Philosophie de l’Anarchie/Défense sociale

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P.-V. Stock (p. 122-137).


DÉFENSE SOCIALE : L’ANARCHIE AU POINT DE VUE MILITAIRE[1]


S’il est un état absolument opposé à l’anarchie, développement libre et pacifique des individus, c’est l’état de guerre, restant de la sauvagerie des âges préhistoriques.

Considérée aujourd’hui à juste titre comme un fléau, la guerre fut l’état normal des êtres humains alors que, dégagés à peine de la plus grossière animalité, étrangers à toute conception de morale, à toute idée abstraite, ils durent combattre désespérément pour le droit à la vie, contre les fauves d’abord, puis entre eux. L’homme n’est pas « un Dieu déchu, qui se souvient des cieux », comme l’a dit un poète menteur, et les sciences qui, aujourd’hui, reconstituent son origine, nous le montrent marquant ses lentes étapes à travers les siècles par la bestialité, l’anthropophagie, l’esclavage et le servage féodal. À mesure qu’il s’éloigne de son point de départ, que les masses apprennent à penser, en un mot que l’humanité se constitue, la guerre devient moins fréquente et excite plus d’horreur : de nos jours, le carnage est réglementé, limité, les prisonniers de guerre sont épargnés, les blessés ennemis recueillis et soignés. Certes, les luttes entre nations sont autrement sanglantes que ne le furent les combats de tribu à tribu et, si la révolution sociale universelle n’y met ordre, les guerres de race produiront des hécatombes épouvantables, mais, si, par suite des progrès incessants de l’outillage militaire et aussi du plus grand nombre de combattants engagés, les batailles modernes nous apparaissent plus redoutables[2], ces duels de peuples ont lieu à des intervalles plus éloignés, la cupidité d’un chef, le ressentiment d’un roi ne suffisent plus à les occasionner ; il faut tout un ensemble de causes qu’invoquent, avec plus ou moins d’à propos, il est vrai, les chefs d’États pour se justifier de la cruelle nécessité où ils se prétendent de verser le sang.

Autrefois, le corps à corps engendrait la stupide admiration de la force physique, suffisante à déterminer la victoire. L’invention de l’artillerie fut toute une révolution dans l’art de s’anéantir ; elle élimina progressivement les lourdes armes défensives : casque, cuirasse, bouclier, et remplaça les sanglants pugilats par des combinaisons savantes. Aujourd’hui, la guerre est devenue exclusivement affaire de calcul ; le temps des charges de cavalerie, des assauts à la baïonnette, de toute cette brillante fantasia, est passé ; la furia est annihilée par la puissance supérieure du feu. Le soldat, qui ne mâche plus sa cartouche, qui ne croise plus la baïonnette, qui, bientôt, n’entendra plus le fracas de l’artillerie couvrant les hurlements d’agonie, n’est plus surexcité par l’odeur de la poudre, l’aveuglement de la fumée[3], toute cette griserie du combat qui lui communiquait une ardeur factice. Aussi, maintenant, aime-t-il de moins en moins la guerre et, souvent, dans son for intérieur, se moque-t-il des radotages patriotiques des bourgeois.

Les hommes apprennent, — chèrement, il est vrai, — à réfléchir ; les perfectionnements mêmes apportés aux machines à tuer, contribuent à propager la crainte et la haine de la guerre. Sauf quelques vétérans endurcis ou quelques jeunes fanatiques, élevés dans l’ignorance des besoins de leur époque, les peuples soupirent après le moment où leur travail ne servira plus à entretenir ces armées permanentes prêtes à s’entredéchirer.

En dépit des réformes, la troupe constitue entre les mains de la caste gouvernementale une arme dirigée surtout contre le peuple. Excellente pour fusiller les grévistes et mettre à l’ordre les ouvriers mécontents, elle ne peut guère défendre le sol, — l’histoire le démontre — sans la coopération de ce même peuple.

En effet, l’esprit de l’armée, sa fonction, sa raison d’être en temps de guerre, c’est la marche en avant, l’invasion du territoire ennemi, la terreur imposée à grands renforts de réquisitions, d’exécutions sommaires, d’états de siège, de contributions. Réduite à la défensive par une série d’échecs au début d’une campagne, elle est atteinte profondément dans son moral, son organisation s’en ressent non moins que des coups de l’ennemi ; la discipline disparaît avec la confiance dans les chefs et c’est la défaite irrémédiable, à moins que le peuple ne soit prêt à se soulever contre les envahisseurs, contrariant leurs mouvements, déroutant leurs plans, coupant leurs communications, permettant, en un mot, aux armées vaincues de reprendre haleine et de se réorganiser pour l’offensive.

L’armée, telle qu’elle existe actuellement, est donc un rouage oppressif et coûteux pour le peuple, peu utile pour la défense et par lequel, souvent, se perpètrent de véritables atrocités au nom de la discipline et de l’intérêt général ; c’est un rouage à supprimer ; mais s’en suivrait-il qu’une société absolument libre et égalitaire dût être laissée sans moyens de défense contre les nations despotiques ou barbares qui l’entoureraient ?

Évidemment non. Aussi, en attendant l’époque harmonique où la guerre sera devenue un hideux souvenir du passé, peut-on concevoir l’armement général du peuple comme une solution, sinon parfaite, du moins préférable au maintien des armées permanentes.

La nouvelle force ainsi créée pourrait-elle se passer d’instructeurs, de cadres, disons le mot qui détonne chez des anarchistes, de chefs ? Ce n’est guère admissible ; des milliers et même des millions de combattants, éparpillant confusément leurs efforts, incapables d’exécuter tout mouvement d’ensemble faute d’unité de direction, seraient vite vaincus par un nombre bien inférieur d’adversaires. Sauf quelques combats d’avant-postes, quelques épisodes isolés : coups de main, attaque d’un convoi, défense d’un défilé, la résistance serait impossible.

Que la guerre soit offensive ou défensive, elle nécessite toujours l’autorité d’une part, la subordination de l’autre ; certes, les efforts d’un peuple défendant ses foyers revêtent un tout autre caractère que l’invasion d’armées despotiques : ils laissent une bien plus large place à l’esprit de liberté, d’égalité et d’initiative, à la spontanéité des masses, mais ils exigent, pour être couronnés de succès, une certaine somme de discipline et de réelle organisation[4].

Fatalement, il doit en être ainsi : une société de combat ne peut ressembler à une société de paix et travail : on ne violente pas la nécessité. Mais aussi, l’autorité des chefs militaires ne devra-t-elle pas survivre aux besoins qui l’auront créée et appartiendra-t-il à tous les citoyens d’y tenir la main ; là encore, l’éducation anarchiste sera le meilleur préservatif contre les pronunciamientos.

D’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’alarmer outre mesure : l’art de la guerre, en attendant qu’il disparaisse, est condamné à une transformation à laquelle la vieille discipline ne survivra pas. L’homme cessera d’être un zéro noyé dans la foule ; par suite des inventions pyrotechniques rendant les masses de plus en plus vulnérables, le combat tend à s’individualiser, le soldat à conquérir son autonomie. Si le bataillon est resté l’unité tactique, la compagnie est devenue l’unité de combat (règlement du 12 juin 1875 sur les manœuvres de l’infanterie) ; avec les canons portant à 24 kilomètres et les fusils à répétition, cet ordre est encore trop serré, la véritable unité de combat devra se réduire à une vingtaine d’hommes et l’unité tactique à une centaine : ce sera la guerre de francs-tireurs, la plus appropriée à un peuple qui se défend chez lui. Cette transformation, rendue inévitable par les progrès de la science militaire, supprimera toute la hiérarchie des sous-Ramollots ; dans ces petits corps susceptibles de manœuvrer isolément ou de se relier entre eux pour une action commune, il n’y aura plus guère qu’un chef temporaire en contact immédiat avec la troupe, ce qui est le meilleur moyen d’entretenir l’esprit d’égalité, de confiance et d’initiative. D’un autre côté, l’organisation communiste du pays laissant ses défenseurs libres de prendre sans formalités et sans délais, partout où il y aura, pour leur nourriture et leur équipement, supprime la kyrielle des fournisseurs, intendants et autres riz-pain-sel, ces affameurs constamment maudits des soldats. Plus de ces dépôts, de ces files interminables de bagages, de ces impedimenta qui embarrassent la marche des armées et font perdre la bataille ; d’ailleurs, grâce aux procédés chimiques qui permettent de concentrer sous un volume réduit une grande quantité de nourriture, les combattants pourront emporter des vivres pour plusieurs jours.

La centralisation peut être une nécessité du moment, toutefois, il faut s’en défier : elle s’approprie plus à l’agression qu’à la défense. Elle expose en une fois les forces d’un peuple et retire toute la vie du pays pour la porter à un moment donné sur tel ou tel point : si l’effort suprême échoue, tout est perdu.

Tandis que les vices de la centralisation au triple point de vue militaire, administratif et politique nous apparaissent d’une manière frappante dans l’histoire avec l’empire romain ouvert aux barbares, celui de Charlemagne croulant par son étendue, l’Espagne incapable de défendre ou de reconquérir ses colonies, l’Autriche tiraillée entre ses sujets latins, tchèques, slaves, magyars, la France, livrée à l’arbitraire d’un fonctionnarisme aussi absolu que routinier, nous pouvons reconnaître partout les avantages de l’autonomie quand elle est combinée avec une entière solidarité. Les Suisses, autonomes et solidaires, repoussent au moyen-âge toutes les attaques de l’Empire ; les communes flamandes chassent leurs seigneurs et tiennent tête aux Français ; les Hollandais secouent le joug de l’Espagne et les Espagnols, à leur tour, reprennent leur pays aux puissantes armées de Napoléon Ier. Que si les adversaires de l’autonomie citent l’exemple des Gaulois succombant sous les efforts de César, l’exemple est faux : les Gaulois succombèrent non parce qu’ils furent autonomes mais parce qu’ils étaient ennemis les uns des autres, et encore les confédérations qui surent s’allier tinrent-elles en échec les Romains bien plus longuement que ne l’eût fait un État fortement centralisé qui, au bout de trois ou quatre grandes défaites, n’aurait plus su opposer de résistance au vainqueur. Que l’on compare encore la défaite de la France centralisée à outrance par Napoléon Ier, bondée de fonctionnaires, d’administrateurs, de généraux, avec la victoire sur l’Europe presque entière de cette même France en 93, de cette France encore fédéralisée, défendue par des armées de sans-culottes organisées, équipées, et nourries sur place par les municipalités, les commissaires et une foule de comités locaux.

Au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-71, Juarez, avec son expérience de vieux guérillero, écrivait que la véritable tactique, qu’eussent dû employer les Français pour épuiser et détruire leurs adversaires était la création d’une foule de petites armées de 10 à 15 mille hommes, faciles à conduire et à ravitailler, au lieu de ces grandes armées de cent mille hommes disloquées au moindre choc et dégénérant en cohues sous le commandement de chefs traîtres ou incapables. Les luttes de toutes sortes qui marqueront la révolution sociale montreront que cette méthode est la meilleure pour une guerre défensive[5].

Voilà pour les combats en rase campagne. Quant à la résistance des villes, les moyens scientifiques y joueront le principal rôle. Une cité comme Paris, Londres ou Berlin a des ressources incalculables : toutes les armées assiégeantes fondraient sous la pluie de feu lancée par des aérostats, s’engloutiraient dans le sol déchiré par des substances explosives, tomberaient foudroyées par l’électricité. Plus de citadelles, de remparts, de murs crénelés, tout cela a fait son temps et doit rejoindre dans le musée des antiques le casque et le bouclier ; la vieille barricade agonise et, à la place des bastions où les sentinelles montaient la garde, l’arme au bras, s’allongeront, fortifications mobiles, les lignes de chemin de fer, sillonnées de locomotives armées de canons[6], meurtrières et insaisissables aux coups de l’ennemi.

La découverte de la direction des aérostats aura pour résultat, un jour, — bientôt peut-être, — de rendre la guerre si effroyable qu’elle deviendra impossible[7]. Le problème de la navigation sous-marine n’est pas encore résolu, on le trouvera ; en attendant, les cuirassés géants, malgré tous leurs engins protecteurs, blindages et filets, sont livrés aux atteintes mortelles des invisibles torpilleurs : dix hommes dans une coquille de noix peuvent faire sauter un navire avec tout son équipage. C’est la révolution de la tactique sur mer comme sur terre.

On le voit, tout contribue à détruire cette vieille machine oppressive et disciplinée : les armées permanentes, pour les remplacer par l’action spontanée du peuple valide tout entier. Si cette organisation admet en temps de crise, l’autorité, fondée du moins sur les talents et justifiée par les nécessités, ce n’est qu’un accident qui finit avec le danger. D’ailleurs, et ceci doit être un stimulant énergique pour les propagandistes du socialisme international, il n’y a pas à douter que lorsque les gouvernements auront sombré sous la colère des masses et que les frontières seront effacées, tout motif de guerre entre les humains aura disparu.




  1. Ce chapitre ayant, lors de l’apparition du premier ouvrage, suscité de vives controverses dans la presse et les groupes anarchistes, l’auteur croit devoir déclarer qu’il y a exposé des idées purement personnelles. Il considère naturellement la guerre comme une monstrueuse antithèse de l’idéal anarchiste, mais il a dû se préoccuper de la façon dont pourraient le plus efficacement se défendre les membres d’une société libertaire (1897).
  2. Plus redoutables que les luttes de peuplades primitives, mal armées, ou que les rencontres du moyen-âge entre chevaliers bardés de fer qui pouvaient à peine se blesser, mais moins meurtrières que ces chocs de races qui remplissent l’antiquité : Grecs contre Perses, Latins contre Africains, Cimbres, Teutons, Germains. Alors, le massacre accompagnait et suivait toujours le combat : de là, ces cent cinquante mille hommes tués dans une seule bataille lors de l’invasion d’Attila en Gaule. Aujourd’hui, l’éloignement des combattants, l’écartement des rangs, tendent à neutraliser l’effet des armes modernes. Il semble d’ailleurs qu’il arrive un moment psychologique où, quel que soit le nombre d’hommes hors de combat, la résistance doive être brisée.
  3. Avec la poudre sans fumée et presque sans détonation, employée aujourd’hui par presque toutes les armées européennes.
  4. La guerre qui, depuis deux ans, se déroule à Cuba et dans laquelle trente mille insurgés, insuffisamment armés et approvisionnés tiennent en échec deux cent mille hommes de troupes régulières est la plus frappante confirmation de ce que nous avançons (1897).
  5. Nous avouons avoir eu en vue, en écrivant ce chapitre, beaucoup moins des conflits hypothétiques en l’an 2000 que d’autres luttes à plus brève échéance. La guerre européenne et la révolution sociale nous ont toujours apparu deux fatalités historiques, inséparables l’une de l’autre (1897).
  6. Ce système de défense, le plus logique, est recommandé pour les camps retranchés par le commandant Mougin et le général Brialmont.
  7. Et d’internationaliser les peuples : octrois, douanes, frontières seront, du fait, annihilés.