Philippe II et don Carlos

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Philippe II et don Carlos
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 576-600).
PHILIPPE II
ET
DON CARLOS

History of the Reign of Philip the Second, by W. H. Prescott; Londres, R. Bentley, 2 vol. in-8o.



M. Prescott s’est acquis par ses travaux historiques une réputation méritée aux États-Unis, sa patrie, et, ce qui vaut encore mieux, en Angleterre, où ses ouvrages ont eu plusieurs éditions. Il a même été traduit en France, et parmi les lecteurs de la Revue il y en a peu sans doute à qui son nom ne soit familier. L’histoire d’Espagne paraît avoir été de sa part l’objet d’une étude assidue. Sans parler de la Conquête du Mexique et de celle du Pérou, on lui doit une Histoire des rois catholiques Ferdinand et Isabelle, qui est devenue classique, même à Madrid. Celle de Philippe II, publiée à la fin de 1855, est son dernier ouvrage, dont deux volumes seulement ont paru[1]. On peut s’étonner que M. Prescott ait passé de Ferdinand à Philippe sans s’arrêter à l’époque la plus brillante de l’histoire d’Espagne, le règne de Charles-Quint. Il s’est borné à écrire sur la vie de ce prince une dissertation très remarquable : c’est une suite de notes et d’observations recueillies avec une excellente critique, coordonnées avec méthode; mais on voudrait que l’auteur, en les transformant en un récit historique, eût comblé lui-même l’espèce de lacune laissée dans ses travaux. Isabelle et Ferdinand ont préparé la grandeur de l’Espagne; toutefois, en réunissant en une seule monarchie des peuples autrefois divisés, en portant au dehors de la Péninsule les forces et l’activité qu’ils avaient pour ainsi dire créées, ils laissèrent à l’Espagne le germe d’une maladie politique que le génie de Charles-Quint parvint à dissimuler peut-être, mais dont Philippe II hâta l’explosion fatale. Ainsi, à mon avis, les trois règnes s’enchaînent par une liaison intime, et l’on regrette qu’un auteur si éclairé et si impartial dans son appréciation des rois catholiques n’ait pas traité dans tous ses développemens cette grande trilogie.

Probablement ce n’est ni l’étendue ni les difficultés du sujet qui ont retenu l’historien américain dans une carrière qui lui semblait réservée. Je crains qu’il n’ait cédé à un sentiment de modestie, selon moi exagéré. L’Histoire de Charles-Quint par Robertson est en possession d’une si grande renommée partout où la langue anglaise est en usage, que M. Prescott a cru devoir renoncer à élever un monument nouveau à côté de celui que le public est accoutumé d’admirer. Pourtant, M. Prescott le dit lui-même dans sa préface, « les lecteurs du dernier siècle n’étaient pas fort exigeans en matière de recherches historiques. » Robertson n’a pas fait toutes celles qu’il aurait pu faire; je n’en veux d’autre preuve que la facilité avec laquelle il a admis les traditions romanesques sur le séjour de Charles-Quint à Yuste. D’ailleurs, bien des sources autrefois fermées sont ouvertes aujourd’hui, et un assez grand nombre de documens jusqu’alors inconnus se sont produits de nos jours, qui n’ont pas été refondus encore dans une histoire générale. Si l’on trouvait, ce qu’à Dieu plaise, un manuscrit complet de Polybe, si, dans les fouilles que M. Beulé fait près de Tunis, on découvrait des tables de bronze contenant les dépêches d’Annibal au sénat de Carthage, il faudrait se résigner à écrire une nouvelle histoire romaine après Tite-Live, si Tite-Live s’était trompé, ce que je soupçonne quelquefois. Je ne compare pas Robertson à Tite-Live; je dis seulement qu’il écrivit à une époque où l’usage des gens de lettres était de composer une histoire avec des livres imprimés. On polissait l’œuvre rude et grossière d’un ancien, on réformait ses jugemens, on en prononçait de nouveaux, rarement après une enquête nouvelle. Aujourd’hui, bien que nous n’ayons pas entièrement perdu l’habitude d’exploiter à notre profit les labeurs de nos devanciers, nous accordons difficilement une estime durable à l’écrivain qui se borne à dire en langage moderne ce que ses prédécesseurs avaient dit dans le style de leur temps. Au contraire, celui qui a le courage de remonter aux sources originales, qui s’applique patiemment à vérifier ce que personne ne s’est mis en peine d’examiner, quand même il n’arriverait qu’à prouver la certitude d’une opinion reçue de confiance, cet écrivain, dis-je, s’il ne s’attire pas les applaudissemens du vulgaire, obtiendra toujours l’estime et la reconnaissance des personnes studieuses. Perfectionnement dans les méthodes de recherche, perfectionnement dans l’art de la critique, voilà les progrès que les études historiques ont faits depuis le commencement du siècle, et c’est, je pense, un des titres de gloire qui recommandera à la postérité la littérature de notre époque.

Historia quoquo modo scripta delectat. Cet aphorisme n’est point admis par M. Prescott, qui apporte autant de soin à travailler son style qu’à bien choisir les matériaux dont il fait usage; peut-être même pourrait-on parfois lui adresser le reproche de n’avoir pas assez caché le travail et d’avoir prodigué des fleurs de rhétorique qui n’ajoutent rien à l’intérêt de sa narration. Loin de moi, bien entendu, la pensée de prétendre critiquer, ou même juger, au point de vue grammatical, le style d’un auteur qui écrit dans une autre langue que la mienne : je suis persuadé que M. Prescott s’exprime dans l’anglais le plus pur, mais les observations que je me permets de lui adresser ne s’appliquent pas à l’anglais particulièrement: elles conviennent à toutes les langues. L’histoire est un genre de composition trop grave pour admettre des ornemens sans une certaine réserve; elle doit surtout se garder des phrases agréables à l’oreille lorsqu’elles n’expriment pas une idée juste. Lord Macaulay, comme tous les écrivains de génie, a fait école. Sa phrase, d’un tour tantôt familier, tantôt poétique, toujours vive et pleine d’images, exerce une séduction irrésistible. Je l’ai entendu pourtant accuser par quelques-uns de ses compatriotes, partisans, et pour cause, du style parlementaire, c’est-à-dire négligé, de trop sacrifier aux grâces et d’usurper pour la narration historique des couleurs qu’ils prétendent n’appartenir qu’à la poésie. Je ne partage nullement la sévérité de cette opinion. Si lord Macaulay écrit l’histoire en poète, c’est un défaut qu’il a en commun avec Hérodote, et dont je ne me plaindrai point. Ce que je sais, c’est que jamais le poète ne fait oublier à l’historien ses devoirs, et qu’il est vrai, même lorsqu’il est le plus brillant. Pourquoi le blâmer de donner à son récit le coloris d’un poème, s’il n’en abuse pas pour me faire illusion, si ses phrases éloquentes n’ont en définitive pour but comme pour résultat que de me faire comprendre mieux sa pensée et de resserrer, pour ainsi parler, le lien qui doit unir le lecteur à l’écrivain ? M. Prescott, qui paraît avoir été frappé de la manière de lord Macaulay, ne l’imite pas toujours avec bonheur. On s’aperçoit qu’en cherchant le pittoresque, il admet quelquefois trop aisément une idée fausse pour ne l’avoir pas examinée avec assez d’attention. Il décrit, par exemple, l’entrée d’un prince et nous montre des chevaliers du XVIe siècle revêtus de mailles (mail-clad, in complète mail). M. Prescott savait pourtant mieux que personne que les Espagnols de Philippe II ne s’armaient pas comme les Normands de Guillaume ou les Anglais de Richard Cœur de Lion. Plus loin, c’est un roi qui paraît revêtu d’un manteau d’hermine. sans tache (spotless hermine). Qu’est-ce que de l’hermine sans tache? Pour quiconque n’a pas les connaissances d’un marchand fourreur, ce qui constitue l’hermine, ce sont précisément les taches noires tranchant sur le fond blanc de la fourrure. Voilà des critiques bien minutieuses sans doute; ces négligences passeraient inaperçues dans un auteur moins élégant que M. Prescott. Par contre, je voudrais, pour être juste, pouvoir citer une foule de passages où le lecteur, sous le charme d’un récit plein de vie et de mouvement, croit assister aux grandes scènes du XVIe siècle et les suit avec l’intérêt passionné d’un contemporain.

L’inconvénient inévitable d’une histoire de Philippe II, et qu’aucun talent ne saurait complètement pallier, vient de la grandeur même du sujet. Sans imposer à l’historien des règles dont le poète dramatique s’affranchit à présent, on voudrait qu’il trouvât un lien commun entre les épisodes qu’il doit raconter. Pour l’auteur comme pour le lecteur, c’est une bonne fortune que de rencontrer un de ces personnages qui dominent leur époque, et qui, de même que le protagoniste des tragédies antiques, est le centre de toutes les péripéties et tient sans cesse la scène occupée : ici, le théâtre est si grand, que l’acteur principal, quelle que soit sa taille, est nécessairement rapetissé. L’empire de Charles, il est vrai, était encore plus vaste que celui de son fils ; mais, grâce à sa prodigieuse activité, on le trouve partout où se passent de grandes choses. Il prend une part d’action considérable à tous les événemens de son époque, et il en est en quelque sorte l’âme qui lui imprime son mouvement. Avec une ambition non moins effrénée, Philippe n’aimait ni la guerre ni les aventures. Prudent à l’excès, il délibérait souvent lorsqu’il aurait dû agir. Dans une circonstance où Charles serait monté à cheval, Philippe écrivait vingt lettres, dont aucune peut-être ne contenait un ordre précis. Travailler était sa vie, mais trop souvent ce travail était stérile. Le maître d’un empire immense se perdait dans des détails d’administration et différait toujours à prendre un parti. Il hésitait encore plus pour autoriser ses lieutenans. Craignant de leur laisser trop d’initiative, il les accablait d’ordres minutieux; il les retenait dans les occasions; il les trahissait même, soit en les abusant de vaines espérances, soit en leur cachant ses véritables intentions. Philippe ne ressemblait à son père qu’en un seul point, la méfiance. Du moins Charles, qui était payé pour en avoir, savait la dissimuler et prendre au besoin un air de bonhomie et de franchise où la multitude se laissait facilement gagner. Plusieurs de ses généraux l’avaient trahi. Le connétable de Bourbon, avec ses bandes noires, avait rêvé de se créer en Italie une souveraineté indépendante. Après lui, le marquis de Pescaire avait eu la même pensée, car l’exemple des petits tyrans italiens était contagieux, et alors l’idée de don Quichotte, s’attendant de chevalier errant à devenir empereur, n’était pas tout à fait une idée de fou. Seulement il ne fallait pas commencer par courir les déserts pour redresser les torts, mais par rassembler une troupe de bandits braves et dévoués.

Les riches-hommes de Castille et d’Aragon, qui autrefois bouleversaient l’Espagne à leur gré, avaient perdu leur goût pour la guerre civile sous le gouvernement ferme et sévère de Ferdinand et d’Isabelle. Les guerres étrangères offrirent un nouveau but à leur ambition. En conquérant des terres à leurs maîtres, ils essayèrent d’en conquérir pour eux-mêmes. Le premier, Gonsalve, le grand capitaine, fut véhémentement soupçonné d’avoir trop de goût pour le royaume de Naples, qu’il avait gagné à Ferdinand. La composition des armées à cette époque donnait aux généraux habiles et heureux un pouvoir considérable dont ils étaient tentés d’abuser. L’infanterie se recrutait en majeure partie d’aventuriers de toutes les nations, gens de sac et de corde, faisant de la guerre un commerce et vendant leur épée au plus offrant. La cavalerie n’était guère mieux disciplinée ni plus facile à gouverner que l’infanterie. Les hommes d’armes étaient des gentilshommes pleins d’ambition et d’orgueil, dont la susceptibilité n’était pas moins dangereuse parfois que l’avarice des aventuriers. Lautrec livrait à son désavantage la bataille de La Bicoque, forcé de combattre parce que ses Suisses, faute de solde, allaient l’abandonner. La gendarmerie française, et Bayard des premiers, refusaient nettement de monter à la brèche de Padoue, parce que des gentilshommes n’étaient pas faits pour combattre à pied. Dans toutes les armes, le bien du pays que l’on servait était le moindre souci de l’homme de guerre. La gloire pour quelques-uns, pour tous l’espoir du pillage et de prisonniers à mettre à rançon, tels étaient les mobiles les plus puissans qui animaient une armée du XVIe siècle. Le général qui avait la réputation d’enrichir ses soldats était sûr d’être suivi par eux, de quelque côté qu’il déployât sa bannière.

Charles-Quint, avec le coup d’œil du génie, avait su discerner les hommes rares sur le dévouement desquels il pouvait toujours compter, et les ambitieux habiles qu’il pouvait employer avec avantage, tant que leurs intérêts seraient communs avec les siens. Il se servit avec succès des uns et des autres. La première leçon dans l’art de gouverner qu’il donna à son fils fut pour le mettre en garde contre ses futurs serviteurs. « Le duc d’Albe, disait l’empereur dans une lettre confidentielle qui s’est conservée, est le plus habile ministre et le meilleur capitaine que j’aie dans mes états. Consultez-le, surtout pour les affaires militaires, mais ne vous en rapportez pas entièrement à lui sur ce sujet, pas plus que sur tout autre. Ne vous en rapportez à personne qu’à vous-même. Les seigneurs seront trop heureux de capter votre bienveillance, afin de gouverner sous votre nom ; mais si vous vous laissez mener de la sorte, ce sera votre ruine. Le seul soupçon que vous souffrez qu’on prenne de l’influence sur vous vous ferait un tort immense. Servez-vous de tous, mais ne comptez sur aucun absolument. » Tels furent les conseils, que Philippe reçut à dix-sept ans (1543), lorsque Charles lui confia la régence d’Espagne; il ne les oublia jamais.

M. Prescott, après avoir fait un portrait fidèle et très impartial de Philippe II, en résume les traits principaux, et conclut en le présentant comme le type complet du caractère espagnol. Pour moi, qui ne connais pas de personnage plus haïssable que Philippe II, ni de nation que j’estime plus que le peuple espagnol, je ne puis laisser passer sans commentaire la conclusion de M. Prescott. Au fond, nous sommes assez près de nous entendre. A mon sentiment, le caractère d’un peuple ne consiste pas dans les préjugés qu’il doit à des circonstances fortuites, pas plus que le caractère d’un homme ne doit se confondre avec l’éducation qu’il a reçue. Philippe, sans conteste, représentait tous les préjugés des Espagnols au XVIe siècle, mais il n’avait pas leurs vertus nationales; la noblesse des sentimens, la générosité, l’esprit chevaleresque, ne trouvaient aucune place dans son cœur desséché. On s’explique facilement l’intolérance religieuse des Castillans. Un peuple qui a passé sept siècles sous les armes à reconquérir pied à pied son territoire envahi, à défendre sa religion opprimée par les barbares, qui a trouvé dans sa foi seule la force de résister et de vaincre, n’est que trop enclin à confondre dans une même haine les adversaires de sa religion avec les ennemis du pays. Assurément le fanatisme des Espagnols au XVIe siècle est aussi excusable que le patriotisme exclusif des Romains ou des Grecs. L’amour de la patrie a toujours ses violences, et pour les Espagnols, patrie et religion avaient eu longtemps la même signification. M. Prescott a dit que les auto-da-fé furent la légitime conséquence des longues guerres des chrétiens contre les musulmans ; ce mot est une distraction sans nul doute, et son Histoire de Ferdinand et Isabelle le dément ou l’explique. Lorsque Isabelle fonda l’inquisition dans ses états, le peuple de Castille se méprit sur le but de cet abominable tribunal. D’abord il n’y vit qu’une suite naturelle de la guerre qu’il venait de faire à des ennemis acharnés et encore redoutables. La victoire n’avait pas éteint la haine qu’inspiraient les infidèles. Pendant les longues discordes civiles qui avaient déchiré l’Espagne depuis le XIVe siècle, les Juifs et les musulmans soumis aux princes de la Péninsule avaient cultivé le commerce et l’industrie, et s’étaient enrichis aux dépens des chrétiens. Le gentilhomme qui avait vendu son bien à un banquier juif pour s’acheter un cheval et des armes, et servir la cause de son souverain, était tombé dans la misère, et voyait les vaincus de la veille de nouveau possesseurs de la terre qu’il avait conquise arrosée de son sang. On applaudit aux premiers jugemens de l’inquisition, parce que la multitude, toujours injuste dans sa passion, se crut vengée. Torquemada se chargea promptement de démontrer qu’il n’en voulait pas seulement aux Maures relaps, et que son effrayante impartialité n’épargnerait ni les patriotes les plus éprouvés, ni les plus vieux chrétiens, du moment qu’ils trouveraient un dénonciateur. Ce ne fut pas sans une vive opposition que l’inquisition s’établit en Espagne, et telle fut l’horreur qu’elle inspira à ses débuts, que Torquemada et ses acolytes durent rendre leurs jugemens et les faire exécuter presque par surprise, et qu’ils furent obligés de s’entourer longtemps d’un appareil militaire assez imposant pour comprimer l’indignation publique.

Mais après deux générations, lorsque l’insurrection des comuneros eut épuisé l’énergie du pays, l’inquisition régna par la terreur, et son règne fut long et paisible. Loin de chercher à combattre le monstre, on ne pensa plus qu’à le désarmer à force de soumission. La terreur fait vite l’éducation d’un peuple. Une mère qui a vu brûler son voisin, peut-être parce qu’il se baignait trop souvent (ce qui sent son Morisque, selon les docteurs)[2], laissera son fils dans sa crasse baptismale, et tâchera d’en faire un bigot, pour qu’il ne passe pas pour un hérétique. « Donnez-moi l’instruction publique, disait Leibnitz, et je changerai le monde. » Il y a quelques années, me trouvant à Barcelone, je voyais souvent un bambin de sept ou huit ans, nouvellement arrivé de Buenos-Ayres, et recueilli par une famille avec laquelle j’étais fort lié. Plusieurs fois par jour, en se levant, en se couchant, à l’heure des repas, il ne manquait jamais de dire à haute voix, et d’un ton de fausset : « Meurent les sauvages unitaires ! » dans la République-Argentine, dès qu’un enfant pouvait articuler un mot, on lui apprenait ces belles paroles, de par le dictateur, et mieux eût valu pour un écolier oublier de réciter son credo que d’omettre cette imprécation contre les sauvages unitaires. J’essayai de savoir quelles gens étaient ces unitaires; on me l’expliqua, mais tout ce que j’ai retenu, c’est qu’en certaines choses ils ne partageaient pas la manière de voir de Rosas. L’enfant n’en savait pas un mot ; mais s’il fût resté en Amérique à recevoir cette belle éducation, peut-être à vingt ans eût-il trouvé tout simple qu’on fusillât quelqu’un pour le fait d’être unitaire. « Meurent les hérétiques ! » c’était la prière qu’on apprenait aux enfans dans l’Espagne du XVIe siècle, et probablement ce fut la première que bégaya Philippe. Devenu roi, il assistait à un auto-da-fé, et disait que si son fils avait encouru la sentence du saint tribunal, il mettrait lui-même le feu aux fagots.

Il n’y a rien de si dangereux que les convictions profondes chez les hommes d’un esprit médiocre appelés à exercer un grand pouvoir. Philippe était convaincu de son infaillibilité ; il se croyait fermement une mission divine, et de la meilleure foi du monde il pensait que les ennemis de sa politique étaient les ennemis de la religion. Quand il tuait les gens, je ne doute pas que par surérogation il ne crût les envoyer en enfer. Son fanatisme, augmenté de son orgueil immense, avait détruit chez lui tout sentiment d’humanité, et peut-être ses plus mauvaises actions ne lui coûtèrent-elles pas un remords. Quant à ses peccadilles, car il en fit plus d’une, étant d’un pays où le soleil est fort ardent, il pensait sans doute, comme cette grande dame, que Dieu y regarderait à deux fois avant de condamner un prince d’une si bonne maison, le fils d’un empereur et le souverain dont le soleil ne quittait jamais les états.

« Cette intrépidité de bonne opinion » chez Philippe II se montre avec toute son horrible naïveté dans la vengeance si longtemps préparée qu’il exerça contre le baron de Montigny. C’est un des épisodes les plus intéressans de l’histoire de M. Prescott, et je n’hésiterais pas à le traduire tout entier, s’il n’avait été déjà dans la Revue l’objet d’une analyse approfondie par M. L. de Viel-Castel[3]. Quelques mots suffiront pour rappeler au lecteur cette horrible tragédie.

Le seul crime de Florent de Montmorency, baron de Montigny, était d’avoir osé porter à Philippe les respectueuses représentations des seigneurs flamands contre des édits tyranniques. Il fut arrêté à Madrid lorsque l’exécution des comtes d’Egmont et de Hoorne y fut connue. Pendant près de trois ans, on le tint prisonnier en Espagne, tandis qu’on lui faisait secrètement son procès en Flandre. Lorsque grâce au duc d’Albe l’ordre régnait dans les Pays-Bas, lorsque Montigny commençait à être oublié, lorsque le terrible gouverneur écrivait au roi que le moment était venu de compléter la soumission des Flamands en leur accordant une amnistie, alors seulement Philippe fit étrangler Montigny. Il le fit étrangler dans le plus grand secret, après s’être fait écrire officiellement que Montigny était malade, qu’il était au plus mal, qu’il n’y avait plus d’espoir. En signifiant la sentence au condamné, on lui laissa espérer, toujours en vertu des instructions du roi, qu’il pourrait faire une sorte de testament, c’est-à-dire acquitter ses dettes et faire des legs pieux, à la condition de déclarer dans cet acte qu’il mourait de mort naturelle. Tout avait été merveilleusement calculé pour tromper les contemporains et dérober le crime à la postérité ; mais Philippe ne craignait que les contemporains. Il fit déposer aux archives de Simancas toutes les pièces de l’affaire, ses ordres, ses dépêches, le procès-verbal vrai et le procès-verbal faux de la mort de Montigny. Bien plus, il en fit part au duc d’Albe, qu’il n’avait pas consulté et qu’il n’avait pas besoin d’instruire. Il semble que tourmenté d’une certaine vanité d’auteur, il eût regretté que de si belles inventions restassent ignorées. Cette relation, qui était adressée à Bruxelles, fut prudemment traduite en chiffres. Le roi, minutieux en tout, et qui ne pouvait voir une feuille de papier écrit sans y mettre une apostille, après avoir rappelé les sentimens de dévotion que Montigny avait fait voir à ses derniers momens, et ce mot du confesseur chargé de l’assister qui disait : « Il s’est montré aussi bon catholique que je désire l’être moi-même, » le roi avait dicté d’abord cette observation : « Peut-être est-ce une illusion de Satan, qui, nous le savons, n’abandonne jamais l’hérétique à sa dernière heure. » Puis par réflexion, en marge de la minute, il écrivit de sa main : « Effacez cela dans la traduction en chiffres; des morts il faut toujours bien penser. » Pourtant il ne voulut pas perdre sa remarque, qui subsiste, et qu’on voit avec la minute de sa lettre au duc d’Albe dans les archives de Simancas.

L’impassibilité de Philippe dans les actions les plus horribles et les plus honteuses confond tellement les idées, qu’on se demande si l’homme capable de pareilles choses mérite d’être poursuivi comme une bête féroce par le fer et par le feu, ou seulement d’être enfermé dans une loge de fou. Assurément sa conscience n’était pas celle du reste des hommes. S’il lui échappe un trait d’humanité, il s’en excuse. Il donne quelques aunes de drap noir pour que les domestiques de Montigny accompagnent décemment à l’église les restes de leur maître, mais il a grand soin de dire au duc d’Albe a que la dépense était minime, les domestiques étant en très petit nombre. » On ne peut comparer la tranquillité d’âme de Philippe qu’à celle du bourreau qui verse le sang et n’a point de remords, sachant qu’il est l’instrument de la loi. Philippe était, croyait-il, l’instrument de la Providence, et ses passions haineuses lui semblaient des voix d’en haut.

Comme on ne prête qu’aux riches, les contemporains de Montigny, qui avaient dû croire à sa mort naturelle, se dédommagèrent en faisant honneur à Philippe II de la mort violente de don Carlos son fils. M. Prescott, après avoir étudié ce grand problème historique avec le soin le plus scrupuleux, n’a pas trouvé de preuves suffisantes pour prononcer un verdict de meurtre contre le monarque, comme dans l’affaire de Montigny ; mais il laisse voir des soupçons terribles qui, de la part d’un écrivain d’ordinaire si plein d’impartialité et de circonspection, ressemblent fort à une conviction morale. Quant à moi, je ne connais sur la mort de don Carlos d’autres documens que ceux dont M. Prescott a fait usage, et cependant mes conclusions seraient toutes différentes. Il me semble que l’historien américain ne s’est pas assez complètement dégagé des idées de son pays et de notre temps pour examiner les pièces de cet étrange procès, et que contre son habitude il a tiré des inductions un peu trop hardies de quelques passages qui se prêtent à une interprétation beaucoup plus naturelle et moins tragique. J’essaierai d’exposer ici le petit nombre de faits bien avérés sur lesquels on peut fonder un jugement. Je présenterai en la discutant l’opinion à laquelle M. Prescott paraît donner la préférence, et le lecteur décidera.

Les poètes et les romanciers se sont tellement exercés sur le personnage de don Carlos, qu’ils ont à peu près complètement fait oublier les témoignages des contemporains sur le caractère de ce prince. Il importe de les rappeler, et d’abord je citerai Branthôme, observateur toujours curieux et d’ordinaire exact, témoin désintéressé, et trop avide de scandale pour nous cacher les découvertes qu’il aura pu faire en ce genre. Il séjourna quelque temps à la cour d’Espagne en 1564, c’est-à-dire un peu plus de trois ans avant la catastrophe que nous aurons à raconter. « Don Carlos, dit-il, étoit fort nastre, estrange, et avoit plusieurs humeurs bigarrées. » Nastre est un mot encore usité dans le Périgord dans le sens de sournois, mauvais garnement. Les humeurs bigarrées, c’était, je pense, un terme du langage courtisanesque qu’il n’est pas trop facile de comprendre aujourd’hui; cependant la suite du portrait fait voir que Branthôme croyait que la tête de son altesse était un peu dérangée. Les ambassadeurs vénitiens, qui avaient mission, comme on sait, d’étudier le caractère des princes et d’en entretenir le conseil de la république, écrivaient à leur gouvernement qu’il annonçait une cruauté précoce, et, entre autres preuves qu’ils en donnent, ils rapportent qu’un de ses amusemens était de faire rôtir des lièvres tout vivans. Ce trait de gentillesse n’annonce pas des dispositions pour abolir les auto-da-fé. De bonne heure il avait été tourmenté par la bile. Il avait de fréquens accès de fièvre. Sa croissance avait été arrêtée, et peu de personnes croyaient qu’il pût arriver à l’âge d’homme. Le duc d’Oñate possède un portrait de don Carlos peint par Sancho Coello ou dans son école. Au point de vue de l’art, c’est un ouvrage médiocre, mais il est évident qu’il a été fait d’après nature, et il est permis de le croire ressemblant, à la façon dont il est étudié. A vrai dire, le principal défaut, c’est l’exécution trop minutieuse de toutes les parties, et la vérité des accessoires est une présomption en faveur de la ressemblance du personnage. Ce qui frappe d’abord, c’est la triste tournure du modèle, ses épaules voûtées, sa tête penchée en avant et son expression mélancolique. Le teint est pâle, les yeux morts, toute l’habitude du corps dénote un être maladif. Strada dit qu’il avait une épaule plus haute que l’autre et qu’il boitait, humero clatior et tibia altera longiore erat. Pour surcroît, à l’âge de seize ans, il tomba sur la tête en trébuchant dans un escalier, et il fallut le trépaner, opération toujours assez délicate, et qui l’était encore plus pour les chirurgiens de ce temps. Il fut longtemps entre la vie et la mort, jusqu’à ce qu’on s’avisât de lui apporter des reliques d’un frère Diego, mort un siècle auparavant en odeur de sainteté. C’est ce moine qu’on voit aujourd’hui au musée du Louvre, peint par Murillo au moment où il est soulevé de terre par la ferveur de sa prière, tandis que des anges font la cuisine à sa place, car il était le cuisinier de son couvent. Le saint apparut la nuit au malade et lui annonça sa guérison. Par jalousie de métier, le médecin du prince prétendit s’en attribuer l’honneur, mais on ne l’écouta guère. Fray Diego pour ce fait fut canonisé. Malheureusement don Carlos n’en devint pas plus sage. « Il aimoit fort à ribler le pavé, dit Branthôme, et faire querelles à coups d’épée, fust de jour, fust de nuit, car il avoit avecque luy dix ou douze enfans d’honneur des plus grandes maisons d’Espaigne, les uns les forçant d’aller avecque luy et en faire de mesme, d’autres y allans d’eux-mesmes de très-bon cœur... Quand il alloit par les rues quelque belle dame, et fust-elle des plus grandes du pays, il la prenoit et la baisoit par force devant tout le monde. Il l’appelloit bagasse, chienne, et force autres injures leur disoit-il... » Je suis obligé d’abréger la citation. Les querelles à coups d’épée dans la rue étaient alors fort communes en Espagne, et les comédies de Lope de Vega et de Calderon en font foi. De mon temps, en Andalousie, les jeunes gens qui donnaient des sérénades la nuit interdisaient l’entrée de la rue où demeurait leur maîtresse, et rossaient les téméraires qui osaient vouloir rentrer chez eux malgré la consigne. Quant aux autres divertissemens de son altesse, ils devaient sembler fort étranges, car le respect pour les femmes fut de tout temps un des traits du caractère castillan. Branthôme et Cabrera content bien d’autres gentillesses de don Carlos. Un jour, mécontent de son cordonnier, qui lui avait fait des bottes trop étroites, il les lui fit manger, coupées en morceaux et fricassées. Le prince aimait les bottes larges, non du pied, car on ne dit pas qu’il eût des cors, mais la mode était aux bottes à tiges en forme d’entonnoir, et de plus il avait coutume de cacher dans les siennes une paire de pistolets, mauvaise habitude pour un homme si colérique.

Une fois il rossa son gouverneur, une autre fois il voulut jeter par la fenêtre son chambellan. Mécontent du cardinal Espinosa, président du conseil de Castille, qui venait de chasser de Madrid un acteur qu’il aimait, il prit au collet son éminence, et la main sur la poignée de sa dague : « Faquin, dit-il, vous osez vous en prendre à moi? Par la vie de mon père, je vais vous tuer! » Ses brutalités, ses polissonneries à la rigueur pourraient passer pour jeux de prince, j’entends de prince élevé comme pouvait l’être un fils de Philippe II, systématiquement entouré d’imbéciles ou de coquins subalternes intéressés à le corrompre. Don Carlos avait une vertu qu’il ne tenait pas de son père. Il était fort généreux. Il disait : « Qui est-ce qui donnera, si un prince ne donne pas? » Malheureusement ses bienfaits tombaient le plus souvent sur les compagnons de ses débauches.

Au milieu de la vie dissolue qu’il menait, il avait des velléités de se mêler des affaires publiques et s’irritait que son père ne l’admît pas à ses conseils. Tout prouve que Philippe II ne fit aucun effort sérieux pour le corriger; seulement il lui laissait voir clairement l’aversion que lui inspirait sa conduite. Il l’éloignait de lui et l’entourait d’espions. Enfant, don Carlos avait peur de son père; jeune homme, il le prit en haine. Seul il osait braver le despote tout-puissant, et même se moquer de lui. Branthôme, que je cite toujours, rapporte que don Carlos avait fait relier un gros livre de papier blanc auquel il mit ce titre : Grands et admirables voyages du roi don Philippe. Le texte portait : Allé de Madrid à l’Escurial, — de l’Escurial à Madrid, — de Madrid à Aranjuez, etc., « et ainsin de feuillet en feuillet en emplit le livre par telles inscriptions et escritures ridiculeuses, se mocquant ainsin du roy son père et de ses voyages et pourmenades qu’il faisoit en ses maisons de plaisance; ce que le roy sceut et en vist le livre, dont il en fust fort aigri contre luy. » Cette méchante plaisanterie du petit-fils de Charles-Quint aurait été bien plus dangereuse, s’il avait eu réellement du goût et de l’aptitude pour les affaires. Malheureusement il pensait, comme le gentilhomme de Molière, qu’un prince sait tout sans avoir rien appris. Il voulait jouer un rôle, avoir une cour, et probablement il se figurait qu’il aurait alors de meilleures occasions de rosser les gens et de les insulter. Au moment où la nécessité de remplacer l’infante Marguerite comme gouvernante des Pays-Bas fut bien reconnue, don Carlos crut que ce gouvernement était son fait. On ne sait s’il le demanda à son père; mais lorsqu’il apprit la nomination du duc d’Albe, il s’emporta, défendit au duc d’accepter, et, selon son habitude, le menaça de le tuer. De fait, il tira son poignard. Le vieux guerrier, qui en avait vu bien d’autres, le désarma et le tint en respect jusqu’à ce que le prince, voyant qu’il n’était pas le plus fort, alla cacher son désespoir et sa fureur dans son appartement. C’est peu de jours après cette scène de violence que don Carlos fut arrêté. Malheureusement à partir de ce moment les témoignages contemporains deviennent plus rares et plus obscurs.

Un des plus curieux, sinon des plus vraisemblables, vient d’un valet de chambre du prince qui a écrit la relation manuscrite des faits dont il prétend avoir été le témoin. M. Prescott en a obtenu une copie, et paraît en faire cas. On ignore le nom de l’auteur, par conséquent on ne peut guère apprécier sa véracité; mais en beaucoup de points il se montre aussi bien renseigné que les ministres étrangers qui ont pris le plus de soin pour approfondir cette ténébreuse affaire. C’est une présomption en faveur de son exactitude. On ne peut douter d’ailleurs, d’après certains détails, qu’il n’ait vécu à la cour, à portée de voir et d’apprendre beaucoup de choses inconnues au public.

Selon cette relation, don Carlos, aux approches de la Noël de l’année 1567, paraissait en proie à une agitation extraordinaire. Il dit et répéta devant ses gens qu’il voulait tuer un homme avec lequel il avait querelle. Il tint le même propos devant son oncle don Juan d’Autriche, qu’il aimait et respectait plus que personne à la cour. Le 28 décembre, toute la famille royale, selon l’usage, devait communier publiquement. La veille, don Carlos, allant se confesser, ne fit point de difficulté de révéler à l’ecclésiastique qu’il avait choisi son désir et son intention de commettre un meurtre. Épouvanté de cet aveu, le confesseur lui refusa l’absolution. Don Carlos, plus surpris qu’irrité, essaya de trouver des prêtres moins sévères, et ayant réuni en consultation jusqu’à seize moines, casuistes renommés, il leur demanda s’il ne pouvait pas recevoir l’absolution et communier avant d’expédier son ennemi. Tous répondirent avec fermeté qu’il n’y avait pas d’absolution pour lui tant qu’il entretiendrait de semblables pensées. Alors le prince se rabattit à demander qu’on voulût bien lui donner à la communion une hostie non consacrée, afin d’éviter le scandale que le refus de communion ne manquerait pas d’occasionner. Un des casuistes, persuadé qu’il avait affaire à un maniaque, et jugeant qu’il était important de savoir à qui le prince en voulait, lui fit entendre que, pour se prononcer, les docteurs avaient absolument besoin de savoir quel était cet ennemi si détesté dont il voulait se défaire, à quoi don Carlos, sans la moindre hésitation, répondit : « C’est mon père. » Aussitôt on avertit le roi, qui se trouvait alors à l’Escurial.

Telle est la version du valet de chambre. Nous remarquerons d’abord qu’il a pu entendre les menaces de mort proférées par le prince, mais qu’il n’a pas assisté à la consultation des docteurs. Toute cette partie de son récit, outre l’étrangeté, se concilie difficilement avec les dates. La scène de la consultation aurait eu lieu avant le 28 décembre 1567. Don Carlos ne fut arrêté que le 18 janvier 1568. Quelque temporiseur que fût Philippe II, on a peine à croire qu’il ait attendu si longtemps pour prendre un parti à l’égard d’un homme qu’il avait tout lieu de craindre, et qui portait des pistolets dans ses bottes.

Poursuivons. L’auteur de la relation déjà citée ajoute, et cette fois le fait est confirmé par la correspondance du nonce apostolique, que le 17 janvier don Carlos envoya commander pour le lendemain huit chevaux au directeur des postes. Celui-ci se hâta de répondre qu’il n’en avait pas, et fit aussitôt prévenir le roi, après avoir par provision envoyé loin de Madrid tous les chevaux qu’il avait. Philippe savait déjà, du moins en partie, les projets de son fils, car, « depuis quelques jours, écrivait le nonce, ce très religieux monarque faisait dire des prières dans plusieurs monastères pour que le ciel l’inspirât dans une affaire de la dernière gravité. » S’il faut en croire le valet de chambre, don Juan d’Autriche de son côté aurait prévenu le roi que don Carlos était parvenu à emprunter une somme considérable, 150,000 ducats (?), et lui avait proposé à lui, don Juan, de l’accompagner dans sa fuite. Le 18 janvier, don Juan étant allé voir le prince, celui-ci l’aurait accusé de trahison, aurait mis l’épée à la main, et don Juan aurait été obligé de se défendre et d’appeler des gens pour prévenir un duel entre oncle et neveu. Cette scène est rapportée par d’autres contemporains avec quelques variantes, et n’est pas absolument improbable.

Don Carlos, toute la cour le savait, avait fait une espèce d’arsenal de sa chambre à coucher. Notons en passant cette manie de s’entourer d’armes, si fréquente chez les personnes dont la raison est altérée. La porte de cette chambre à coucher était munie de verrous formidables, et le prince y avait fait adapter un mécanisme qui lui permettait, en tirant un cordon de son lit, d’ouvrir lui-même sa porte aux gens qu’il voulait recevoir. Ces précautions, et surtout les armes, inquiétaient fort le roi. On commença par déranger le mécanisme des verrous sans que le prince s’en aperçût. Le 18 janvier, au milieu de la nuit, le valet de chambre susdit, étant de service en dehors de la chambre à coucher du prince, vit arriver le roi, revêtu d’une armure et ayant un casque sur la tête. Il était accompagné du duc de Féria, son capitaine des gardes, de quatre ou cinq gentilshommes, et d’une douzaine de soldats. Don Carlos dormait profondément, et la porte fut ouverte sans bruit. Le duc de Féria, entrant le premier sur la pointe du pied, se saisit d’abord d’une épée et d’un poignard placés au chevet du lit, puis d’une arquebuse chargée à balle, déposée un peu plus loin, mais à portée du dormeur. En ce moment, le prince s’éveillant demanda : « Qui va là?» Le duc répondit : « Le conseil d’état. » Aussitôt le prince saute à bas du lit et cherche ses armes, mais déjà les soldats s’en étaient emparés. Le roi, qui attendait ce moment pour entrer, se présenta alors, et lui intima l’ordre de se recoucher et de se tenir tranquille. « Que me voulez-vous? demanda le prince. — Vous l’apprendrez bientôt, » répondit le roi, qui fit aussitôt fermer et cadenasser portes et fenêtres. En même temps il faisait enlever une cassette remplie de papiers et tous les meubles qui auraient pu servir d’armes; on emporta jusqu’aux chenets. En se retirant, le roi dit au duc de Féria qu’il lui confiait la garde du prisonnier, dont il aurait à répondre sur sa tête. « Vous feriez mieux de me tuer tout de suite! criait don Carlos. Si vous ne me tuez pas, je me tuerai moi-même. — Vous n’en ferez rien, dit le roi; ce serait l’action d’un fou. — Je ne suis pas fou; mais vous me traitez si mal que vous me réduirez au désespoir ! » La voix du prince était à demi étouffée par les sanglots. Il demeura étendu sur son lit, versant un torrent de larmes. Le lendemain, le roi réunit son conseil et fit instruire le procès du prisonnier. La séance dura, dit le valet de chambre, depuis une heure de l’après-midi jusqu’à neuf heures du soir, et le procès-verbal ou le dossier formait un cahier épais d’un demi-pied.

Que croire dans tout cela? Le récit de l’arrestation paraît authentique; il est confirmé par les rapports des ministres étrangers, et une scène qui avait quinze ou vingt témoins n’a pu être cachée au public. Quant au procès, il est également incontestable que, le lendemain de l’arrestation de don Carlos, le conseil d’état, ou plutôt une commission spéciale nommée par le roi, délibéra sur l’affaire par son ordre, et sous sa présidence; mais s’agit-il d’un procès, ou d’une enquête? Don Carlos, arrêté par son père, fut-il représenté comme un conspirateur ou comme un maniaque? Parmi les membres de la commission, je ne trouve pas de médecin; mais le médecin du prince a pu être appelé comme témoin, ou, ce qui est plus dans les usages du temps, on a pu lui demander son opinion par écrit. D’ailleurs, et le fait est remarquable, dans les communications diplomatiques faites par Philippe aux cours étrangères, on ne dit pas que le prince soit devenu fou. Le roi annonce seulement que, pour s’acquitter de ses devoirs envers Dieu et l’état, il est contraint de tenir son fils en captivité. « Cette résolution, écrit-il à la reine de Portugal, sa tante, n’a pas été provoquée par une faute de mon fils, ni un manque de respect de sa part. Ce n’est pas un châtiment qui lui soit infligé, car bien que ce châtiment ne fût que trop mérité, il aurait son temps et sa limite. Je n’espère pas que cela lui serve de leçon pour se corriger. Cette affaire a une autre cause et une autre raison. Le remède ne consiste pas dans le temps et les expédiens. » Si Philippe a cherché à être obscur, convenons qu’il y a bien réussi. Pour moi, il me semble que ces phrases entortillées ne dénotent autre chose que la difficulté qu’éprouve un roi si orgueilleux à dire simplement que son fils et son héritier présomptif est fou, et qu’il n’espère pas de guérison.

M. Prescott interprète d’une tout autre manière ce langage mystérieux. A son sentiment il y a dans le fait de don Carlos autre chose que de la folie, car s’il eût été fou, pourquoi lui eût-on fait son procès? Pourquoi une commission spéciale aurait-elle été chargée de le juger? — Elle se composait du cardinal Espinosa, le même que don Carlos avait menacé de son poignard, du prince d’Éboli et de Briviesca de Muntañones. Rien n’indique que le prince ait eu un défenseur, choisi par lui ou nommé d’office. Il ne fut même pas interrogé comme il semble, et la procédure demeura absolument secrète. Le prince mort, toutes les pièces furent remises au roi, qui les envoya aux archives de Simancas, selon son habitude. On dit qu’elles ne s’y trouvent plus, qu’en 1828 le roi Ferdinand VII, ayant eu la curiosité de les examiner, les fit venir à Madrid, et que là elles ont disparu. Malgré l’assertion de M. Prescott, confirmée par l’opinion de beaucoup d’Espagnols lettrés, je doute un peu de ce fait, et surtout que le roi Ferdinand, qui n’avait pas d’intérêt dynastique à cacher la vérité, n’ait révélé à personne la solution d’un problème historique qui n’était pas compromettante pour sa maison. D’ailleurs le roi était incapable sans doute de lire des écritures du XVIe siècle, et son premier soin eût été de s’adresser à quelque membre de l’Académie de l’Histoire pour se faire faire une traduction du grimoire de Simancas. Comment ne saurait-on pas quel fut ce traducteur? comment n’aurait-il pas dit quelque chose de son travail?

Quoi qu’il en soit, et pour revenir au chef d’accusation, M. Prescott tire une induction conforme à sa manière de voir d’une lettre écrite par le nonce du pape à la suite d’une conversation qu’il avait eue avec le cardinal Espinosa le 24 janvier 1568, c’est-à-dire six jours après l’arrestation de don Carlos. « Serait-il vrai, comme on le dit partout, demanda le nonce, que le prince ait voulu attenter aux jours de sa majesté? — Ce ne serait rien, répondit le cardinal, s’il ne s’agissait que d’un danger personnel pour sa majesté, car il serait facile de la bien garder; mais c’est bien pire, — s’il peut y avoir quelque chose de pire. Depuis deux ans, le roi y cherche un remède en le voyant prendre la mauvaise voie; mais il n’a pu l’arrêter ni morigéner cette cervelle, tellement qu’il en a fallu venir à ce que vous voyez. » Selon M. Prescott, cette confidence du cardinal ne peut s’entendre que d’une accusation d’hérésie. Pour deux hommes d’église en effet, c’est le seul crime qu’on puisse appeler pire que le parricide. De fait, le nonce lui-même et le ministre de Toscane interprétèrent dans ce sens les paroles du cardinal. C’est une présomption grave sans doute que les deux ministres aient entendu de la même manière les paroles du cardinal, mais ce n’est pas une preuve qu’ils les aient bien comprises. Il a évidemment évité de prononcer le mot propre, et son langage ne convient pas moins au cas de démence qu’à celui d’hérésie.

Le fait d’un procès intenté au prince, qui est pour M. Prescott un argument sans réplique, ne me semble pas plus convaincant que les paroles à double sens du cardinal Espinosa. Et d’abord n’attache-t-on pas trop d’importance au mot procès? Ne serait-il pas plus exact de dire qu’une commission fut chargée de procéder à l’égard du prince? En effet, personne ne peut dire si elle eut à juger un crime, ou bien à statuer sur l’état mental du prince, ou enfin à suggérer au roi les mesures à prendre pour changer l’ordre d’hérédité, supposé que le prince fût reconnu indigne ou incapable de monter sur le trône. J’irai plus loin, et je dirai qu’il est impossible que la commission ait eu à délibérer sur autre chose que les deux dernières hypothèses que j’ai proposées. En effet, si don Carlos eût conspiré contre son père ou contre la religion catholique, il aurait eu quelque complice, qui eût été assurément pendu ou brûlé, ou à toute force dépêché en secret comme Montigny. Or on ne parle d’aucune exécution, d’aucune sentence, d’aucune arrestation décrétée contre un serviteur ou un ami du prince. Je m’étonne que cette remarque ait échappé à M. Prescott; il devrait savoir qu’un prince ne conspire jamais seul. On se rappelle que la veille de son arrestation don Carlos avait commandé huit chevaux de poste. A coup sûr, ce n’était pas pour lui seul. En 1568, il est plus que douteux qu’on pût aller de Madrid à la frontière en carrosse; il s’agit donc de chevaux de selle, et en tenant compte des postillons qui devaient ramener les chevaux, la suite du prince devait être au moins composée de trois ou quatre personnes. D’où vient qu’aucune de ces personnes n’ait été recherchée ou punie? Une seule explication se présente, c’est que le plan d’évasion appartenait tout entier au prince, et que les gens qu’il devait emmener furent les premiers à prévenir le roi.

Je ne nie pas que les discours d’un jeune homme qui parlait à tout propos de poignarder ceux qui lui déplaisaient n’eussent pu fournir matière à une accusation d’hérésie. Il serait fort extraordinaire qu’un étourdi si mal élevé et si colérique n’eût pas laissé échapper quelque boutade irréligieuse, ne fût-ce que pour se plaindre lorsqu’un devoir pieux l’obligeait à renoncer à une partie de plaisir; mais que de propos délibéré il fût hérétique, c’est ce que je ne saurais croire. Où aurait-il trouvé un convertisseur? où se serait-il procuré un livre? Voudra-t-on qu’une tête si faible ait médité sur les Écritures et en ait tiré des conclusions hétérodoxes? Rien de tout cela n’eût été possible dans le palais du roi d’Espagne, à Madrid, en 1568, et surtout de la part d’un jeune fou qui passe ses nuits à ribler le pavé. M. Prescott le reconnaît lui-même; seulement il explique ce qu’il faut entendre par l’hérésie de don Carlos. Il admet, et fort gratuitement, que don Carlos, sans communications avec les chefs des confédérés flamands, ait laissé voir un intérêt singulier pour les libertés des Provinces-Unies, dont la cause, aux yeux de Philippe et de ses ministres, aurait été identifiée (toujours selon M. Prescott) avec le triomphe des doctrines luthériennes. À ce compte, les menaces faites au duc d’Albe s’expliqueraient par la sympathie du prince pour les mécontens de Flandre; mais convenons d’abord que, sauf sa réputation de bon catholique[4] et de soldat inflexible, le duc d’Albe n’avait donné à personne de motif pour deviner de quelle manière il entendait gouverner les Pays-Bas. Puis quelle apparence y a-t-il qu’un jeune homme élevé à la cour d’Espagne, dans l’oisiveté la plus crapuleuse, ait pris un si grand intérêt à la cause d’un petit peuple dont il n’avait jamais entendu parler que comme de sujets assez turbulens et indociles? M. Prescott, avec son excellente critique, a fait justice de ces correspondances ridicules que, longtemps après l’événement, quelques écrivains ont supposées entre don Carlos et les chefs des luthériens. Que par dépit contre son père ou contre le duc d’Albe, par pique d’amour-propre lorsque ses prétentions au gouvernement des Pays-Bas furent repoussées, il ait tenu quelque propos séditieux, cela est aussi possible qu’un propos hérétique et tout aussi peu concluant. Ce qui est le mieux établi, c’est qu’il aurait laissé échapper des menaces violentes contre son père, et qu’il se préparait à faire quelque mauvais coup. Tout bien considéré, don Carlos me paraît avoir été un maniaque dangereux, et on en a renfermé sur des présomptions moins graves.

Mais avec l’arrestation le mystère ne cesse point. Le prince mourut le 24 juillet 1568, plus de cinq mois après avoir été privé de sa liberté. Sa mort fut-elle naturelle? — Llorente, sur la foi d’un manuscrit dont seul il a eu communication et dont il n’a pas même indiqué l’origine, raconte que le 9 juillet la commission chargée de juger le prince fit son rapport au roi. Elle avait trouvé l’accusé coupable de haute trahison au premier et au second chef : 1° pour avoir conspiré la mort de son père, 2° pour avoir tenté de s’emparer de la souveraineté des Pays-Bas. En rappelant que ces deux crimes entraînaient la peine de mort, la commission s’en référait à sa majesté pour décider si cette peine pouvait être appliquée à l’héritier présomptif. — Remarquons en passant que Llorente, qui avait été secrétaire de l’inquisition, ne dit pas un mot d’hérésie, sachant fort bien que, dans une commission instituée pour juger un crime de cette nature, un laïque n’aurait pu siéger. Le prince d’Eboli en faisait partie; quant à Briviesca, je n’ose affirmer qu’il ne fût pas ecclésiastique. — Le roi aurait répondu à la commission que la loi était faite pour tous, mais qu’il y avait moyen peut-être d’éviter le scandale d’une exécution. La santé du prince était très dérangée; qu’on lui permît de suivre son mauvais régime, il mourrait infailliblement et vite. Seulement il fallait s’arranger pour qu’il eût le temps de se reconnaître et de sauver son âme. Là-dessus le médecin du prince lui aurait administré un violent purgatif qui aurait produit l’effet désiré.

Je me hâte de dire avec M. Prescott que rien n’est plus suspect que cette version admise par M. Llorente d’après une appréciation qu’il ne nous a donné aucun moyen de contrôler. J’ajouterai que ce récit semble inventé après la mort de don Carlos, afin d’expliquer ce qu’elle a de mystérieux. Des témoignages nombreux et irrécusables vont nous faire voir comment le prince fut traité pendant sa captivité. Le roi dicta lui-même les mesures à prendre, et son ordre est daté du 2 mars, c’est-à-dire plus de quarante jours après son arrestation. Le prince d’Éboli fut chargé de la surveillance générale avec six gentilshommes, dont deux devaient toujours être de garde auprès du prisonnier. Pendant le jour, leurs instructions portaient qu’ils devaient tâcher de distraire le prince par leur conversation; mais il leur était défendu de parler politique, et surtout des motifs de sa détention. Si le prince les questionnait à cet égard, il leur était enjoint de garder le silence. Nul message ne devait lui être transmis ; on devait refuser de se charger de tous ceux qu’il pourrait donner. Les seules personnes admises en sa présence étaient le médecin du roi (proto-medico), le confesseur du prince, son barbier et un valet de chambre, ce dernier désigné par le roi parmi ses gardes particuliers (monteros). À cette occasion, M. Prescott observe que ce règlement était bien fatigant, et pour le prince d’Éboli, et pour les six seigneurs transformés en geôliers, et il est conduit à soupçonner que dans l’intention de Philippe la captivité de don Carlos ne devait pas durer trop longtemps. La remarque est bien naturelle de la part d’un citoyen des États-Unis, où probablement on ne trouverait pas facilement six personnes de bonne compagnie pour monter la garde auprès d’un prisonnier ; mais alors et dans une cour ces fonctions ne paraissaient pas fort pénibles. Longtemps après, Louis XIV persuada aux plus grands seigneurs de France qu’ils étaient fort honorés de loger dans les chambres médiocrement meublées et assez mal commodes qu’il leur donnait à Versailles. Tous se félicitaient d’être ainsi à portée de se lever avant le jour pour faire antichambre à l’Œil-de-Bœuf, et assister au lever de sa majesté. Les plus fiers, et le duc de Saint-Simon entre autres, étaient heureux de faire ce métier, qui ne durait pas des mois, mais la vie d’un homme. Que don Carlos fût gardé par des gentilshommes, rien de plus simple, et il n’en faut pas conclure que pour ne pas abuser de leur patience, le roi voulût abréger les jours de son fils.

Don Carlos montra d’abord une irritation furieuse, et même essaya, dit-on, de se donner la mort ; puis à ces accès de rage succéda une sorte de désespoir stupide. Indifférent pour tout ce qui l’entourait, il refusait de parler ; il rejetait les livres de dévotion qu’on lui présentait ; il ne voulait admettre ni son confesseur ni son médecin. Sa santé déclinait rapidement. Il était miné par une fièvre lente. Le médecin déclara au roi que sa fin était prochaine et inévitable. Alors une idée terrible vint assaillir Philippe II : si, mourant dans le désespoir, son fils allait perdre son âme, il en serait peut-être responsable.

Un père Suarez, autrefois aumônier du prince, passait pour avoir conservé quelque influence sur le désespéré, qui parfois lui avait montré de l’affection. Le roi le pria d’écrire à don Carlos, et la lettre de cet ecclésiastique, datée du 18 mars, est une des pièces qu’on cite à l’appui des hypothèses inventées pour expliquer la catastrophe. M. Prescott, toujours préoccupé de l’accusation d’hérésie, fait ressortir en faveur de son système un des passages de cette lettre ; mais j’ai le regret de trouver sa traduction un peu trop libre. On en jugera. Après avoir assez durement déclaré au prisonnier que personne ne s’intéresse à son sort, Suarez ajoute, selon la traduction de M. Prescott : « Que dira le monde en apprenant que vous refusez de vous confesser ? et aussi quand il découvrira d’autres choses terribles dont vous vous êtes rendu coupable, parmi lesquelles il y en a d’une telle nature, que si elles concernaient tout autre que votre altesse, le saint-office aurait lieu de rechercher si elles sont le fait d’un chrétien[5] ? » Le texte espagnol porte : « Quand viendront à se découvrir d’autres choses terribles, si terribles qu’elles mènent à ce que le saint-office aurait beaucoup de sujet, dans un autre que votre altesse, de s’informer s’il est chrétien ou non. » Suarez ne dit pas les choses terribles dont vous vous êtes rendu coupable, et sa phrase, si l’on en retranche cette addition plus importante qu’elle ne semble au premier abord, s’explique fort naturellement par la tentative de suicide attribuée à don Carlos. Admettons pour un moment avec l’historien américain que don Carlos fût hérétique. Comment, dans ce cas, Suarez chercherait-il à le toucher en lui disant qu’il a commis des actions qui pourraient être recherchées par le saint-office ? Un ami de Polyeucte, qui voudrait le ramener à des sentimens païens, n’ira pas lui dire : Savez-vous que vous passez pour chrétien ? Évidemment Suarez cherche à le calmer et à le détourner de ses idées de suicide en lui parlant de l’opinion publique. Il le croit si peu hérétique, qu’il lui montre le danger de passer pour tel, s’il ne s’amende pas.

Pour le moment, la lettre de Suarez ne produisit aucun effet. Bien que gardé à vue, don Carlos jouissait en effet d’une étrange liberté. Il se tenait presque nu dans un courant d’air, inondait sa chambre d’eau et s’y promenait nu-pieds. Il faisait bassiner son lit avec de la glace. Après être demeuré plusieurs jours sans manger, il dévorait dans un seul repas un pâté de quatre perdrix avec la croûte, et buvait en un jour dix ou douze litres d’eau glacée. Que penser d’un tel régime suivi au vu et au su du prince d’Éboli et de ses six gentilshommes ? Était-il bien nécessaire d’administrer du poison à l’infortuné qui se traitait de la sorte ? Aussi le nonce du pape, en envoyant à sa cour les détails qui précèdent, ajoutait-il : « dans l’impossibilité de se donner la mort par un moyen expéditif, le prince paraît avoir l’intention d’y parvenir non moins sûrement par le régime qu’il suit. »

Arrivé au dernier degré d’épuisement et averti de sa fin prochaine, don Carlos parut soudainement devenir un autre homme. Il appela lui-même le médecin et l’aumônier, accomplit avec recueillement ses devoirs de dévotion, et comme la nature de sa maladie ne lui permettait pas de recevoir l’hostie, il l’adora avec humilité, « montrant tant de contrition et de mépris pour les choses de ce monde, tant d’aspiration vers le ciel, qu’on eût dit que Dieu lui avait réservé le comble de toutes les grâces pour sa dernière heure[6]. » Il avait annoncé, par un de ces pressentimens que les malades ont quelquefois, qu’il vivrait jusqu’à la vigile de Saint-Jacques. On lui dit qu’elle arriverait dans quatre jours. « Encore quatre jours de misère! » s’écria-t-il. Il demanda à voir son père, mais le confesseur prit sur lui de dire au roi qu’il valait mieux pour le moribond ne pas le rappeler aux choses de ce monde. Pendant que don Carlos cédait à un de ces assoupissemens qui précèdent la mort, le roi entra doucement dans sa chambre, et, se cachant derrière le prince d’Eboli, il envoya de loin sa bénédiction à son fils, « après quoi, dit naïvement son biographe Cabrera, il se retira dans son appartement avec plus de chagrin au cœur et moins de souci en tête. »

Le 24 juillet 1568, un peu après minuit, on dit au prince que la vigile de Saint-Jacques commençait. Sa figure amaigrie s’illumina d’un rayon de joie; il demanda qu’on lui mît dans la main un cierge bénit, et, de l’autre se frappant la poitrine, il exhala son dernier soupir. « Nul catholique, écrit le nonce du pape, ne fit une fin plus catholique. »

Je crois avoir exposé fidèlement tous les témoignages sur lesquels on peut, dans l’absence de documens inconnus ou perdus aujourd’hui, tenter la solution de cette grande énigme historique. De toutes les hypothèses, la plus simple et à mon sentiment la mieux fondée est celle qui fait de don Carlos un maniaque mourant de mort naturelle, si l’on peut appeler ainsi une mort hâtée par la négligence la plus étrange. Il est vrai, et cette remarque appartient à M. Prescott, que les médecins du XVIe siècle n’avaient pas les lumières de ceux de notre époque, et que ce qui nous paraît monstrueux aujourd’hui pouvait être admis autrefois par les praticiens les plus célèbres. On traitait alors les fous par le nerf de bœuf, et il ne paraît pas qu’on ait employé cette méthode à l’égard de don Carlos.

Je résume en quelques mots son histoire. L’héritier du plus puissant monarque de l’Europe est un jeune homme maladif, toujours miné par la fièvre, usé prématurément par la débauche, trépané à la suite d’une blessure grave à la tête. Naturellement violent et brutal, il menace de mort les ministres, il tire l’épée à tout propos, laisse voir l’envie de tuer son père, blasphème peut-être contre la religion, loue peut-être des sujets révoltés parce qu’ils sont révoltés contre son père, qu’il déteste. Un jour il veut s’enfuir : on l’arrête, on l’enferme, on le soigne fort mal assurément ; il meurt après cinq mois de détention.

L’enfermer, c’était le seul parti à prendre lorsqu’il montra l’envie de s’enfuir ; mais il avait été solennellement reconnu par les cortès pour successeur du roi régnant. Philippe était âgé et d’une santé déjà chancelante. S’il mourait avant son fils, l’Espagne allait tomber aux mains d’un maniaque. Quel allait être le fruit de tant d’efforts pour maintenir la pureté de la foi, pour arrêter les progrès de l’hérésie, dont jusqu’à présent les rois d’Espagne avaient été les adversaires les plus redoutables ? Telles devaient être les pensées de Philippe en apprenant les dernières violences de don Carlos. Ses conseils secrets, les prières qu’il fait adresser de toutes parts pour obtenir une inspiration d’en haut, le procès enfin, s’il faut admettre qu’il y ait eu un procès, toutes ces mesures prises avec tant de mystère s’expliquent pour moi par le projet d’exclure juridiquement du trône un prince incapable de gouverner. Le déclarer fou et le mettre en tutelle ne remédiait à rien. Jeanne la Folle avait été reine et aurait peut-être régné, si elle avait eu un moment lucide. La folie est une maladie dont on peut guérir ; par conséquent les droits du malade ne sont que suspendus. Évidemment pour Philippe, de même que pour tous ceux qui approchaient le prince, la conviction était que le mal était incurable. Le roi voulut non pas le mettre en tutelle, mais l’éloigner à jamais du trône. Les moyens qu’il employa pour y parvenir, je les ignore ; mais voici un fait fort remarquable qui ne permet guère de se méprendre sur le but du procès. Une des premières pièces remises aux commissaires nommés pour juger don Carlos fut une traduction du catalan en espagnol de la procédure dirigée vers le milieu du XVe siècle par ordre de don Juan II, roi d’Aragon, contre son fils don Carlos, le fameux prince de Viana. Le roi d’Aragon, gouverné par sa femme, voulait donner sa couronne à un enfant du second lit au préjudice du prince de Viana, son fils aîné. Le précédent était assez mal choisi peut-être, car jamais prince ne fut plus sensé ni plus digne d’être aimé que le fils aîné de Juan II ; mais il fallait trouver une apparence de formes légales, et on les prenait où l’on pouvait. Faut-il s’étonner que dans un temps, dans un pays, sous un roi où tous les actes de la politique se faisaient dans l’ombre, on ait apporté tant de mystère au décret qui devait déshériter don Carlos ?

Jusqu’à présent je n’ai point parlé d’Élisabeth de France, femme de Philippe II, ni du roman qui fait de don Carlos un rival de son père, et de celui-ci un autre Barbebleue empoisonnant son épouse innocente après son fils imprudent. M. Prescott a examiné cette tradition fort peu historique avec le soin minutieux qu’il apporte dans toutes ses recherches et l’attention parfois exagérée qu’il accorde à toutes les opinions. A tout ce lugubre drame il n’a pas trouvé le moindre fondement. Il est vrai qu’il avait été question de marier don Carlos à Elisabeth pour consolider la paix entre l’Espagne et la France; mais comme ce mariage n’aurait pu se conclure immédiatement, Elisabeth n’ayant que quatorze ans et don Carlos quelques mois de moins, les plénipotentiaires français furent les premiers, dit-on, à proposer que Philippe épousât la fille de Henri II. Philippe, qui venait d’essuyer un refus de la part d’Elisabeth d’Angleterre, charmé de lui prouver qu’il ne manquait pas de bons partis, se hâta d’accepter la main de la princesse française. Lorsqu’il l’épousa, elle avait quinze ans, et lui environ trente-deux. Il est très possible qu’en voyant sa charmante belle-mère, don Carlos ait regretté que la diplomatie l’eût trouvé trop jeune pour cimenter l’alliance entre les deux couronnes; mais on a vu qu’il se consola bien vite. S’il se montra reconnaissant de la bienveillance avec laquelle le traitait Elisabeth, s’il semblait l’excepter seule du mépris qu’il montrait pour les femmes, il est impossible de trouver dans leurs relations la moindre trace d’amour. Elisabeth voulait le retirer de la vie crapuleuse qu’il menait, et son projet était de le marier à sa sœur Marguerite de Valois. C’eût été un assez triste cadeau à lui faire. Ajoutons que M. Prescott a rassemblé les témoignages les plus nombreux et les plus authentiques pour prouver la confiance et l’affection qui jusqu’au dernier moment régnèrent entre Philippe et sa femme. J’en citerai un seul exemple, c’est la permission de paraître sans voile, contrairement à l’étiquette espagnole, qu’il avait donnée à Élisabeth[7]. La cour de la reine était toute française. Telle était la séduction exercée par cette jeune et belle princesse que l’austère Philippe II lui-même en subissait l’influence. On sait qu’elle mourut en couches quelques mois après don Carlos. Philippe déclara que c’était le coup le plus rigoureux qui l’eût encore frappé. Au moment où j’achevais cette analyse d’un épisode du grand ouvrage de M. Prescott, un journal m’apprend qu’il vient de mourir subitement à Boston, dans un âge où l’on pouvait espérer de lui de nombreux et d’utiles travaux. J’ignore s’il a pu terminer la tâche qu’il avait entreprise, et pour laquelle il s’était si consciencieusement préparé. Peu d’historiens ont apporté dans la rédaction de leurs ouvrages de si louables scrupules. Loin de partir d’un système trouvé à priori pour y plier les faits qu’il avait à raconter, M. Prescott croyait que rassembler tous les documens existans, les classer, les épurer par une critique sévère était le premier devoir de l’historien, et que tous ses efforts devaient tendre à la découverte de la vérité. De même qu’Augustin Thierry, il a surmonté par la force de sa volonté les obstacles, presque invincibles, qui semblaient devoir lui interdire les recherches de l’historien. Il était encore au collège lorsqu’un accident lui fit perdre l’usage d’un œil et affaiblit l’autre au point de lui rendre toute lecture prolongée excessivement pénible et dangereuse. En exerçant sa mémoire, il parvint à lui donner une puissance extraordinaire, et l’on assure qu’il citait au bout de plusieurs années presque textuellement des passages que son secrétaire ne lui avait lus qu’une fois. Sa vie était admirablement réglée. Pour ménager sa vue, il ne lisait jamais plus de deux heures par jour. Il composait en marchant ou en montant à cheval, et dictait ses ouvrages ou bien les écrivait lui-même au moyen d’une machine à l’usage des aveugles. Pas un moment n’était perdu pour l’étude. Esprit juste et droit, il avait horreur du paradoxe. Jamais il ne s’y laissa entraîner, et souvent, pour réfuter les assertions les plus audacieuses, il se condamnait à de longues investigations. Sa critique, à la fois pleine de bon sens et de finesse, ne se trompe jamais sur le choix des documens, et son discernement est aussi remarquable que sa bonne foi. Si l’on peut lui reprocher d’hésiter souvent, même après un long examen, à porter un jugement définitif, il faut reconnaître qu’il n’a rien négligé pour le préparer, et que l’auteur, peut-être trop timide à conclure, laisse toujours son lecteur assez instruit pour n’avoir plus besoin de guide.


PROSPER MÉRIMÉE.

  1. On annonce qu’un troisième volume vient de paraître.
  2. Voir le Manual de Inquisidores.
  3. Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1846.
  4. On sait qu’en 1557 le duc d’Albe tenta de s’emparer de Paul IV et de Rome par surprise; un accident fortuit empêcha l’exécution de ce projet, qui dénote de la part du duc plus d’instinct militaire que de dévotion.
  5. « Véa V.A. que haran y diran todos cuando se entienda que no se confiesa, y se vayan descubriendo otras cosas terribles, que lo son tanto que llegan a que el S° Offcio tuviera mucha entrada en otro para saber si era cristiauo o no. »
  6. Ce sont les propres expressions de Castaneo, le nonce du pape, dans une lettre au saint père.
  7. Dona Juana, sœur de Philippe et veuve du prince de Portugal, régente d’Espagne pendant que son frère était en Angleterre, ne se montrait jamais à visage découvert. Les ambassadeurs étrangers s’étant plaints de cet usage, déclarant qu’il leur était impossible de savoir à qui ils avaient affaire, Juana, au commencement de l’audience, soulevait son voile (ou plutôt son manteau) et demandait à l’ambassadeur : « Suis-je bien la princesse? » et sur sa réponse affirmative se cachait soigneusement le visage. (Florez, Reynas Catolicas, t. II, p. 873.) On voit quelle avait été sur les Espagnols l’influence de la conquête musulmane.