Peveril du Pic/Préface

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 5-10).

INTRODUCTION

mise en tête de la dernière introduction d’édimbourg.




Si je comprenais bien les intérêts de ma réputation, comme on le dit, je tirerais une barre dès à présent et je resterais pour ma vie et quelques années peut-être après ma mort, qui sait ! l’ingénieux auteur de Waverley. À vrai dire, je ne désirais guère plus cette sorte d’immortalité qui aurait duré quelque vingt ou trente ans, que Falstaff ne désirait d’être éventré après la bataille de Shrewsbury, comme le lui promit son patron, le prince de Galles. « Éventré ! si vous m’éventrez aujourd’hui vous n’aurez qu’à me saler et à me manger demain ! »

Si comme romancier je m’occupais de moi, je sentirais que je ne me trouverais pas le même à la dernière heure de la vie, quand je pourrais difficilement acquérir quelque chose de nouveau, selon le proverbe qui dit : « Vieux chien ne vaut rien pour apprendre. » De plus, le public m’enseignerait encore qu’il ne me goûtait plus, et tandis qu’il me souffrait avec quelque patience, je sentais que j’avais toute la réputation que je pouvais ambitionner. Ma mémoire était bien conservée à la fois dans des notices historiques, locales et traditionnelles, et j’étais presque devenu pour le public un fléau approuvé par lui, comme ce fait bien connu du mendiant de la prison, auquel les hommes accordaient leurs faveurs. Peut-être n’avait-il pas une meilleure raison que celle qu’il entrait dans leurs habitudes de lui faire l’aumône, comme si cette action eût été elle-même partie de leurs promenades de tous les jours. Le fait général est incontestable : tous les hommes déclinent en devenant vieux ; mais les hommes d’une sagesse ordinaire, quoique reconnaissant bien ce fait général, ne veulent pourtant pas admettre dans leur propre cas quelques preuves spéciales d’affaiblissement. Certes, il est difficile d’espérer qu’ils discerneront eux-mêmes les effets de l’apoplexie de l’archevêque de Grenade ; ils omettront, comme si c’était pure négligence ou hasard fâcheux, ce que l’on pourrait regarder comme symptômes d’un dépérissement mortel. Je n’avais que le choix, ou d’abandonner absolument la plume, dont l’usage constant était devenu pour moi une habitude, ou de continuer ces rêveries jusqu’à ce que le public me fît comprendre tout simplement qu’il ne voulait plus de moi ; avis qu’il était probable que je recevrais et que j’étais bien déterminé à ne pas me faire répéter deux fois. Cet avertissement que le lecteur peut me donner, j’étais décidé à le prendre, quand la publication d’un nouveau Waverley ne serait pas le sujet de quelque attention dans le monde littéraire.

Une circonstance accidentelle me détermina dans le choix du sujet de cet ouvrage. Il y a déjà plusieurs années que mon frère, plus jeune que moi, Thomas Scott, dont il a été parlé dans mes notes, était demeuré pendant deux ou trois saisons dans l’île de Man. Il avait eu accès dans les archives de ce singulier pays, et en avait copié plusieurs registres qu’il m’avait communiqués. Ces papiers furent mis entre mes mains lorsque mon frère pouvait en tirer parti pour quelque usage littéraire, je ne me souviens pas précisément lequel ; mais il ne se fixa à aucune idée et se fatigua de transcrire. Ces papiers, je suppose, furent perdus dans le cours d’une vie militaire. Ce qu’ils contenaient de plus remarquable est resté gravé dans la mémoire de l’auteur.

L’histoire intéressante et romantique de William Christian frappa particulièrement mon imagination. Je trouvai ce même William et son père spécialement notés dans quelques mémoires de l’île, conservés par le comte de Derby et publiés dans les Desiderata curiosa du docteur Peck. Ce gentilhomme était le fils d’Édouard, autrefois gouverneur de l’île, et William fut lui-même ensuite un des deux dempteurs ou juges suprêmes. Le père et le fils embrassèrent tous deux le parti des insulaires, et contestèrent quelques droits féodaux réclamés par le comte de Derby, en qualité de roi de l’île. Quand le comte fut mort dans Bolton-le-Moor, le capitaine Christian se plaça comme chef des têtes-rondes, si on peut les appeler ainsi, et trouva moyen de communiquer avec une flotte envoyée par le parlement. L’insurgé Manxmen livra l’île au parlement. La fière comtesse et son fils furent arrêtés et jetés en prison, où ils furent long-temps retenus et traités sans distinction. À la restauration, la comtesse, ou bien par son ordre, la reine, douairière de l’île, fit saisir William Dhone, ou William aux Cheveux-Blonds, comme on appelait William Christian ; et fut cause qu’il fut jugé et exécuté selon les lois de l’île, pour avoir détrôné sa souveraine et l’avoir emprisonnée elle et sa famille. Les romanciers et les lecteurs de romans conviendront tous que le destin de Christian et le contraste de son caractère avec celui de l’ambitieuse et vindicative comtesse de Derby, fameuse pendant les guerres civiles pour sa courageuse défense de Latham-House, contient le fond d’un sujet attachant. Je me suis pourtant peu étendu sur la mort de William Christian ou sur la manière dont Charles II regarda cet abus du pouvoir féodal, et la forte amende qu’il imposa aux états de Derby, pour cette extension de juridiction dont la comtesse s’était rendue coupable ; encore moins ai-je omis quelque opinion sur la justice ou la culpabilité de cette action, qui est aujourd’hui jugée par le peuple de l’île selon qu’il se trouve attaché à celui qui a souffert, ou peut-être, selon l’œil favorable dont il regarde les cavaliers ou têtes-rondes de ces temps de querelles. Je pense n’avoir fait injure ni à la mémoire de ce gentilhomme, ni à aucun de ses descendants en sa personne ; en même temps, j’ai donné bien volontiers à son représentant l’occasion d’établir dans cette nouvelle édition ce qu’il croit nécessaire à la défense d’un de ses ancêtres. Je ne pourrais moins faire, vu la manière noble et polie dans laquelle M. Christian exprime sur son aïeul des sentiments auxquels on ne pensera pas qu’un Écossais puisse rester indifférent. D’un autre côté, M. Christian se plaint avec raison de ce qu’Édouard Christian, décrit dans le roman comme le frère du gentilhomme exécuté en conséquence de l’acte arbitraire de la comtesse, est dépeint comme un misérable d’une dépravation sans bornes, ayant seulement l’esprit et le courage de se mettre en sûreté contre l’exécration et la haine. Quelque allusion personnelle était entièrement involontaire de la part de l’auteur. L’Édouard Christian du roman est une créature de pure imagination. Il était assez naturel que les commentateurs l’identifiassent avec un frère de William Christian, nommé aussi Édouard, qui mourut en prison après avoir été détenu sept ou huit ans dans Peel-Castle, en l’année 1650. Je n’avais pas la moindre connaissance de ce frère, et ne me doutant pas qu’une telle personne existât, on pourrait difficilement soutenir que j’ai trouvé son caractère. Il suffit pour ma justification de savoir qu’à cette époque vécut un nommé Édouard Christian. Avec qui était-il lié, de qui était-il fils, je l’ignore parfaitement ; mais comme nous savons qu’il a été compromis assez gravement, nous pouvons le regarder comme coupable de quelque acte répréhensible. En effet, le 5 juin 1680, Thomas Blood (le fameux voleur de couronne), Édouard Christian, Arthus O’Brien, et d’autres encore, furent convaincus d’être entrés dans un complot contre la vie du célèbre duc de Buckingham. Que cet Édouard fut le même que le frère de Christian, c’est ce qui est impossible, puisque ce frère mourut en 1650. Je ne me serais pas servi de ce nom de baptême, Édouard, si j’avais supposé qu’il fût possible qu’il se trouvât lié avec quelque famille encore existante.

Je dois avoir dit dans les éditions précédentes de ce roman que Charlotte de la Trémouille, comtesse de Derby, représentée comme catholique, était par le fait une Française protestante. Pour avoir mal dépeint cette noble dame, sous ce rapport, je n’ai que l’excuse de Lucio : « Je parlais dans le sens de la fiction. » Dans une histoire dont la plus grande partie est fictive, l’auteur est libre de s’écarter des faits, suivant que son plan l’exige ou peut en être amélioré. C’est dans cette catégorie que la religion de la comtesse de Derby, durant le complot papiste, semble devoir être rangée. Si j’ai calculé trop haut les privilèges et les libertés du romancier, j’en suis effrayé ; en effet, ce cas n’est ni le premier, ni le plus important de ceux où j’en ai agi ainsi. Et même à prendre la chose sur un ton élevé, l’héroïque comtesse est bien moins fondée pour une action en scandale, que la mémoire de Virgile ne pouvait l’être pour son scandale posthume de Didon.

Le caractère de Fenella, qui, par ces particularités, a fait une impression favorable sur le public, est loin d’être original. La belle esquisse de Mignon dans Wilhelm Meisters Lehrjahre ouvrage célèbre que nous devons à la plume de Goëthe, me donna l’idée de ce caractère. Mais on trouvera la copie bien différente de l’original dans mon grand prototype. On ne peut m’accuser d’avoir emprunté autre chose que l’idée générale à cet auteur, qui est la gloire de son pays, le modèle des écrivains dans les autres, et à qui tous seraient fiers d’avoir une obligation.

Une tradition de famille m’a fourni deux faits qui ont quelque chose d’analogue à ce qui est en question. Le premier est le récit d’un procès, tiré d’un rapport écossais.

L’autre, dont l’éditeur, après l’avoir souvent entendu raconter par les témoins du fait, n’a nulle raison de douter, se rapporte au pouvoir qu’eut une femme de garder un secret, ce qu’on dit, par sarcasme, être impossible, même quand ce secret tient à l’exercice de la langue.

Dans le milieu du huitième siècle, une femme qui voyageait vint à la porte de M. Robert Scott, riche fermier dans Roxburglesire, un aïeul du présent auteur. Cette femme lui fait signe qu’elle demande un abri pour la nuit. Selon la coutume du temps, il lui fut accordé de bon cœur. Le jour suivant, la terre était couverte de neige, et le départ de la voyageuse était devenu impossible. Elle resta là pendant quelques jours. La nourriture ajoutait peu à la dépense d’une maison considérable. Lorsque la température fut plus douce, elle avait appris à s’entretenir par signes avec la famille qui était avec elle, et put leur faire comprendre qu’elle désirait rester où elle était, et qu’elle travaillerait à la roue ou à tout autre métier pour compenser la dépense de son entretien. C’était un contrat ordinaire alors, et la femme muette entra à cette condition, et prouva qu’elle n’était pas un membre inutile de la patriarcale famille. Elle filait, tricotait et cardait à merveille, et donnait à manger à la volaille qu’elle élevait. Le cri qu’elle faisait pour réunir sa basse-cour était si singulier et si perçant, que ceux qui l’entendaient pensaient qu’il n’était pas possible que ce fût la voix d’un être humain.

Elle vécut de cette manière trois ou quatre ans ; et pendant ce temps il ne vint même pas à l’idée qu’elle pût être autrement que muette comme elle s’était montrée jusqu’à présent, lorsque dans un moment de surprise elle laissa tomber le voile qu’elle avait porté si long-temps.

Cette découverte se fit un dimanche que tous les hôtes de la maison étaient à l’église, excepté la muette Lizzie, que l’on supposait, à cause de son infirmité, incapable de profiter du service divin, et qui, en conséquence, restait à la maison qu’elle gardait. Il arriva que comme elle était assise à la cuisine, un malin jeune berger, au lieu de veiller son troupeau qui était dans un clos, selon son devoir, s’introduisit dans la maison pour voir ce qu’il pourrait enlever ou peut-être même par pure curiosité. Quelque chose le tenta et ne se croyant pas vu, il mit la main dessus pour se l’approprier. La muette vint soudain sur lui et dans sa surprise oublia son rôle, et s’écria en écossais et d’une voix forte et accentuée « Ah ! petit drôle, enfant du diable ! » Le jeune garçon fut moins effrayé de la cause qui le faisait réprimander que du caractère même de la personne qui lui avait parlé, et il courut, tremblant, à l’église, pour apprendre la nouvelle miraculeuse de la muette qui avait retrouvé sa langue.

La famille retourna chez elle grandement surprise, mais elle retrouva la muette dans son état ordinaire. Elle communiquait toujours par signes, et niait positivement ce que l’enfant affirmait.

Depuis ce moment, la confiance établie entre la famille et la muette, ou plutôt la silencieuse femme, cessa. On tendait à l’imposteur supposé des pièges dont elle se tirait habilement ; on déchargeait tout à coup près d’elle des armes à feu, mais jamais dans ces occasions on ne la vit tressaillir. Il est probable cependant que Lizzie se fatigua de toutes ces méfiances ; car un beau matin elle disparut comme elle était venue, sans cérémonie d’adieu.

Voilà ce que fit sur l’autre bord de l’Angleterre une femme en parfaite possession de sa langue. Que le fait fût exactement ainsi ou non, ceux dont je l’appris ne se donnèrent pas la peine de faire des recherches. Le jeune berger devint un homme et il continua d’assurer qu’elle lui avait parlé distinctement. Quelle put être la raison de cette femme à persévérer si long-temps dans une feinte aussi inutile et aussi pénible, c’est ce qu’on ne saura jamais. C’était peut-être la conséquence d’une certaine aberration d’esprit. J’ajouterai seulement que j’ai quelque raison de croire à la vérité de cette histoire comme je l’ai rapportée ici, et qu’elle peut servir de comparaison avec le cas supposé de Fenella.

Abbotsford, 1er juillet 1831.