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Physiologie du ridicule/5

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(p. 26-35).


V

DU PLUS HEUREUX DES HOMMES


— Monsieur, vous trouverez fort simple que je m’adresse à vous : de tout temps le mérite, l’argent et la puissance ont été les protecteurs de l’invention ; c’est ce que le beau siècle de Louis XIV a suffisamment prouvé. Que seraient devenus tant de grands talents et de grandes choses sans le patronage de ce roi des génies ? Oui, Monsieur, je ne crains pas de le nommer ainsi ; car celui qui les protége, les comprend et les anime, mérite seul de régner sur eux.

— Monsieur vient sûrement pour une souscription, dit le banquier célèbre auquel l’inconnu s’adressait. Ah ! mon Dieu ! nous en sommes accablés : souscription pour livres, souscription pour tableaux, pour gravures, pour tombeaux, pour amendes ; c’est une ruine !

— À qui le dites-vous, monsieur ? Je bénis tous les jours le ciel de ne m’avoir pas donné assez d’argent pour le perdre de cette manière ; car je ferais comme tout le monde, je me laisserais aller à l’idée d’obliger un pauvre diable d’artiste, et je ne ferais souvent qu’aider à la fortune d’un banqueroutier. Mais, loin de venir abuser de vos moments précieux pour vous soutirer de l’argent, je viens vous en apporter.

Le mouvement de surprise que fit alors le banquier n’étonna point l’interlocuteur ; il s’y attendait. Son habit râpé, ses bottes plissées, son chapeau terne et déformé, étaient trop peu en harmonie avec ses paroles pour ne pas exciter l’étonnement : mais peu lui importait ; ces mots : Je viens vous apporter de l’argent, quoique mal accrédités par sa tenue, lui répondaient d’une audience : on ne renvoie jamais sans l’entendre l’homme qui s’annonce de cette manière.

En effet, le banquier, confus de l’avoir reçu si légèrement, lui montre un fauteuil et l’invite à s’asseoir.

— Il ne s’agit point ici, monsieur, de l’une de ces entreprises folles, où l’on commence par mettre des fonds considérables dans le vain espoir d’en retirer de gros intérêts, ni de ces affaires de Bourse fondées sur une fausse nouvelle, ou sur l’erreur volontaire d’un télégraphe ; j’abandonne ces vils moyens de fortune à ceux dont la médiocrité rapace ne peut s’élever à d’autres conceptions. D’ailleurs ce n’est point à vous, monsieur, dont le nom est connu dans les quatre parties du monde ; ce n’est point au possesseur de millions si noblement acquis, à l’homme qui fait un si honorable emploi de ses revenus, que je proposerais de semblables affaires : à un tel homme, je ne puis parler de son intérêt personnel qu’à la faveur du bien général ; mais quand je jette tant de milliards dans la caisse publique, je puis bien consacrer quelques millions à celui qui me seconde dans une si belle action.

Alors notre homme tire un long cahier de sa poche, le déroule gravement, puis le présentant au banquier :

— Voici, dit-il, de quoi vous convaincre des vérités que j’avance. Ayez la bonté de jeter les yeux sur ce travail ; et si, comme personne n’en doute, vous arrivez bientôt, monsieur, au ministère, je vous demande, pour unique prix de cette mine d’or, de vouloir bien me permettre de l’exploiter sous vos ordres. Vous pouvez voir, ajouta-t-il en montrant son accoutrement, que ma fortune particulière m’occupe peu : c’est à celle de mon pays que je consacre tout entier le fruit de mon labeur. Eh ! qu’importe le vil intérêt d’un homme à côté de cette masse d’intérêts qui font la prospérité des États ? La richesse publique avant tout, voilà mon principe à moi. Je sais que, pour l’établir, j’aurai à combattre l’esprit du siècle, l’égoïsme rationnel ; que la marche des choses veut qu’on arrive aux places pour y faire sa fortune, et pour la faire d’autant plus vite qu’on n’est pas sûr d’y rester longtemps. Mais je pense qu’assez de ministres se sont enrichis de cette manière, et qu’il est temps de leur faire succéder la nation. Vous êtes de cet avis, je me flatte ?

— Comment donc ! certainement, répondit le banquier en cherchant un moyen honnête de se débarrasser de l’auteur du plan de finance qu’il avait sous les yeux.

— Eh bien, monsieur, reprit l’autre, si vous êtes, comme j’en suis persuadé, pénétré de la nécessité de fonder le crédit sur le bien-être du peuple, je vous vois déjà le plus riche capitaliste de l’Europe. Avant peu, nul traité, nul emprunt, ne pourra s’opérer sans votre participation. Vous ferez à votre gré la hausse ou la baisse des effets publics, et tout cela sans que le trésor en souffre. Cela vous sourit-il ?

— Il faudrait être bien difficile pour n’être pas content d’un pareil sort ! Mais vous n’avez pas prévu, monsieur, tous les obstacles qui peuvent entraver un si beau projet.

— Opposition, malveillance, difficultés, rivalités : j’ai tout prévu, monsieur. Vous présumez bien qu’on ne reste pas un an tête à tête avec une idée, sans la retourner dans tous les sens, et qu’avant de la livrer au monde, on l’a déshabillée, redressée et préparée à supporter toutes les attaques de la médiocrité ou de l’envie. Que dis-je, supporter ! Il faut qu’elle en triomphe sous peine de mort ; il faut que cette idée féconde soit armée d’avance contre toutes les objections, et plus encore contre ces demi-sourires, ces haussements d’épaules dont on gratifie d’abord tout ce qui a un air de nouveauté. Mais c’est là précisément où mon idée se montre invulnérable : tenez, en voici un exemple. L’autre jour, j’étais dans les bureaux d’un certain ministère ; on y avait déposé la veille le dessin d’une machine à vapeur qui doit aider à soutenir, à cent cinquante pieds de terre, les objets les plus lourds ; sans me faire honneur d’une découverte qui ne m’appartient pas, je venais simplement réclamer l’attention du gouvernement sur les moyens que j’ai trouvés d’adapter la puissance du gaz inflammable aux nécessités et à l’agrément de la vie sociale. Eh bien, lorsque j’entrai, messieurs les employés s’évertuaient en plaisanteries, en prévisions folles, à propos de l’effet que produirait sur nos mœurs cette possibilité de s’élever au-dessus des gens et des choses : ils plaçaient déjà les rez-de-chaussées aux sixièmes étages ; ils créaient des théâtres suspendus, où toutes les pièces iraient aux nues, et où l’aristocratie pouvait seule parvenir ; car les voitures aériennes seraient nécessairement plus chères que les fiacres, et les enlèvements seraient aussi plus faciles, les amants riches ayant par ce moyen encore plus d’avantage sur les pères et les maris pauvres. Ils voyaient le budget surchargé à l’article police intérieure du royaume, car le mouchard des rues ou des salons se ferait doublement payer pour son rapport sur les mots dits en l’air ; enfin la satire, la pointe, le calembour, toute l’artillerie de la bureaucratie était dirigée contre mon projet. Vous croyez qu’intimidé par ce feu roulant, je me suis retiré, abandonnant l’espoir de me faire comprendre par cette troupe de goguenards ? pas si dupe vraiment ; je ne les ai quittés qu’après avoir mis une heure à leur prouver l’excellence d’un projet qui double les moyens d’industrie, et complète l’indépendance de l’homme. Il fallait les voir, après la démonstration de…

— Et ils vous ont promis de mettre votre projet sous les yeux du ministre ?

— S’ils l’ont promis ! ah vraiment, dans leur admiration, je crois qu’ils m’auraient donné leur fortune entière pour le mettre à exécution ; leur moquerie s’était changée en un enthousiasme tel, qu’ils voulaient, disaient-ils, engager le ministre à proposer aux Chambres de voter dix millions pour réaliser cette belle conception moderne.

— Ah ! je les comprends bien, dit en souriant le banquier ; et sans aucun doute le plan de finance que vous avez eu la bonté de me confier obtiendra le même succès. Croyez, monsieur, que je me ferai un vrai plaisir de l’étudier, et de le recommander à celui qui est assez heureusement placé pour pouvoir seconder et récompenser le génie.

En disant ces mots, le banquier, ravi du moyen qui lui avait été fourni par le rêveur lui-même dans la feinte approbation des commis du ministère, reconduisit l’auteur du plan jusqu’au dernier salon, et celui-ci prit congé du millionnaire, le cœur plein d’espérance, et l’esprit enivré de sa future gloire.

Oui, le roi de la vie c’est l’homme à projets : avec son levier fantastique, il remue toute l’Europe ; les capacités, les capitaux sont à lui. Est-ce un plan de finance que son imagination féconde vient de créer ? La combinaison en est telle, qu’il peut supprimer les impôts, absorber la dette, tripler les revenus, et consolider à jamais le crédit, en dépit de la guerre et des émeutes. Courbé sur ses cahiers, il chiffre, divise, soustrait, additionne sans s’apercevoir d’une erreur ; c’est toujours un résultat immense, une telle amélioration pour l’État, pour la classe riche et la classe indigente, que la reconnaissance publique doit nécessairement récompenser son génie par un ministère.

C’est là qu’il attend ses détracteurs, ces vieux classiques de la Bourse, qui ne veulent croire à la bonté d’une affaire que lorsqu’ils en ont touché les bénéfices. Ah ! qu’il se promet de plaisir à les confondre du haut de son trône administratif ! Arriver au pouvoir par les suffrages d’un peuple comblé de ses bienfaits ; quel chemin glorieux !… Ô rêve enchanteur, que l’égoïsme, le positif des hommes raisonnables, doit prolonger éternellement ; car rien ne menace son existence : les trois cent mille francs qu’il faudrait pour démontrer l’erreur, la fragilité de ce beau plan, nul imprudent ne viendra les offrir ; on ne les accorde pas même aux découvertes utiles, comment les risquerait-on pour détruire une chimère ? et cette chimère, source de joies intarissables, en enfantera mille autres plus brillantes.

Ô vous ! grands potentats de la philosophie, vous qui avez consacré tant de veilles à la recherche de la vérité, vous qui prétendez trouver le bonheur dans la sagesse, la gloire, ou l’étude, avez-vous rencontré un plaisir, un sentiment, dont l’expérience ne vînt tôt ou tard vous désabuser ? Eh bien, l’homme à projets l’a découvert, ce trésor moral ; il y puise chaque jour une fortune nouvelle. Quand il veut vous la faire partager, à vous sages financiers, vous riez de sa folie ; toute l’ironie de votre grosse opulence tombe sur le rêveur ambitieux : dédains perdus, il n’en reste pas moins possesseur de tout ce qu’il imagine ; et quand la banqueroute d’un confrère menace d’entraîner la vôtre, quand le triste avenir se montre à vous dans tout son vrai, que vous rêvez misère sous vos lambris dorés, l’homme à projets, dans sa mansarde, la casquette en tête, les bas déchirés, les pantoufles aux pieds, et l’estomac presque vide, chiffre encore un nouveau plan qui doit l’enrichir de tous les biens que vous craignez de perdre.