pas m’écouter, et me répondit vivement que je serais arrêté si on me voyait sortir, ou qu’on ne me laisserait pas entrer au palais ; que je devais prendre le moyen qu’elle m’offrait pour parvenir jusqu’à vous, sire ; enfin que j’eusse à vous avertir d’être sur vos gardes, que cela suffirait sans doute, car une fois que la conspiration est découverte, les conspirateurs n’étaient plus guère à craindre. Ne consultant donc que mon courage, je dis hardiment adieu à la lumière du jour qui était alors sur son déclin ; aussitôt mon guide, retirant de la boîte les objets qu’elle contenait, les cacha derrière le châssis qui fermait la cheminée, et m’introduisit à leur place. Comme elle refermait l’étui, je la suppliai de recommander aux hommes à qui l’on me confierait de prendre garde à tenir le manche du violoncelle en haut ; mais je n’avais pas achevé ma prière que je me trouvai seul et dans les ténèbres. Bientôt après entrèrent deux ou trois individus, qu’à leur langage, dont je comprenais quelque chose, je reconnus pour être des Allemands au service du duc de Buckingham… J’entendis les instructions que leur donna leur chef sur la manière dont ils devaient se conduire, sur le moment où ils devaient se saisir des armes cachées ; et (je veux être juste envers le duc) je compris qu’ils avaient l’ordre précis non seulement d’épargner la personne du roi, mais même celle des courtisans, et de protéger contre l’irruption des fanatiques tous ceux qui seraient dans les appartements. Du reste, ils avaient ordre de désarmer les gentilshommes pensionnaires dans la salle des gardes, et de s’emparer du palais. »

Le roi eut l’air déconcerté et soucieux à ce récit, et il prescrivit à lord d’Arlington d’ordonner que Selby visitât sans bruit le contenu des autres caisses que l’on avait introduites comme renfermant des instruments de musique ; puis fit signe au nain de poursuivre sa narration, lui demandant plusieurs fois, et avec beaucoup de gravité, s’il était sûr d’avoir entendu désigner le duc comme ordonnant ou approuvant cette action.

Le nain persista à l’affirmer.

« C’est alors, dit le roi, pousser la plaisanterie un peu loin. »

Le nain déclara ensuite qu’après sa métamorphose il avait été transporté dans la chapelle, où il avait entendu le prédicateur, qui paraissait être à la fin de son discours, dont il rapporta la teneur. Mais la parole humaine, disait-il, serait impuissante à exprimer l’angoisse qu’il éprouva lorsqu’il s’aperçut que celui qui le portait en plaçant l’instrument dans un coin était sur le point d’en renverser la position, auquel cas, ajouta-t-il, la fragilité humaine eût pu l’emporter sur la fidélité, sur la loyauté, sur le dévouement à son roi, et même sur la crainte de la mort qui lui était réservée s’il eût été découvert, et il conclut en disant qu’il doutait très-fort qu’il eût pu rester la tête en bas pendant plusieurs minutes sans pousser des cris.

« Je n’aurais pu vous blâmer, dit le roi ; si j’eusse été en semblable posture dans le chêne royal, j’aurais moi-même infailliblement rugi comme un tigre. Est-ce là tout ce que vous avez à nous dire de cette étrange conspiration ? » Sir Geoffrey Hudson répondit que oui, et le roi ajouta aussitôt : « Allez, mon petit ami, vos services ne seront pas oubliés. Puisque vous êtes entré dans l’étui d’un violon pour notre service, nous sommes obligé, par devoir et en conscience, de vous procurer une demeure plus spacieuse à l’avenir. — C’était dans une caisse de violoncelle, si Votre Majesté veut bien se le rappeler, » dit le petit homme susceptible, « et non dans un étui de violon, quoique pour le service de Votre Majesté je me serais blotti même dans l’étui d’un violon de poche. — Vous auriez fait pour nous tout ce qu’un autre sujet eût pu effectuer dans ce genre, c’est ce dont je suis certain. Retirez-vous pour quelque temps, et faites attention à ce que vous direz sur cette affaire pour le moment. Faites que votre apparition soit considérée, m’entendez-vous ? comme une plaisanterie du duc de Buckingham, et pas un mot de conspiration. »

« Ne vaudrait-il pas mieux s’assurer de lui ? sire, « dit le duc d’Ormond, lorsque Hudson fut sorti.

« C’est inutile, répondit le roi. Je me rappelle le pauvre petit diable de loin. Le sort, qui voulut en faire un modèle d’absurdité, a renfermé une âme très-élevée dans une misérable petite enveloppe : pour brandir une épée et tenir sa parole, c’est un parfait don Quichotte in-32. Nous aurons soin de lui. Mais, morbleu ! milord, n’est-ce pas là un trait infâme d’ingratitude de la part de Buckingham ? — Il n’aurait pas eu les moyens d’en agir ainsi, dit le duc d’Ormond, si Votre Majesté eût été moins indulgente en d’autres occasions. — Milord, milord, » dit vivement Charles, « vous êtes l’ennemi connu de Buckingham ; je dois choisir un conseiller plus impartial. Arlington, que pensez-vous de tout ceci ? — Avec votre permission, sire, dit Arlington, je pense que la chose est absolument impossible, à moins que le duc n’ait eu avec Votre Majesté un différend dont nous n’avons pas connaissance ; Sa Grâce est sans aucun doute très-inconsidérée ; mais ceci ressemble tout à fait à de la folie. — Pour dire toute la vérité, reprit le roi, il y a eu quelques mots entre nous ce matin. Il paraît que la duchesse est morte ; afin de ne pas perdre de temps, Sa Grâce a immédiatement songé aux moyens de réparer cette perte, et n’a pas craint de nous demander notre consentement pour faire sa cour à lady Anna, notre nièce. — Ce que Votre Majesté, comme de raison, a rejeté bien loin, dit l’homme d’état. — Et non, ajouta Charles, sans humilier un peu sa vanité. — Était-ce en particulier, sire, ou devant témoins ? dit le duc d’Ormond. — Il n’y avait que nous deux, répondit le roi ; je me trompe, le petit Chiffinch était présent ; mais vous savez que lui ce n’est personne. — Hinc illœ lacrymœ, dit Ormond ; je connais bien Sa Grâce : si le refus qu’avait essuyé son insolente ambition n’eût été connu que de Votre Majesté et de lui, il aurait pu l’oublier ; mais un tel échec devant un personnage qui probablement le ferait circuler dans toute la cour, était un affront dont il devait désirer de se venger. »

Ici Selby accourut à la hâte de l’autre pièce, pour dire que Sa Grâce le duc de Buckingham venait d’arriver dans le salon de réception.

Le roi se leva. « Que l’on tienne prêt un bateau et un détachement de gardes, dit-il ; il pourrait être nécessaire de l’arrêter pour crime de haute trahison, et de l’envoyer à la Tour. — Ne faudrait-il pas faire préparer un ordre du secrétaire d’état ? dit Ormond. — Non, milord duc, » répondit le roi avec humeur, « j’espère encore qu’on ne sera pas forcé d’en venir là. »