Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Septième Chapitre

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Troisième Partie, Septième Chapitre
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CHAPITRE VII.
De l’Entendement, de son origine, et de celle des idées.


VOICI le sujet le plus curieux, le plus intéressant, et à la fois le plus difficile dont l’homme puisse s’occuper dans ses études de la nature ; celui où il lui importeroit beaucoup d’avoir des connoissances positives, et celui cependant qui semble lui offrir le moins de moyens pour en acquérir de pareilles.

Il s’agit de savoir comment des causes purement physiques, et par conséquent de simples relations entre différentes sortes de matières, peuvent produire ce que nous nommons des idées ; comment avec des idées simples ou directes, ces relations peuvent former des idées complexes ; en un mot, comment avec des idées de quelque genre que ce soit, ces mêmes relations peuvent donner lieu à des facultés aussi étonnantes que celles de penser, de juger, d’analiser, et de raisonner.

Il semble qu’il faille être plus que téméraire pour entreprendre une pareille recherche, et pour se flatter de trouver la source de ces merveilles dans les moyens qui sont à la disposition de la nature.

Assurément, je n’ai pas la présomption de croire que j’ai découvert les causes de ces prodiges ; mais, persuadé que tous les actes d’intelligence sont des phénomènes naturels, et par conséquent que ces actes prennent leur source dans des causes uniquement physiques, puisque les animaux les plus parfaits jouissent de la faculté d’en produire, j’ai pensé qu’au moyen de beaucoup d’observations, d’attention, et de patience, on pourroit, surtout par la voie de l’induction, parvenir à se former des idées d’un grand poids sur ce sujet important ; voici les miennes à son égard.

Sous la dénomination d'entendement ou d'intelligence, je comprends toutes les facultés intellectuelles connues, telles que celles de pouvoir se former des idées de différens ordres, de comparer, de juger, de penser, d’analiser, de raisonner, enfin, de se rappeler des idées acquises, ainsi que des pensées et des raisonnemens déjà exécutés, ce qui constitue la mémoire.

Toutes les facultés que je viens d’indiquer, résultent indubitablement d’actes particuliers à l’organe de l’intelligence ; et chacun de ces actes est nécessairement le produit des relations qui ont lieu entre l’organe dont il s’agit et le fluide nerveux qui se meut alors dans cet organe.

L’organe spécial dont il est question, auquel j’ai donné le nom d'hypocéphale, se trouve constitué par deux hémisphères plissés et pulpeux, qui enveloppent ou recouvrent cette partie médullaire, que je nomme particulièrement cerveau, laquelle contient le foyer ou centre de rapport du système sensitif, et donne naissance aux nerfs des sens particuliers ; le cervelet n’en est qu’une dépendance.

Ainsi, cette partie (le cerveau proprement dit, auquel le cervelet appartient) et l'hypocéphale sont deux objets très-distincts, surtout par la nature des fonctions de ces organes ; quoique l’on soit dans l’usage de les confondre ensemble sous le nom commun de cerveau ou d'encéphale. Or, c’est uniquement dans les fonctions de l'hypocéphale que je vais rechercher les causes physiques des différentes facultés de l’intelligence, parce que cet organe est le seul qui ait le pouvoir d’y donner lieu.

La diversité réelle, mais difficile à reconnoître, des parties de l’organe dont il est question, et celle des mouvemens du fluide subtil que contient cet organe, sont donc la source unique où les différens actes intellectuels cités puisent leurs moyens d’exécution. Telle est l’idée générale que je me propose de développer succinctement.

Avant tout, et pour mettre de l’ordre dans les considérations qui concernent ce sujet, il est nécessaire de poser ou de rappeler les deux principes suivans, parce qu’ils constituent les bases de tout sentiment admissible à cet égard.

Premier principe : tous les actes intellectuels quelconques prennent naissance dans les idées, soit dans celles que l’on acquiert dans l’instant même, soit dans celles déjà acquises ; car, dans ces actes, il s’agit toujours des idées, ou de rapports entre des idées, ou d’opérations sur des idées.

Second principe : toute idée quelconque est originaire d’une sensation, c’est-à-dire, en provient directement ou indirectement.

De ces deux principes, le premier se trouve pleinement confirmé par l’examen de ce que sont réellement les différens actes de l’entendement ; et en effet, dans tous ces actes, ce sont toujours les idées qui sont le sujet ou les matériaux des opérations qui les constituent.

Le second de ces principes avoit été reconnu par les anciens, et on le trouve parfaitement exprimé par cet axiome dont Locke ensuite nous a montré le fondement ; savoir : qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans la sensation.

Il suit de là que toute idée doit se résoudre, en dernière analise, en une représentation sensible ; et que, puisque tout ce qui est dans notre entendement y est venu par la voie de la sensation, tout ce qui en sort et qui ne peut trouver un objet sensible pour s’y rattacher, est absolument chimérique. Telle est la conséquence évidente qu’a déduite M. Naigeon, de l’axiome d'Aristote.

On n’a cependant pas encore généralement admis cet axiome ; car plusieurs personnes considérant certains faits dont elles n’aperçurent point les causes, pensèrent qu’il y avoit réellement des idées innées. Elles se persuadèrent en trouver des preuves dans la considération de l’enfant qui, peu d’instans après sa naissance, veut téter et semble rechercher le sein de sa mère, dont cependant il ne peut encore avoir connoissance par des idées nouvellement acquises. À cette occasion, je ne citerai pas le prétendu fait d’un chevreau qui, tiré du sein de sa mère, choisit le cytise, parmi plusieurs végétaux qui lui furent présentés. On sait assez que ce ne fut qu’une supposition qui n’a pu avoir de fondement.

Lorsque l’on reconnoîtra que les habitudes sont la source des penchans, que l’exercice maintenu de ces penchans modifie l’organisation en leur faveur, et qu’alors ils sont transmis aux nouveaux individus par la génération ; on sentira que l’enfant qui vient de naître, peut, peu de temps après, vouloir téter, par le seul produit de l’instinct, et prendre le sein qu’on lui présente, sans en avoir la moindre idée, et sans exécuter pour cela aucune pensée, aucun jugement, ni aucun acte de volonté qui n’en peut être que la suite ; et que cet enfant ne fait cette action qu’uniquement par la légère émotion que le besoin donne à son sentiment intérieur, lequel le fait agir dans le sens d’un penchant tout acquis, quoiqu’il n’ait pas encore été exercé ; on sentira de même, que le petit canard qui sort de son œuf, s’il se trouve alors près de l’eau, y court aussitôt et nage à sa surface, sans en avoir aucune idée, et sans la connoître ; cet animal n’exécutant point cette action par aucune délibération intellectuelle, mais par un penchant qui lui a été transmis, et que son sentiment intérieur lui fait exercer, sans que son intelligence y ait la plus petite part.

Je reconnois donc comme un principe fondamental, comme une vérité incontestable, qu’il n’y a point d’idées innées, et que toute idée quelconque provient, soit directement, soit indirectement, de sensations éprouvées et remarquées.

Il résulte de cette considération, que l’organe de l’intelligence, étant le dernier perfectionnement que la nature ait donné aux animaux, ne peut exister que dans ceux qui possèdent déjà la faculté de sentir. Aussi l’organe spécial dans lequel s’opèrent les idées, les jugemens, les pensées, etc., ne commence-t-il à se former que dans des animaux en qui le système des sensations est très-développé.

Tous les actes intellectuels, qui s’exécutent dans un individu, sont donc le produit de la réunion des causes suivantes ; savoir :

1°. De la faculté de sentir ;

2°. De la possession d’un organe particulier pour l’intelligence ;

3°. Des relations qui ont lieu entre cet organe et le fluide nerveux qui s’y meut diversement ;

4°. Enfin, de ce que les résultats de ces relations se rapportent toujours au foyer des sensations, et par suite au sentiment intérieur de l’individu.

Telle est la chaîne qui se trouve partout en harmonie, et qui constitue la cause physique et composée du plus admirable des phénomènes de la nature.

Pour rejeter, par des motifs raisonnables, le fondement des considérations que je viens d’exposer, il faut pouvoir montrer que l’harmonie qui existe dans toutes les parties du système nerveux, n’est pas capable de produire des sensations et le sentiment intérieur de l’individu ; que les actes d’intelligence, tels que les pensées, les jugemens, etc., ne sont pas des actes physiques, et ne résultent pas immédiatement de relations entre un fluide subtil agité et l’organe particulier qui contient ce fluide ; enfin, que les résultats de ces relations ne se rapportent point à ce sentiment intérieur de l’individu. Or, comme les causes physiques qui viennent d’être citées, sont les seules qui puissent donner lieu aux phénomènes de l’intelligence, si on nie l’existence de ces causes, et par conséquent, que les phénomènes qui en résultent soient naturels ; alors on sera obligé de chercher hors de la nature une autre source pour les phénomènes en question. Il faudra suppléer aux causes physiques rejetées, par les idées fantastiques de notre imagination ; idées toujours sans base, puisqu’il est de toute évidence que nous ne pouvons avoir aucune autre connoissance positive, que celle que nous puisons dans les objets mêmes que la nature présente à nos sens.

Comme les merveilles que nous examinons, et dont nous recherchons les causes, ont pour base les idées ; que, dans les actes d’intelligence, il ne s’agit partout que des idées, et que d’opérations sur ces idées ; avant d’examiner ce que sont les idées elles-mêmes, montrons le fil de la formation graduelle des organes qui donnent lieu, d’abord aux sensations et au sentiment intérieur, ensuite aux idées, et enfin, aux opérations qui s’exécutent sur elles.

Les animaux très-imparfaits des premières classes, ne possédant point de système nerveux, ne sont simplement qu’irritables, n’ont que des habitudes, n’éprouvent point de sensations, et ne se forment jamais d’idées. Mais les animaux moins imparfaits, qui ont un système nerveux, et qui, cependant, ne possèdent pas l’organe de l’intelligence, ont de l’instinct, des habitudes et des penchans, éprouvent des sensations, et néanmoins ne se forment point encore d’idées. J’ose le dire, là où il n’y a pas d’organe pour une faculté, cette faculté ne peut exister.

Or, s’il est maintenant reconnu que toute idée provienne originairement d’une sensation, ce qu’en effet on ne sauroit solidement contester, je compte faire voir que, pour cela, toute sensation ne donne pas nécessairement une idée. Il faut que l’organisation soit parvenue à un état propre à favoriser la formation de l’idée, et qu’en outre, la sensation soit accompagnée d’un effort particulier de l’individu, en un mot, d’un acte préparatoire qui rende l’organe spécial de l’intelligence capable de recevoir l’idée, c’est-à-dire, des impressions qu’il conserve.

En effet, s’il est vrai qu’en créant l’organisation, la nature la forma nécessairement dans sa plus grande simplicité, et qu’alors elle ne put avoir en vue de donner aux corps vivans d’autres facultés que celles de se nourrir et de se reproduire ; ces corps qui reçurent d’elle l’organisation et la vie, ne purent donc avoir d’autres organes que ceux qui sont nécessaires à la possession de la vie. Cela est confirmé par l’observation des animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires et les polypes.

Mais en compliquant ensuite l’organisation de ces premiers animaux, et créant, à l’aide de beaucoup de temps et d’une diversité infinie de circonstances, la multitude de formes différentes qui caractérisent ceux qui leur sont postérieurs, la nature a formé successivement les divers organes que possèdent les animaux, et les différentes facultés auxquelles ces organes donnent lieu. Elle les a produits dans un ordre que j’ai déterminé (première partie, chap. VIII), et l’on a pu voir, d’après cet ordre, que l'hypocéphale, que constituent les deux hémisphères plissés qui enveloppent ou recouvrent le cerveau, est le dernier organe qu’elle est parvenue à faire exister.

Long-temps avant d’avoir créé l'hypocéphale, cet organe spécial pour la formation des idées et de toutes les opérations qui s’exécutent à leur égard, la nature avoit établi, dans un grand nombre d’animaux, un système nerveux qui leur donnoit la faculté d’exciter l’action des muscles, et ensuite celle de sentir, et d’agir par les émotions de leur sentiment intérieur. Or, pour y parvenir, quoiqu’elle eût multiplié et dispersé les foyers pour les mouvemens musculaires, soit en établissant des ganglions séparés, soit en répandant ces foyers dans l’étendue d’une moelle longitudinale noueuse, ou d’une moelle épinière, elle concentra dans un lieu particulier le foyer des sensations, et le transporta dans une petite masse médullaire, qui fournit immédiatement les nerfs de quelques sens particuliers, et à laquelle on a donné le nom de cerveau.

Ce ne fut donc qu’après avoir opéré ces divers perfectionnemens du système nerveux, que la nature parvint à mettre la dernière main à son ouvrage, en créant, dans le plus grand voisinage du foyer des sensations, l'hypocéphale, cet organe particulier et si intéressant, dans lequel se gravent les idées, et où s’exécutent, à leur égard, toutes les opérations qui constituent l’intelligence.

C’est uniquement de ces opérations dont nous allons nous occuper, et dont nous essayerons de déterminer les causes physiques les plus probables, en saisissant les inductions à l’égard des parties agissantes, et reconnoissant les conditions qu’exigent les fonctions de ces parties.

Actuellement, examinons comment une idée peut se former, et dans quel cas une sensation peut la produire ; considérons même, au moins en général, de quelle manière s’exécutent les actes de l’intelligence dans l'hypocéphale.

Une particularité fort singulière, de laquelle cependant je ne puis douter, est que l’organe spécial dont il est maintenant question, n’exerce jamais lui-même aucune action quelconque dans tous les actes ou phénomènes auxquels il donne lieu, et qu’il ne fait constamment que recevoir et conserver plus ou moins long-temps, les images qui lui parviennent, et toutes les impressions qui les gravent. Cet organe diffère, ainsi que le cerveau et les nerfs, de tous les autres organes du corps animal, en ce qu’il n’agit point, et qu’il ne fait que fournir au fluide nerveux qu’il contient, les moyens d’exécuter les différens phénomènes auxquels ce fluide est propre.

En effet, lorsque je considère l’extrême mollesse de la pulpe médullaire qui constitue les nerfs, le cerveau et son hypocéphale, je ne puis me persuader que, dans les relations du fluide nerveux avec les parties médullaires dans lesquelles il se meut, ces dernières soient capables d’exercer la moindre action. Ces parties sont, sans doute, uniquement passives, et hors d’état de réagir contre tout ce qui peut les affecter. Il en résulte que les parties médullaires, qui composent l'hypocéphale, reçoivent et conservent les traces de toutes les impressions que le fluide nerveux, dans ses mouvemens, vient leur imprimer ; en sorte que le seul corps qui agisse, dans les fonctions qu’exécute l’hypocéphale, est le fluide nerveux lui-même, ou pour m’exprimer plus exactement, l’organe dont il s’agit n’exécute aucune fonction, le fluide nerveux les opère toutes lui seul ; mais ce fluide ne sauroit nullement y donner lieu, sans l’existence de l’organe dans lequel il agit.

Ici, l’on me demandera comment il est possible de concevoir qu’un fluide, quelque subtil et varié qu’il soit dans ses mouvemens, puisse lui seul donner lieu à cette multitude étonnante d’actes et de phénomènes différens qui constituent l’immense étendue des facultés de l’intelligence. à cela je répondrai que la merveille considérée se trouve toute entière dans la composition même de l'hypocéphale.

Cette masse médullaire qui constitue l'hypocéphale, c’est-à-dire, les deux hémisphères plissés qui enveloppent ou recouvrent le cerveau ; cette masse, dis-je, qui semble n’être qu’une pulpe dont les parties sont continues et cohérentes dans tous leurs points, se compose, au contraire, d’une multitude inconcevable de parties distinctes et séparées, d’où résulte une quantité innombrable de cavités, infiniment diversifiées entr’elles par leur forme et leur grandeur, et qui paroissent distinguées par régions en nombre égal à celui des facultés intellectuelles de l’individu ; enfin, quelqu’en soit le mode, la composition de cet organe est encore différente dans chaque région ; car c’est dans chacune d’elles que s’effectuent les actes de chaque faculté particulière de l’intelligence.

L’examen de la partie blanche et médullaire de l'hypocéphale y a fait apercevoir des fibres nombreuses : or, il est probable que ces fibres ne sont pas, comme ailleurs, des organes de mouvement ; leur consistance ne le permet pas : on a plus lieu de croire que ce sont autant de canaux particuliers qui aboutissent chacun à une cavité qui seroit en forme de cul-de-sac, si les cavités dont il s’agit ne communiquoient entr’elles par des voies latérales. Ces cavités, imperceptibles pour nous, sont innombrables comme les filets tubuleux qui y conduisent, et on peut présumer que c’est sur la paroi interne de chacune d’elles que se gravent les impressions que le fluide nerveux y apporte ; peut-être y a-t-il aussi de petites lames ou des feuillets médullaires disposés pour le même objet.

Ne pouvant savoir positivement ce qui se passe à ce sujet, je crois avoir atteint mon but en montrant ce qui est possible, ce qui est même vraisemblable : cela seul me suffit.

L’admirable composition de l'hypocéphale, soit celle de l’ensemble de cet organe, soit celle de chacune de ses régions qui sont doubles, l’une semblable à l’autre dans chaque hémisphère, ne sauroit être une supposition sans fondement, quoique nous manquions de moyens pour l’apercevoir et nous en assurer. Les phénomènes organiques qui constituent l’intelligence, et chacun de ces phénomènes exigeant dans l’organe un lieu particulier et, pour ainsi dire, un organe spécial dans lequel il puisse se produire, doivent nous donner la conviction morale, qu’à l’égard de la composition de l’hypocéphale, les choses sont telles que je viens de les présenter.

Assurément, les individus ne naissent point avec toutes les facultés intellectuelles qu’ils peuvent avoir ; car l’organe en qui s’exécutent les actes de l’intelligence est, comme tous les autres, d’autant plus susceptible de se développer, qu’il est plus exercé. Il en est de même de chaque sorte particulière de faculté intellectuelle : les besoins ressentis, ou que l’individu se donne, la font naître dans la région de l'hypocéphale qui peut en produire les actes ; et selon que ces actes sont plus fréquemment reproduits, l’organe spécial qui y est devenu propre se développe davantage, et étend proportionnellement la faculté à laquelle il donne lieu.

Il n’est donc pas vrai que chacune de nos facultés intellectuelles soit innée, et qu’il en soit de même de ceux de nos penchans qui dépendent de notre faculté de penser. Ces facultés et ces penchans s’accroissent et se fortifient à mesure que nous exerçons davantage les organes qui en produisent les actes. Seulement, nous pouvons y apporter plus ou moins de dispositions avec l’état de l’organisation que nous recevons de ceux qui nous ont donné le jour : mais si nous n’exercions pas nous-mêmes ces facultés et ces penchans, nous en perdrions insensiblement l’aptitude.

M. le docteur Gall ayant remarqué que, parmi les différens individus qu’il observoit, les uns avoient telle faculté plus développée et plus éminente que les autres, conçut l’idée de rechercher si telle partie de leur corps n’offriroit pas quelques signes extérieurs qui pussent faire reconnoître cette faculté.

Il ne paroît pas qu’il se soit occupé des facultés qui ne sont point relatives à l’intelligence ; car elles lui auroient fourni quantité de preuves qui constatent que lorsqu’une partie fortement exercée, acquiert une faculté très-éminente, cette partie en offre constamment, dans sa forme, ses dimensions et sa vigueur, des signes évidens. On ne peut voir les extrémités postérieures et la queue d’un kanguroo, sans reconnoître que ces parties, très-employées, jouissent d’une grande force d’action, et sans retrouver la même chose dans les cuisses postérieures des sauterelles, etc. On ne peut de même considérer le grand accroissement du nez de l’éléphant, transformé en une trompe énorme, sans reconnoître que cet organe, continuellement exercé et servant de main à l’animal, a reçu de cet emploi habituel les dimensions, la force et l’admirable souplesse qu’on lui connoît, etc., etc.

Mais M. Gall paroît s’être attaché particulièrement à la recherche des signes extérieurs qui pourroient indiquer celles des facultés de l’intelligence qui se trouvent très-éminentes dans certains individus. Or, reconnoissant que toutes ces facultés sont le produit des fonctions de l’organe cérébral, il dirigea ses vues sur la connoissance de l’encéphale ; et après plusieurs années de recherches, il acheva de se persuader que celles de nos facultés intellectuelles qui sont très-développées et ont acquis un grand degré de perfectionnement, se font reconnoître par des signes extérieurs qui consistent en des saillies particulières de la boîte cérébrale.

Assurément, M. Gall partoit d’un principe qui, en lui-même, est très-fondé ; car s’il est vrai, pour les parties du corps, que toutes celles qui sont fortement et constamment employées, acquièrent des développemens et une énergie de faculté qui les distinguent, ce que j’ai suffisamment prouvé dans le chapitre VII de la première partie ; la même chose doit avoir lieu également pour l’organe de l’entendement en général, et même pour chacun des organes particuliers qui le composent : cela est certain, et facile à démontrer d’après quantité de faits reconnus.

Ainsi, le principe d’où partoit M. Gall, est, sans contredit, très-solide ; mais d’après tout ce qui est publié sur la doctrine enseignée par ce savant, on a lieu de croire qu’il en a abusé dans la plupart des conséquences qu’il en a tirées.

En effet, relativement aux organes particuliers qui entrent dans la composition des deux hémisphères du cerveau, et qui donnent lieu à chaque genre de faculté intellectuelle, le produit du principe que je viens de citer, me paroît avoir beaucoup moins d’étendue que M. Gall ne lui en suppose ; en sorte que ce ne peut être guère que dans un très-petit nombre de cas extrêmes, que certaines facultés, qui auroient acquis un degré extraordinaire d’éminence, peuvent offrir des signes extérieurs non équivoques, propres à les indiquer. Alors je ne serois nullement surpris qu’on eût découvert quelques-uns de ces signes, leur cause se trouvant réellement dans la nature. Mais, à l’égard de nos facultés intellectuelles, sortir des genres qui sont bien distincts, pour entrer dans une multitude de détails, pour embrasser les nuances mêmes qui lient ces facultés à leur genre propre, c’est, selon moi, anéantir, par un abus trop ordinaire de l’imagination, la valeur de nos découvertes dans l’étude de la nature. Aussi, M. Gall ayant voulu trop prouver, le public, par une inconsidération contraire, a tout rejeté. Telle est la marche la plus ordinaire de l’esprit humain dans ses différens actes ; des excès, des abus gâtent le plus souvent ce qu’il a su produire de bon. Les exceptions, à cet égard, ne sont l’apanage que d’un petit nombre de personnes qui, à l’aide d’une forte raison, savent limiter l’imagination qui tend à les entraîner.

Considérer comme innés, dans les individus de l’espèce humaine, certains penchans devenus tout-à-fait dominans, ce n’est pas seulement une opinion dangereuse, c’est, en outre, une véritable erreur. On peut, sans doute, apporter en naissant des dispositions particulières pour des penchans que les parens transmettent par l’organisation ; mais, certes, si l’on n’eut pas exercé fortement et habituellement les facultés que ces dispositions favorisent, l’organe particulier qui en exécute les actes, ne se seroit pas développé.

À la vérité, chaque individu, depuis l’instant de sa naissance, se trouve dans un concours de circonstances qui lui sont tout-à-fait particulières, qui contribuent, en très-grande partie, à le rendre ce qu’il est aux différentes époques de sa vie, et qui le mettent dans le cas d’exercer ou de ne pas exercer telle des facultés, et telle des dispositions qu’il a apportées en naissant ; en sorte qu’on peut dire, en général, que nous n’avons qu’une part bien médiocre à l’état où nous nous trouvons dans le cours de notre existence, et que nous devons nos goûts, nos penchans, nos habitudes, nos passions, nos facultés, nos connoissances même aux circonstances infiniment diversifiées, mais particulières, dans lesquelles chacun de nous s’est rencontré.

Dès notre plus tendre enfance, tantôt ceux qui nous élèvent, nous laissent entièrement à la merci des circonstances qui nous entourent, ou en font naître, eux-mêmes, de très-désavantageuses pour nous, par suite de leur manière d’être, de voir et de sentir ; et tantôt, par une foiblesse inconsidérée, nous gâtent et nous laissent prendre une multitude de défauts et d’habitudes pernicieuses dont ils ne prévoient pas les suites. Ils rient de ce qu’ils appellent nos espiègleries, et plaisantent sur toutes nos sottises, supposant que, plus tard, ils changeront facilement nos inclinations vicieuses et nous corrigeront de nos défauts.

On ne sauroit imaginer combien sont grandes les influences de nos premières habitudes et de nos premières inclinations sur les penchans qui sont dans le cas de nous dominer un jour, et sur le caractère qui nous deviendra propre. L’organisation, très-tendre dans notre premier âge, se plie et s’accommode alors aux mouvemens habituels que prend notre fluide nerveux dans tel ou tel sens particulier, selon que nos inclinations et nos habitudes l’exercent dans telle direction. Or, cette organisation en acquiert une modification qui peut s’accroître par des circonstances favorables, mais que celles qui lui deviennent contraires, n’effacent jamais entièrement.

En vain, après notre enfance, fait-on des efforts pour diriger, par le moyen de l’éducation, nos inclinations et nos actions vers tout ce qui peut nous être utile, en un mot, pour nous donner des principes, pour former notre raison, notre manière de juger, etc. Il se rencontre tant de circonstances si difficiles à maîtriser, que chacun de nous, selon celles qui le concernent, se trouve en quelque sorte entraîné, et acquiert insensiblement une manière d’être, à laquelle il n’a eu lui-même qu’une très-petite part.

Je ne dois pas entrer ici dans les nombreux détails des circonstances qui forment, pour chaque individu, un ensemble très-particulier de causes influentes ; mais je dois dire, parce que j’en suis convaincu, que tout ce qui influe à rendre habituelle telle de nos actions, modifie notre organisation intérieure en faveur de cette action ; en sorte que, par la suite, l’exécution de cette même action devient pour nous une sorte de nécessité.

De toutes les parties de notre organisation, celle qui, la première, reçoit des modifications des habitudes que nous prenons d’exercer tel genre de pensées ou d’idées, ainsi que les actions qu’elles entraînent, est notre organe d’intelligence. Or, selon la nature des idées ou des pensées qui nous occupent habituellement, c’est, nécessairement, la région particulière du même organe, dans laquelle s’exécutent ces actes de notre entendement, qui reçoit ces modifications. Je le répète donc ; cette région de notre organe intellectuel, continuant d’être fortement exercée, acquiert des développemens qui, à la fin, peuvent la faire remarquer par quelques signes extérieurs.

Nous venons de considérer, sous le rapport de ses généralités principales, l’organe qui donne lieu à l’intelligence ; nous allons maintenant passer à l’examen de ce qui concerne la formation des idées.

Formation des idées.

Mon objet ici n’est pas d’entreprendre l’analise des idées, non plus que de montrer comment ces idées se composent et s’étendent, en un mot, comment, ou par quelle voie, l’entendement se perfectionne. Assez d’hommes célèbres depuis Bacon, Locke et Condillac, ont traité ces matières et ont répandu sur elles le plus grand jour : ainsi je ne m’en occuperai pas.

Mon but, dans cet article, est seulement d’indiquer par quelles causes physiques les idées peuvent se former, et de faire voir que les comparaisons, les jugemens, les pensées, et toutes les opérations de l’entendement, sont aussi des actes physiques qui résultent des relations qu’ont entre elles certaines sortes de matières en action, et qui s’exécutent dans un organe particulier qui a acquis graduellement la faculté de les produire. Tout ce que je vais exposer sur ce sujet important se trouve entièrement réduit à ce qui est vraisemblable. Tout y est le produit de l’imagination ; mais ses efforts, à cet égard, ont été bornés par la nécessité de n’admettre que des causes physiques compatibles avec les facultés connues des matières considérées, en un mot, que des causes dont l’existence est possible, et même présumable. Enfin, relativement aux actes physiques que je vais essayer d’analiser, comme rien de ce qui les concerne ne peut être aperçu, rien conséquemment ne peut être prouvé.

Je dois prévenir que je distingue et que nous recevons réellement deux sortes d’idées ; savoir :

Les idées simples ou directes ;

Les idées complexes ou indirectes.

J’appelle idées simples, toutes celles qui proviennent directement et uniquement des sensations remarquées, que des objets, soit hors de nous, soit en nous-mêmes, peuvent nous faire éprouver.

Je nomme idées complexes, toutes celles qui se forment en nous, à la suite de quelqu’opération de notre entendement, sur plusieurs idées déjà acquises, et qui conséquemment n’exigent pour se former aucune sensation directe.

Les idées, quelles qu’elles soient, sont le résultat des images ou des traits particuliers d’objets qui nous ont affectés ; et ces images ou ces traits ne deviennent des idées pour nous, que lorsqu’ayant été tracés sur quelque partie de notre organe, le fluide nerveux agité, qui les traverse, en rapporte le produit à notre sentiment intérieur, qui nous en donne la conscience.

Outre qu’il y a réellement deux sortes d’idées, relativement à leur origine, on doit encore distinguer celles qui nous sont rendues sensibles, et qui sont à la fois accompagnées de la sensation qui les a produites, de celles qui, pareillement présentes à notre conscience, ne sont plus réunies à la sensation.

Je nomme les premières, idées physico-morales, et les secondes, idées morales seulement.

Les idées physico-morales sont claires, vives, nettement exprimées, et se font ressentir avec la force que leur communique la sensation qui les accompagne. Ainsi, la vue d’un édifice, ou de tout autre objet qui se trouve sous mes yeux, et auquel je donne de l’attention, fait naître en moi une idée ou plusieurs dont je suis vivement frappé.

Au contraire, les idées morales, soit simples, soit complexes, c’est-à-dire, celles dont nous n’avons la conscience qu’à la suite d’une opération de notre entendement, excitée par notre sentiment intérieur, sont très-obscures, foiblement exprimées, et n’ont aucune vivacité dans la manière dont elles nous affectent, quoiqu’elles nous émeuvent quelquefois. Ainsi, lorsque je me rappelle un objet que j’ai vu et remarqué, un jugement que j’ai porté, un raisonnement que j’ai fait, etc., l’idée ne m’en est rendue sensible que d’une manière foible et obscure.

Il faut donc bien se garder de confondre ce que nous éprouvons lorsque nous avons la conscience d’une idée quelconque, avec ce que nous ressentons lorsqu’une sensation nous affecte, et que nous y donnons de l’attention.

Tout ce dont nous avons seulement la conscience, ne nous parvient que par l’organe de l’intelligence ; et tout ce qui nous fait éprouver la sensation, ne s’exécute, d’abord, que par l’organe sensitif que nous possédons, et ensuite par l’idée que nous en recevons, si notre attention nous le fait remarquer.

Ainsi, il est essentiel de distinguer le sentiment moral du sentiment physique ; parce que l’expérience du passé nous apprend que faute d’avoir fait cette distinction, des hommes du plus grand mérite, confondant les deux sentimens dont il s’agit, ont établi des raisonnemens qu’il faut maintenant détruire.

Sans doute, l’un et l’autre sentiment sont physiques ; mais la différence des expressions que j’emploie pour les distinguer, suffit à l’objet que j’ai en vue ; et d’ailleurs, ce sont les expressions en usage.

Je nomme sentiment moral, ce que nous ressentons lorsqu’une idée, ou une pensée, ou, enfin, un acte quelconque de notre entendement est rapporté à notre sentiment intérieur, et que par là nous en avons la conscience.

Je nomme sentiment physique, ce que nous éprouvons lorsque, par suite d’une impression faite sur tel de nos sens, nous ressentons une sensation quelconque, et que nous la remarquons.

D’après ces définitions simples et claires, on doit voir que les deux objets dont il s’agit, sont très-différens l’un de l’autre, tant par la nature de leur source, que par celle des effets qu’ils produisent en nous.

C’est cependant pour les avoir confondus, comme l’avoit déjà fait Condillac, que M. de Tracy a dit :

Penser n’est que sentir, et sentir est, pour nous, la même chose qu’exister ; car les sensations nous avertissent de notre existence. Les idées ou perceptions sont des sensations proprement dites, ou des souvenirs, ou des rapports que nous apercevons, ou bien, enfin, le désir que nous éprouvons à l’occasion de ces rapports : la faculté de penser se subdivise donc en sensibilité proprement dite, en mémoire, en jugement et en volonté.

On voit qu’il y a dans tout ceci une confusion évidente des sensations proprement dites, avec la conscience de nos idées, de nos pensées, de nos jugemens, etc. C’est une pareille confusion du sentiment moral avec le sentiment physique, qui a fait croire que tout être qui possède la faculté de sentir, avoit aussi celle d’exécuter des actes d’intelligence, ce qui, certainement, ne sauroit être fondé.

Les sensations nous avertissent, sans doute, de notre existence ; mais c’est seulement lorsque nous les remarquons. Il faut donc pouvoir les remarquer, c’est-à-dire, y penser, y donner de l’attention, et voilà des actes d’intelligence.

Ainsi, à l’égard de l’homme et des animaux les plus parfaits, les sensations remarquées avertissent de l’existence, et donnent des idées ; mais relativement aux animaux plus imparfaits, tels, par exemple, que les insectes, en qui je ne reconnois point d’organe pour l’intelligence, les sensations ne sauroient être remarquées, ni donner des idées ; et elles ne peuvent former que de simples perceptions des objets qui affectent l’individu.

L'insecte jouit cependant d’un sentiment intérieur susceptible d’émotions qui le font agir ; mais comme aucune idée n’y est rapportée, il ne peut remarquer son existence, en un mot, il n’éprouve jamais de sentiment moral.

C’est donc à l’égard de tout être doué d’intelligence, qu’il faut dire : penser, c’est sentir moralement, c’est avoir la conscience de ses idées, de ses pensées, et celle aussi de son existence ; mais ce n’est point éprouver le sentiment physique qui est toute autre chose, puisque celui-ci est un produit du système des sensations, et que le premier en est un du système organique de l’intelligence.

Des Idées simples.

Une idée simple provenant d’une sensation que l’on éprouve de la part de quelqu’objet qui affecte l’un de nos sens, ne peut se former que lorsque la sensation dont il s’agit, se remarque, et que le résultat de cette sensation se trouve transporté dans l’organe de l’intelligence, et tracé ou gravé sur quelque partie de cet organe ; ce résultat se rend sensible à l’individu, parce qu’il est, dans l’instant même, rapporté à son sentiment intérieur.

En effet, tout individu qui, jouissant de la faculté de sentir, possède un organe pour l’intelligence, reçoit, aussitôt, dans cet organe, l’image ou les traits que la sensation d’un objet qui l’affecte occasionne, si l’organe dont il s’agit y est préparé par l’attention. Or, ces traits, ou cette image, de l’objet qui l’a affecté, parviennent dans son hypocéphale par le moyen d’une seconde réaction du fluide nerveux qui, après avoir produit la sensation, porte dans l’organe intellectuel l’ébranlement particulier qu’il a reçu de cette sensation, y imprime sur quelque partie les traits caractéristiques de son mouvement, et, enfin, les rend sensibles à l’individu en reportant leur produit à son sentiment intérieur.

Les idées que l’on se forme en voyant, pour la première fois, une fusée volante, en entendant le rugissement d’un lion, et en touchant la pointe d’une aiguille, sont des idées simples.

Or, les impressions que ces objets font sur nos sens, excitent aussitôt dans le fluide des nerfs qui les reçoivent, une agitation qui est particulière à chacune d’elles ; le mouvement se propage jusqu’au foyer des sensations ; tout le système y participe aussitôt ; et la sensation se trouve produite par le mécanisme que j’ai déjà exposé.

Ainsi, dans le même instant, si notre attention en a préparé les voies, le fluide nerveux transporte l’image de l’objet, ou certains de ses traits, dans notre organe d’intelligence ; y imprime cette image ou ces traits sur quelque partie de cet organe ; et l’idée qu’il vient de tracer, est aussitôt rapportée par lui à notre sentiment intérieur.

De même que le fluide nerveux, par ses mouvemens, est l’agent qui porte au foyer des sensations les impressions des objets extérieurs qui affectent nos sens, de même aussi ce fluide subtil est encore l’agent qui transporte du foyer des sensations dans l’organe de l’intelligence, le produit de chaque sensation exécutée, qui y en trace les traits ou qui les y imprime par ses agitations, si l'attention y a préparé cet organe, et qui en rapporte de suite le résultat au sentiment intérieur de l’individu.

Ainsi, pour que les traits ou l’image de l’objet qui a causé la sensation puissent parvenir dans l’organe de l’entendement et être imprimés sur quelque partie de cet organe, il faut, premièrement, que l’acte qu’on nomme attention, prépare l’organe à en recevoir l’impression, ou que ce même acte ouvre la voie qui peut faire arriver le produit de cette sensation à l’organe sur lequel peuvent s’imprimer les traits de l’objet qui y a donné lieu : et pour qu’une idée quelconque puisse parvenir ou être rappelée à la conscience, il faut, à l’aide encore de l’attention, que le fluide nerveux en rapporte les traits au sentiment intérieur de l’individu, ce qui alors lui rend cette idée présente ou sensible[1], et ce qui peut se répéter ainsi au gré de cet individu pendant un temps plus ou moins long.

L’impression qui forme l’idée se trace donc et se grave réellement sur l’organe, puisque la mémoire peut la rappeler au gré de l’individu, et la lui rendre de nouveau sensible. Voilà, selon moi, le mécanisme probable de la formation des idées ; celui par lequel nous nous les rendons présentes à volonté, jusqu’à ce que le temps en ayant effacé ou trop affoibli les traits, nous ait mis hors d’état de pouvoir nous en souvenir.

Tenter de déterminer comment les agitations du fluide nerveux tracent ou gravent une idée sur l’organe de l’entendement, ce seroit s’exposer à commettre un des nombreux abus auxquels l’imagination donne lieu ; ce que l’on peut seulement assurer, c’est que le fluide dont il s’agit, est le véritable agent qui trace et imprime l’idée ; que chaque sorte de sensation donne à ce fluide une agitation particulière, et le met, conséquemment, dans le cas d’imprimer sur l’organe des traits également particuliers ; et qu’enfin, le fluide en question agit sur un organe tellement délicat, et d’une mollesse si considérable, et se trouve alors dans des interstices si étroits, dans des cavités si petites, qu’il peut imprimer sur leurs parois délicates, des traces plus ou moins profondes de chaque sorte de mouvement dont il peut être agité.

Ne sait-on pas que, dans la vieillesse d’un individu, l’organe de l’intelligence ayant perdu une partie de sa délicatesse et de sa mollesse, les idées se gravent plus difficilement et moins profondément ; que la mémoire qui se perd de plus en plus, ne rappelle alors que les idées anciennement gravées sur l’organe, parce qu’elles furent, à cette époque, plus faciles à imprimer et plus profondes ?

En outre, ne s’agit-il pas uniquement, à l’égard du phénomène organique des idées, de relations entre des fluides en mouvement et l’organe spécial qui contient ces fluides ? Or, pour des opérations aussi promptes que les idées et que tous les actes d’intelligence, quel autre fluide peut les produire, si ce n’est le fluide subtil et invisible des nerfs, fluide si analogue à l’électricité ; et quel organe plus approprié pour ces opérations délicates que le cerveau ?

Ainsi, une idée simple ou directe se forme lorsque le fluide des nerfs agité par quelqu’impression extérieure, ou même par quelque douleur interne, rapporte au foyer des sensations l’agitation qu’il a reçue, et que, de là, transportant cette même agitation dans l’organe de l’intelligence, il en trouve la voie ouverte, ou l’organe préparé par l'attention.

Dès que ces conditions sont remplies, l’impression se trace aussitôt sur l’organe, l'idée reçoit son existence, et se rend sensible à l’instant même, parce que le sentiment intérieur de l’individu en est affecté ; enfin, l’idée dont il s’agit, peut être de nouveau rendue sensible par la mémoire, mais d’une manière obscure, toutes les fois que l’individu, par un acte de sa puissance d’agir, dirige le fluide nerveux sur les traces subsistantes de cette idée.

Toute idée, rappelée par la mémoire, est donc beaucoup plus obscure qu’elle n’étoit lorsqu’elle fut formée ; parce qu’alors l’acte qui la rend sensible à l’individu, ne résulte plus d’une sensation présente.

Des Idées complexes.

Je nomme idée complexe ou indirecte, celle qui ne provient pas immédiatement de la sensation d’un objet quelconque, mais qui est le résultat d’un acte d’intelligence qui s’opère sur des idées déjà acquises. L’acte d’entendement qui donne lieu à la formation d’une idée complexe, est toujours un jugement ; et ce jugement est lui-même, ou une conséquence, ou une détermination de rapport. Or, cet acte me paroît résulter d’un mouvement moyen qu’acquiert le fluide nerveux, lorsque, dirigé par le sentiment intérieur, ce fluide se partage en plusieurs masses qui vont traverser chacune les traits de certaines idées déjà imprimées, y obtiennent autant de modifications particulières dans leur agitation, et qui, se réunissant ensuite, combinent alors, en ce mouvement moyen, les mouvemens particuliers de chacune d’elles.

C’est donc par le moyen de ce mouvement cité du fluide nerveux, lequel est réellement le résultat d’idées comparées, ou de rapports recherchés entre elles, que le fluide subtil dont il s’agit, imprime ses traits sur l’organe, et en rapporte, dans l’instant même, le produit au sentiment intérieur de l’individu.

Telle est, à ce qu’il me semble, la cause physique et le mécanisme particulier qui donnent lieu à la formation des idées complexes de tous les genres. Ces idées complexes sont très-distinctes des idées simples, puisqu’elles ne résultent point d’une sensation produite immédiatement, c’est-à-dire, d’une impression faite sur aucun de nos sens, qu’elles prennent leur source dans plusieurs idées déjà tracées, et qu’enfin, elles sont le produit unique d’un acte de l’entendement, le système sensitif n’y ayant aucune part.

Il y a cette différence entre l’acte de l’entendement qui forme un jugement d’où résulte une idée complexe, et celui qu’on nomme souvenir, ou acte de mémoire, et qui ne consiste qu’à rendre des idées présentes au sentiment intérieur de l’individu ; que, dans le premier, les idées employées servent à une opération qui amène un résultat, c’est-à-dire, une idée nouvelle ; tandis que, dans le second, les idées employées ne servent à aucune opération particulière, ne donnent lieu à aucune idée nouvelle, mais sont simplement rendues sensibles à l’individu.

S’il est vrai que les émotions de notre sentiment intérieur nous donnent la faculté et la puissance d’agir, et qu’elles nous permettent de mettre en mouvement notre fluide nerveux, et de le diriger sur les traits de différentes idées qui sont imprimées sur diverses parties de l’organe qui les a reçues ; il est évident que ce fluide subtil, en passant sur les traits de telle idée, reçoit une modification particulière dans la nature de son agitation. On conçoit de là, que si le fluide nerveux rapporte simplement cette modification particulière de son agitation au sentiment intérieur de l’individu, il ne fait que rendre l’idée sensible ou présente à la conscience de cet individu ; mais si le fluide dont il s’agit, au lieu de ne traverser que les traits ou l’image d’une seule idée, se partage en plusieurs masses qui, chacune, se dirigent sur une idée particulière, et qu’ensuite ces masses se réunissent toutes, le mouvement moyen qui en résultera dans la masse commune, imprimera, dans l’organe, une idée nouvelle et complexe, et de suite en rapportera le produit à la conscience de l’individu.

Si nous nous formons des idées complexes avec des idées simples déjà existantes, nous aurons, dès qu’elles seront imprimées dans notre organe, des idées complexes du premier ordre : or, il est évident que si nous comparons ensemble plusieurs idées complexes du premier ordre, par les mêmes moyens organiques avec lesquels nous avons comparé plusieurs idées simples, nous obtiendrons un résultat, c’est-à-dire, un jugement dont nous nous formerons une nouvelle idée, et celle-ci sera une idée complexe du second ordre, puisqu’elle proviendra de plusieurs idées complexes du premier ordre déjà acquises. On sent que, par cette voie, des idées complexes de différens ordres peuvent se multiplier presqu’à l’infini, ce dont la plupart de nos raisonnemens nous offrent des exemples.

Ainsi se forment, dans l’organe de l’intelligence, différens actes physiques qui donnent lieu aux phénomènes des comparaisons, des jugemens particuliers, des analises d’idées, enfin, des raisonnemens ; et ces différens actes ne sont que des opérations sur des idées déjà tracées, qui s’exécutent par des mouvemens moyens qu’acquiert le fluide nerveux, lorsqu’il en rencontre les traits ou les images dans son agitation : et comme ces opérations sur les idées déjà tracées, même sur des séries d’idées comparées, soit successivement, soit ensemble, ne sont que des rapports recherchés par la pensée et à l’aide du sentiment intérieur, entre les idées de quelqu’ordre qu’elles soient, ces mêmes opérations sont terminées par des résultats qu’on nomme jugemens, conséquences, conclusions, etc.

De même se produisent physiquement, dans les animaux les plus parfaits, des phénomènes d’intelligence, d’un ordre bien inférieur sans doute, mais qui sont tout-à-fait analogues à ceux que je viens de citer ; car ces animaux reçoivent des idées, et ont la faculté de les comparer et d’en obtenir des jugemens. Leurs idées sont donc réellement tracées et imprimées dans l’organe où elles se sont formées ; puisqu’ils ont évidemment de la mémoire, et que, dans leur sommeil, on les voit souvent rêver, c’est-à-dire, éprouver des retours involontaires de ces idées.

Relativement aux signes si nécessaires pour la communication des idées, et qui servent singulièrement à en étendre le nombre, je me trouve forcé de me borner à une simple explication concernant le double service qu’ils nous rendent.

CONDILLAC, dit M. Richerand, s’est acquis une gloire immortelle, en découvrant le premier, et en prouvant sans réplique, que les signes sont aussi nécessaires à la formation qu’à l’expression des idées.

Je suis fâché que les bornes de cet ouvrage ne me permettent pas d’entrer ici dans les détails suffisans pour montrer qu’il y a une erreur évidente dans l’expression employée, laquelle fait entendre que le signe est nécessaire à la formation directe de l’idée, ce qui ne peut avoir le moindre fondement.

Je ne suis pas moins admirateur que M. Richerand, du génie, des pensées profondes, et des découvertes de Condillac ; mais je suis très-persuadé que les signes, dont on ne peut se passer pour la communication des idées, ne sont nécessaires à la formation de la plupart de celles que nous parvenons à acquérir, que parce qu’ils fournissent un moyen indispensable pour en étendre le nombre, et non parce qu’ils concourent à leur formation.

Sans doute, une langue n’est pas moins utile pour penser que pour parler ; et il faut attacher des signes de convention aux notions acquises, afin que ces notions ne restent pas isolées, et que nous puissions les associer, les comparer, et prononcer sur leurs rapports. Mais ces signes sont des secours, des moyens, en un mot, un art infiniment utile pour nous aider à penser, et non des causes immédiates de formation d’idées.

Les signes, quels qu’ils soient, ne font qu’aider notre mémoire sur des notions acquises, soit anciennes, soit récentes, que nous donner le moyen de nous les rendre présentes successivement, ou plusieurs à la fois, et par là, que nous faciliter la formation d’idées nouvelles.

De ce que Condillac a très-bien prouvé que, sans les signes, l’homme n’eût jamais pu parvenir à étendre ses idées comme il l’a fait, et ne pourroit pas continuer de le faire comme il le fait encore, il ne s’ensuit pas que les signes soient eux-mêmes des élémens d’idées.

Assurément, je regrette de ne pouvoir entreprendre l’importante discussion dans laquelle il faudroit entrer à cet égard ; mais, probablement, quelqu’un apercevra l’erreur que je ne fais qu’indiquer, et en fera une démonstration complète. Alors, en reconnoissant tout ce que nous devons à l’art des signes, on reconnoîtra en même temps que ce n’est qu’un art, et qu’il est conséquemment étranger à la nature.

Je conclus des observations et des considérations exposées dans ce chapitre :

1°. Que les différens actes de l’entendement exigent un organe spécial ou un système d’organes particulier pour pouvoir s’exécuter, comme il en faut un pour opérer le sentiment, un autre pour le mouvement des parties, un autre pour la respiration, etc. ;

2°. Que, dans l’exécution des actes de l’intelligence, c’est le fluide nerveux qui, par ses mouvemens dans l’organe dont il s’agit, est la seule cause agissante, l’organe lui-même n’étant que passif, mais contribuant à la diversité des opérations par celle de ses parties, et par celle des traits imprimés qu’elles conservent ; diversité réellement inappréciable, puisqu’elle s’accroît à l’infini, selon que l’organe est plus exercé ;

3°. Que les idées acquises sont les matériaux de toutes les opérations de l’entendement ; qu’avec ces matériaux, l’individu qui exerce habituellement son intelligence, peut s’en former continuellement de nouvelles ; et que le moyen qu’il peut employer pour étendre ainsi ses idées, réside uniquement dans l'art des signes qui soulage sa mémoire, art que l’homme seul sait étendre, qu’il perfectionne tous les jours, et sans lequel ses idées resteroient nécessairement très-bornées.

Maintenant pour répandre plus de jour sur les sujets dont je viens de faire mention, je vais passer à l’examen des principaux actes de l’entendement, c’est-à-dire, de ceux du premier ordre dont tous les autres dérivent.



  1. Sensible ; c’est une expression usitée qui a deux acceptions très-différentes, ou qui désigne des faits de deux genres très-distincts. Dans l’une de ces acceptions, elle exprime l’effet d’une sensation, et ne concerne que le sentiment physiqye ; dans l’autre, au contraire, elle désigne l’effet d’une impression sur le sentiment intérieur, qui prend sa source dans un acte d’intelligence, et n’appartient qu’au sentiment moral.