Philosophie de l’Anarchie/Considérations générales

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P.-V. Stock (p. 1-33).


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


Au sein de la révolution politique du siècle dernier, apparut le germe d’une révolution économique ultérieure. Jacques Roux, Chaumette, les Hébertistes et, plus tard, Babeuf avec ses amis, firent entendre le cri des revendications sociales. Ce socialisme hâtif, à peine compris par quelques-uns, ne pouvait triompher alors, mais, grâce à ces généreux précurseurs, il devint le mot d’ordre du siècle d’évolution qui suivit et, aujourd’hui, il tend à s’imposer.

Tout indique qu’il en sera de même de l’anarchie : pressentie par Proudhon, affirmée par Bakounine, entrevue plus distinctement depuis peu d’années et professée actuellement par un petit nombre d’adeptes[1], elle aura sa part dans la révolution sociale imminente sans toutefois triompher. Mais, une fois le socialisme vainqueur, les efforts, les études se porteront vers cette nouvelle venue et, elle aussi, aura son tour.

Et plus tôt qu’on ne le croit : la durée des évolutions humaines est singulièrement abrégée. Il a fallu toute la nuit des temps pour que l’esclavage antique se transformât en simple servage, une suite de siècles pour que le servage aboutît au libéralisme constitutionnel, un seul siècle pour mener à l’éclosion du socialisme. On peut hardiment présumer que quelques générations suffiront pour arriver à un état où la hiérarchie gouvernementale sera remplacée par la libre association des individus et des groupements ; la loi, imposée à tous et de durée illimitée, par le contrat volontaire ; l’hégémonie de la fortune et du rang par l’universalisation du bien-être et l’équivalence des fonctions, enfin la morale actuelle, toute d’hypocrite férocité par une morale supérieure découlant tout naturellement du nouvel ordre de choses.

Cela est l’anarchie : nous énonçons la chose avant le mot pour ceux que les mots épouvantent.

L’anarchie est le complément et, on peut bien reconnaître, le correctif du communisme. Qu’on le veuille ou non, la marche des peuples civilisés vers un large communisme est indéniable. « La démocratie coule à pleins bords », a dit Tocqueville. Or, vu en dehors du couvent et de la caserne, qu’est donc le communisme, sinon la confirmation, l’aboutissant de la démocratie, la généralisation des intérêts, non pas politiques — la politique, cette hypocrisie, est appelée à disparaître, — mais des intérêts matériels, tangibles, qui font vivre, des intérêts économiques ?

C’est là le communisme moderne, non plus sentimental et intuitif des tribus barbares, mais rationaliste et scientifique, qui, depuis Babeuf jusqu’à nos jours, a percé à travers les couches sociales, se précisant de plus en plus, de Saint-Simon à Fourier[2], de Fourier à Cabet, de Cabet à Karl Marx.

Les ignorants, qui ne voient pas plus loin que l’écorce, sont surpris par les changements qu’ils n’ont pas su prévoir, semblables au pilote qui, les yeux fixés sur la surface dormeuse de la mer, ne sent pas sourdre dans son sein les tempêtes prochaines. Vienne la révolution sociale, — et cela est affaire de quelques années seulement, — nombre de gens crieront au miracle, à l’imprévu.

L’humanité commence à avoir conscience d’elle-même ; la similitude et la solidarité des intérêts, le besoin de jouir ensemble des découvertes, les promiscuités plus ou moins passagères, — le simple fait, par exemple, de voyager réunis en wagon ou en tramway — mènent au communisme.

Mais, entendons-nous sur le mot, il y a communisme et communisme. Si, parmi les masses, se fait jour de plus en plus cette idée Socialisation des forces productrices, sol, sous-sol, machines, c’est-à-dire non pas partage mais jouissance du patrimoine universel, maintenu inaliénable, les uns veulent un contrôle, une réglementation émanant d’un pouvoir central, les autres, tout en admettant le concours de tous à la production, proclament l’autonomie absolue de l’individu ; ces derniers sont les anarchistes.

Le mot anarchie a été pendant longtemps pris en fort mauvaise part. De même que sous Louis XIV, les bourgeois du Marais ne concevaient pas qu’il pût y avoir des États subsistant sans un monarque à leur tête, de même, sans s’en tenir à l’étymologie qui dit simplement : an archieabsence de gouvernement, la pensée qu’un homme puisse être autonome, c’est-à-dire autre chose qu’un pantin, mû par un autre homme, paraît renversante à ceux qui ont végété toute leur vie avec cette idée reçue de leurs ancêtres : Il est indispensable qu’il y ait un gouvernement, c’est-à-dire une minorité d’individus chargés de mener la majorité et de penser pour elle.

Et cependant quel homme de bon sens, de bonne foi, pourrait nier que la vraie liberté, cette liberté dont on trace le nom sur les murs et que l’on cherche toujours à atteindre, consiste à être maître absolu de sa personne et de sa volonté, l’indépendance de chacun assurant naturellement l’indépendance de tous ?

La masse est inconsciente encore, nous dit-on ; certes, pourquoi la flatterions-nous ? son inconscience crève les yeux. Mais perpétuer les lisières qui l’enserrent, remplaçant par des neuves les vieilles lorsque celles-ci sont usées, lui pétrir le crâne sur un modèle unique pour tous, est-ce le moyen d’assurer son émancipation morale ?

Quel est l’homme providentiel, le génie incomparable, qui pourrait se vanter de penser sainement pour tous ? Et quant au gouvernement des assemblées, il vaut celui des individus isolés, avec peut-être plus d’indécision et de chaos. S’il est parfois moins despotique, c’est, non en vertu d’une moralité supérieure, mais parce que les intérêts s’y entrechoquant le neutralisent.

En un siècle, la France a expérimenté à peu près tous les modes de gouvernement : monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, république, consulat, empire, parlementarisme, dictature simple ou mitigée. Les résultats en ont-ils été, sinon le parfait bonheur — des charlatans pourraient seuls le promettre — du moins un sentiment à peu près général de bien-être suffisant, la conviction que plus n’était besoin de demander à la violence la conquête des progrès ultérieurs ? Nullement. Mêmes malaises sociaux : despotisme, corruption, misère, prostitution morale en haut, physique en bas. Et, chaque fois, appel a dû être fait à ce médecin, redouté cependant, la révolution.

De l’impuissance des modifications d’étiquette gouvernementale à équilibrer et harmoniser les intérêts en lutte au sein d’une société dont les rouages essentiels demeuraient les mêmes, est née la conception anarchiste.

Les gens, et ils sont nombreux, même dans l’armée révolutionnaire, qui affectent de considérer l’anarchie comme l’emploi exclusif de la force brutale et non comme une philosophie raisonnée, très raisonnée, font simplement preuve d’ignorance ou de mauvaise foi. La force n’a ici qu’à être la subordonnée, l’appui du droit : on peut être un homme violent et un esclave.

Les débuts un peu confus du parti anarchiste en France ne doivent en rien jeter de la défaveur sur les idées. Les groupements d’avant-garde renferment toujours les meilleurs et les pires éléments : à côté des penseurs qui rêvent l’humanité heureuse et libre, il y a les batailleurs par amour de la bataille, les romantiques et les fruits secs qui se disent sommairement du parti le plus avancé parce que, selon eux, cela dispense d’étudier, les amateurs de paradoxes, parfois brillants et agréables à entendre pour ceux qui, habitués aux joutes d’écoles, ne s’effraient pas d’un mot mais, le plus souvent, dangereux pour la masse simpliste. Mais les années se passent, les partis s’épurent, les idées se précisent, les formules se clarifient. L’anarchie, bien différente des systèmes morts-nés de Fourier et de Cabet, a tout un avenir de vitalité, parce qu’elle répond non à la conception d’un philosophe, mais à la marche des événements, à l’idéal des meilleurs et aux aspirations de tous.

Ce qui détourne de l’anarchie un grand nombre de révolutionnaires français, c’est que la plupart, malgré leurs discours imagés et leur turbulence apparente, sont très routiniers. Tandis que d’autres, plus socialistes que révolutionnaires, veulent imposer le système fruit de leurs recherches[3], les premiers, plus amoureux de l’action que de l’étude, en sont encore au fétichisme qu’on leur a inculqué pour les Géants de la Convention. Pour eux, les révolutions futures devront être calquées absolument sur celle de 92 ; il devra, chaque fois, y avoir une Commune, un Comité de Salut public et quatorze armées, pas une de plus, pas une de moins ; Robespierre et Saint-Just devront ressusciter et qui sait si ces pasticheurs ne pousseront l’amour de l’analogie jusqu’à vouloir porter leur tête sur le billot de la guillotine !

La grande erreur des esprits superficiels est de s’imaginer qu’après l’accomplissement de leur idéal à eux, l’humanité n’aura plus d’idéal à poursuivre. C’est ainsi que les républicains opportunistes, traités d’exagérés par les monarchistes, traitent d’exagérés les républicains radicaux, lesquels décernent cette même épithète aux possibilistes, lesquels l’appliquent aux anarchistes.

On peut dire, sans crainte de paradoxe, que tout homme est à la fois le réactionnaire d’un autre homme et le révolutionnaire d’un autre encore. Les conceptions les plus avancées n’ont été jusqu’ici que des étapes, des points de repère. Par exemple, de la famille à la tribu ou à la commune, de la commune à la province, de la province à la patrie, combien de modifications et d’élargissements l’idée de groupement n’a-t-elle pas reçu ? Aujourd’hui, sortant du patriotisme, on marche au racisme : panslavisme, panlatinisme, pangermanisme, et, au delà du racisme lui-même, c’est la notion d’humanité qui, déjà, commence à se former. Il en est de même pour tout, et cette marche ascensionnelle des conceptions humaines, si elle doit nous rendre indulgents pour les arriérés, doit surtout nous empêcher de traiter d’utopistes, ceux dont les vues dépassent les nôtres.

« Tout progrès, a dit Bakounine, suppose la négation du point de départ. » Toute idée, pouvons-nous dire, contient une négation destinée à disparaître tôt ou tard et une affirmation destinée à devenir la base d’une idée nouvelle.

Ainsi, dans l’idée de patriotisme, le principe positif, réel indestructible est celui de solidarité ; la partie négative est celle qui montre comme des ennemis ou tout au moins comme des suspects, les hommes vivant de l’autre côté de la frontière.

Ainsi, de la révolution de 89, ce qui est juste, logique et qui restera, c’est l’affirmation des droits de l’homme, de la liberté de l’individu au sein de la société. Ce qui, au contraire, est faux et destiné à s’évanouir au souffle du progrès, c’est la constitution d’un fonctionnarisme oligarchique et l’établissement d’un despotisme plus dangereux que le despotisme monarchique parce qu’il est insaisissable et impersonnel : celui de la loi. Les lois, considérées à tort comme la sauvegarde de la liberté, en sont au contraire les pires ennemies, puisqu’elles enchaînent indéfiniment, non seulement les censés contractants, mais même des générations à venir et que ces lois, fussent-elles au moment de leur promulgation, justes, merveilleuses, divines, deviendront forcément oppressives à une époque où les hommes, les mœurs et les idées auront changé, la mobilité incessante étant le propre de l’humanité.

Il faut en finir avec cette fable de l’humanité dominée et enchaînée par des principes éternels : patrie, religion, propriété, famille, mariage. S’ils sont immuables, leurs défenseurs n’ont pas à s’alarmer de nos attaques. Mais l’histoire nous montre qu’ils ont constamment varié selon les temps et les lieux. La patrie, où était-elle lorsque, aux débuts de l’humanité, nos ancêtres vivaient dans des grottes obscures ? La religion n’existait pas davantage ; il n’y avait que l’ignorance des phénomènes naturels qui devait, hélas ! faire passer l’homme par tant de phases : fétichisme, sabéisme, polythéisme, monothéisme, avant de lui faire entrevoir les réalités de la philosophie expérimentale.

La propriété a, tour à tour, été familiale, féodale, monarchique et individuelle. La famille a été patriarcale, matriarcale, despotique selon la forme grecque, romaine ou chrétienne. Le mariage a été amorphe (promiscuité), polygamique, monogamique, polyandrique (il l’est encore dans les îles de la Sonde), indissoluble, dissoluble ; les formalités qui l’ont accompagné ont varié à l’infini et sont devenues affaire de mode, rien de plus.

Il en sera de même dans la révolution qui se prépare. Cette révolution sera avant tout socialiste ou pour être plus exact, communiste, le socialisme n’étant plus que l’hypocrisie du communisme[4] ; la marche constante des hommes et des choses nous y mène inévitablement. Mais on est effrayé à la pensée de ce que serait un communisme codifié, ordonnancé par des législateurs dont chacun aurait son système favori duquel il ne voudrait pas démordre, système basé d’ailleurs sur de laborieuses études, mais où seraient tenus pour rien la volonté, le tempérament, les passions, en un mot, la liberté de chaque individu. L’anarchie, qui ne triomphera pas encore — malheureusement ! — à la prochaine révolution, qui ne peut triompher parce qu’elle n’aura pas eu le temps de pénétrer les masses, que la succession des événements sera plus rapide que l’évolution des cerveaux, l’anarchie sera le contrepoids indispensable pour empêcher la liberté de sombrer à jamais dans le débordement communiste, pour nous mener, en un mot, à un communisme de mœurs, non pas à un communisme de lois.

Alors, on travaillera par conscience et aussi par habitude, comme on a l’habitude de se laver. On consommera à sa suffisance, sans rien gâcher, sans rien accaparer non plus, parce qu’on aura la certitude que, la terre et les machines restant à tous, le lendemain les produits continueront à abonder dans les magasins communs.

L’appréhension, exprimée le plus souvent par d’oisifs jouisseurs, de voir les travailleurs se livrer à la paresse et aux excès, une fois qu’ils seront débarrassés de leurs patrons, est tout au moins exagérée. Il arrive fréquemment que ceux qui, manquant de tout, se promettent des goinfreries folles le jour où ils auront de l’argent, deviennent ce jour-là, très indifférents aux choses qu’ils convoitaient.

Nous le répétons, l’anarchie absolue, idéal supérieur à tous les systèmes en isme, ne se réalisera pas au lendemain de la révolution sociale. Ce n’est pas une raison pour la nier, encore moins pour la combattre.

À ne la considérer que comme un état extra-humain, — ce qui serait absurde, nul n’ayant qualité pour tracer une limite au progrès, — elle représenterait encore l’effort incessant vers le mieux, le contraire de l’immobilisme qui marque la mort des sociétés. Pour avoir un peu, il faut demander beaucoup ; sans une revendication complète, excessive même, des droits de l’individu, l’individu classé, enrégimenté, étouffera dans la masse, périra dans la collectivité.

Rien ne serait plus criminellement absurde que de vouloir, au nom de l’égalité, forcer tous les hommes à travailler le même nombre d’heures, à absorber la même quantité de nourriture, les mêmes mets, à se vêtir des mêmes habits, sans tenir compte des différences de tempérament, d’organisation, d’âge, de goûts, d’habitudes. Autant vaudrait décréter que tous les hommes auront les cheveux bruns et 1 mètre 65 centimètres de hauteur !

L’égalité, telle que la comprennent ces réglementateurs, n’est pas la vraie égalité, ce n’est qu’une égalité de surface, une égalité apparente. Les individus n’étant pas identiques, leur vie ne peut être soumise à des règles identiques. Le communisme doit se borner à mettre la richesse sociale à la portée de tous, sans permettre à quelques-uns d’accaparer ce qui est nécessaire au bien-être général, pas plus les machines, les mines ou les forêts que la lumière du soleil.

Chose étrange, d’ailleurs, les écrivains socialistes contemporains ont tiré presque tous leurs arguments de l’état de l’industrie, phénomène contingent, accidentel, qu’un événement imprévu, une découverte quelconque peut modifier de fond en comble[5], et bien peu se sont appuyés sur l’ethnologie, sur la connaissance des races, sur la tendance, les affinités, le passé historique des peuples.

En dépit des rapprochements et des fusions qui tendent heureusement de plus en plus à supprimer les frontières, chaque race a conservé un mode de vivre et de penser qui constitue son originalité, son génie. Si les Allemands systématiques à l’excès, offrent prise à un communisme autoritaire, à un socialisme d’État, les Latins, eux, plus mobiles et plus légers, ont de grandes tendances vers l’anarchie ; l’instabilité des gouvernements modernes chez les Français et les Espagnols, les révolutions populaires des républiques italiennes du moyen-âge en sont une preuve irréfutable.

Autonomie et fédération sont les deux grandes formules de l’avenir. Dorénavant, la plupart des mouvements sociaux seront orientés dans cette direction ; toutefois, tous les peuples ne marcheront pas du même pas vers ce but.

Le mélange de races différentes (la celtique, la latine, la germaine) a fait de la France, par excellence, une terre d’expérimentation. Or, en France, les socialistes qui ne relèvent ni des bureaux de bienfaisance ni du pape se divisent actuellement en :

Possibilistes ou modérés,

Marxistes ou révolutionnaires autoritaires,

Anarchistes.

Il convient de laisser en dehors de cette énumération les indépendants[6] qui forment non une école mais des groupements d’union dont les membres se rattachant à telle ou telle secte, et les blanquistes qui, n’ayant aucun corps de doctrines et cherchant avant tout à conquérir le pouvoir, plutôt pour faire des réformes politiques que pour révolutionner l’ordre social, sont, selon les circonstances, tantôt avec les marxistes, tantôt avec les bourgeois radicaux[7].

Chacune de ces trois écoles coexistantes semble correspondre à une race différente, s’adapter à son état d’esprit ou de mœurs. Certes, il faut se défier de toute classification, cependant, il est difficile de ne point constater que le possibilisme a pris racine surtout parmi les agglomérations celtiques, se propageant en Belgique avec le parti ouvrier, entraînant la Grande Bretagne, cette terre mi-celtique mi-saxonne, par des associations (coopératives, trades unions) analogues à celles qui composent en France l’armée du socialisme réformiste. Il apparaît non moins clairement que, tandis que le marxisme, doctrine d’importation, s’adapte aux allures allemandes, l’anarchisme dans sa spontanéité, dans sa fougue, dans son idéal plus brillant, reflète l’esprit des modernes latins.

Il y a loin, certes, des enthousiasmes méridionaux à l’esprit froidement analytique de l’Anglais ; celui-ci, en général, pénétré de loyalisme aborde les questions par leurs détails immédiatement réalisables. Malgré cette différence énorme, l’anarchie, sous sa forme la plus précise, la plus pratique, celle de groupement libre, a en Angleterre tout un avenir, car le sentiment de l’individualité y existe, bien moins comprimé qu’ailleurs par les institutions, et l’esprit d’association est également développé. Quant au tempérament révolutionnaire, il l’est beaucoup moins et, plus d’une fois, ce sont les éléments étrangers irlandais, émigrés latins ou germains qui, bien que peu nombreux, ont donné au mouvement social sa véritable orientation.

Les socialistes allemands, doctrinaires et amoureux de l’autorité, — car l’esprit de militarisme et de hiérarchie les a pénétrés — seront sans doute de violents révolutionnaires. Impitoyables destructeurs de l’ordre actuel, ils lui substitueront un communisme scientifique, disent-ils, mais lourd, qui donnera aux travailleurs, groupés sous la tutelle de l’État, plus de bien-être que de liberté.

Moins profond peut-être, moins exact à coup sûr, d’une fantaisie plus ailée, l’esprit mobile, léger des Latins ne se prêtera jamais à la prolongation d’un communisme de caserne fonctionnant à la prussienne.

Au lendemain de la révolution sociale, révolution qui, avec des phases diverses, peut durer dix ou douze ans, il est présumable que, des tendances diverses, doctrinaires et libertaires, se formera une résultante, un modus vivendi qui, s’il n’est pas encore l’anarchie, protégera toutefois l’autonomie individuelle contre l’oppression de la commune ou de la corporation.

Rien n’est plus tyrannique qu’un parvenu, qu’un être fraîchement émancipé. Débarrassée du joug de l’État, il est probable que la Commune[8] cherchera à régenter les corporations ; qu’à leur tour, celles-ci n’auront pas toujours un respect suffisant de la liberté individuelle.

Un tel organisme, disons le mot, un tel gouvernement, pourrait être plus oppressif que celui de l’État, parce qu’il serait un maître plus immédiat.

C’est en sens inverse qu’est appelée à se former une société harmonique : le point de départ sera non plus l’État, être fictif, au nom duquel des lois aveugles régissent des millions d’êtres dissemblables de tempérament, de goûts et de caractère, mais l’individu, — l’individu qui est le germe de l’humanité, qui est, à lui seul, un microcosme — un petit monde — et qu’on ne doit pas plus écraser au nom de la majorité du peuple qu’au nom du souverain. Sauf en période de lutte, où les nécessités amèneront les plus libertaires à faire de la pression et de l’autoritarisme, — prétendre le contraire serait aveuglement ou hypocrisie — le droit collectif n’est respectable qu’autant qu’il est l’expression du droit individuel, autrement il n’est que la plus tyrannique des abstractions.

Quoi qu’on ait dit, communisme et individualisme ne sont pas forcément deux termes inconciliables : au contraire, l’un renforce l’autre. L’avenir montrera que l’individu peut fort bien vivre libre au sein de la communauté.

Jusqu’à ce jour la vie des sociétés s’est passée en oscillations entre le communisme et l’individualisme. Privés de contre-poids, ils deviennent généralement, l’un trop étouffant pour que la personnalité humaine puisse le supporter impunément, l’autre férocement égoïste et écrasant les plus faibles. Cet excès appelle chaque fois une réaction. Actuellement la réaction se prépare dans le sens du communisme. Mais si celui-ci une fois les grandes secousses passées, ne s’équilibrait pas, avec la liberté individuelle, les revendications en faveur de cette dernière acquerraient bientôt une force irrésistible. D’autant plus irrésistible que, la vie matérielle étant garantie, la vie intellectuelle et morale deviendrait plus intense, partant plus exigeante.

L’insubordination latine[9], faite plus souvent encore du besoin d’expansion que de vrai libertarisme, apparaît il faut le reconnaître en dehors de tout préjugé patriotique, — nécessaire pour contrebalancer les instincts hiérarchiques des Allemands qui, très prolifiques, pourraient, à un moment donné, par suite de leur nombre, exercer sur les autres nations une prépondérance qui, pour être pacifique, n’en serait pas moins lourde. Du scientifique pays de Gœthe et de Schiller, les Hohenzollern ont fait une caserne, et même le socialisme y a revêtu une forme cassante : Liebknecht semble parfois parler comme Frédéric II. Peut-être est-il heureux que derrière la race germaine qui, au plein apogée de sa force, semble destinée à submerger le vieux monde latin, se dresse la race slave, encore neuve, encore barbare mais qui, au déclin du xxe siècle, alors que les Latins seront endormis et les Allemands épuisés, surgira à son tour et fera briller sur l’Europe une civilisation bien supérieure à toutes les précédentes et dont le poète Pouschkine, l’écrivain Tolstoï, les penseurs Bakounine, Herzen, Kropotkine auront été les brillants précurseurs. Saint-Pétersbourg sera alors à Paris ce que Paris aura été à Athènes. Cette civilisation légère, ailée, profondément humaine, combinant avec le sentimentalisme slave, l’art grec, la force latine et le génie allemand, s’épanouira sans entraves dans un pays destiné vraisemblablement à passer presque sans transition de l’autocratisme le plus absolu à l’entière liberté.

Dans l’histoire de l’humanité, on voit les races et les institutions sociales se développer parallèlement. Chaque peuple, prenant sa place dans la série des évolutions, apporte son contingent de faits et d’idées, jette une semence à l’avenir. De même que la Grèce nous a légué l’art et Rome l’État, — un mal qui a été nécessaire pour combattre et vaincre la féodalité gothique ; — que les barbares eux-mêmes ont revivifié l’Europe en proie à la pourriture du Bas-Empire, de même, il semble que, successivement, la France soit destinée à donner à l’Europe les premières notions de républicanisme, l’Allemagne à organiser le communisme autoritaire, la Russie à faire prévaloir l’anarchie.

La victoire de l’idée républicaine correspondant avec la suprématie de la France, a été le terme de l’évolution du xviiie siècle.

À la fin du xixe, le triomphe du communisme concorde avec l’hégémonie de l’Allemagne.

Le siècle prochain sera le siècle de la Russie, cela est hors de doute, et quel sera alors le but de l’évolution ? Cette idée, aujourd’hui naissante et encore mal comprise parce que la misère a abruti les masses : l’anarchie.

Les Russes qui, bien que vivant sous un gouvernement du moyen-âge, mordent à la civilisation du xixe siècle, s’imprègnent particulièrement de l’esprit français et voient se développer hors de chez eux des institutions et des régimes différents, n’auront pas besoin, lorsque tombera leur dernier tzar, de passer par les mêmes phases que les Occidentaux[10]. Instruits par nos vicissitudes et vivant de la vie de leur époque, ils iront droit au but. Tandis que, dans les campagnes, l’esprit de sociabilité, entretenu par la vie du mir[11], les fait communistes, dans les grandes villes, le besoin de liberté qu’ils ressentent de plus en plus à mesure qu’ils s’occidentalisent les prépare à devenir entièrement anarchistes[12].

Un jour viendra où les peuples européens se trouveront face à face avec la race jaune réveillée de sa léthargie. Sans qu’il soit besoin de guerres ou de conquêtes, par le seul fait d’une expansion inévitable, cinq cents millions d’inconscients à face humaine prosternés devant leurs dragons et leurs idoles, léchant la poussière aux pieds de leurs rois, remplaçant la femme par l’homme et la philosophie par le monosyllabisme, menaceront de déborder sur l’Europe. Ce sera un choc redoutable ; si nos petits-fils n’ont pas ce levier puissant, la conscience et la liberté de l’individu, comment pourront-ils réagir contre un nouveau moyen-âge, endiguer le torrent et faire triompher la civilisation ? À la suprématie du nombre qu’opposer sinon l’inviolabilité de l’être ? Comment combattre le fléau des vieux préjugés, des vieilles religions qui ont momifié l’Orient, le bouddhisme, frère du christianisme, si ce n’est par l’impitoyable rationalisme de la science, qui, délivrée de toute entrave officielle, aura pris un prodigieux essor ? Et à l’adoration de Dieu et du maître, par quoi répondre, si ce n’est par l’affirmation tout anarchiste : « Ni Dieu ni maître ! »




  1. Depuis 1888, ce petit nombre « demi-quarteron », disait-on alors, a singulièrement augmenté (1897).
  2. Bien que Saint-Simon et Fourier n’aient pas été des communistes, ils ont contribué à l’éclosion du communisme en développant puissamment l’esprit d’association, qui est l’essence même d’un communisme libertaire.
  3. Les faiseurs de systèmes, qui ont leur utilité tant qu’ils se bornent à émettre des idées sans prétendre y soumettre leurs contemporains, éclosent à toutes les époques de fermentation. Dès que les circonstances leur paraissent favorables, ils accourent, sortant de leurs poches décrets, projets de loi et plans de reconstruction sociale. En général, cependant, ils s’effarent lorsque souffle trop fort la tempête. C’est pour cela que depuis la période d’attentats anarchistes et de répressions gouvernementales 1892-95, ils ont à peu près disparu, après s’être fort agités vers l’époque où parut la première édition de ce livre ; mais cette éclipse n’est que momentanée : on les verra revenir (1897).
  4. Si nous maintenons le mot, ce n’est pas sans faire encore expressément remarquer que nous entendons par là le transfert à la société tout entière de la propriété des moyens de production et d’échange, le moyen d’assurer l’existence à tous, mais non l’assujettissement de la pensée individuelle à la pensée du plus grand nombre. Quant à la « prise au tas », préconisée par Kropotkine, c’est-à-dire à la main mise indistinctement sur les produits, nous y voyons surtout un expédient révolutionnaire pendant une lutte de quelques jours, et plus tard seulement une conséquence de la surabondance dans la production.
  5. Par exemple, l’avénement du petit commerce et de la petite bourgeoisie, favorisé par un pouvoir intelligent, au détriment à la fois des grands capitalistes et du prolétariat, reculerait la révolution en reculant la concentration des capitaux ; en effet si cette concentration se poursuit, le jour où la fortune publique sera possédée par quelques centaines d’individus (les grands capitalistes), au lieu d’être par plusieurs milliers (les petits capitalistes) le peuple sera forcé de s’insurger. De même, l’emploi d’une nouvelle force motrice supprimant le grand outillage, la simplification d’appareils compliqués et coûteux, pourraient changer l’état de l’industrie. Et, cependant, le communisme resterait le point de mire de notre évolution actuelle, parce que l’esprit d’association se développe de plus en plus.
  6. Néanmoins, un grand nombre d’indépendants, autrefois rapprochés des marxistes, ont évolué sensiblement vers l’anarchie.
  7. Depuis l’époque où ces lignes ont été écrites, le mouvement boulangiste a fractionné en deux camps le parti blanquiste. Quelques-uns de ses chefs, écœurés ou lassés, se sont retirés, les autres ont perdu de leur influence. À la vérité, restent des militants actifs mais qui semblent s’acheminer vers la révolution plutôt sous leur propre impulsion que sous la direction des anciens leaders (1897).
  8. Nous entendons ici non la Commune anarchiste idéale, mais la Commune qui naîtra au lendemain de la révolution et qui, sorte de Conseil des corporations, jouira d’une autorité dont elle sera fatalement portée à abuser si la masse des travailleurs ne prend soin de la maintenir dans ses attributions.
  9. Quoi qu’en puissent dire des écrivains comme Félix Pyat, il est évident que les Latins que n’ont pas abrutis la misère et le fanatisme ont très développé le souci de leur liberté individuelle ; leur indiscipline, si souvent critiquée, en est la preuve. Dans l’antiquité si les Germains furent plus libertaires que les Latins, c’est qu’ils étaient encore barbares ; en se civilisant, ils sont devenus plus autoritaires.
  10. Ces lignes, faut-il le rappeler, étaient écrites cinq ans avant la conclusion de l’alliance franco-russe. Pour bon nombre de réactionnaires français, le tzar est le gendarme appelé de tous leurs vœux qui pourra vaincre la révolution sociale. Mais en dehors du tzar, il y a aujourd’hui cent vingt millions de Russes, chez lesquels s’éveille la conscience humaine : la tendance des peuples est plus forte que la politique des dirigeants (1897).
  11. Commune agricole analogue à l’ancien clan celtique et au mark germanique, où la terre, considérée comme un capital inaliénable, est répartie périodiquement entre les diverses familles.
  12. Cette affirmation peut faire sourire ; les indulgents se borneront peut-être à montrer que la plupart des nihilistes en vue, ceux qui parlent dans les Congrès, maintenant que la période d’action terroriste est suspendue, se réclament de l’étiquette démocrate-socialiste. Nous leur répondrons que ce sont là tournois ayant certainement une publicité momentanée mais nullement une influence éducatrice comparable à celle de Kropotkine, et de Tolstoï lequel, en dépit de ses tendances mystiques, fait presque toujours œuvre d’anarchiste.