Phyllis (Hungerford)/16

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Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 123-133).

VII


Mark marchait depuis un certain temps dans sa chambre, il ne semblait avoir aucune velléité de se rapprocher de la mienne.

Allait-il se coucher et s’endormir ainsi sans un mot d’affection ?

Oh ! ce serait la première fois depuis notre mariage.

Il est vrai aussi que je lui avais donné dans la journée bien des sujets de fâcherie.

Et si je m’étais trompée ? Si cette lettre d’Amérique ne signifiait rien pour moi ?

Oh ! vraiment, j’étais folle ! je lui demanderai pardon, tout sera oublié et mes mauvais soupçons, et ma rancune et sa colère… Mark ! Mark ! Comme vous me manquez, mon chéri, et que je me sens seule séparée de vous par cette mince cloison… Oh ! ne désunissons pas nos vies ! Que cet affreux malentendu soit effacé une fois pour toutes.

Remplie de ces résolutions conciliantes, je me levai et m’approchai de la porte.

Je venais d’entendre crier les lames du parquet, il était dans son cabinet de toilette, tout près de cette porte aussi ; il n’osait l’ouvrir, sans doute, honteux d’avoir été si dur avec moi, il ne savait quelles paroles me dire pour m’apaiser.

Eh bien ! je ferais les premiers pas. Ce serait la punition de mes injustes soupçons.

Je frappai d’abord doucement à la porte, et attendis un instant. Aucune réponse. Les pas s’étaient arrêtés… « on » écoutait, « on » hésitait… puis il me sembla qu’ « on » approchait.

Je toussai très fort et frappai sur ta porte, armée d’une brosse.

— Mark ! Mark, ouvrez-moi.

— Que désirez-vous ? demanda mon mari d’une voix si sèche que je me sentis le cœur défaillir.

Mais je répondis avec autant de douceur qu’il est permis de le faire quand on force sa voix jusqu’à son diapason le plus aigu :

— Laissez-moi entrer, je vous prie ?

— Impossible maintenant. Je suis occupé.

— Il le faut absolument. Mark, ouvrez, j’ai une chose de la plus haute importance à vous dire.

Je l’entendis tourner lentement la clef comme à regret ; la porte entr’ouverte, il resta sur te seuil dans une attitude qui me montrait clairement son opposition à me laisser pénétrer chez lui.

— Voulez-vous me laisser entrer, lui dis-je doucement. Il faut que je vous parle.

— Vous pouvez me parler ici.

— Non ! fis-je d’un ton décidé.

Et d’un mouvement preste je glissai sous le bras qu’il avait appuyé contre le chambranle en guise de prudente barricade… et me trouvai dans la place.

Ayant ainsi manœuvré avec succès, je m’arrêtai pour le regarder timidement.

Il avait enlevé son habit et son gilet et venait de se brosseries cheveux, car ils étaient lisses et brillants.

— Vous pourriez aller dans le monde tout de suite, lut dis-je. Que vous êtes donc bien coiffé ! Est-ce que vous avez l’intention de sortir ?

J’essayais de plaisanter pour dissimuler mon émotion.

— Est-ce pour me dire cela que vous êtes presque venue enfoncer ma porte ? me dit-il sans une ombre de sourire.

Je baissai tes yeux, très effrayée.

Toute ma gaité affectée m’abandonnait.

Jamais, auparavant, sa voix n’avait été aussi dure en s’adressant à moi.

Je mis mes mains derrière mon dos et fourrageai nerveusement dans le torrent de mes cheveux dénoués.

Je restais sans bouger devant lui, comme une petite fille prise en faute.

Combien je devais avoir l’air jeune, avec ce kimono de poupée, ces mignonnes babouches qui me faisaient toute petite, et mes boucles ébouriffées comme celles d’un enfant.

— Non, fis-je dans un chuchotement. Je suis venue pour vous demander de me pardonner. Pour vous dire que je regrette beaucoup ce qui s’est passé.

— Vraiment ! J’en suis heureux. À mon avis vous ne sauriez trop regretter votre légèreté.

— Oh ! Mark ! ne soyez pas si dur pour moi ! Je n’avais pas en allant là-bas l’intention de vous fâcher.

— Pourquoi donc alors êtes-vous retournée seule avec Francis, le soir, au skating. Pouvez-vous me le dire ?

J’allais parler et peut-être bien me serais-je décidée à tout avouer : et la fascination que cette femme avait exercée sur moi, et ma curiosité à son endroit, mais je rencontrai le regard de mon mari et le trouvai si étrange, mystérieux et effrayant que j’eus peur et je balbutiai :

— Je voulais m’amuser… et je ne savais pas qu’il y avait tant de mal à faire ce que j’ai fait.

Je ne sais pourquoi Mark parut soulagé de mon aveu. Il reprit d’un ton moins sévère :

— Pas tant de mal ! Vraiment… À flirter outrageusement tout un après-midi comme vous l’avez fait ! Au point de vous faire critiquer par tous nos amis. Pas de mal ! Cent fois, depuis ces dernières heures, j’ai eu toutes les peines du monde à me contenir !

— Je ne croyais pas qu’on pût remarquer rien d’extraordinaire dans mes façons.

— Allons donc ! Croyez-vous que les gens soient aveugles !

« Blanche, du moins, a eu l’obligeance de m’éclairer sur votre conduite.

Je pris feu immédiatement et criai avec colère :

— Ah ! cela ne m’étonne pas ! Blanche a des raisons personnelles pour me desservir aux yeux de mon mari. C’est une méchante femme ! Si j’étais seulement coupable de la moitié de ce qu’elle a fait, je n’oserais pas vous regarder en face !

« Je la hais ! Et je sais que vous la croyez, elle, plutôt que moi. Aussi, il est inutile que j’essaie de me défendre.

— Je ne crois que ce que je vois, répliqua-t-il, et à l’avenir — ici, il s’arrêta court, ses yeux bleus lançant des flammes, tout près de moi — à l’avenir, j’exige que vous vous conduisiez comme ma femme doit se conduire. Seriez-vous encore plus jeune que vous n’êtes, vous devriez avoir appris à distinguer le bien du mal.

Mark debout devant moi, une main levée pour donner plus de force à ses paroles, me parut d’une taille impressionnante.

Il dominait de très haut la pauvre petite créature, que j’étais. Je faillis reculer de peur, mais, la seconde d’après, la colère reprenant le dessus, me souleva à sa hauteur.

— Comment osez-vous me tenir un pareil langage ? À moi qui étais venue pour me faire pardonner… pour vous dire… vous dire…

Je n’y tins plus et éclatai en sanglots.

Au milieu de mes larmes, je trouvai, pourtant, le moyen de m’écrier :

— Et Blanche ?… Et Blanche ?… Vous ne lui faites pas la cour ?

— Phyllis ! Oh ! quelle folie ! Moi, me soucier de cette mondaine quand je vous ai, vous !… Vous, ma bien-aimée… mon enfant chérie !…

Ses bras autour de moi, ma tête appuyée à sa poitrine, je pleurai de toutes mes forces, soulagée tout d’un coup de ma longue contrainte, et, comme il murmurait des paroles de tendresse pour me consoler, je faillis bien encore ouvrir tout mon cœur…

Mais je me trouvai ridicule, j’eus peur de me faire moquer de moi, je ne sus comment m’expliquer. J’étais trop heureuse du retour de notre affection mutuelle et sans nuages, pour risquer de la troubler en ouvrant de nouvelles discussions.

— Maintenant tout est fini, disait Mark en tapotant mes joues, j’avoue même que je suis assez flatté de votre jalousie à l’égard de cette pauvre Blanche, cela prouve que vous commencez à avoir un peu d’amitié pour moi.

— Oh ! amitié est un mot beaucoup trop faible ! Je crois que je vous aime maintenant plus que personne, excepté…

— Billy et maman ! fit-il en imitant ma voix, c’est votre vieux refrain !

— Vous vous trompez ! J’allais dire mère seulement ! Vous avez dépassé Billy !

— Quel triomphe ! Billy m’avait toujours paru mon rival ! le plus formidable ! Nous progressons ! Peut-être même qu’avec le temps j’arriverai à vaincre mère.

— Que je suis contente, dis-je en riant, d’avoir battu la charge sur votre porte avec ma brosse. Vous étiez pourtant bien décidé à ne pas me laisser entrer ! Que c’est bon d’être amis de nouveau ! La jalousie n’est-elle pas une horrible peine…

— Oh ! oui, répondit Mark doucement. Mais vous n’avez pas lieu d’être jamais jalouse, ma chérie. Combien de fois vous ai-je dit que je n’avais aimé personne avant vous ?

— Cela, dis-je d’un air aussi profond que je pus le prendre, c’est une autre question. On croit toujours aimer pour la première fois, parce qu’on imagine que l’amour d’avant n’était pas aussi fort que celui que l’on ressent. Ce que j’aimerais savoir, c’est combien de propositions de mariages vous avez faites dans votre vie ?

J’avais dit ceci en plaisantant, sans penser à rien.

Immédiatement je vis le visage de Mark changer d’expression et de couleur. Il me laissa et se mit à marcher dans la pièce avec un air affaissé, chagrin, qui me toucha au cœur.

— Nous avons convenu, dit-il, que nous ne reparlerions plus jamais du passé…

Puis, très vite, revenant à moi avec son sourire et sa voix ordinaire, affectueuse et enjouée :

— J’imagine la tête de Francis Garlyle en se trouvant à Carston sans véhicule, obligé de rentrer à pied. C’est le meilleur tour que je lui aie jamais joué.

Je ris avec lui et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde… cependant, je sens qu’une mince couche de glace s’est glissée entre nous et qu’il suffirait… de rien, pour la briser !

Tous nos invités parlent de nous quitter, l’un après l’autre. Mon beau-frère et ma belle-sœur partent dans deux jours, ils sont heureux des bons rapports qu’ils voient rétablis entre Mark et moi ; bien qu’ils ne m’en aient rien dit, je le vois à leur sourire quand ils nous regardent.

Sir Francis Garlyle est déjà rayé de notre vie ; il a envoyé un mot pour s’excuser, a fait prendre sa valise et est allé chasser chez les Leslie où il était invité.

Trois jours plus tard, c’est le tour de cette chère Blanche. La vue de notre bonne entente lui est sans doute fort pénible à contempler.

Je poussai un soupir de soulagement en entendant claquer la portière de son auto et une pensée se fit jour dans mon esprit : c’est que jamais, sous aucun prétexte, cette femme ne remettrait le pied sous mon toit.

Le soir qui précéda le départ d’Harriett et de sir James, une étrange aventure arriva à Lilian.

Il était neuf heures du soir. Le dîner venait de finir et ces messieurs, fatigués de parler politique, nous avaient déjà rejointes au salon. Nous causions tous tranquillement lorsque, soudain, la porte-fenêtre du jardin fut vivement poussée et Lili, qui était sortie depuis quelques minutes, rentra en courant avec une telle brusquerie que nous cessâmes de parler pour la regarder avec stupéfaction.

— Oh ! Mark, s’écria-t-elle en saisissant le bras de mon mari, j’ai vu un revenant !

— Un quoi ? demanda-t-il.

— Un revenant, un vrai ! Tout ce qu’il y a de plus vrai et épouvantable. Ne vous moquez pas de moi, je parle très sérieusement !

« De ma vie je n’ai eu si peur ! Je vous dis que je l’ai vu, de mes yeux vu… et de très près. Oh ! que j’ai couru !

Elle posa une main sur sa poitrine, toute haletante.

Lilian était devenue le point de mire de tous les regards. Nous étions tous profondément intéressés.

Un spectre n’est pas un spectacle ordinaire.

Pour moi ce que j’éprouvai était plus que de l’intérêt.

J’étais absolument terrifiée, et dis à Mark avec une vive anxiété :

— Vous ne m’aviez jamais parlé de revenants. Est-ce que la maison serait hantée ? Oh ! Mark, vous ne me l’aviez pas dit ! Et moi qui courais partout le jour et la nuit, quelquefois même sans lumière !

Mon épouvante devait être quelque peu comique, car mon mari, Chip et lord Chandos partirent ensemble d’un éclat de rire.

— Y a-t-il un revenant dans votre famille ? demandai-je, sévèrement, un peu blessée de leur joie intempestive.

— Hélas ! non. Je dois l’avouer. Nous n’avons rien chez nous de si distingué. Tous nos ancêtres sont morts de façon très avouable, soit dans leur lit, soit sur les champs de bataille.

« Nous n’avons à notre actif ni meurtre sensationnel, ni crime, ni suicide. Décidément, notre lignée est une race terne et prosaïque, Lili, je crains que votre imagination ne vous ait joué un de ses tours.

— Mais je vous dis que je l’ai vu, affirma Lilian indignée. Je revenais de ma chambre par la galerie des tableaux très tranquillement, ayant dans la tête bien autre chose que des sujets surnaturels…

— Pourrait-on savoir ? insinua lord Chandos.

— Le sujet de mes pensées ne regarde que moi et ne concerne personne, de présent. Quand, en passant près de l’une des fenêtres, j’ai aperçu un visage effrayant, à moitié masqué par quelque chose de noir, qui me regardait du balcon, dehors.

— Oh Lili ! J’avais poussé ce cri d’une voix faible en regardant en arrière, et je me rapprochai de lord Chandos qui se trouvait près de moi.

— Comment était-il ? demandai-je, la gorge serrée.

— J’ai vu deux yeux de feu… si brillants, si éclatants qu’on aurait dit qu’ils sortaient de l’enfer.

— Oh !

— Oui, ils étaient vraiment surnaturels ! Si grands, si noirs, et pleins de haine ! Pourtant, je ne pensai pas tout de suite à un revenant, je crus que quelqu’un d’étranger voulait entrer par là et je courus à la porte-fenêtre… Je m’élançai dehors.

— Oh ! Lili ! m’écriai-je encore, haletante.

— On se croirait à un mélodrame ; mes cheveux se dressent sur ma tête, murmura cet horrible Chip.

— Et alors, reprit Lilian sans rien écouter, toute à son récit, à peine arrivée sur le balcon, je n’aperçus qu’une grande forme noire qui fuyait… fuyait vers le fond du parc.

— Les revenants ne s’enfuient pas, miss Lilian, dit lord Chandos réprimant une forte envie de rire, ils disparaissent, ils s’évaporent.

— Je me demande vraiment, comment il se fait que nous ayons l’indicible bonheur de vous voir encore en vie, ajouta Chip. Je vous en prie, continuez, c’est palpitant ! Décrivez-nous le revenant : ses yeux lançaient-ils du feu ?

— Oh ! Je ne puis vous en dire davantage ! J’ai lâché les livres que je portais et me suis mise à courir comme si le diable me poursuivait. Je n’oublierai jamais la peur que j’ai eue !

— C’était probablement un pauvre vagabond qui s’était fourvoyé dans le parc et qui cherchait l’entrée des cuisines, fit Mark, voyant que j’étais prête à fondre en larmes.

— C’était un vrai fantôme ! redit Lilian avec une conviction si forte que mon sang se glaça dans mes veines.

— Lili, que vous êtes enfant ! gronda Mark. Allons, si vous voulez, allons tous dans la galerie pour faire la chasse à ce fameux revenant. Il est peut-être encore sur le balcon.

— Ce n’est guère probable, répondit Chip, car il aura pu se rendre compte que la galerie des tableaux n’est pas l’endroit où on serre les cuillers d’argent.

— Eh bien ! si nous échouons dans nos recherches, je donnerai à deux domestiques l’ordre de fouiller le parc. À moins que votre fantôme n’ait eu le temps de sauter par-dessus la grille, ils l’appréhenderont et, ce qu’ils trouveront, ils le porteront droit à Lilian.

— Ils ne trouveront rien ! fit Lilian d’un ton tragique.

Je me précipitai vers Mark en lui saisissant le bras.

Il me regarda tendrement.

— Pourquoi tremblez-vous ainsi, petite poltronne ? Peut-être vaut-il mieux que vous restiez ici.

— Quoi ! Toute seule, criai-je épouvantée, jamais ! Vous me trouveriez morte en revenant. Je vous suivrai.

Et nous marchâmes solennellement en procession le long de l’escalier, armés de lumières, afin de chercher dans les plus petits coins et aussi — pourquoi ne pas le dire ? — pour rassurer un peu le courage défaillant de l’élément féminin.

Toute cette scène amusait énormément les hommes, et même Harriett, à ma vive désapprobation.

À un moment, au tournant de l’escalier, Chip, qui marchait le premier, poussa un affreux cri de détresse ; il s’arrêta court et nous fûmes tous cognés les uns contre les autres.

Ce n’était qu’une fausse alerte. Je le suppliai les larmes aux yeux de ne pas recommencer cette sotte plaisanterie.

À la fin, nous gagnâmes l’endroit redouté.

Là, Chip, après avoir chuchoté quelques mots à sir James, et avec ce qui me parut être le comble du courage, disparut seul dans les ténèbres de la nuit.

— Sans aucun doute, il fait des recherches approfondies, dit gravement sir James.

Tout à coup quelque chose de surnaturel, immense, noir et raide, surmonté d’un panache blanc s’agitant sur sa tête altière, arriva vers nous lentement, sortant de l’obscurité.

Je restai paralysée de frayeur, bien qu’un instinct secret m’avertit que ce n’était pas cela.

— Qui êtes-vous pour venir ainsi troubler mes promenades nocturnes ? dit une voix caverneuse…

— Ah ! ah ! ah ! C’est vous, Chip ! cria ma belle-sœur qui, depuis dix secondes, me serrait la main à me faire mal.

Et, la lumière aidant, nous vîmes devant nous M. Chip allongé par une tête de loup qu’il avait recouverte d’un long vêtement noir et qu’il brandissait au-dessus de sa tête.

Éclat de rire général.

— Ah ! Chip, vous êtes incorrigible ! s’écria Mark quand il put parler, et vous, James, qui l’avez encouragé, j’avais meilleure opinion de vous.

J’avais été tout près d’une attaque de nerfs, mais un pinçon administré par Lilian me remit promptement.

— Mon manteau de velours noir, tout neuf ! s’écria Harriett, mon plus beau chapeau ! Je proteste ! Ah ! voilà ce que c’est que d’avoir une chambre qui donne sur un balcon ! Monstre ! Vous avez dû bouleverser toutes mes armoires. Qui vous a donné, monsieur, la permission d’entrer dans ma chambre !

— Sir James, répliqua Chip sans se troubler.

Il avait émergé de son déguisement et essayait vivement de remettre sa chevelure en ordre.

— Oh ! James, dit ma belle-sœur en riant, faut-il que j’aie assez vécu pour vous voir faire une plaisanterie !

J’aventurai tout doucement :

— Mais alors, où est passé le vrai revenant ?

— Demandez-le à miss Lilian, répondit Chip. J’ai fait vaillamment mon devoir, personne ne peut dire que j’ai reculé.

Je n’ai pas fait allusion à Dora ni à son fiancé pendant les aventures de cette soirée, car elle était repartie le jour même pour Summerleas afin de faire les apprêts de son mariage qui aura lieu très prochainement.

Sir Ashurst était aussi parti pour Londres dans l’intention d’annoncer la grande nouvelle à sa famille et de faire ses invitations.

Mais cette soirée fertile en événements n’était pas terminée.

De retour à nos places nous nous groupâmes tous autour du feu, avec de petits frissons, essayant — moi, du moins — de rire de bon cœur de nos terreurs passées.

Cette soirée était trop lugubre, il fallait absolument tâcher de l’égayer.

— Phyllis, mettez-vous au piano, me dit mon mari, cela changera l’atmosphère.

Je laissai mes doigts errer sur les touches en chantant à mi-voix des vieux airs de ballades.

— Lili, venez nous chanter quelque chose, dis-je de ma voix la plus caressante en me retournant sur mon tabouret.

— Je ne suis guère en train ce soir, ne me demandez rien, après ces émotions…

Je persistai dans ma demande :

— Au contraire, cela vous remettra et nous fera le plus grand plaisir à tous. Allons, venez ici. Si votre voix est moins ferme qu’à l’ordinaire, on vous excusera.

— Nous vous supplions de chanter, dit quelqu’un.

C’était Chandos. Il se tenait dans l’embrasure de la fenêtre et ne perdait pas des yeux mon amie.

Son intonation et sa voix me parurent bizarres.

Refuserait-elle de faire droit à une requête si inattendue ?

Lilian très pâle — sans doute sa récente émotion — leva sur lui ses yeux souriants.

— Oui. Je vais vous chanter quelque chose.

Prenant ma place au piano, elle frappa quelques accords.

— Je n’ai pas ma musique ici, continua-t-elle, aussi il faudra se contenter de la première chanson qui me viendra à l’esprit.

Puis elle commença à chanter de sa voix vibrante aux accents doux et profonds une romance française dont le refrain revenait comme un cri de douleur :

« Chers souvenirs de mes beaux jours perdus
Je l’aimais tant ! Me sera-t-il rendu ?… »

Comme résonnaient les dernières notes, une tristesse navrante rendit sa voix pathétique à nous serrer le cœur.

Que cette musique était déchirante et remplie d’accents passionnés !

Chandos, fasciné, s’était lentement rapproché du piano.

Quand ce fut fini, nous restâmes tous silencieux.

— Pourquoi chantez-vous des choses si tristes ? fit Mark avec un peu d’impatience.

— Parce que, répondit Lili, légèrement, je suis sans doute une nature mélancolique.

Elle se mit à rire, puis, traversant le salon, elle vint à moi.

La lune s’était dégagée des nuages. De splendides rayons, glissant par les vitres, éclipsaient presque l’éclat des lumières.

Un nouveau silence. Tout bas, chacun répétait en soi-même le refrain de la chanson.

Je sentis deux larmes tomber sur ma main que pressait mon amie.

Ouvrant tout à coup la porte de la serre contre laquelle il s’appuyait, Chandos dit d’une voix émue, mais décidée :

— Voulez-vous faire un tour de serre au clair de lune ?

Il ne s’adressait à personne en particulier, mais son regard restait fixé sur Lilian. J’écoutai sans oser respirer la réponse qu’elle allait lui donner, car je me doutais bien que c’était là le troisième et dernier appel de son amoureux.

Si elle le rejetait ce soir, elle aurait perdu à jamais ce cœur qui lui a été si fidèle !

Je retrouvai des forces pour lui souffler tout bas :

— Allez, Lili ! Allez !

Alors, elle retira lentement ses doigts de ma main et se leva.

— Oui, dit-elle avec une étrange douceur. Je viens.

Elle le rejoignit. Ensemble, ils descendirent les trois marches et disparurent.

— Ah ! que je suis contente, s’écria Harriett, quand ils se furent éloignés. J’espère qu’ils vont enfin s’entendre et donner un heureux dénouement à leur petit roman. Vous avouerez avec moi que voici assez longtemps que cela dure !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oui, j’ai fait exprès de choisir cette romance, peu m’importe de vous le dire, Phyllis, s’écria Lilian, une heure plus tard, en jetant ses bras autour de mon cou, et en cachant son visage ému sur mon épaule.

« N’ai-je pas eu une bonne idée, dites ?

« Oh ! ma chérie, j’ai chanté bravement… Je tremblais de crainte et d’émotion. Je voulais et ne voulais pas qu’il le sût… Comprenez-vous ? J’avais peur qu’il ne devinât trop clairement le fond de ma pensée… pourtant, c’était ma dernière chance.

— Ma Lili chérie… Je suis si contente !

Appuyée sur moi, elle laissa couler des larmes de bonheur.

— Ah ! Phyllis, me dit-elle, ne confondez, jamais l’obstination avec l’orgueil. J’en ai été trop punie.