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Physiologie du ridicule/28

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(p. 231-240).


XXVIII


L’hypocrite ne disait pas tout ce qu’il attendait encore de ce ridicule.

Quel bonheur inouï pour une femme qui redoute les malins propos, l’examen critique de sa conduite, de pouvoir passer la plus grande partie de son temps avec celui qu’elle aime, sans que mère, époux, rivaux, commères ou bavards aient l’idée d’en médire ! Chaque matin, on voyait caracoler auprès de la calèche de madame de Lauréal un beau cheval-anglais, dompté avec adresse par un jeune cavalier qui s’éloignait modestement lorsqu’une troupe d’élégants venaient folâtrer près d’elle. On lui savait gré de cette condescendance, on la regardait comme l’action d’un homme qui se rend justice ; et Théophile, le cœur plein du souvenir de la veille et d’un espoir non moins enivrant, laissait la stérile vanité de ses rivaux s’apitoyer sur lui. Comme il riait tout bas de leurs agitations, de leurs rodomontades ! comme il était heureux du bonheur dont ces pauvres agréables se donnaient l’apparence !

Théophile n’avait pas à craindre de voir cesser une duperie soutenue par tant d’amour-propre ; mais la conscience d’Agenor l’inquiétait. Malgré la promesse de madame de Lauréal, il redoutait l’effet de ce mépris invincible qu’on éprouve ordinairement pour ceux qui nous ont menti, et bien que le mensonge d’Agenor fût l’œuvre de l’amour, madame de Lauréal s’obstinait à lui donner pour motif un calcul d’intérêt qui le rendait moins excusable ; elle n’y pouvait penser sans dégoût, et la haine est plus facile à dissimuler que ce sentiment répulsif.

On perd son indulgence en devenant coupable. et Théophile prévoyait avec terreur ce qu’un reproche indirect, une sentence générale, dits avec amertume, pouvaient jeter de soupçons dans l’esprit d’Agenor.

Un autre aurait pensé que la vengeance d’un semblable tour était si naturelle, que personne n’oserait la blâmer, et qu’il pouvait affronter hardiment la colère d’un ami qui avait si bien mérité la sienne. Mais Théophile, vrai disciple d’Épicure, aimait le plaisir pour le plaisir, la vengeance pour la vengeance, et non pour la vaine gloire de s’en vanter.

Il traça donc à madame de Lauréal le plan de conduite qu’elle aurait à suivre avec son mari ; il lui indiqua plusieurs de ces petits prétextes dont les femmes savent faire de puissants motifs de refus. D’abord elle s’établit malade, non pas au point de s’emprisonner chez elle, mais assez pour autoriser une foule de caprices qui ne lui étaient pas habituels, et les soins journaliers d’un ami dont les assiduités n’avaient rien de suspect ; des dépits simulés, le ressentiment des infidélités qu’Agenor devait avoir commises pendant son séjour à l’armée, suffiraient pendant quelque temps pour repousser les tendresses d’Agenor, et l’avenir amènerait sans doute l’occasion de prolonger son châtiment.

Ainsi préparé au retour de son ami, Théophile le vit arriver sans témoigner d’humeur. Ce jour-là, madame de Lauréal était retenue au lit par une indisposition grave, et une toux sèche qui faisait trembler pour sa poitrine. Agenor en parut inquiet, et voulut réclamer sans délai tous les secours de la médecine ; mais madame de Lauréal déclara qu’elle avait pleine confiance en son médecin, et qu’elle ne lui ferait point l’injure d’en appeler d’autres. Il fallut céder à sa volonté, et la livrer au repos, dont le docteur avait composé son unique ordonnance.

Ces bons docteurs ! c’est surtout en pareille occurrence que leur tact est parfait, leur science admirable. Avec quel art bénévole ils savent interpréter la pâleur, l’oppression, qui suivent une nuit agitée ! Avec quelle autorité éclairée ils prescrivent la distraction qui permet les visites, la promenade qui permet les rendez-vous, et le séjour des eaux thermales qui permet tant de choses.

Le médecin de madame de Lauréal se contenta de prouver à son mari qu’elle était dans un état d’irritation que la moindre contrariété pouvait rendre funeste, et Agenor promit de se soumettre aveuglément aux caprices de sa femme.

Cette manière d’être dura bien quelques semaines, mais le souvenir des mêmes moyens employés par lui dans de certaines circonstances, éveilla la jalousie d’Agenor. Il examina plus attentivement les habitués du salon de madame de Lauréal : ils étaient en petit nombre ; la coquetterie seule sait maintenir une cour ; la femme la plus aimable voit bientôt fuir la sienne, dès qu’une préférence secrète la préoccupe : personne n’aime à chanter dans les chœurs pour faire valoir et soutenir la voix du héros qui fredonne.

L’examen ne fut pas long, et n’amena aucun éclaircissement. Cependant le cœur, le caractère, les manières même, tout était changé dans madame de Lauréal ; une langueur enchanteresse avait remplacé sa vivacité ordinaire ; les plaisirs du monde l’ennuyaient ; de la musique intime, des lectures choisies, faites par Théophile, composaient tous les plaisirs de ses soirées. Quand sa santé lui permettait de sortir, elle allait au Théâtre-Italien entendre l’air chanté par Rubini, et se faisait accompagner par Théophile, connaissant l’antipathie d’Agenor pour la musique italienne.

À la fin, importuné par une idée qu’il voulait chasser à tout prix, il se hasarda à dire quelques mots à madame d’Ermeuse sur la présence continuelle de Théophile auprès de sa femme, et sur l’effet qui en pouvait résulter dans le monde.

De grands éclats de rire accueillirent d’abord cette observation.

— Vous plaisantez, s’écria madame d’Ermeuse quand son accès de gaieté lui permit de parler. Le monde ! Et que voulez-vous qu’il dise d’une semblable intimité ? N’en connaît-il pas l’innocence ; et la réputation de ce pauvre Théophile n’est-elle pas établie de manière à déjouer tout projet de médisance ?

— Mais si cette réputation n’était pas méritée ? si…

— Quelle supposition folle ! Vous oubliez donc qui m’en a parlé le premier ?

— Je n’oublie rien, madame, reprit Agenor, rouge de honte et de colère… Mais il se peut… On a vu des exemples…

— Balivernes que tout cela, interrompit madame d’Ermeuse ; je suis vieille, j’ai vu bien des calomnies, des mensonges accueillis dans le monde, mais je n’en ai pas vu durer assez longtemps pour détruire ou asseoir une réputation. C’est là seulement où le vrai triomphe ; peut-être me citerez-vous une exception, mais elle prouvera la règle, et j’en suis fâchée pour ceux qui ont à se plaindre de leur réputation ; car je n’ai encore trouvé que cela de toujours vrai dans notre ère sociale.

Après cette déclaration, Agenor reconnut l’impossibilité de détruire la croyance que lui-même avait établie. Il regretta d’avoir eu le tort de s’exposer ainsi à la dérision de sa belle-mère, et, certain de n’être pas mieux écouté de sa femme, il garda le silence.

La seule personne qui fût dans le secret de sa torture en jouissait paisiblement : c’était à chaque instant quelque combat visible à l’œil de Théophile, que se livraient l’orgueil humilié, la jalousie, la colère et la conscience d’Agenor ; car il sentait qu’à la place de M. de Renange il se fût vengé comme lui, et l’on croit facilement au mal qu’on aurait voulu faire.

— Dieu me pardonne, disait le général G…, je crois qu’Agenor est jaloux de son ami ; il ne sait donc pas l’histoire de la petite Mariette, de la jolie débutante qui s’est ennuyée de la pension que lui payait Théophile, uniquement pour se donner l’air de lui appartenir. S’il veut se tranquilliser à jamais, qu’il aille voir Mariette ; elle est si furieuse d’avoir été traitée avec tant de dédain, qu’elle dit à ce sujet tout ce qui lui passe par la tête, et elle est fort amusante, je vous jure.

— Plus d’espoir ! pensa Agenor en apprenant ce que faisait Théophile pour consolider le bruit qu’il avait répandu sur son compte ; plus d’espoir ! il a découvert le mensonge, il spécule dessus ; il me joue à son tour, il m’assassine, et je ne puis crier. Ah ! maudit soit le jour qui m’inspira cette infernale ruse ; maudite soit la honte qui me retient, qui m’empêche de lui demander raison de mon injure ! Mais il n’y perdra rien, je saurai bien trouver un prétexte pour l’éloigner de chez moi. Je l’insulterai, je le chasserai s’il le faut ; mais il ne jouira pas longtemps des avantages qu’il me doit, et dussé-je faire l’aveu de mon…

À cette pensée, les projets de vengeance d’Agenor s’évanouissaient ; il reculait devant l’humiliation d’avouer sa perfidie envers un ami, et peut-être plus encore devant l’idée si cruelle pour son amour-propre de se reconnaître assez peu de moyens de plaire, enfin assez peu d’avantages sur ses rivaux pour avoir recours contre eux au mensonge.

Théophile n’attendait pas moins de l’orgueil d’Agenor ; et quand il l’eut suffisamment éprouvé, quand il le vit prêt à succomber à sa rage concentrée, à lui ravir enfin sa réputation d’infirme, il s’éloigna insensiblement de madame de Lauréal ; car, tout aimable qu’elle fût, il y tenait encore moins qu’à son ridicule.

Ah ! s’il nous était permis de raconter tout ce qu’il lui valut !