Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Introduction

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Troisième Partie, Introduction
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TROISIÈME PARTIE.
Considérations sur les Causes physiques du Sentiment, celles qui constituent la force productrice des actions ; enfin, celles qui donnent lieux aux actes d’intelligence qui s’observent dans différens Animaux.


INTRODUCTION.

DANS la seconde partie de cet ouvrage, j’ai essayé de répandre quelque jour sur les causes physiques de la vie, dans les corps qui en jouissent ; sur les conditions nécessaires pour qu’elle puisse exister ; enfin, sur la source de cette force excitatrice des mouvemens vitaux, sans laquelle aucun corps ne pourroit réellement posséder la vie.

Maintenant, je me propose de considérer ce que peut être le sentiment ; comment l’organe spécial qui y donne lieu (le système nerveux), peut produire l’admirable phénomène des sensations ; comment les sensations elles-mêmes peuvent, par la voie de l’organe ajouté au cerveau, produire des idées, et celles-ci occasionner dans le même organe, la formation des pensées, des jugemens, des raisonnemens ; en un mot, des actes d’intelligence plus admirables encore que ceux que les sensations constituent.

Mais, dit-on ; « les fonctions du cerveau sont d’un autre ordre que celles des autres viscères. Dans ces derniers, les causes et les effets sont de même nature (de nature physique). »………………

« Les fonctions du cerveau sont d' un ordre tout différent : elles consistent à recevoir, par le moyen des nerfs, et à transmettre immédiatement à l’esprit les impressions des sens ; à conserver les traces de ces impressions, et à les reproduire avec plus ou moins de promptitude, de netteté et d’abondance quand l’esprit en a besoin pour ses opérations, ou quand les lois de l’association des idées les ramènent ; enfin, à transmettre aux muscles, toujours par le moyen des nerfs, les ordres de la volonté. »

« Or, ces trois fonctions supposent l’influence mutuelle, à jamais incompréhensible, de la matière divisible et du moi indivisible, hiatus infranchissable dans le système de nos idées, et pierre éternelle d’achoppement de toutes les philospohies ; elles se trouvent même avoir encore une difficulté qui ne tient pas nécessairement à la première : non-seulement nous ne comprenons, ni ne comprendrons jamais, comment des traces quelconques, imprimées dans notre cerveau, peuvent être perçues de notre esprit, et y produire des images ; mais quelque délicates que soient nos recherches, ces traces ne se montrent en aucune façon à nos yeux, et nous ignorons entièrement quelle est leur nature, quoique l’effet de l’âge et des maladies sur la mémoire ne nous laissent douter, ni de leur existence, ni de leur siége. » (Rapport à l’Institut, sur un Mémoire de MM. Gall et Spurzheim, p. 5.)

Il faut, à mon avis, un peu de témérité pour déterminer les bornes des conceptions auxquelles l’intelligence humaine peut atteindre, ainsi que les limites et la mesure de cette intelligence. En effet, qui peut assurer que jamais l’homme n’obtiendra telle connoissance, et ne pénétrera tel des secrets de la nature ? Ne sait-on pas qu’il a déjà découvert quantité de vérités importantes, parmi lesquelles plusieurs sembloient entièrement hors de sa portée ?

Certes, je le répète, il y auroit plus de témérité dans celui qui voudroit déterminer, d’une manière positive, ce que l’homme peut savoir, et ce qu’il est condamné à ignorer toujours, que dans celui qui, étudiant les faits, examinant les suites des relations qui existent entre différens corps physiques, et consultant toutes les inductions, lorsque la grossièreté de ses sens ne lui permettroit plus de trouver lui-même les preuves des certitudes morales qu’il auroit su acquérir, feroit des tentatives soutenues pour reconnoître les causes des phénomènes de la nature, quelles qu’elles puissent être.

S’il étoit question d’objets hors de la nature, de phénomènes qui ne fussent pas physiques ou le résultat de causes physiques, sans doute ces sujets seroient au-dessus de l’intelligence humaine ; car elle ne sauroit avoir aucune prise sur ce qui peut être étranger à la nature.

Or, comme, dans cet ouvrage, il ne s’agit particulièrement que des animaux ; et comme l’observation nous apprend que, parmi eux, il y en a qui possèdent la faculté de sentir, qui se forment des idées, qui exécutent des jugemens et différens actes d'intelligence ; en un mot, qui ont de la mémoire ; je demanderai ce que c’est que cet être particulier qu’on nomme esprit dans le passage cité ci-dessus ; être singulier qui est, dit-on, en rapport avec les actes du cerveau, de manière que les fonctions de cet organe sont d’un autre ordre que celles des autres organes de l’individu.

Je ne vois, dans cet être factice, dont la nature ne m’offre aucun modèle, qu’un moyen imaginé pour résoudre des difficultés que l’on n’avoit pu lever, faute d’avoir étudié suffisamment les lois de la nature : c’est à peu près la même chose que ces catastrophes universelles, auxquelles on a recours pour répondre à certaines questions géologiques qui nous embarrassent, parce que les procédés de la nature, dans les mutations de tous genres qu’elle produit sans cesse, ne sont point encore reconnus.

Relativement aux traces que nos idées et nos pensées impriment dans notre cerveau, qu’importe que ces traces ne puissent être aperçues par aucun de nos sens, si, comme on en convient, il y a des observations qui ne nous laissent aucun doute sur leur existence, ainsi que sur leur siége : apercevons-nous mieux le mode d’exécution des fonctions de nos autres organes ? Et, pour citer un seul exemple, voyons-nous mieux comment les nerfs mettent nos muscles en action ? Cependant, nous ne pouvons douter que l’influence nerveuse ne soit indispensable pour l’exécution de nos mouvemens musculaires. à l’égard de la nature, où il nous importe tant d’acquérir des connoissances, les seules qui puissent être à notre disposition, et où encore nous ne pouvons guères obtenir, sur les nombreux phénomènes qu’elle présente, que des certitudes morales, voici la seule voie qui me paroisse propre à nous conduire au but vers lequel nous tendons.

Sans nous en laisser imposer, sur ce sujet, par des décisions absolues, presque toujours inconsidérément hasardées, recueillons avec soin les faits que nous pouvons observer, consultons l’expérience partout où nous en avons les moyens, et lorsque cette expérience nous est interdite, rassemblons toutes les inductions que peut nous fournir l’observation des faits analogues à ceux qui nous échappent, et ne prononçons nulle part définitivement : par cette voie, nous pourrons peu à peu parvenir à connoître les causes d’une multitude de phénomènes naturels, et, peut-être même, celles des phénomènes qui nous paroissent les plus incompréhensibles.

Ainsi, comme les limites de nos connoissances, à l’égard de tout ce que nous offre la nature, ne sont pas fixées et ne peuvent l’être, je vais, en faisant usage des lumières acquises et des faits observés, essayer de déterminer, dans cette troisième partie, quelles sont les causes physiques qui donnent à certains animaux la faculté de sentir ; celle de produire eux-mêmes les mouvemens qui constituent leurs actions ; celle, enfin, de se former des idées, de comparer ces idées pour en obtenir des jugemens ; en un mot, d’exécuter différens actes d'intelligence.

Le plus souvent, les considérations que j’exposerai, à cet égard, seront dans le cas de nous donner des convictions intimes et morales, et cependant il est impossible de prouver positivement le fondement de ces considérations. Il semble que notre destinée ne nous permette, relativement à quantité de phénomènes naturels, d’acquérir que cet ordre de connoissances ; et néanmoins on ne sauroit douter de son importance dans mille circonstances où il est nécessaire que nos jugemens soient dirigés.

Si le physique et le moral ont une source commune ; si les idées, la pensée, l’imagination même, ne sont que des phénomènes de la nature, et conséquemment que de véritables faits d’organisation ; il appartient principalement au zoologiste, qui s’est appliqué à l’étude des phénomènes organiques, de rechercher ce que sont les idées, comment elles se produisent, comment elles se conservent ; en un mot, comment la mémoire les renouvelle, les rappelle et les rend de nouveau sensibles ; de là, il n’a que quelques efforts à faire pour apercevoir ce que sont les pensées elles-mêmes, auxquelles les idées seules peuvent donner lieu ; enfin, en suivant la même voie, et en s’étayant de ses premiers aperçus, il peut découvrir comment les pensées donnent lieu au raisonnement, à l’analise, à des jugemens, à la volonté d’agir ; et comment encore des actes de pensées et des jugemens multipliés peuvent faire naître l'imagination, cette faculté si féconde en création d’idées, qu’elle semble même en produire dont les objets ne sont pas dans la nature, mais qui ont pris nécessairement leur source dans ceux qui s’y trouvent.

Si tous les actes d’intelligence, dont j’entreprends de rechercher les causes, ne sont que des phénomènes de la nature, c’est-à-dire, des actes d’organisation, ne puis-je pas, en me pénétrant de la connoissance des seuls moyens que possèdent les organes pour exécuter leurs fonctions, espérer de découvrir comment ceux de l’intelligence peuvent donner lieu à la formation des idées, en conserver, plus ou moins long-temps, les traces ou les empreintes ; enfin, avoir la faculté, à l’aide de ces idées, d’exécuter des pensées, etc., etc. ?

On ne sauroit douter, maintenant, que les actes d’intelligence ne soient uniquement des faits d’organisation, puisque, dans l’homme même, qui tient de si près aux animaux par la sienne, il est reconnu que des dérangemens dans les organes qui produisent ces actes, en entraînent dans la production des actes dont il s’agit, et dans la nature même de leurs résultats.

La recherche des causes, dont j’ai parlé plus haut, m’a donc paru fondée sur une possibilité évidente : je m’en suis occupé ; je me suis attaché à l’examen du seul moyen dont la nature pouvoit disposer pour opérer les phénomènes dont il est ici question ; et ce sont les résultats de mes méditations à cet égard que je vais présenter. Le point essentiel à considérer, est que, dans tout système d’organisation animale, la nature ne peut avoir qu’un seul moyen à sa disposition, pour faire exécuter aux différens organes les fonctions qui leur sont propres.

En effet, ces fonctions sont partout le résultat de relations entre des fluides qui se meuvent dans l’animal, et les parties de son corps qui contiennent ces fluides.

Partout, ce sont des fluides en mouvement (les uns contenables, et les autres incontenables) qui vont porter leurs influences sur les organes ; et partout, encore, ce sont des parties souples qui, tantôt en éréthisme, réagissent sur les fluides qui les affectent, et tantôt incapables de réagir, modifient, par leur disposition et les impressions qu’elles conservent, le mouvement des fluides qui s’agitent parmi elles. Ainsi, lorsque les parties souples des organes sont susceptibles d’être animées par l’orgasme, et de réagir sur les fluides contenus qui les affectent, alors les différens mouvemens et changemens qui en résultent, soit dans les fluides, soit dans les organes, produisent les phénomènes de l’organisation qui sont étrangers au sentiment et à l’intelligence ; mais lorsque les parties contenantes sont d’une nature et d’une mollesse qui les rend passives et incapables de réagir, alors le fluide subtil qui se meut dans ces parties, et qui en reçoit des modifications dans ses mouvemens, donne lieu au phénomène du sentiment et à ceux de l’intelligence ; ce que j’essayerai d’établir dans cette partie.

Il ne s’agit donc dans tout ceci que de relations qui existent entre les parties concrètes, souples et contenantes d’un animal, et les fluides en mouvement (contenables ou incontenables) qui agissent sur ces parties.

Ce fait, qui est assez connu, fut, pour moi, un trait de lumière lorsque je le considérai ; il me servit de guide dans la recherche que je me proposois ; et bientôt je sentis que les actes d’intelligence des animaux étant, ainsi que les autres actes qu’on leur voit produire, des phénomènes de l’organisation animale, ils prenoient aussi leur source dans les relations qui existent entre certains fluides en mouvement, et les organes propres à la production de ces actes admirables.

Qu’importe que ces fluides, que leur extrême ténuité ne nous permet, ni de voir, ni de retenir dans aucun vase, pour les soumettre à nos expériences, ne manifestent leur existence que par leurs effets ; ces effets n’en sont pas moins de nature à prouver qu’eux seuls peuvent les produire. D’ailleurs, il est aisé de reconnoître que les fluides visibles qui pénètrent dans la substance médullaire du cerveau et des nerfs, ne sont que nourriciers, et propres à fournir à des sécrétions ; mais que ces fluides ont trop de lenteur dans leurs mouvemens pour pouvoir donner lieu aux phénomènes, soit du mouvement musculaire, soit du sentiment, soit de la pensée.

Éclairé par ces considérations, qui retiennent l'imagination dans des limites qu’elle ne doit pas franchir, je vais d’abord montrer comment il paroît que la nature est parvenue à créer l’organe du sentiment, et, par son moyen, la force productrice des actions : je développerai ensuite comment, à l’aide d’un organe particulier pour l’intelligence, des idées, des pensées, des jugemens, de la mémoire, etc., peuvent avoir lieu dans les animaux qui possèdent cet organe.