Phocas

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Illustrations par Remy de Gourmont.
Mercure de France.



PHOCAS AVEC VNE COVVERTVRE ET TROIS VIGNETTES PAR REMY DE GOVRMONT.



A PARIS COLLECTION DE l’ymagier ET SE VEND AU MERCVRE DE FRANCE RVE DE L’ECHAVDE L’AN M D CCC XCV.


À Octave Mirbeau, parce que je l’aime beaucoup et aussi parce que Phocas était jardinier,
Remy de Gourmont.



Le préteur donna lui-même les instructions les plus précises au décurion chargé d’arrêter Phocas. Ce magistrat, nommé Aurélius, était un homme grave, probe et intelligent ; excellent jurisconsulte, il n’abusait point de sa science, ni des codes, ni des édits pour écraser d’une rigueur uniforme et traditionnelle les criminels cités à son tribunal ; tout au contraire, profitant de la liberté qu’avaient alors les juges de décider selon leur conscience, il aimait à oublier l’impérative dureté des lois pénales, — et plus d’une fois on l’entendit condamner à une notable amende d’avares et inflexibles riches « coupables selon lui de ne pas s’être laissé voler, attendu que le voleur était dans le besoin le plus extrême et qu’il y a un certain degré de misère qui autorise celui qui n’a rien à prendre à celui qui possède tout ». De tels jugements paraîtraient aujourd’hui fort scandaleux et notre moralité raffinée s’en indignerait ; mais au IVe siècle, à Sinope, dans la province de Pont, où se passe cette histoire, les hommes, dénués de grands principes, acceptaient volontiers la justice telle que la comprenait Aurélius ; vexés, mais convaincus que de laisser mourir de faim une créature humaine, ou de l’étrangler de ses propres mains, c’est un crime égal, ils payaient l’amende, puis, pour éviter d’être volés justement, ils faisaient, de leur propre volonté, la part des pauvres.

Les idées chrétiennes avaient pénétré peu à peu à Sinope, comme dans une grande partie de l’Empire romain, mais pas encore sous leur véritable nom ; ce nom était toujours détesté, et on y professait pour la religion nouvelle une horreur mêlée de crainte ; seules, devançant les dogmes, la justice et la pitié, mendiantes boiteuses, avaient franchi les murs de la ville et murmuré tout bas de singulières paroles que le peuple se répétait avec surprise.

De vrais chrétiens, instruits de la naissance, de la mort et de la résurrection du Nazaréen, il n’y en avait guère, à Sinope, que dans les faubourgs, parmi les tisserands, et, dans la campagne, parmi les paysans et les esclaves des grands domaines ; on disait que le principal d’entre eux, le plus instruit et, par conséquent, le plus dangereux, était un nommé Phocas, jardinier de son état, homme libre, qui cultivait un petit enclos et en vendait les produits aux portes de la ville.

Donc, par une étrange contradiction, le peuple, qui aimait la justice, haïssait ceux qui étaient les vivants exemplaires de la justice, et Aurélius lui-même, le juge secourable, entrait en colère et jurait par les dieux infernaux dès que l’on prononçait devant lui le nom de chrétien. Sur ces entrefaites, des édits arrivèrent qui ordonnaient la recherche et la condamnation de tout sectateur de l’idée nouvelle. Aurélius lut les édits que lui envoyait le préfet de la province et, pour la première fois de sa vie, il fut joyeux d’avoir lu un édit impérial.


Ayant fait venir Amasius, le chef de la décurie de soldats que l’on employait à la recherche des criminels, il lui commanda de s’emparer de Phocas et de l’amener à Sinope, mort ou vif.

Les instructions portaient, rédigées sur des tablettes de cire : « Phocas, chrétien, contempteur des dieux, ennemi de l’empereur et du peuple romain. Bandit redoutable et conspirateur astucieux, chef d’une bande de cruels coquins, il est encore un magicien des plus experts : il connaît l’art incroyable de tuer à distance, soit par d’effroyables combinaisons d’éléments, soit par des signes, soit par une entente secrète avec les Génies inférieurs. Vous vous approcherez de lui prudemment et en usant de ruse : il y va peut-être de votre vie, mais il y va sûrement du salut de la République. »

Amasius médita ces instructions, choisit quelques légionnaires résolus, épaves des guerres barbares, et la petite troupe se mit en marche. Elle allait un peu au hasard, car — la police, en ces temps, était sommaire — on ignorait l’endroit précis où conspirait Phocas en arrosant ses salades. Cela devait être là-bas, au fond d’un vallon qui creusait parmi la forêt une clairière de verdure ; on irait là, tout d’abord, et on s’informerait près des bûcherons.

Dans l’imagination d’Amasius, brave décurion qui avait occis plus de Goths qu’il n’avait de dents dans les mâchoires, Phocas se cachait en une ténébreuse caverne, en quelque inaccessible repaire, et il augurait que la quête serait difficile et pénible ; mais la saison était belle, les hommes décidés : « On en sera quitte, songeait-il, pour dormir quelques nuits en plein air, sous la protection de la déesse aux douze mamelles. »

Ils partirent de grand matin et, ayant suivi un ruisseau qui coupait en deux la forêt de Sinope, ils se trouvèrent, un peu avant midi, en face d’une petite cabane couverte de roseaux, derrière laquelle paraissait s’étendre un agréable jardin. Amasius n’eut aucun soupçon ; il cogna à la porte et demanda l’hospitalité.

La porte s’ouvrit et parut un homme vêtu, tel qu’un paysan, d’une tunique courte qui laissait les jambes nues à partir des genoux ; ses cheveux étaient ras et sa barbe longue ; il avait l’air las et doux ; ses yeux, sous des paupières tombantes, étaient bleus et un peu vagues. L’homme semblait avoir une cinquantaine d’années, mais son âme, certes, était toute jeune, car il manifesta une grande joie de ce que la Providence lui envoyait des étrangers :

— Entrez, entrez ! Comment ? Des soldats ? Les Goths sont-ils revenus ?

— Non, dit Amasius, mais nous cherchons un bandit plus féroce que les fils des Amales, un chrétien, un contempteur des dieux (il récitait son instruction), un magicien, qui connaît l’art incroyable de tuer à distance…

Il n’y a pas de magiciens par ici, dit Phocas, mais le pays est plein de voleurs. Ils n’attendent même pas que mes salades soient poussées pour me les arracher. Cela me donne double besogne, il faut que je recommence mes semis, — mais, que voulez-vous ? s’ils me prennent mes salades, c’est qu’ils en ont besoin, plus besoin que moi, peut-être, — et d’ailleurs, je leur pardonne et je leur donne ce qu’ils me dérobent.

— Vous êtes trop indulgent, dit Amasius, et l’empereur, qui est juste, a résolu de punir le chef de ces coquins, car il doit être leur chef, mes instructions le portent.

— Quel est son nom ? demanda Phocas.

— Son nom ?

Il consulta ses tablettes :

— Phocas.

— Phocas ! dit le pauvre jardinier, mais je le connais, il se tient tout près d’ici. C’est un chrétien ?

— Mes instructions le portent, dit Amasius.

— C’est bien lui, dit Phocas, — un chrétien absolu, un chrétien farouche, un contempteur des dieux ! Je vous l’amènerai moi-même, avant le coucher du soleil. Vous tombez bien ! Phocas ! Ne soyez pas inquiets, il vous appartient, il est entre vos mains. Mais en attendant, puisque vous êtes mes hôtes, je vous dois toute l’hospitalité et d’abord le repas. Du pain, des légumes de mon jardin, — ce que Phocas en a laissé.

— C’est Phocas qui vous vole vos salades ? demanda Amasius.

— Lui-même.

— Nous ne le ménagerons pas.

— Je l’espère bien, dit Phocas.

Phocas continua :

— Et, pour les hôtes, je détiens là, enfouie sous terre, une amphore de vin d’Asie… Moi je n’en bois jamais, l’eau du ruisseau est si bonne…

— Nous la boirons ! dirent les soldats.

— Je l’espère bien, dit Phocas.


Les soldats et le jardinier se mirent à table. Phocas, sur l’instance d’Amasius, but un peu de vin, et alors sa joie s’exalta :

— Que je vous aime, mes amis, s’écria-t-il, vous et tous mes frères, tous les hommes ! Souvent, quand je me repose de mon labeur, quand mes laitues, arrosées, s’endorment, comme de bonnes petites créatures, dans la paix du soir, souvent je rêve au bonheur futur de l’humanité, fille de Dieu, et aussi au bonheur immédiat que trouverait en lui-même chacun de nous, s’il vivait en amour, en justice et en charité. Aimez-vous les uns les autres. Si votre frère a froid, donnez-lui place à votre foyer ; s’il a faim, qu’il puisse s’asseoir à votre table ; s’il est ignorant, instruisez-le ; s’il est méchant, forcez-le d’être bon, en étant bon pour lui… Les temps vont changer. Je vois venir un siècle, tout vêtu de blanc, comme un ciel matinal ; il vient sur la mer, et les vagues s’apaisent, et les grands oiseaux qui planent sur les eaux volent autour de lui et lui font un cortège d’amour… Il vient, je le vois ! Il a les yeux clairs d’un messager de bonne nouvelle, il chante un cantique d’allégresse ; le battement de ses ailes a une vertu pacifiante… Il vient, je le vois ! L’archange lumineux aborde parmi nous… Aimez, aimez, soyez implacables à force d’aimer ! Aimez les hommes malgré eux, aimez-les tant que votre amour les dompte, les transforme, et les refaçonne à l’image de Celui qui, pouvant tout, choisit de mourir…

Les soldats, sans bien comprendre, étaient émus ; Amasius aurait voulu entendre encore cette parole d’amour, plus enivrante que le vin d’Asie ; mais, fidèle au mot d’ordre, il songeait aussi à Phocas, l’abominable bandit, et il fit l’effort de dire :

— Maître, je reviendrai te voir, car ton discours m’a remué comme jamais je ne le fus par les plus belles harangues. Je ne t’oublierai pas… J’ai entendu parler d’un philosophe nommé Socrate ou Platon, je ne sais plus, que mon centurion vénère comme un dieu… Tu seras mon Socrate… Oh ! que tes paroles m’ont fait de bien… Jamais je n’avais entendu de pareilles choses…

Il se tut ; puis, faisant un nouvel effort :

— Et ce Phocas ?

Le pauvre jardinier se leva et dit :

— Je suis Phocas.

— Toi ? Maître, le vin d’Asie t’a-t-il fait tourner la tête ?

— Je suis Phocas.

Par des tablettes, par une plaque de bronze qui lui affirmait, pour son courage en des temps de peste, la reconnaissance de la ville d’Antioche, Phocas prouva qu’il était Phocas.

Convaincu, Amasius murmura quelques paroles de mépris pour la sottise du préteur Aurélius, — puis il emmena Phocas, et la nuit n’était guère avancée quand ils entrèrent dans Sinope.


Dès le lendemain matin, Phocas fut jugé. Le peuple, prévenu, accourait en grande foule ; à la vue du bandit, du chrétien, de l’impie qui haïssait les dieux, il poussa de joyeux cris :

— À mort ! À mort ! criait le peuple.

Aurélius, après quelques menues tortures et un court interrogatoire, où Phocas avait avoué son crime d’être chrétien, proféra la sentence :

— Aux bêtes !

Et le peuple répéta :

— Aux bêtes, le chrétien ! Aux bêtes, aux bêtes !

Peu après midi, le cirque fut ouvert et Phocas parut dans l’arène. Sans souci des hurlements de la foule heureuse, sans songer aux fauves ni aux taureaux, il cria d’une voix forte :

— Je suis chrétien !

Puis il s’agenouilla et attendit, en priant.

Ce fut un taureau qui sortit de l’ergastule.

La bête fonça sur sa proie, la transperça d’un coup de corne, la fit sauter en l’air, puis s’éloigna.

Phocas retomba au milieu d’une pluie de sang. Il n’était même pas évanoui et, comprimant son ventre d’où sortaient ses entrailles, il put se remettre à genoux et continuer sa prière.

À ce moment, il aperçut, près de la porte de l’ergastule, Amasius et ses soldats qui avaient été postés là, l’épée au poing, pour chasser la victime au centre de l’arène, si elle cherchait à fuir vers les caves ; il reconnut ses amis, et, rassemblant ses forces, se souleva pour leur envoyer, d’une main lourde, un signe d’amour et un signe d’adieu.


Les soldats, qu’un désir de gloire et de mystère avait touchés, se consultèrent un instant ; puis, tous, d’un bond, coururent à Phocas, en criant :

— Nous sommes les fils de Phocas ! Nous sommes chrétiens !

Ce fut une belle fête et dont le peuple de Sinope se souvint longtemps, car on lâcha des lions et des panthères, et, au lieu d’une victime, il y en eut une douzaine : les yeux des femmes burent du sang.