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Physiologie du ridicule/2

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(p. 8-13).


II

DE LA PRÉSOMPTION


Tous les philosophes, antiques ou modernes, se sont accordés pour tonner contre la vanité : l’expérience des siècles a prouvé qu’ils avaient plus de raison que de crédit ; car si tous les hommes sont tombés d’accord sur l’énormité de ce péché, la somme de vanité n’en est pas moins restée la même parmi nous. Les philosophes sont-ils donc inutiles, ou sommes-nous incorrigibles ? Dieu nous garde d’en avoir la coupable pensée.

Cependant l’existence d’un vice qui porte si souvent sa peine tient à quelque mystère, et nous croyons l’avoir découvert dans l’alliance constante de la vanité avec la présomption ridicule. C’est à la faveur de ce bienfaisant défaut qu’on peut supporter les tourments attaches aux mécomptes d’une vanité ambitieuse. Ce qu’elle rêve d’impossible, la présomption le lui accorde ; c’est elle qui fait d’un sot, un homme d’État ; d’un compilateur, un génie ; d’un commis, un ministre ; d’une pédante, une Sévigné ; d’une femme laide, une beauté séduisante ; enfin, la présomption fait de tous ceux qu’elle favorise, des heureux.

Voyez, cet homme plus vieux que jeune, dont l’air important vous avertit de l’estime qu’il se porte : quarante ans de révolution lui ont fourni beaucoup d’occasions de se distinguer ; il a été promu à de grands emplois, et n’y a fait que de petites choses. N’importe, le titre, les honneurs de la place, le bien même qu’il aurait pu y faire, sont toujours présents à sa mémoire ; il croit avoir accompli tout ce que son incapacité ne lui aurait jamais permis de tenter. Il parle de ses vastes plans, du regret de n’être pas resté assez longtemps ministre pour les mettre à exécution, de sa connaissance du pays, de la facilité de le gouverner ; il décide, il blâme, sans aucun sentiment de la parfaite médiocrité dont il a donné tant de preuves. Et les jeunes publicistes, abusés par son assurance, l’écoutent avec respect. Il est l’oracle des vieilles femmes qu’un beau désespoir de coquetterie jette naturellement dans les intérêts de parti, et qui se font politiques aujourd’hui, comme autrefois elles se seraient faites dévotes.

Il faut voir son entrée chez l’une de ces autorités tracassières, à qui le souvenir de la duchesse de Longueville tourne la tête, et qui font de la diplomatie à visage découvert et du mystère sans secret. Il sourit à l’une, il fait attendre son salut à l’autre ; il hasarde une nouvelle pour s’attirer l’attention générale ; car, bien que retiré des affaires, son désir d’y rentrer le maintient journellement dans la société de ceux qui les mènent, ce qui ne l’empêche pas de causer avec les chefs de l’opposition. Mais les audiences qu’il accorde à ceux-ci se passent toujours dans l’embrasure d’une croisée, ou sur un canapé lointain, tant il croit à l’importance de ses moindres phrases, et redoute le parti qu’en pourrait tirer un écouteur indiscret.

Pour lui, son influence n’est pas douteuse. Propose-t-on une loi, prend-on une mesure, c’est toujours un mot de lui qui en a donné l’idée ; il est la substance qui clarifie tout, le fil qui aide à sortir de tous les labyrinthes. Il en impose, par son culte personnel, même aux gens de mérite ; ils le nommeraient volontiers, si on leur laissait faire quelque chose, tant la présomption aveugle également ceux qui la regardent et ceux qui la possèdent.

Et ce brave auteur qui vous consulte sérieusement sur un gros rouleau de papier, qu’il appelle son ouvrage parce qu’il contient une exposition comme il y en a mille, des vers comme tout le monde en fait, et des scènes comme on n’en veut plus.

Est-il un visage plus bouffi de satisfaction, plus coloré d’espérance ! Pas un nuage sur cet horizon de gloire. Sans avoir la conscience de son infériorité propre, il en éprouve un calme parfait. La raison lui dit que ce qui a si souvent réussi à tant d’autres ne peut faillir entre ses mains, et il arrive au moment de l’épreuve avec toute la confiance d’un succès.

On bâille, mais on ne siffle pas ; la pièce s’achève au bruit maigre de quelques applaudissements payés. Il met sur le compte de l’acteur la froideur de la représentation ; demain ils seront moins intimidés, ils prendront leur revanche, la pièce ira aux nues, c’est un succès, un triomphe incontestable : ses amis vont lui serrer la main, sa mère pleure de joie, sa maîtresse, qui méditait un crime, le quittera deux mois plus tard. Que de bonheur ! et que les grands talents ont raison de se consacrer à la gloire !

Après ce premier pas dans la carrière du génie, il faut bien s’exercer dans le genre à la mode : allons, vite un roman à vignette, ou bien des mémoires improvisés ; surtout un éditeur habile, des amis journalistes, et le livre ne sera pas moins bien accueilli que la pièce. Réussir dans toutes les branches de la littérature, c’est se placer tout d’abord au niveau de Voltaire. Flatté de ce rapprochement, notre auteur se promet de tenter tout ce qui peut lui en obtenir d’autres : avec sa tragédie philanthrope, il achèterait à grand prix un serf du Jura, un Galas, pour signaler son éloquence généreuse ; mais aujourd’hui les paysans sont libres, et les protestants ne se laissent plus pendre : force est bien de se rejeter sur d’autres moyens d’illustrer son nom.

Eh bien, il se fera l’avocat du pouvoir : c’est le seul héroïsme à sa portée. Accablé d’injures par les mécontents, de faveurs par les ministres, il fera sa gloire des unes et sa fortune des autres ; sans vendre sa voix, il la prêtera pour une place ou une dignité, quitte à rentrer ensuite dans son indépendance ; et comme son esprit observateur lui a révélé les plus sûrs moyens de parvenir, il se tiendra prudemment au milieu du groupe ministériel pour être de toutes les fournées.

« Concevez-vous rien de plus ridicule, dit-on ; Philinte est sur la liste des nouveaux pairs ! lui qui n’a jamais eu le sens commun en politique, qui ne sait pas une ligne du Code, et dont la méchante prose est une rivière de lieux communs où ne surnage pas une idée ? En vérité, c’est un choix déplorable. »

Mais le temps se passe, le choix déplorable s’oublie, et Philinte, établi dans sa nouvelle dignité, en prend petit à petit les usages. Ses lieux communs transportés à la tribune s’acclimatent assez vite, et trouvent des consommateurs. À force de s’être moqué de lui, de son inutilité, de sa nomination, on ne s’en occupe plus, et il finit par jouir de tous les avantages inhérents à la pairie.

Qu’avait-il pour y arriver ? Le don inappréciable d’une présomption ridicule.