Deux drames (Verhaeren)/Philippe II
PHILIPPE II
PHILIPPE II, roi d’Espagne.
DON CARLOS, infant, prince des Asturies.
LA COMTESSE DE CLERMONT, dame d’honneur de la cour.
FRAY BERNARDO, confesseur du roi.
DON JUAN D’AUTRICHE.
DON FRANCISCO DE HOYOS, notaire du roi.
FRAY HIERONIMO.
COMTE DE FÉRIA.
SOLDATS ET MOINES.
PREMIER ACTE
Une terrasse. À gauche, le pavillon de DON CARLOS. Au fond, de la scène l’Escurial où seulement une fenêtre, celle de la chambre de PHILIPPE II, est éclairée. Entre le fond et la terrasse les jardins du palais. Deux escaliers, l’un à droite, l’autre à gauche, descendent de la terrasse aux jardins.
Dieu ! que mon corps est triste et languissant, ce soir,
Et qu’est triste là-bas, sur la campagne,
La lumière des nuits d’Espagne.
L’Escurial rigide et noir
Jette une ombre plus funèbre et plus sombre,
Parmi tant d’autres ombres
Que je regarde et qui me voient mourir…
Oh ! mon rêve fermé que j’ai peur d’entr’ouvrir,
Oh ! mes désirs : chevaux cabrés dans l’or des gloires…
Hier, j’étais ferme et clair, tout mon être vibrait
Tel un glaive planté sur sa victoire ;
J’étais comme affolé ; mes pas entraient
Dans l’avenir immense, avec une ardeur telle
Que mon aïeul lui-même en eût aimé l’élan.
Et me voici, comme autrefois, morne et dolent,
Sans croire à mon triomphe…
Hélas ! que ne vient-elle ?
Que ne vient-elle enfin, puisque ainsi je le veux !
Carlos ! mon roi Carlos ?
Ô douceur de ta voix ! ô beauté de tes yeux !
La marquise d’Amboise est sauvée. À cette heure, elle traverse la mer. Les réformés d’Angleterre l’attendent. Tes ordres ont été suivis. Oh ! la bonne action que tu fis là, mon roi !
Ah !
Regretterais-tu ?
Oh ! que mon corps est las et malade, ce soir !
Mon torse pâle est l’abreuvoir
Que dessèchent les douleurs et les fièvres.
Le mal sournois me tient, la mort hante mes lèvres.
Mon ancienne blessure est ardente toujours.
Ô bien-aimée ! Oh la clarté de nos amours
Et les gouttes de vie en tes baisers scellées !
Carlos !
Oh ! que n’es-tu sans cesse auprès de moi,
Avec ton âme et ta beauté comme étoilées,
Avec ta quiétude, avec ta large foi
Dans mon ardeur qui choit, mais toujours se relève
Pour resurgir encore et s’enivrer d’orgueil.
Je suis Carlos d’Espagne — et je porte le deuil
Et la douleur et la splendeur morne d’un rêve
Impatient que je nourris depuis des ans
Et qui reste captif en mon cœur bondissant
Vers la gloire rapide et les triomphes proches.
Je n’ai pas, moi, le temps de m’attarder : les cloches
Qui sonneront ma mort
Doivent d’abord
Crier ma délivrance et ma grandeur au monde.
Oh ! Charles-Quint, je suis une pierre en ta fronde,
Je suis une arme ardente et qui prétend servir !
Enfin, tu te souviens, Carlos !
Tout à l’heure je fuyais tes paroles. J’étais sans vie. Je n’osais plus songer à l’audace de mes projets. Et pourtant, dès demain, ils se réaliseront. Tout est fixé, promis, convenu. Seule, l’aide de Don Juan me manque encore.
Il t’avait promis de sauver avec nous la marquise d’Amboise. L’a-t-il fait ?
Quand la marquise eut atteint la Guipuscoa, elle gagna Renteria et Passagès. Don Juan, général de la mer, grâce à un ordre fortuit reçu du roi lui-même, éloigna ses navires. Les côtes étaient libres. Une barque fut amenée. La marquise put s’enfuir d’Espagne. Ainsi, sans avoir l’air de nous protéger, Don Juan nous aida.
C’est bien.
Vous savez comme j’aime la marquise, et comme je tremblais de la savoir à Madrid. Le roi Philippe l’entourait d’embûches, il la soupçonnait d’hérésie…
Ce n’était pas mon père qu’il fallait craindre, c’étaient les moines, eux seuls sont redoutables.
Hélas !
Non pas, non pas ! Ils sont l’assise divine où mon pouvoir s’appuie, ils sont le sang, le cœur, la force de l’Espagne. Si jamais le remords m’assaille d’avoir sauvé la marquise, c’est eux qui le réveilleront… Vraiment, il faut que je vous aime plus que moi-même, que je vous aime en aveugle, que je vous aime comme un péché…
Pardonnez-moi.
Vois-tu, le Saint-Office est le salut : la lie
Du monde est déversée en ses brassins de feu,
Et s’y perd, et s’y brûle, à la face de Dieu
Qui fait la flamme afin que l’univers se sauve.
Il ne faut point trembler devant la grandeur fauve
De l’Église, qui s’est faite lionne et court
Avec terreur, avec angoisse, avec amour,
Mordre la chair impie avec ses dents brûlantes.
Son droit est souverain, si sa force est sanglante
Rome est utile à tous, à tous, surtout aux rois,
Tous la craignent et la suivent — il n’est que moi
Qui porte au cœur assez d’ardeur qui fertilise
Pour être en même temps et l’Espagne et l’Église
Et le monde à moi seul.
Tu t’enivres, Carlos !
Non, non, non, non !… Ma tête est battante de flots
Si merveilleux d’orgueil qu’il n’est rien que je craigne.
La puissance des rois datera de mon règne.
Ce palais qu’on achève est comme un mont géant
Trop large pour mon père, et construit à ma taille.
On peindra sur ses murs l’élan de mes batailles
Et de mes vaisseaux d’or, trouant les Océans
Et les horizons fous des bonds de leurs conquêtes ;
Un bruit de gloire immense accueillera mes pas.
La mer et le soleil sont miens, la terre est prête
Et je ne mourrai point, puisque je ne veux pas…
Carlos ! Carlos !
Demande à Don Juan quels rêves nous fîmes ensemble, et combien nos cœurs ont foi dans nos destins. Nous nous sommes promis la gloire l’un à l’autre et tous les deux nous l’obtiendrons.
Viendra-t-il ?
Avec quelle joie, il suivra ma fortune. Il soupçonne depuis longtemps mon désir, mais il ignore encore ce que je veux tenter, sans hésiter, demain.
Je n’en puis plus… Je n’en puis plus… Il faut que je m’enfuie sur l’heure et que j’arrive en Flandre.
Regarde au loin comme est belle et grande la nuit
Et comme le silence est divin sur la terre !
Ô l’apaisante, et pure, et sereine lumière !
Ô la splendeur des montagnes pâles, là-bas !…
L’Escurial sommeille et ses jardins sont las
D’avoir été trop beaux, sous les midis de flamme.
Madrid est blanche et les clochers de Notre-Dame
Montent au loin parmi les buis et les cyprès,
Et lentement, le vieux et doux Mançanarès
Raconte à ses roseaux les légendes d’Espagne.
Une douceur d’argent tombe sur la campagne !
Ô mon aimé, qu’il fait bon vivre, et que mes bras
Désireraient toujours être pour ton front las
Et pour ton cœur et sa tempête, le bon asile.
Je suis venue à toi, maternelle et docile,
De mes plaines de France où l’on aime sans peur,
Où le ciel bienveillant illumine la vie,
Où les heures d’amour clément ne sont suivies
D’aucun songe malsain, ni d’aucune terreur.
Comme tes yeux sont beaux ! comme est fière ton âme !
Ta gloire et ton triomphe ont cette âme pour flamme.
Je te rêve là-bas, comme les blancs Valois,
En des palais joyeux et clairs, sous les verdures,
Libre d’agir en maître et de vouloir en roi.
J’aime les cieux lointains et la belle aventure…
L’air de l’Escurial est un air empesté
De violence sourde et de contrainte morne.
On n’y vit pas, Carlos, on y attend la mort.
Quand le soir tombe autour de nous, les vents y cornent
On ne sait quel appel vers un deuil noir et or
Qui se lève d’ici pour recouvrir l’Espagne.
Cirques de sable ardent, vallons, âpres montagnes,
Une cruauté sèche et tranquille les vêt,
Toujours égale et comme unie à leur nature,
Le sol y est tout à la fois gel et brûlure
Et rien ne s’y répand, que les désirs mauvais…
Oh ! que j’en ai senti le dégoût et l’angoisse,
En ces heures de rage et de fièvre sournoise,
Quand des feux de folie illuminaient mes nuits.
Mais aujourd’hui, j’ai ta ferveur et j’ai ton âme
Et nos beaux lacs d’amour où noyer mes ennuis.
Tes paroles me sont radieuses, les flammes
De tes regards me sont douces comme le bien.
Écoute. Il fait silence autour de notre joie,
Et ta chambre est tranquille, et ton corps est ma proie.
Ô bien-aimée, écoute, et viens-nous-en… Viens… Viens.
Le roi !
Mon sang, jusqu’au fond de mon être,
A reflué.
Était éteinte ; on pouvait croire qu’il s’endormait…
Ô roi nocturne et faux qui nous espionnais,
Roi morne et violent dont chaque pas dans l’ombre
Semble broyer sous lui un morceau de mon cœur ;
Roi de colère et de silence, et roi d’horreur,
Roi mon père, dont les crimes rouges se nombrent
D’après les cris, les désespoirs et les effrois
Qui traversent, hurlants et fous, les vents du monde,
J’atteste Dieu, que moi, ton fils, j’ai bien le droit
De m’échapper soudain de ton étreinte immonde,
Et de tordre le bras qui cherche à m’étouffer.
Carlos ! Carlos !
Je veux souffrir, je veux mourir pour triompher.
Si je suis las, c’est que ma force est asservie,
C’est que l’Escurial me tient, c’est que le roi
Laisse sa mortelle ombre errer par-dessus moi.
Quelle âme eût résisté à ce constant supplice ?
Ma maison même était sans le savoir complice :
Majordome, écuyers, pages et serviteurs ;
Mais aujourd’hui je resurgis sur les hauteurs
De mon orgueil et de ma destinée ;
J’ai pour concours, en même temps,
Et ma haine obstinée
Et ton amour hantant,
Et je suis ivre
De tout l’espoir
Que ton secret et merveilleux pouvoir
En mon être délivre.
Viens, viens ici, regarde !
Tu vois, là-bas, ce moine noir qui, par mégarde, semble gagner le coin où disparut le roi. Eh bien ! ce moine-là, c’est l’espion du Saint-Office. Philippe II surveille, mais il est surveillé. Chaque pas qu’il fait vers nous, quelqu’un le fait vers lui. Regarde, il rentre et le moine disparaît.
Ô puissance attentive et toujours souveraine !
Le roi, il est partout hostile et invisible :
Il est dans ces couloirs, ces tours et ces jardins,
Il voit d’entre les joints des murs ; ses yeux soudains
Prenant les corps pour but, mais les âmes pour cibles,
Guettent dans la lumière ou dans la nuit, cachés.
Ils regardent la vie ainsi que le péché.
Ô mon Carlos, si nous n’étions sûrs de nous-mêmes,
Si nous n’étions brûlants d’une ferveur suprême,
Ils glaceraient nos cœurs et régneraient en nous.
Sois sans crainte. J’ai mes desseins hardis et fous,
Tout rayonnants d’espoir, de gloire et de colère.
Je serai roi demain ; je sais ce qu’il faut faire
Pour arriver en Flandre et me gagner, de là,
Puisque ma cause est leur, et la France et l’Empire.
Ah ! mon père, jamais tu ne pourras maudire,
Trop durement, le jour où tu m’exaspéras.
Voici Don Juan qui vient. Adieu… mon cœur se serre,
Mon cœur qui restera sur tes lèvres, penché…
Le roi se fie à lui et le laisse approcher.
Il ne sait pas combien Don Juan m’aime. Mon père…
Je veux m’enfuir d’Espagne et veux que vous m’aidiez
Sans hésiter, demain.
Don Juan, tu te rappelles
Nos jeunes passions et nos ardeurs jumelles
Et nos rêves joyeusement associés
Quand nous vivions sans nous quitter
Et côte à côte
Dans Alcala, jadis ;
Nos cœurs étaient deux cœurs également hardis
Que Charles-Quint tenait dans sa main haute.
Tu devinais déjà l’infant que je serais
Et dans quel sort affreux bouillonnerait ma vie,
Tu n’aimais pas mon père, et moi, je l’exécrais.
Oh ! nos haines, oh ! nos rages inassouvies.
Depuis, tu me quittas, sur mon conseil,
Pour t’en aller là-bas, où nul ne peut te nuire,
Régner, dans la tempête ou le soleil,
Sur les voiles et les canons de mes navires.
Tu fus maître des mers, tandis que moi,
Avec mon cœur qui boude et mon esprit qui rêve,
Avec mes pas liés au poids que je soulève,
Je suis resté, comme un enfant, sujet du roi.
Il m’entoure d’honneurs et d’espions, il pense
Que je ne saisis pas de ses faveurs l’offense,
Que j’essuierai toujours ses fastueux affronts.
Il agit par détours, je n’agis que par bonds.
Comprends-tu ma fureur et mon désir de mordre ?
Carlos !
J’ai confiance aussi profondément
En toi, que je l’avais, jadis, aux temps déments,
Où ma raison faillit sombrer dans le désordre.
Tu m’appelais ton frère, et j’adorais ce nom
Trouvé, par toi, parmi les mots de ta tendresse.
Tu m’étais mieux qu’un prince, et plus qu’un compagnon ;
Tu me fus doux et secourable et ma détresse
Devant toi seul, un jour, osa pleurer sans peur.
Ces temps sont déjà loin de maux et de malheurs,
Mais peuvent revenir, si mon père s’acharne.
L’astuce et la torture en son cerveau s’incarnent.
La nuit, il passe en mes rêves, et je le sens
Marcher, vers mon repos, par un chemin de sang,
Me caresser le front, les yeux, le cou, la gorge,
Avec ses longues mains qui tout à coup égorgent,
Avec ses traîtres doigts, avec ses doigts d’effroi
Et d’ombre… Ah ! mon frère Don Juan, lorsqu’on est moi
Comprends-tu que l’on crie et que l’on morde !
Ah ! certes !
Philippe II était encore infant, comme moi, qu’il gouvernait déjà la Flandre. Il obligeait son père à lui faire place. Je suis son exemple. Depuis longtemps je me taisais, mais aujourd’hui j’ai l’âge où l’on commande et, lorsqu’on est prince d’Espagne, où l’on règne.
Que le roi nomme le duc d’Albe, qu’importe ! Je me désigne moi-même.
Ce serait la révolte, Carlos.
Berghes et Montigny m’ont pressenti. Ils voyaient clair. Ils conseillaient de prendre par la force ce qu’on refuse à mon droit.
Berghes et Montigny sont morts.
Berghes est mort à temps. Montigny fut tué. Je garde leurs mémoires. Mais il me reste tous les seigneurs de Flandre. Brederode, Hornes, Egmont soutiennent ma querelle. Je n’aurai qu’à paraître pour trouver une armée. Ils l’ont promise ; elle est prête ; elle n’attend que son chef, moi.
Si j’hésite, Anvers, Bruxelles et Gand échappent à l’Espagne. Le duc d’Albe y est abhorré. Sa présence là-bas serait la révolte et la honte. Déjà le nom de Guillaume d’Orange grandit. Le peuple s’en empare. Il oublie celui de Charles V. Ni la Régente, ni Granvelle ne résistent. Ils sont à bout de ressources.
Comme te voilà instruit !
J’ai plus songé que tu ne crois à ma victoire. Comme toi, qui courais combattre les Turcs, je m’enivre de luttes et de batailles. Tu m’es dévoué comme personne. Hier encore, tu sauvais la marquise d’Amboise avec moi. Dis, quand partons-nous ensemble ?
Mais je ne puis, mais je ne veux, mais…
Il me faut tes vaisseaux et tes hommes. Je gagnerai la France, et puis la Flandre. Les Valois me soutiennent. Ils détestent Philippe. Gand, Bruxelles, Anvers seront mes villes, comme elles furent celles de Charles V
Oh ! Don Juan, entends-tu les cloches effarées
Et les beffrois, et les clameurs et les entrées
Triomphales, au cœur du beau pays flamand ?
Je lui ferai aimer l’Espagne en le calmant.
Philippe II le veut tuer pour le réduire ;
Je serai ferme autant que lui, mais ferai luire
Plus de foudre superbe aux mains de notre droit ;
Au moins serai-je net et franc en mon langage :
Je ne mentirai point, je donnerai, pour gage
De mes serments, ma révolte contre le roi !
Tu es infant d’Espagne, tu ne peux pas, en face du monde et de ton père…
Louis XI, dauphin français, fit comme moi.
Mais ton rêve est un crime. Si tu ne réussis, tu te perds à jamais.
Charles-Quint réussissait toujours.
Jamais il n’eût jeté ses droits dans les hasards.
Il m’eût compris… d’ailleurs, je ne veux rien entendre
Le duc d’Albe jamais ne parviendra en Flandre.
Pour me troubler ou m’arrêter, il est trop tard.
Tu me perdras ou me suivras, je te le jure :
Choisis, choisis !
Oh ! Don Carlos, si je pouvais…
Tu détestes autant que moi ce duc mauvais,
Ce duc…
Aussi soudaine, aussi terrible, aussi…
Quoi ? Quoi ?
Peut-être… et tout s’arrangerait ainsi… le roi…
Que veux-tu dire ? Oh dis… dis… dis… Quel stratagème…
Le roi… il faut qu’il sache… et certe… il comprendra…
Ainsi, j’irai en Flandre, et tu m’y aideras ?
Bien mieux ! J’espère un jour t’y amener moi-même.
Jamais je n’ai tremblé devant les fiers projets
D’autant plus beaux qu’ils paraissent plus téméraires.
Mon audace est debout et mon courage est prêt :
J’agirai vite. En attendant, laisse-moi faire.
C’est la victoire, amie, et sa foudre est en nous !
Don Juan me reste acquis. Don Juan consent à tout.
Demain, la mer entière acclamera la fuite
De nos voiles, cinglant vers mes pays du Nord.
Je dresserai ta grâce et ta splendeur au bord
D’une galère ardente et bellement construite ;
Nous serons fiers de notre amour — et notre droit,
Flottant là-bas, au loin, sur les vagues traîtresses,
Éblouira des éclairs d’or de sa jeunesse,
Jusqu’en ce palais morne et monstrueux, le roi !
Ô Don Carlos, Ô mon aimé, ma joie est folle
À te sentir libre et sauvé par notre amour
Don Juan t’a donc dès aujourd’hui fixé le jour
Et l’instant clair…
Nous gagnerons Anvers ; lui-même, il veut sa part
Dans les dangers joyeux qui peupleront ma vie.
Il est d’esprit habile et son cœur ne dévie…
Ce qu’il nous faudra faire, il le dira plus tard.
En attendant, que fera-t-il ? que va-t-il faire ?
Agira-t-il, à coups soudains, pour que ton père
Ignore tout, avant que tu ne sois là-bas !
Don Juan ne m’a rien dit : ce sera ta surprise
De voir, sans la comprendre, aboutir l’entreprise.
J’ai peur, ô mon Carlos, quand je ne comprends pas
Douterais-tu ? Hélas ! combien ce doute étrange
Troublerait vite en moi ce qu’il me faut d’ardeur.
Non, non, ce que j’ai dit ne vient pas de mon cœur ;
Mon espoir reste entier et rien ne le dérange.
Hélas ! je voyais tout comme accompli déjà.
Rien n’entravait l’essor merveilleux de nos pas
Sur les routes en or qui dominent la terre…
Ce que tu vois existe seul.
Oh ! que mon corps est lourd et plein de sa misère !
Tout se dérobe à mes regards et tout s’enfuit ;
Je ne sens plus sur moi que ténèbre et que nuit ;
Un instant me reprend ce qu’un instant me donne ;
Ton amour même, hélas ! hésite et m’abandonne,
Je recule et j’ai peur et tout à coup je vois
Comme en un gouffre avide et noir sombrer mes droits…
Ce que tu vois, c’est ta jeunesse et ton courage,
C’est ta gloire, c’est l’univers
Sauvé par toi, sous les éclairs
Du formidable et mortuaire orage
Que Philippe déchaîne et qu’il voudrait grossir.
Il appartient à ton orgueil de ressaisir,
À coups d’audace et de haine fécondes,
D’entre les mains
Mortes, mais tragiques encor de Charles-Quint,
Ce sceptre d’or qui fit de l’Espagne, le monde !
Ô les grands souvenirs qui me frôlent le front !
Ô paroles qui me brûlent, comme des flammes !
Ô tout ce qui me chante au cœur, à l’unisson
Des merveilleuses voix dont résonne ton âme !
Je respire l’ardeur en me penchant vers toi,
Tu me rends tout l’espoir par ta seule présence.
Oh ! que l’heure est donc belle et vivant le silence,
Et que tes yeux sont beaux, quand ils aiment ton roi !
Viens nous aimer, Carlos, la nuit est la parure
Faite d’ombre et de feu qui entoure l’amour,
Le vieux Mançanarès à ses roseaux murmure
Les légendes d’Espagne où tu luiras, un jour,
Comme un fier empereur qui s’en revint de guerre,
En clair et bel arroi, en jeune et franc maintien,
Mêlant sa grandeur pâle aux choses de naguère,
Viens nous aimer et nous ressouvenir… Viens… Viens.
ACTE II
Appartement du roi. Deux portes : une à gauche, une à droite. Une table chargée de liasses de papier et de livres de piété. Un pupitre y est adossé. Un confessionnal dans un coin.
Au lever du rideau, PHILIPPE II, qui vient de se confesser, se relève et fait le signe de la croix. Son confesseur se lève également, et tous les deux vont vers la table.
L’aveu que vous me fîtes à confesse, mon fils, vous sera compté, non comme une faute, mais comme un titre. La prudence vous commande de penser le plus souvent au rebours de vos paroles. Seul importe ce que l’on tait, puisque, seul, Dieu le comprend.
C’est pour que vous soyez son roi fidèle, qu’il vous fit tel que vous êtes.
Il faut sauver le monde, malgré le monde. Un roi serait sans force, si, pour un tel devoir, il limitait son droit.
En notre siècle, l’idée d’autorité s’ébranle. On oublie que rien ne la doit entamer, pas même la sagesse. Vous seul le comprenez bien, tandis que le Saint-Père n’en tient compte qu’à peine.
Il ignore ce qu’il faut à l’Espagne.
À Rome, on se divise, on se relâche, on argumente. L’atmosphère y est mauvaise : le pape la respire. Or, qui raisonne, transige. Qui discute, s’affaiblit. Il faut croire, affirmer, agir…
Telle est ma foi, c’est la seule qui soit hautaine ;
C’est la seule qui soit pure comme le feu,
À cette heure des temps, où la justice humaine
Divorce indignement d’avec celle de Dieu.
L’Angleterre est perdue. En nos Flandres, l’Église
Dans la bourbe des maux et des sectes s’enlise,
Le Saint-Empire est dévoré par mille erreurs,
L’ombre ternit le sceptre d’or des empereurs,
L’Europe est de vertige et de fureur saisie,
Peuples et rois n’ont plus la peur de leurs remords
Et l’on dirait que tous les vents hurlants des Nords
Sont à Satan et déchaînent l’apostasie.
Heureusement qu’il est dans l’univers une Espagne, la vôtre. La guerre des Maures, pendant des siècles, l’a exaltée. Elle n’a crainte ni du sang, ni des supplices. Aucun front, si haut soit-il, n’échappe à ses inquisiteurs. Vous avez fait brûler, Sire, Carlos de Sesse et sa femme Isabelle qui descendait du roi Pedro. Vous avez abattu Domingo de Rojas, de la famille des Posa. Un Cristoval d’Ocampo fut tué et son cadavre livré aux flammes. Quant à la marquise d’Amboise…
Voici, mon Père.
Duc, allez chercher vous-même la comtesse de Clermont, et amenez-la devant nous.
Il y a en cette aventure au moins deux coupables : Don Juan, qui laissa s’embarquer la Marquise d’Amboise, et la comtesse de Clermont, maîtresse de Don Carlos.
Don Juan n’est pas sûr. Rappelez-vous le jour qu’il s’en fut, sans aucun ordre, combattre au loin. Son devoir était de surveiller les côtes et de s’emparer de la marquise. Il y a failli. Arrêtons-le.
Des pirates menaçaient la Corogne. J’ai moi-même enjoint à Don Juan d’y mener mes navires et mes soldats. Les côtes de la Guipuscoa étaient libres, non par son ordre, mais par le mien.
Pourtant, une femme, quelque entendue qu’elle soit, ne combine pas, elle seule, une aussi périlleuse entreprise, et Don Juan…
N’insistez pas, mon Père.
Le rapport, il est vrai, n’accuse que la comtesse. Ruy d’Almedo a reconnu deux de ses serviteurs, comme ils arrivaient, le soir, à Renteria. Un autre témoin prétend que le premier des deux appartenait à Don Carlos. Il faudrait ordonner une enquête.
Nous interrogerons la comtesse de Clermont.
Elle sait être habile. Les Valois trouvent en elle un précieux auxiliaire, elle est dame d’honneur, et…
Espionne… je sais… je sais…
Don Carlos l’aime. Elle ressemble à la reine, votre compagne. Toutes deux viennent de France ; on les croirait sœurs.
Je sais, je sais.
La comtesse s’est emparée du cœur de don Carlos, l’amour d’un prince flatte sa vanité de femme. Don Carlos n’écoute plus qu’elle. Les inquisiteurs s’en sont aperçus ; ils le surveillent. Son orgueil, autant que sa faiblesse, les inquiète. S’il n’était votre fils… (Tout à coup.) Peut-être est-ce lui, infant d’Espagne, qui sauva la Marquise ?
Folie !
Don Carlos est dangereux. On ne sait pas… il aurait pu…
Folie, vous dis-je…
Un homme nouveau s’éveille en lui. La santé lui revient ; des idées inquiétantes l’assiègent. Il espère trop.
Don Carlos n’est fort que par une femme. C’est elle qu’il faut perdre.
Puis-je, Sire, comme tout à l’heure, à confesse, vous dire toute ma pensée ?
Je la devine.
Oui, Don Carlos me hait, oui, Don Carlos s’exalte, s’aveugle et se trompe ; oui, Don Carlos n’a pu ignorer le crime de la comtesse, mais ce Don Carlos-là, quoique imprudent et peut-être dangereux, n’en reste pas moins le futur roi d’Espagne, celui qui ne peut songer à me trahir qu’en se perdant lui-même, celui, enfin, qui, toujours, quoi qu’il rêve, respectera en ma personne cet absolu pouvoir qu’il incarne comme moi. Nous sommes une même pensée de Dieu. S’il l’oubliait…
Le Ciel vous entende !
Et, maintenant, que tout ceci soit dit, comme je vous avouai tout à l’heure mes fautes, de vous à moi, devant l’Éternité.
Prenez place ici mon Père.
La comtesse va venir. Le duc de Féria l’est allé chercher. Vous l’interrogerez, vous noterez son interrogatoire — et nous le communiquerons au Saint-Office.
Sire, tant de juges me troublent et m’intimident. Et je ne sais vraiment…
Chassez de votre esprit toute crainte, Madame. Ma présence la doit dissiper.
J’étais venue à votre appel. Ce que je pourrais vous dire ne regarde que votre fils…
Interrogez Madame.
La marquise d’Amboise a quitté l’Espagne, sans l’ordre du roi. C’est vous, Madame qui l’avez sauvée.
La marquise et moi étions amies. Elle s’était rendue librement en Espagne — elle pouvait librement la quitter.
Personne ne peut gagner, ni quitter, sans ordre, le royaume. Quand la marquise s’en vint de France, elle était catholique. Nous l’avons accueillie. Elle s’est faite hérétique chez nous. Notre justice devait l’atteindre. Vous ne pouviez l’ignorer.
La marquise n’a point, que je sache, abjuré sa croyance.
Ce n’est pas vrai.
Sire… l’hostilité de votre confesseur m’effraye… je ne sais pas…
J’étudie votre gêne et votre trouble, Madame. Je lis dans votre attitude ce que vous nous cachez.
Mais…
C’est à bon escient que la reine Catherine de France vous envoya auprès de nous. Vous la servez ici, mieux que personne.
Mais, Sire…
Votre intelligence est fine, les secrets l’attirent. Où les autres regardent, vous surveillez. Vos lettres, oui, vos lettres renseignent la France sur ce que, seul, le roi veut savoir.
J’agis sans fard, et je pense tout haut. Sire. Je suis à votre cour une des compagnes et des dames de la reine ; je ne suis rien d’autre. Mon amitié pour la marquise d’Amboise, je l’ai montrée au grand jour. Qu’elle me perde, si vos lois l’exigent. Mais, quant aux lettres viles et coupables que j’aurais écrites…
Mes soupçons ne me trompent jamais.
Je défends devant vous mon honneur. Je vous jure que jamais je ne traçai une ligne que vous n’eussiez pu lire. Je borne ma défense à ce serment.
Vous ne seriez ni la brillante comtesse de Clermont que recherche la reine, ni l’habile et séduisante amie qu’a distinguée un prince, si vous n’étiez coupable…
Vous me laissez accabler et je suis sans défense, Sire, et vous êtes gentilhomme.
Madame…
Don Carlos m’a choisie, il m’aime. Je lui donne ce que je peux donner de plus précieux : ma vie. Je la lui donne, tout entière. Si j’étais l’intrigante que vous dites, il ne m’accepterait pas.
Don Carlos est aveugle puisqu’il vous aime.
Vous savez comme moi son violent passé,
Ses jours dans la colère et dans l’ennui versés,
Mais vous ne savez pas combien un rien l’apaise.
Mon cœur jamais ne ment, ma main jamais ne pèse.
Quand je le rencontrai pour la première fois,
C’est lui qui vint spontanément, jusques à moi.
J’ai retenu la plus douce de ces paroles,
Et dans cet instant même où vous me torturez,
Avec des mots sournois et acérés,
C’est elle encor qui me console.
Sire, j’ai, pour l’infant, une tendresse ardente,
J’aime son cœur tour à tour morne ou triomphant,
Que m’importent l’excès de ses haines mordantes
Et ses abattements et ses fureurs d’enfant !
Je l’aime tel qu’il est, et suis fière qu’il m’aime.
Je ne raisonne point combien cet amour même
Touche parfois à la pitié, combien…
C’est outrager mon fils que de l’aimer ainsi.
Oh ! Sire, Sire.
Soyez calme, Madame, et répondez-nous mieux.
Je ne puis plus répondre ; je me vois environnée de pièges, vous dénaturez mes plus simples pensées. Si je donne à Don Carlos ma tendresse attentive et soumise,
Je lui montre le courage qu’il faut aux rois.
Je le grandis et je le gagne
Au bel orgueil de se sentir infant d’Espagne,
D’avoir créance et confiance en soi,
D’être celui qui veut, s’instruit et juge,
Qui trouve en son pouvoir son droit ou son refuge,
Qui se découvre enfin, après vingt ans d’ennui,
Un cœur d’accord avec ses rêves d’aujourd’hui.
Moi seul et des hommes choisis par moi forment le cœur et l’esprit d’un futur roi d’Espagne. Vous êtes étrangère, vous êtes dangereuse ; vos conseils, votre adresse, votre amour, tout est nuisible.
Oh !
Dieu sait vers quelles erreurs vous l’entraînez, ce que vous lui dites, la nuit, quand vous me croyez absent. Les hérétiques que vous sauvez ensemble…
Non, non, votre fils ignorait tout…
C’est donc bien vous seule ?
Eh bien, oui, seule, je suis coupable, seule, je savais à quoi je m’exposais.
Voici l’aveu.
Et je n’en rougis pas. Ma conscience…
Assez, Madame. Sauver une amie n’est rien, quand je songe à ce que vous faites chaque jour, à ce que vous êtes vraiment ici, une espionne.
Je nie, je nie.
Nier n’est rien, lorsque j’affirme.
Jamais ! Jamais !
Nous en avons les preuves, nous vous les montrerons, mais avouez d’abord.
Ce n’est pas vrai. Ce ne peut être.
L’aveu est rédempteur, il amortit la faute, il vous gagne le ciel. Confessez-vous.
Non ! Non !
Avouez, puisque c’est le salut.
Non ! Non !
Puisque le roi sait tout.
Non ! Non !
Puisque le roi l’ordonne.
Non ! non ! Jamais ! jamais.
Vous avez avoué tout à l’heure. Vous avouerez encore.
Je veux passer, je veux aller au roi, vous dis-je.
Carlos !
À Philippe, le roi des Espagnes, du soin
De ma grandeur qu’on méconnaît et qu’il néglige.
Retirez-vous.
Jamais, jamais.
Que vous êtes dans le conseil où délibèrent…
Je suis ici, chez lui, mon père ;
J’y suis rivé, depuis le front jusques aux pieds :
J’y reste. Aucune force humaine,
Puisque j’y suis venu, ne m’en fera bouger.
N’ayez crainte ; le roi ne court aucun danger.
Avant de m’en venir, j’ai muselé ma haine.
Parlez.
Je parlerai quand ils seront partis.
Oh ! ne les suivez pas, Madame, et passez par ici.
J’aime la comtesse de Clermont. C’est mon plaisir. Tout à l’heure, le duc de Féria est venu l’arracher de chez moi, tandis que je priais à l’oratoire. Il la mena par force chez vous ; pourquoi ?
Je ne suis pas de ceux qu’on interroge.
Mon cœur est plein de trouble et dévoré d’ennuis.
Je veux savoir enfin quels droits un duc s’arroge…
Il faut quitter ce ton d’audace et de défi,
Et m’écouter plus calmement, comme naguère,
Mon fils. Rien ne s’est fait pour vous déplaire
Et vous me comprendrez, j’en suis certain, voici :
Les princes de Lorraine vous recherchent, vous, infant d’Espagne, pour leur nièce Marie, qui fut reine de France. Déjà, votre choix aurait pu s’arrêter sur l’archiduchesse Anne d’Autriche, ou Marguerite, princesse de Valois. Je ne forme jusqu’aujourd’hui aucun dessein qui troublerait une préférence. Je ne redoute qu’une chose : le dépit de la comtesse de Clermont. Voilà pourquoi je l’ai interrogée.
Un prince de mon sang aime les comtesses, mais épouse les reines. La comtesse m’approuvera le jour que je me marierai. Mais je suis jeune et ma tendresse veut rester libre encore.
Songez qu’à votre âge j’avais choisi une reine.
Ni Marguerite de Valois, ni cette Marie d’Écosse, qu’on dit aventureuse et belle, ne m’attirent autant que cette naïve princesse d’Allemagne.
Ce choix me plaît plus encore que les autres. Assez de liens nous unissent aux Valois. C’est à l’Empire qu’il faut songer ; (bienveillant) dites, si votre union remettait en nos mains la couronne de Charles-Quint !
Oh ! si jamais un tel rêve se réalise
Il comblera le plus ardent de tous mes vœux,
Je serai l’empereur sacré qui symbolise
La force humaine et parle au nom du monde à Dieu.
Je marcherai armé de merveille en merveille ;
L’Europe aurait enfin, après mille ans d’efforts,
Trouvé quelqu’un pour conquérir la tombe où dort
Le souvenir du Christ, sans qu’un chrétien le veille.
Vous êtes bien d’un sang bouillonnant et viril :
Folie, amour, conquête et gloire — et leurs périls !
Mais nous sommes d’accord, mon âme en est heureuse.
Dites, s’ils nous voyaient, ceux dont l’esprit se creuse
À désunir en nous les liens serrés par Dieu !
Je te veux fier et grand. Voici ma main.
Mon père !
Non pas celle qui frappe et tord et incarcère,
Mais celle-là qui caressait ton front de feu
Et de fièvre, quand tu étais mon infant triste.
Nous qui sommes si loin l’un de l’autre !
J’insiste.
L’archiduchesse apportera ses vertus graves en notre cour. Elle parle de vous et vous admire ; elle vous aime déjà. Notre ambassadeur me renseigne.
Il faut si peu de chose pour me séduire. J’attends cette enfant douce, comme une amie. Elle comprendra mes humeurs et mes colères, et j’en serai touché, discrètement, sans le lui dire.
Heureuse princesse !
Et puis, elle sera, après la reine, la plus haute d’entre les femmes. On l’entourera d’hommages magnifiques. Sa présence rajeunira la cour. Je serai fier d’être une majesté pour elle ; nous gouvernerons ensemble une province lointaine de nos royaumes ; nous…
La comtesse de Clermont l’étonnera peut-être, mais les reines d’Espagne doivent être indulgentes ; elles l’ont été toujours. Au reste, la comtesse séduit ceux mêmes qui d’abord lui sont hostiles. Tout à l’heure, nous causions ensemble de ses amis, de la France. Nous avons même parlé longuement de vous.
Si vous la connaissiez, vous l’aimeriez, mon père.
Elle m’exalte ou me contient, à volonté.
Je sens qu’elle m’est sûre, et bonne, et nécessaire
Pour l’œuvre que je rêve et dont je veux doter
Un jour, par ma bravoure et ma ferveur, l’Espagne.
Elle m’est la santé rendue. Elle accompagne,
Sur des chemins nouveaux, mes pas encor tremblants.
Même, si je l’osais, je vous parlerais d’elle
Avec des mots profonds, tendres et violents…
Mais pourquoi craindre, à cette heure si belle,
Où nous sommes l’un pour l’autre, comme jadis,
Un père émerveillé de voir vivre son fils,
De l’entendre rêver son destin sur la terre.
De préparer pour lui l’avenir…
Ah ! mon père,
Vraiment, c’est à douter de la foudre des cieux !
Comment, tandis qu’avec des mots astucieux
Et tortueux, ici, dans cette chambre même,
Vous attiriez la femme admirable que j’aime,
Des pourvoyeurs du Saint-Office enregistraient,
Sous les yeux que voilà
sa perte et son arrêt.
Carlos !
Vous osiez la nommer en même temps que moi !
Son nom ne glaçait point votre bouche d’effroi,
Et vous ne trembliez pas d’être à tel point infâme !
Silence, infant. Vous outragez en moi…
Tant mieux ! Depuis toujours vous m’entourez d’intrigues,
Vos paroles me sont un trousseau vénéneux
Et enlaçant de serpents noirs. Toutes se liguent
Pour fasciner d’abord et pour broyer après.
Le mal atteint en vous je ne sais quel excès.
Lorsque je songe à lui, je songe à vous, mon père ;
Que je gouverne un jour, j’oublierai tout, hormis
L’horreur que j’ai de vous, et la sourde colère
D’être quelqu’un de votre sang.
Mon fils, mon fils.
Non pas, je vous rejette, et je ne veux plus l’être ;
Vous n’êtes plus qu’un roi fourbe qu’il faut punir,
Qui déshonore en lui son fils et ses ancêtres.
Votre règne sera l’effroi de l’avenir ;
On vous hait en Espagne, on vous maudit en Flandre,
Votre pouvoir honteux et bas — il est à prendre.
Je sens un projet sombre en mon âme germer ;
Le chrême est effacé dont vos tempes sont ointes
Et vous pouvez remercier à deux mains jointes
Le Ciel, qu’en cet instant, je me sois désarmé.
Le malheureux, le malheureux. L’idée
Du meurtre a traversé sa tête ; ô Dieu !
Et c’est ma perte, et c’est ma mort qu’il veut !
Sur quel crime sa vie était échafaudée !
Sur quel espoir sanglant, épouvantable et fou !
Encor, si je pouvais, en son esprit qui bout,
Trouver à son erreur une excuse suprême ;
Mais il vient d’attenter à l’Espagne, à lui-même,
À ce qui les résume, à mon pouvoir, à moi !
Ô Dieu qui dispensez dûment la force aux rois,
Contre leur cœur qui pleure et redoute sa haine,
Abolissez en moi toute faiblesse humaine,
Pour maintenir intacts et souverains mes droits.
Monseigneur Don Juan.
Qu’il attende. (Se ravisant.) Eh non ! qu’il entre.
Sire…
Eh bien ?
Don Carlos s’est enfermé chez lui. Il ne veut voir personne. Tout à l’heure, il parcourait le palais, les yeux hagards, les poings levés…
Nous avons causé ensemble, en bons amis. Nous nous sommes même donné la main. J’ignore ce qui le bouleverse. Vous à qui il se confie, instruisez-moi.
Ah ! Sire, si vous saviez combien son inaction lui pèse, combien sont lourds, en ce palais, les jours où, sans nul but, il erre, et longuement se désespère.
Mais la comtesse, et sa beauté, et leur amour ?
Certes, l’amour lui fut la belle main de joie
Qui l’arracha, soudainement, comme une proie,
Au tragique, fiévreux et maladif ennui.
Il se guérit ; il respira toutes les flores
Des tendresses, il fut heureux, mais aujourd’hui
Ce même amour le pousse à vouloir plus encore :
Il rêve d’être un capitaine ardent et fier.
Désirs d’amour, désirs de gloire — même chose !
Sire, puisque en vos mains son avenir repose,
Puisqu’il demande encor ce qu’il demandait hier,
Puisqu’il ne fait qu’un vœu…
J’entends. Mais le gouvernement de Flandre est promis au duc d’Albe. Ma parole est donnée.
Tout s’arrange ou se dérange selon votre sagesse.
Mais nos provinces du Nord sont insoumises. Il faut, pour les dompter, de la terreur et du sang-froid. Sièges de villes, assauts, batailles, vie rude et fatigante des camps. Don Carlos n’y pourrait suffire.
Je serais à ses côtés ; je mettrais mon courage au service du sien ; je sais commander et vaincre. Où de vieux capitaines échouent, les jeunes triomphent.
J’ai fait transporter en Lombardie par Don Garcia toute l’infanterie qui occupait Naples, la Sicile et la Sardaigne ; j’ai ordonné au duc d’Albuquerque de dédoubler le nombre de mes cavaliers de Milan. Toutes ces troupes, et celles que je lève en Allemagne, connaissent, aiment, et ont confiance dans Alvarez de Tolède. Elles savent qu’il les doit commander et mener en Flandre. Ma sœur, elle-même, qui redoute le duc, a fini par comprendre que seul il la pouvait aider et sauver, là-bas. Toutes ces mesures difficiles sont enfin prises et acceptées, et j’irais les déranger pour un caprice d’enfant ?
Mais ce caprice d’enfant peut bouleverser et le trône et l’Espagne.
Que voulez-vous dire ?
Sire, j’aime l’infant Carlos plus que moi-même,
Mais je vous sers dûment et vous m’êtes celui
Dont nul ne brisera l’autorité suprême.
Or, je me sens trembler et pour vous, et pour lui ;
Je redoute l’excès de sa nature étrange ;
Son cœur tour à tour triste et exalté, que rien,
S’il déchaîne un désir, ne trouble ou ne retient,
Son âme immodérée est folle en ses vengeances.
Je sais, Don Juan ; mon fils a résolu ma mort.
Oh ! Sire, un tel soupçon ! Jamais dans sa pensée !
Jamais un tel dessein… Son âme est maîtrisée
Par un trop grand respect.
Mais, que veut-il alors ?
Je vous l’ai dit, aller en Flandre, la gouverner en votre nom, pour le bien de l’Espagne. Il se souvient qu’à son âge, sous Charles V, vous étiez maître là-bas ; que la main de son aïeul était moins serrée que la vôtre. Et cette pensée le hante, le poursuit le jour, la nuit, et l’éblouit au point qu’elle l’aveugle. Il s’exalte, s’enfièvre, s’hallucine. Ah ! Sire, je m’adresse à votre sagesse, tout peut encore se réparer et rentrer dans l’ordre, mais, de grâce, sauvez Don Carlos du péril…
Quel péril ?
J’hésite, je ne sais si je dois vous dire… Lui pardonnez-vous ?
Ne suis-je pas son père ?
Mais, c’est plus encore que le pardon, c’est votre assistance que je réclame.
Ne sommes-nous pas deux frères qui aimons un même enfant ? Ne l’avons-nous pas appris à connaître, pour lui passer tous ses caprices, même si quelque folie hantait sa tête. Je ne sais pas ; on pourrait voir et aviser ensemble.
Pourtant, si son rêve était si fou…
Va pour ce rêve. Comme un péché de prince, il est absous d’avance…
Alors vous promettez…
Bien plus. Je vous rassure…
Eh bien ! il veut s’enfuir soudain, gagner la France,
Aller là-bas, où des seigneurs lui font serment
De le servir, tous ensemble, fidèlement.
Berghes et Montigny n’étaient qu’en apparence
Vos conseillers, ils ont été ses tentateurs ;
Ils lui versaient leurs avis faux et corrupteurs,
Ils jetaient de la poix sur son âme enflammée.
Et d’autres s’en venaient promettant une armée
Qui soutiendrait sa cause et mènerait au seuil
Des bourgs et des cités de Flandre son orgueil.
Ainsi s’expliqueraient sa rage et sa folie
D’argent, et les emprunts soudains qu’il contracta
À Tolède, Léon, Burgos et Médina :
Tout coïncide au mieux et tout se concilie
Quand donc soupçonnerai-je assez ?
Ah Sire !
Qu’on ait serré sans bruit les nœuds d’un tel complot.
L’aventure lui parle et Don Carlos l’écoute.
Sire ! Sire !
Que votre cœur ne me redoute ;
Carlos est brave et fou, son audace me plaît.
Si je ne me hâtais de désigner ce prince
Comme le maître et le seigneur de mes provinces,
Son courage si jeune encor me les prendrait.
Eh bien ! je les lui donne et vous pouvez lui dire
Que désormais son père aura soin de son sort.
Sire, puis-je vous croire ?
Allez, votre seul tort
Était de n’oser point plus vivement m’instruire.
Il ne faut point se défier de moi.
Vous vous gagnez Don Juan et Don Carlos ainsi.
Ce que vous promettez, je cours le lui promettre.
Combien j’avais raison de venir sans surseoir
Me confier à vous qui demeurez le maître,
Et de sauver Carlos, en faisant mon devoir.
Qu’on fasse venir à l’instant mon notaire, Don Pedro de Hoyos.
Fray Bernardo ! Fray Hieronimo !
Mon Père, je me trompais. Je parlais tout à l’heure, à la légère, du crime de Don Carlos. Or, je sais, — j’en ai la preuve — qu’il a favorisé et ordonné la fuite de la marquise d’Amboise. Le vrai coupable, c’est lui ; la comtesse n’est que complice.
Pourtant…
Son châtiment sera tragique et prompt, je vous le jure.
Et le procès de la comtesse dont nous tenons l’aveu…
Et qu’importe une comtesse de France, quand il s’agit d’un prince d’Espagne. Don Carlos sera jugé cette nuit. Et le Saint-Père et l’Europe sauront que Philippe n’hésite jamais, fût-ce contre lui-même, à sauvegarder les droits de Dieu.
Un tel exemple est le plus haut que vous puissiez donner.
Vous m’y aiderez, mon Père. Puisque vous en avez le droit, vous remplacerez l’inquisiteur général Don Diego d’Espinoza. Vous vous adjoindrez quatre juges : ils sauront par vous combien ce crime me fait horreur. Don Carlos étant malade ne paraîtra point au procès ; il y sera représenté par Martin de Valesco, docteur des conseils de Castille, et par moi. Je le défendrai de mon mieux. Ainsi, tout se fera selon les règles, secrètement, mais tout à coup.
Restez : vous serez mes témoins.
Prenez place, et consignez ce que je vais vous dire. Moi, le Roi, étant présents Fray Bernardo, évêque de Cuença, mon confesseur, et Fray Hieronimo, de l’ordre de saint François, j’atteste qu’en promettant à Don Juan d’Autriche de nommer Don Carlos gouverneur de mes État de Flandre, et d’autoriser le même Don Juan de l’y conduire, je n’ai agi, ni librement, ni de mon plein gré, mais uniquement pour éviter de plus grands maux, et mettre à l’abri du péril autant ma vie que l’honneur de ma couronne. Que personne donc ne se prévale de mes promesses.
Je signerai d’abord ; vous signerez après.
ACTE III
Appartement de la COMTESSE. À droite, l’alcôve ; au fond, large fenêtre. À gauche, deux portes. Il fait nuit.
Pour la première fois, j’ai défié mon père,
Je l’ai tenu à ma merci ; et ma colère
Intimidait son cœur et l’emplissait d’effroi.
Il a senti la mort le menacer par moi ;
Il a tremblé, il a prié, je n’ai plus crainte.
Dire qu’il me parlait de toi avec des mots tranquilles, qu’il m’attirait vers lui, qu’il me rêvait empereur, qu’il me trompait avec de la tendresse… Ah ! bien-aimée, que n’étais-tu présente lorsque je l’ai flétri !
Il n’oubliera jamais… jamais…
Qu’il se souvienne.
Je suis le seul dans son palais
Qui, en ses mains, détienne
Un droit égal au sien — et l’avenir !
Puisque sa race en lui-même ne peut finir
Puisque le Ciel le veut ainsi, personne au monde,
Surtout le roi, ne peut troubler,
En son règne de gloire et d’ombre entremêlé,
L’ordre divin que je seconde.
Qu’as-tu dit au moine ?
La vérité. On me défiait d’être sincère ; je l’ai été jusques au bout — je me suis perdue. Déjà sans doute, le Saint-Office instruit ma cause et me condamne. Peut-être, ici même, tout à l’heure ses émissaires viendront-ils me chercher. Le roi sait à présent que j’ai sauvé la marquise, que seule…
Malheureuse ! que ne m’as-tu nommé d’abord ?
Il ne faut pas qu’un seul de ses soupçons s’érige
Contre son fils.
Je l’ai dompté, vaincu, lui, Philippe, le roi ;
Jamais je n’ai senti un tel orgueil en moi,
Ni pour mon entreprise un aussi clair présage.
Carlos, si tu savais quels furent ses outrages !
Sous quels soupçons il me ployait. J’aurais, moi, comtesse de Clermont, espionné la cour, le roi, la reine, toi-même.
Tu ignores les affaires d’Espagne. Seules celles de Flandre…
Ah ! celles-là sont ta gloire et ta vie !…
D’ailleurs, ce que le roi pense ou dit,
Que nous importe, à l’heure où c’est moi seul qui monte,
Où mon impatience, avec fièvre, décompte
Les trop nombreux instants qui retardent encor
Mon arrivée en Flandre, avec mes clairons d’or.
Je te défends, je te protège, et je te porte,
Je te verse la fière ardeur que tu versas,
Aux jours de deuil torpide et lourd, en mon cœur las.
Ma jeunesse conquise enfin te fait escorte ;
Je te sauve à mon tour et t’enflamme de moi…
Berce en mes bras ta fièvre et ton triomphe, ô roi !
Espère et sois heureux de ta belle folie,
Goûte la volupté de tes désirs ; oublie
Ton passé morne et prends ton rêve merveilleux
Pour un monde réel que t’aurait fait un dieu.
Je t’aime trop, à cette heure, pour t’en distraire.
Tu te chantes vainqueur et dominant la terre,
Avec des mots jaillis du fond de ton bonheur.
Dût-il passer demain, sa joie et sa lueur
Illuminent quand même en ce moment ta tête.
Et c’est assez pour ne songer qu’à ce moment…
Repose en ton illusion, tranquillement,
À la veille d’entrer, front nu, dans la tempête.
DON JUAN, (frappe à la porte et entre familièrement ; DON CARLOS à le voir apparaître se dégage à peine des bras de la COMTESSE)
Tout ce que j’ai promis, Carlos, je le tiendrai.
Moi-même, avec mes vaisseaux clairs, je conduirai
Ta jeunesse vers les peuples de Flandre. Un cri
De délivrance acclamera notre cortège
En leurs cités dont renaîtront les privilèges.
Tu seras maître et souverain du beau pays
Qui domine le Nord et regarde la France.
Ton heure est là.
Et qui t’en donna l’assurance ?
Le roi.
J’ai peur.
Pour, tout à coup, s’abandonner à un tel choix !
Ce qui l’a décidé, c’est de te voir renaître ; c’est ta jeunesse, c’est ton courage, c’est ton audace. C’est de savoir quelle impatience tu mets à ordonner, et au besoin, à commander, pour ta gloire.
Je lui ai dit…
Tu as bien fait de le dire…
Don Juan !
Oh ! soyez sans crainte, Madame. J’ai éprouvé le roi avant de m’enhardir. Je n’ai agi que prudemment, alors que lui-même avait déjà promis.
C’était inutile. Il me craint. Il m’accordera tout.
Il avait donné sa parole au duc d’Albe. Ses cavaliers de Lombardie et ses troupes de Naples et de Sicile étaient prêts. Sa sœur, la régente, après mille résistances, s’était rendue à ses raisons : elle se résignait à faire bon accueil au duc. Qu’importe ! Il préfère satisfaire ses peuples et son fils.
Et ce revirement s’est fait soudain ?
Sur l’heure.
Comme il paraît étrange, et quel doute s’effleure
En moi ; je n’y puis croire.
Aussi violemment suspectez-vous le roi ?
Suis-je de ceux qu’on trompe et Philippe, mon frère
N’a-t-il donc plus le droit royal d’être sincère ?
Je suis quelqu’un qui compte et qu’on n’abuse pas ;
Je suis…
Dis-moi, Don Juan, quand serons-nous là-bas ?
Le roi l’ordonnera lui-même.
À quelle date ?
Eh qu’importe !
Non pas ! je ne veux plus subir le bon plaisir du roi.
J’ai sa promesse.
J’ai mes engagements. Cent cinquante mille ducats gonflent mes coffres et des lettres de créance me reviennent de Séville. Mes aides de chambre les répandent et le comte de Guelves et Juan Nunes sont mes répondants.
Mais tu n’exiges pas que sur l’heure Philippe rappelle le duc d’Albe ? Quels que soient sa volonté et son pouvoir il ne peut…
Alors, j’agirai seul.
Mais ce serait folie !
Tout le passé des rois à ton destin te lie.
J’entends monter vers toi la voix de ton aïeul.
Je ne veux rien entendre, et je partirai seul.
Oui ! Oui !
Oh ! quels malheurs présage ta démence.
Une suprême fois, j’ose te supplier,
Par tout ce qui réveille en toi notre amitié,
Gardée intacte autour des souvenirs d’enfance,
De ne point t’opposer au geste clair du roi ;
Je ne veux pas, Carlos, que tu partes sans moi,
Que ma vaillance sûre abandonne la tienne
Ni que mon dévouement n’écarte ou ne prévienne
Le mauvais sort qui roule ainsi qu’un coup de dé.
Le roi est disposé à tout nous accorder ;
Il se souvient de sa jeunesse à lui ; il t’aime,
À cette heure il attend l’arrangement suprême
Et nous vaincrons tous deux.
Je lui donne deux jours. Adieu, don Juan.
Carlos. Philippe est plein d’astuce et plein de feinte ;
S’il te berçait d’un faux espoir et si son bras
Se redressait dans l’ombre ?
Il ne le pourrait pas,
Tant ma victoire est sûre et ma fuite certaine.
Avec ou sans mon père, il n’importe comment,
J’accomplirai ce que j’ai dit, superbement.
Don Juan m’escortera, comme un beau capitaine.
Il m’aime, alors qu’il n’aime pas le roi. Son cœur
Ne pourra résister au flux de mon bonheur
Qui largement l’emportera dans sa marée.
Jamais je n’ai senti mon âme aussi dorée…
Oh ! donne-moi tes doigts, tes mains, ton front, tes yeux !
Laisse s’ouvrir le jardin d’or de tes cheveux
Où des lueurs et des parfums flottent et bougent.
Donne ta bouche à ma bouche, ta bouche rouge
Pour que ma bouche, enfant, en dévore le feu.
Restons ici, veux-tu, longtemps, longtemps encore.
J’ai peur, sais-je pourquoi ? de cette brusque aurore,
Que des barres en noir lignent à l’horizon.
Répète-moi que j’ai ton cœur, que j’ai raison
De m’abîmer en toi pour ne plus me reprendre.
Ce n’est plus que ta voix que je voudrais entendre
Pendant l’éternité ;
Ce n’est plus qu’en tes yeux et leurs regards
Que mes désirs hagards
Voudraient descendre,
Pendant l’éternité ;
Et ce n’est plus qu’en ton âme profonde,
Que je voudrais me retirer du monde
Pendant l’éternité.
Encor ! encor ! encor !
Triomphante parmi les forêts d’or des cierges,
Qu’à Guadeloupe on invoque depuis cent ans ;
Tu m’es la force et la ferveur et l’éclatant
Bonheur qui coule, avec mon sang, dans mes artères ;
Tu m’es l’ivresse et la splendeur dont vit la terre,
Et je me sens indigne et malheureux vraiment
De ne t’avoir encor, par un tourment
Funèbre et volontaire,
Pu conquérir aux yeux du ciel :
Je voudrais tant souffrir pour mériter nos joies !
Ah ! le rêve insensé dont te voilà la proie !
L’amour, ami, l’amour jeune et torrentiel
Bondit, par des pays si rayonnants de flamme,
Qu’ils absorbent en eux l’ombre qu’y fait la mort.
Quand nous serons tous deux en Flandre et que le sort,
Avec d’autres pensers incendiera nos âmes,
Et brûlera nos cœurs d’un feu plus résolu,
Nous aimerons l’amour, pour lui-même, sans plus.
Oh ! tu me fus, et sœur, et mère, autant qu’amante ;
Tu m’as montré, avec tes tendres mains ardentes,
La lutte et ses dangers, comme une guérison.
Réjouis-toi, car aujourd’hui les horizons
Brûlent des rayons d’or qu’y projettent mes rêves.
Je marche environné de drapeaux et de glaives,
Un sang vainqueur emplit mon être à le briser ;
Tout mon destin devant les cieux se renouvelle,
Tout m’est orgueil et joie et vision nouvelle :
Je suis ivre de moi ainsi qu’un insensé.
Écoute, écoute donc.
Et qu’ils entrent !
Folie !
Je suis ton défenseur et mon âme est remplie
De ton ivresse, enfant, jusqu’à tenter la mort !
Carlos, ô mon aimé…
J’ai pris en main ton sort
Je veux te sauver seul.
Carlos ! Carlos !
Qu’ils entrent !
Au nom du Saint-Office et du Saint-Patrimoine
De l’Église…
Je te défends d’oser…
C’est lui, lui seul qui parle ici, lui seul qui veut.
Je suis ton roi.
Dieu est le vôtre, et Dieu vous parle.
Écoutez-le parler, et taisez-vous. Don Charles.
La mort en cet instant vous ouvrirait l’enfer.
L’enfer…
De bien mourir, après avoir longtemps souffert.
Moi ! Moi ! m’ouvrir l’enfer !
Si haut soit-il, les jugements de Dieu.
L’enfer.
Au nom du Saint-Office et du Saint-Patrimoine de l’Église, Carlos, prince des Asturies, fils de Philippe, deuxième du nom, a été déclaré coupable d’avoir soustrait, par son aide et secours, la marquise d’Amboise, ennemie de la foi et de l’Espagne, à la justice de Rome et du roi. En foi de quoi, le tribunal du Saint-Office l’a condamné aux peines prescrites qu’il subira sans retard, lui épargnant, en sa qualité d’infant, le garot ou le bûcher.
L’enfer ! m’ouvrir l’enfer ! m’ouvrir…
Et maintenant, il faut songer au repentir,
Prince d’Espagne, à qui Jésus-Christ fera grâce.
Il n’est crime si grand que le pardon n’efface.
Votre cœur se repent-il ?
Oui.
Sincèrement ?
Oui.
Je vous laisse prier.
Oh les moines terribles !
Ainsi, ce n’est plus moi qu’ils désignent pour cible,
Ce n’est plus moi qu’ils punissent et tuent, c’est lui,
Le pauvre enfant en qui je réveillais la vie.
Ô cieux, dont la justice immense est asservie
Par ceux mêmes qui s’en disent les serviteurs,
Ô cieux pâles et flamboyants, dont les hauteurs
S’illuminent soudain de héros clairs qui furent
Sur la terre, des rois, n’entendez-vous donc rien
Des voix de désespoir et des cris de torture
Qu’un Philippe d’Espagne arrache au sol chrétien !
Ô pauvre infant qui tremble ! Ô toi qui fus mon maître !
Ô triste cœur brûlé de fièvre et de projets
Comme hier encor, superbement, tu me parlais
Et comme te voici prostré devant un prêtre.
Moine, assassinez-moi avec le roi Carlos ;
Sachant ce qu’il a fait, je veux ma part entière,
Dans ce que vous nommez sa faute et son complot.
Ce sera mon seul vœu, mon unique prière ;
Notre amour est de ceux qui traversent la mort.
Le roi Philippe est seul maître de votre sort.
Et que vous faut-il donc pour me frapper sur l’heure ?
Seule, j’ai tout conduit ; seule, ici, je demeure,
Debout, pour vous braver et pour sauver, la nuit,
Quand vous dormez, vos condamnés et vos proscrits.
L’infant Carlos m’aimait ; ma ferveur imprudente
A jeté, dans son cœur, les semences ardentes :
Amour, lutte, révolte et la pitié pour ceux
Dont vous noyez les cris en vos brassins de feu.
Priez ! Priez !
Non, non ! Le sang rougit vos crosses ;
Ma foi s’en est allée et mon plus grand tourment
Sera de n’avoir pu crier publiquement :
Que j’arrache mon âme à vos dogmes féroces.
Emmenez-la d’ici et jetez-la aux fers.
Elle est damnée.
Ouvrir l’enfer ! ouvrir l’enfer.
Emparez-vous de lui et faites ce qu’il faut.
Puisque vous vous êtes repenti, je vous absous de vos péchés anciens, de ceux que vous avez commis avec cette femme (il désigne la porte par laquelle la comtesse est sortie), de ceux que vous commettez peut-être en ce moment de révolte et de rage. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Étendez-le, tout de son long. Mettez en croix
Les mains sur la poitrine.
Allez chercher le roi.