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Physiologie du ridicule/26

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(p. 218-231).


XXVI

DU PLUS GRAND DE TOUS


Le comte Théophile de Rénange, jeune, spirituel, doué d’assez d’agréments pour plaire, était l’ami d’enfance, le parent d’Agenor de Lauréal. La différence des deux carrières qu’ils suivaient n’avait rien changé à leur inimité : l’un dans la diplomatie, l’autre officier de dragons, ils n’en demeuraient pas moins ensemble quand leur service à tous deux leur permettait d’habiter Paris. Toujours confidents, jamais rivaux l’un de l’autre, rien n’avait encore troublé la paix de leur amitié. On les invitait ensemble ; leurs qualités opposées étaient parfois le sujet de discussions flatteuses pour eux. Les unes préféraient l’audace, la sagacité d’Agenor, à la timidité gracieuse de Théophile ; d’autres mettaient l’expression mélancolique de celui-ci, ses manières distinguées, fort au-dessus de l’air insouciant et railleur de M. de Lauréal ; mais toutes s’accordaient sur le mérite et l’esprit des deux amis.

Ils venaient de se faire présenter chez madame de Vardennes, jeune veuve dont la beauté et la fortune étaient le point de mire où visaient toutes les adorations intéressées. Les plus distingués de ses prétendants ne s’avouaient pas l’influence de sa position dans le monde sur leur sentiment ; mais elle ajoutait à leur insu tous les vœux de l’ambition aux désirs de l’amour, et ils se sentaient également capables de nobles ou de mauvaises actions pour réussir près de la belle madame de Vardennes.

Le premier sur lequel sa coquetterie s’exerça fut Agenor. Il rendait par sa légèreté les agaceries faciles ; sa gaieté permettait d’écouter ses aveux comme autant de flatteuses plaisanteries qui n’obligeaient à aucune réponse sérieuse, et s’en laisser aimer semblait un plaisir sans danger.

Il n’en était pas de même pour Théophile : elle le traitait beaucoup plus sévèrement, lui adressait rarement la parole, et détournait les yeux chaque fois qu’il fixait les siens sur elle ; cependant, elle ne manquait jamais à le mettre de toutes les parties où elle faisait inviter son ami, et paraissait attacher en toute occasion un grand prix à son suffrage.

Agenor, dont le bon cœur et la présomption naturelle n’avaient jamais redouté les succès de Théophile, s’étonna de l’espèce de froideur établie sans motif entre son ami et madame de Vardennes ; quelque chose l’avertit qu’il devait en être jaloux, et dès lors il résolut de se mettre en garde contre le malheur d’une rivalité semblable : quand il y va de la perte d’une maîtresse ou d’un ami, et quelquefois des deux, les moyens extrêmes sont permis.

Après avoir longuement réfléchi sur le meilleur parti à prendre dans cette conjoncture, Agenor s’arrêta au plus étrange.

Calomnier son ami auprès de madame de Vardennes, le faire passer pour avare, hypocrite ou jaloux à l’excès, c’était une méchanceté indigne du caractère d’Agenor ; nier les agréments de Théophile, montrer ses qualités sous un jour défavorable, c’eût été plus mal encore : comment donc faire pour le perdre dans l’imagination d’une femme sans lui enlever l’estime et l’affection dues à son aimable caractère ?

Ce moyen, Agenor le trouva.

Madame de Vardennes, au moment de son veuvage, s’était rapprochée de sa mère : madame d’Ermeuse l’accompagnait dans le monde, en attendant qu’elle lui choisît un autre mentor ; car elle espérait bien jouer un jour avec ses petits-fils, et comptait sur les regrets qu’éprouvait madame de Vardennes de n’avoir point eu d’enfants de son mariage, pour lui en voir bientôt contracter un second.

Elle avait raison, ce regret pouvait seul déterminer sa fille à sacrifier son indépendance. Si l’on était longtemps jeune et jolie, pensait madame de Vardennes, si l’on pouvait conserver toute sa vie les soins tendres d’une mère, le sort d’une veuve serait le plus enviable ; mais arriver seule à la fin de sa carrière sans savoir à qui dévouer ses affections, sa fortune ; être livrée au tourment de choisir entre des héritiers avides ou des amis ingrats, c’est un sort misérable : oui, plus misérable que celui de la mère pauvre qui travaille pour nourrir ses enfants, ou qui vit du fruit de leurs travaux.

L’esprit encore soumis à ces réflexions, lorsque madame de Vardennes se voyait entourée d’adorateurs, elle cherchait celui dont le caractère noble et l’esprit distingué devaient le mieux accomplir le bonheur d’une femme, et elle revenait chaque jour moins décidée à faire un choix.

Rien n’échappe à l’œil de celui qui aime : Agenor ne tarda pas à s’apercevoir des combats que se livraient la sensibilité de madame de Vardennes et son amour pour la liberté ; il pensa avec raison qu’un sentiment exclusif pourrait seul triompher de son incertitude, et qu’il fallait avant tout éloigner de chez elle l’essaim de papillons dont les couleurs variées et les bourdonnements flatteurs la maintenaient dans un vague amusant.

Il parla au nom d’une jalousie frénétique, dont elle rit d’abord ; puis elle trouva que ces ridicules dandy, ces pédants frivoles, ne valaient pas la peine qu’ils causaient à leur rival, et sans l’autoriser à leur donner un congé compromettant, elle le laissa si adroitement mener la chose, qu’à force de désertions inaperçues, il aurait fini par se trouver en tête-à-tête avec elle, si la présence de Théophile n’y avait mis obstacle.

Théophile savait trop bien vivre pour accepter le rôle d’importun, et il fallait toutes les instances que lui faisait chaque jour madame de Vardennes pour l’engager à revenir chez elle ; sans cela ; il se serait discrètement éloigné ; mais il lui semblait que, malgré l’espèce de contrainte qui régnait entre elle et lui, sa présence n’était à charge qu’à son ami.

Il est vrai que M. de Lauréal dissimulait bien mal son impatience d’être écouté ou regardé lorsqu’il avait à se plaindre d’un refus ou à remercier d’une espérance.

Dans tous les combats difficiles on cherche à se faire un parti ; Agenor pensa à mettre du sien madame d’Ermeuse, non pas en employant les moyens vulgaires qui réussissent près du commun des vieilles femmes : celle-là se serait moquée de lui, s’il avait eu la sottise de lui adresser de ces flatteries insultantes sur la conservation miraculeuse de sa beauté, sur le bonheur qu’on pourrait trouver encore à lui faire la cour, et cent fadaises de ce genre qu’on voit tous les jours accueillies par de vieilles femmes parées, qui font minauder leurs rides. L’esprit de madame d’Ermeuse ne se serait point laissé prendre à cet antique piége ; mais il en était un autre où l’on était toujours sûr de la prendre. C’était l’intérêt de sa fille : avait-on l’air de l’admirer, de l’aimer, elle était déjà à moitié gagnée ; et s’il s’offrait quelque occasion de prouver le moindre dévouement pour madame de Vardennes, elle était entièrement acquise.

Sa raison, ses goûts distingués, la portaient à préférer les manières de Théophile à celles d’Agenor ; et si le premier avait montré les mêmes sentiments qu’affichait l’autre, nul doute que sa protection ne fût tombée sur lui ; mais il gardait le silence, tandis qu’Agenor lui confiait son amour en termes passionnés, et lui parlait pendant des heures entières de la félicité parfaite réservée à l’homme assez favorisé du ciel pour être chargé du bonheur de madame de Vardennes en ce monde.

Dans une de ces conversations qui charmaient toujours plus l’amour maternel de madame d’Ermeuse, elle demanda à M. de Lauréal quelle était la cause de cette mélancolie dont la gaieté même de Théophile était empreinte.

Personne ne connaissait mieux que lui la raison de cette profonde mélancolie, née du jour où tous deux avaient vu pour la première fois madame de Vardennes ; mais il est une sorte de générosité par trop héroïque pour les âmes légères, et loin d’avouer à madame d’Ermeuse le sentiment dont il croyait son ami attristé, il lui vint à l’idée de donner à cette tristesse une tout autre cause.

— C’était, dit-il, un état habituel pour Théophile, une mélancolie fondée sur un de ces malheurs que l’on ne confie à personne. Il accompagna cette singulière confidence de tout ce que la pitié la plus tendre peut inspirer d’éloges, de protestations d’amitié sur le compte d’un homme qu’on ne craint pas. Et lorsqu’il se fut bien convaincu de l’effet de sa confidence traîtresse, il en demanda le secret envers tout le monde, et particulièrement envers madame de Vardennes ; c’était demander l’impossible, du moins il l’espérait.


XXVII


À dater de ce jour, il se fit un changement remarquable dans les manières de madame de Vardennes avec Théophile ; sa froideur se changea en cordialité, sa contrainte en épanchements ; elle établit entre elle et lui une sorte de fraternité dont il s’affligeait et se félicitait à la fois. Souvent il se questionnait sur ce qui lui valait tant et si peu. Il ne pouvait l’expliquer qu’en supposant à madame de Vardennes plus d’amour qu’elle ne semblait en avoir pour Agenor.

Une autre remarque l’affermit dans cette idée : la mauvaise humeur, la jalousie d’Agenor, avaient fait place à la confiance et à une gaieté qui, sans être positivement offensante, avaient un air d’ironie dont M. de Renange se sentait blessé au fond du cœur. Il ne l’était pas moins de l’empressement que mettait madame d’Ermeuse à lui confier sa fille, soit pour aller au spectacle, soit pour les conduire toutes deux dans le monde ; enfin, c’était à qui le traiterait le mieux comme un homme sans conséquence.

Pendant ce temps Agenor faisait des progrès rapides ; sa fatuité ne les laissa point ignorer, et madame de Vardennes fut bientôt placée dans la nécessité de le prendre pour amant ou pour mari ; la sagesse qui l’avait dirigée jusqu’alors ne rendait pas son choix incertain, et le jour du contrat fut fixé.

L’amitié et la philosophie de Théophile succombèrent en cette occasion ; il s’avoua ses regrets, et la crainte de les trahir lui fit prendre le parti de s’éloigner pendant une année de Paris. Plusieurs missions lui étaient proposées, il accepta celle qui le forçait à partir sans délai, et cela pour n’être point témoin du mariage de son ami.

Malgré les lettres les plus tendres adressées par les nouveaux époux, tout le temps que dura cette absence, Théophile conserva un ressentiment d’autant plus vif contre Agenor qu’il se le reprochait comme une injustice. Un soupçon ridicule, dont il s’accusait en riant, revenait sans cesse à sa pensée, et il s’étonnait de tout ce que ce soupçon faisait naître en lui de désir de vengeance.

Dès que la pensée est sur la trace d’un fait, elle évoque les moindres souvenirs, tout lui sert d’indices, et l’on sait qu’il échappe peu de coupables à cette police du cœur.

À peine de retour auprès d’Agenor et de sa nouvelle famille, Théophile sut à quoi s’en tenir sur l’ingénieux moyen dont son ami s’était servi pour annuler toutes ses prétentions auprès de madame de Vardennes. Un mot de madame d’Ermeuse avait suffi à cette découverte. Les vieilles gens ont parfois des précautions indiscrètes, des égards humiliants. Le silence réclamé par madame d’Ermeuse sur une histoire dont tout le monde riait, ses regards dirigés du côté de Théophile comme pour demander grâce pour lui, confirmèrent tous ses doutes sur l’obligation qu’il avait à son ami.

Un sot s’en fût révolté ouvertement, aurait demandé vengeance bien haut, et n’aurait pas manqué de commettre cent extravagances pour se laver aux yeux du monde du plus malheureux des ridicules. Mais Théophile n’était pas homme à tomber dans ce tort ; son esprit juste et fin fut aussitôt frappé des profits qu’on pouvait retirer de ce ridicule ; il eût regretté d’avoir rien fait pour l’acquérir ; mais, puisqu’il le devait à la générosité d’un ami, il l’accepta avec reconnaissance, sauf à réclamer plus tard.

À la faveur de cette sage condescendance, Théophile s’établit dans la maison d’Agenor comme un ami sans conséquence. Il vit avec plaisir la sécurité qu’il inspirait à madame de Lauréal, passer à toutes les jeunes prudes de sa société. Improvisait-on un bal au piano, les plus jolies se disputaient à qui danserait avec lui. À la promenade, la moins hardie venait prendre son bras. Aux petits jeux innocents, il était de toutes les pénitences où l’on s’embrasse, et les maris, loin d’en témoigner de l’humeur, en riaient de ce bon rire conjugal qui cause tant de plaisir aux amants.

La crainte de perdre les avantages de sa position l’empêchait souvent d’en profiter ; il ne s’adressait guère qu’aux femmes aussi intéressées que lui à garder son secret, car il voulait surtout parvenir à la seule qu’il aimait. La moindre indiscrétion qui l’eût réhabilité l’aurait perdu sans retour. Amour, plaisir, vengeance, tout s’évanouissait avec son ridicule.

Que de raisons pour le choyer ! et qu’il trouvait de force contre les moqueries peu décentes de certaines personnes, dans l’abandon mystérieux du petit nombre de femmes qui tiennent à leur réputation ! Comme il suivait exactement la route qu’on lui avait tracée, qu’il se donnait bien tous les airs du grade qu’on lui avait conféré ! Il n’en oublia qu’un seul, il ne parlait jamais de ses prétendues conquêtes. Cette omission dans les habitudes des héros du genre aurait suffi pour le trahir ; s’il s’était trouvé dans les salons où il allait le plus souvent en observateur exercé. Mais madame de Lauréal, ne pouvant soupçonner cette double ruse ; croyait Théophile l’homme le moins dangereux du monde : c’était l’important.

Dire comment il s’y prit pour la ramener du dédain à la crainte, de la pitié à l’amour, et tout cela pendant qu’Agenor était avec son général en inspection, ce serait trop difficile et trop peu discret ; sans doute, il fallut bien des soins pour se faire écouter, des tournures bien ingénieuses pour se faire comprendre, et toute la pureté d’un esprit supérieur pour traiter un sujet si délicat. Enfin, Théophile parvint à exciter l’indignation de madame de Lauréal contre la calomnie dont elle avait été dupe et peut-être victime. Mais s’il s’était donné beaucoup de peine pour arriver là, il s’en donna bien davantage pour l’empêcher de rien tenter, même sans danger de se compromettre, contre son cher ridicule ;

« Songez, dit-il, à ce que je lui dois ! »