Phyllis (Hungerford)/08

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Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 40-44).

VIII


Juste au moment où l’horloge du vestibule frappait ses quatre coups, M. Carrington, monté sur son plus beau cheval, s’arrêtait devant la grille.

J’étais à ce moment, comme sœur Anne dans sa tour, tout au haut de l’escalier, et, perchée sur une chaise, passant ma tête par un œil-de-bœuf, en train de surveiller les alentours depuis une heure, afin d’épier son arrivée.

Je pus voir son visage de face ; il avait l’air insolemment heureux ! Je crois même qu’il sifflait !

Quant à moi, j’éprouvais une sensation bizarre : un grand vide dans la tête et, au bout des doigts, des fourmillements, comme si mon sang s’arrêtait.

Je descendis en hâte de ma position périlleuse et courus à ma chambre, où je me barricadai.

J’avais bien trop peur pour pleurer ! Mes oreilles tintaient, mes yeux voyaient trouble. Assise au bord d’une chaise, je n’étais qu’une petite chose à demi morte.

En cet instant, « il » était dans l′antre du lion — le cabinet de papa — et mon sort, le sort de la pauvre, laide et désagréable Phyllis Vernon, se décidait.

Si papa allait refuser net… avec de ces façons qui vous glacent et qui font qu’il n’y a plus à y revenir ?…

S’il allait offrir Dora à la place et si… si… revenant à la raison, M. Carrington allait accepter ?

J’en étais là de mes réflexions baroques quand j’entendis le pas de mère qui traversait le couloir.

Elle frappa deux ou trois fois à la porte avant que je trouvasse la force de me lever.

Aussitôt entrée, elle m’examina en silence pendant quelques instants, puis, d’un son de voix attristé :

— Phyllis, me dit-elle, je savais que tu avais des défauts ; mais je ne t’aurais jamais crue fausse.

Ses yeux si bons contenaient un tel reproche que j’en eus le cœur brisé.

— Oh ! maman, m’écriai-je, ne me regardez pas ainsi ! Non, je ne suis pas fausse ! Quand il m’a demandé de l’épouser, j’ignorais ce qu’il pensait de moi et j’étais encore bien plus étonnée que vous.

« Me croyez-vous, mère ?

— Mais avant de te demander ta main, il a dû te voir souvent, très souvent, en dehors d’ici, et tu n’en as rien dit !

— Je ne m’en cachais pas, mère. Cela me paraissait si naturel. Billy et moi, vous savez, nous allons souvent courir dans les bois et, lui, il allait à la chasse… Et puis, il m’a parlé d’une façon bizarre le jour de la promenade en voiture, c’était à mots couverts et je croyais encore qu’il s’agissait de Dora.

— Vraiment, dit-elle, je trouve que M. Carrington s’est très mal conduit.

Je murmurai fébrilement :

— Mon Dieu, quelle méprise !

— Oui. Et des plus malheureuses ! Qu’allons-nous faire de Dora, maintenant ? Elle prétend que tu le lui as enlevé de propos délibéré, et ton père est de son avis.

Je m’écriai avec amertume :

— Oh ! cela va sans dire ! Il n’y a qu’une chose dont j’aie à me blâmer, mère, c’est de lui avoir donné ma photo quand il me l’a demandée, sans votre autorisation.

— C’était donc elle qu’il embrassait auprès de la rivière ! Là, Phyllis, si tu ne veux pas que l’on t’accuse de duplicité, avoue au moins que tu as été très imprudente.

Je baissai la tête.

— Cette imprudence te fait paraître bien plus coupable encore, tu le comprends ? Réellement, je vois que ces fiançailles qui devraient être une cause de joie ne sont qu’une source de peines et d’ennuis !

— Eh bien ! je ne l’épouserai pas, voilà tout ! Si je lui disais demain que je le déteste, il renoncerait à moi, je le crois. Si vous voulez, nous le lui écrirons tout de suite ; une lettre ira encore plus vite.

Maman se montra épouvantée par mon audacieuse proposition. S’il ne voulait pas de Dora et se trompait d’adresse, ce n’était pas une raison pour qu’elle perdit son gendre.

— Tu es folle ! Laissons les choses comme elles sont. En somme, c’est un bon parti et, même si tu lui rends sa liberté. Dora n’en sera pas plus avancée. Mais, grand Dieu ! combien je regrette que les choses aient tourné de cette façon !

À ce moment, je me sentis vraiment coupable et j’éclatai en sanglots.

— Oh ! maman — voyant qu’elle partait — vous n’allez pas me laisser ainsi ! Quand une jeune fille est fiancée, tout le monde est gentil avec elle et on lui fait des compliments.

« Mais ici… personne ne se soucie de moi ! Je n’entends que des paroles dures ou des soupçons encore plus pénibles.

Les sanglots me suffoquaient et je me cachai le visage entre les mains.

À l’instant, mère me prit dans ses bras et m’appuya contre elle ; elle baisa mes cheveux, me câlina comme elle le faisait quand j’étais enfant.

— Ma petite fille chérie ! murmura-t-elle ; ai-je jamais été dure pour toi ? Seulement… je viens d’être si bouleversée par tout ce que j’ai entendu !

— Mais vous ne croyez plus que je suis fausse, maman ?

— Non, plus maintenant !… ni, je crois, jamais. Le chagrin de ma pauvre Dora m’avait navrée.

« Quoi qu’il en soit, j’ai pu voir que notre fiancé apprécie toutes les qualités de ma chère petite fille.

« Il t’aime beaucoup, Phyllis. Es-tu bien sûre que tu lui rends son amour ?

— Et vous, mère chérie, aimiez-vous beaucoup papa quand vous l’avez épousé ?

— Mais… oui, ma mignonne.

— Oh ! est-ce possible ! Et j’ajoutai en soupirant :

« À ce compte-là, je suis contente de ne pas aimer d’amour M. Carrington.

— Phyllis ! que dis-tu là, c’est le premier devoir d’une femme d’aimer son mari et tu dois déjà le considérer comme tel.

— J’ai de l’affection pour lui ; cela vaut mieux. Ainsi je ne serai pas aveugle sur ses défauts ; et j’espère qu’il s’en corrigera pour moi.

— Ma pauvre enfant, essaie d’aimer M. Mark de tout ton cœur. Crois-moi, l’amour est le premier bien de l’existence, c’est si facile de pardonner quand on aime !

« Quand je pense que, si jeune, tu vas nous quitter pour aller courir le vaste monde !… Vraiment, je me serais séparée plus facilement de Dora que de ma sauvage Phyllis !

Maman me laissa toute réconfortée et retourna avec un soupir aux difficultés qui l’attendaient en bas.

Billy reçut l’ordre de rester confiné dans sa salle d’étude, parce qu’en apprenant la grande nouvelle, il s’écria d’un air triomphant :

— Ah ! je l’avais bien dit que ce n’était pas Dora qu’il aimait !

Roland avait aussitôt pris mon parti. Il monta jusqu’à ma chambre pour me féliciter.

— Cette petite finaude, cette sorcière de Phyl, dit-il, comme elle sait s’y prendre ! Dora était trop languissante pour un type comme Carrington. Enfin, nous aurons toujours une noce, et j’espère bien être garçon d’honneur.

— Non, ce sera Billy, répondis-je.

— L’un n’empêche pas l’autre. Il éclata de rire. Ah ! si tu voyais la tête de Dora ! Elle était si sûre de l’épouser ! Elle reconstruisait ou bouleversait Strangemore !… Elle faisait de Carrington ce qu’elle voulait. Ah ! ah ! ah !

Je l’entendis rire, quand il partit, tout le long de l’escalier.

Lorsque, le soir, à table, je me retrouvai en face de mon père, il avait son air glacial que je connais si bien, mais il ne me dit rien. Je sentis qu’aux yeux de la famille la terrible Phyllis, le fléau de la maison, avait gagné en dignité et considération.

Dora n’assistait pas au dîner ; mère nous dit qu’elle avait la migraine ; cependant, après le repas, elle entra au salon où toute la famille était assemblée.

Elle avait les yeux rouges, vraiment, et ses joues délicates étaient privées de leur habituelle teinte rosée. Le désespoir le plus profond se lisait dans son attitude abandonnée.

Papa se leva ostensiblement et poussa un fauteuil pour elle au coin du feu, car les soirées d’octobre commencent à être fraîches.

Maman lui versa un petit verre de cassis et le lui porta elle-même. Et Billy, en signe de trêve momentanée, lui avança un tabouret sous les pieds.

Pour moi, je restai assise à part, gelant auprès de la fenêtre sans oser m’approcher ; je me faisais l’effet d’une paria. Je ne vis pas Roland qui s’approchait de moi sournoisement. Il me dit :

— Hum ! hum ! avec un clin d’œil et un sourire malicieux du côté de Dora, puis il me pinça le bras, ce qui me fit lit pousser un oh ! de surprise.

Cheekie, mon petit fox-terrier, accompagna mon cri d’aboiements bruyants et sympathiques, tandis que Roland s’esquivait en pouffant de rire.

Papa prit sa voix la plus réfrigérante :

— Je sais bien que je perdrais mon temps en faisant appel à vos bons sentiments, Phyllis, car vous n’en avez aucun. Mais, quoique vous soyez dépourvue de toute espèce de délicatesse, vous devriez comprendre que le moment est mal choisi pour vous laisser aller à une gaité indécente. Vous ne voyez pas que votre sœur est souffrante ? Votre manque de cœur est révoltant ! Sortez !

Je n’attendis pas longtemps pour profiter de la permission et gagnai la porte avec un soupir de soulagement.