Physionomies de saints/La couronne de larmes

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 135-140).

LA COURONNE DE LARMES

(légende)

Fatime, fille du puissant calife Mostanser aimait les fleurs. Elle les aimait animées, vivantes sur leurs tiges, elle les aimait surtout brillantes de rosée et, aux premiers rayons de l’aurore, enveloppée de ses longs voiles blancs, elle descendait dans les jardins solitaires du harem.

Dans ces jardins fermés à tout regard profane les heures s’écoulaient pour elle rapides, enchantées. La vue des fleurs la plongeait dans une sorte d’extase. Mais, avec ce sentiment divin de la beauté, la jeune princesse n’avait sur toutes choses que des notions très vagues, très enfantines, et ce terrible Allah, qu’elle priait cinq fois par jour le front dans la poussière, elle ne le croyait point le créateur des fleurs.

Elle pensait qu’il existait quelque part un être bienfaisant, puissant, adorable, qui ornait et parait la terre.

À lui, elle se croyait redevable de la lumière du jour, de la douceur étoilée des nuits, du souffle des brises embaumées, du bruissement des eaux vives. Et cet être invisible et charmant, elle l’appelait le Sultan des fleurs.

« Qu’il doit être beau, qu’il doit être puissant, se disait la jeune fille, puisque dans de simples petites graines il a mis tant de vie, tant de beauté, tant de parfums… Que je voudrais voir ses jardins… que je voudrais le voir lui-même… Mais qui me conduira vers lui… qui me dira seulement où il réside, où réside sa cour ?

Ces vagues et tendres aspirations, qui s’éveillaient en son cœur, s’en allaient toutes vers cet être céleste qui, d’une main si magnifique, répandait partout la beauté ; son souffle et sa vie s’élançaient vers lui.

Une profonde tristesse finit par l’envahir, souvent elle pleurait sans savoir pourquoi.

Un jour, avec une religieuse émotion, elle cueillit des roses humides de rosée, et, sous la sombre ramure, dans le silence et le mystère, elle les offrit, en pleurant de tendresse, au Créateur des fleurs.

« Je voudrais les jeter à vos pieds, disait-elle, je voudrais vivre dans vos jardins et cultiver vos fleurs. Je voudrais être votre esclave ».

Le soir de ce jour-là, comme elle se promenait à la chaste clarté des étoiles, elle aperçut tout à coup un homme environné d’une lumière céleste qui s’avançait vers elle avec une majesté incomparable. Quelque chose d’éblouissant, de divin, flottait sur son visage.

« — Ton amour m’attire, dit-il, je suis le Sultan des fleurs ; toutes les merveilles de la création m’appartiennent.

La jeune Musulmane le regardait avec ravissement.

— Seigneur, dit-elle, se prosternant à ses pieds, emmenez-moi dans votre patrie, je veux être votre esclave.

— Je n’ai point d’esclave, répondit-il avec une douceur infinie, et l’heure n’est pas venue de t’emmener, mais je veux bien te placer dans mes jardins. Quitte le palais de ton père, abandonne ta patrie pour jamais. Va, ne crains rien, traverse la mer, rends-toi à la ville d’Assise et fais-toi conduire au monastère de Saint-Damien. Frappe à la porte en disant : « Je viens servir le Maître des fleurs, et tu seras admise ».

— Seigneur, oh Seigneur, dit la jeune infidèle, vos paroles me pénètrent d’un bonheur si grand… Mais pourquoi vos mains, qui rayonnent, portent-elles ces traces de cruelles blessures ?

— C’est que je t’ai aimée jusqu’à la mort ».

La glorieuse apparition s’évanouit et, sans savoir comment, la fille du calife se trouva transportée hors des murs des jardins.

Son ignorance absolue de la vie, sa merveilleuse beauté l’exposait à bien des dangers. Elle ne connaissait de la terre que les jardins embaumés où s’était écoulée son enfance ; mais un chrétien qu’elle rencontra lui offrit ses services et se fit son guide.

Il lui fit échanger ses beaux voiles lamés et tissés d’argent contre un modeste costume de pèlerine, puis la conduisit à un port de mer, où un vaisseau français attendait ceux des croisés qui voulaient retourner en Europe.

Pour la fleur d’Orient, avide de soleil, la longue traversée s’écoula sans ennui. C’est que le souvenir de la glorieuse vision illuminait son obscure cabine, c’est que rien n’interrompait le chant d’amour qui s’élevait de son cœur vers le Roi des fleurs.

Arrivée en France, la princesse déclara qu’il lui fallait se rendre à Assise.

Un chevalier français se fit son guide et la conduisit jusqu’au monastère des Clarisses.

« Je viens servir le Maître des fleurs, dit la belle étrangère en frappant à la porte ».

La porte aussitôt s’ouvrit et la fille du calife pénétra dans le cloître.

Grande fut la surprise des religieuses en l’apercevant, grande fut aussi leur joie en écoutant sa pure et merveilleuse histoire.

Habituée aux splendeurs féeriques du palais de son père, la princesse regardait autour d’elle avec un étonnement profond. L’habit pauvre et grossier des religieuses, le rudimentaire mobilier, les murs frustes et nus contrastaient si étrangement avec ce qu’elle avait rêvé.

« — Je demande et je prie qu’on me conduise sans retard aux jardins du Sultan des fleurs, dit-elle aux religieuses.

Celles-ci sourirent et la supérieure répondit :

» — Ma fille, le Seigneur vous a parlé au figuré ; vous n’avez point compris le sens de ses paroles. Les fleurs qu’il vous envoie cultiver, ce sont les vertus : la pureté, l’humilité, la charité, la très sainte et très haute pauvreté… Laissez-nous vous instruire, laissez-nous vous préparer au saint baptême… Celui qui vous a attirée de la terre lointaine ne vous a point trompée. Il vous a vraiment aimée jusqu’à la mort. Laissez-nous vous dire ce qu’il a souffert, Lui le Seigneur de gloire, Lui l’infinie Beauté ».

Et, à la jeune musulmane, la sainte religieuse fit le récit des humiliations et des souffrances de Jésus-Christ.

Ce récit, auquel nous donnons le nom tendre et douloureux de Passion, nous l’écoutons peut-être sans être touchés, mais comment dire ce qu’il produisit dans le cœur déjà enivré de la jeune fille ? La parole n’exprime point ces attendrissements, ces douleurs, ces adorations qui ébranlent l’âme jusqu’en ses abîmes.

En apprenant à quel prix, avec quel amour elle avait été rachetée, la fille du calife ne se récria pas, ne s’exclama pas, elle pleura.

Et de ses beaux yeux les larmes continuèrent de couler pressées, incessantes, inépuisables. Le monde entier disparut pour elle ; elle n’eut plus un regard pour les fleurs, pour ces grâces de la terre qui l’avaient mise en communication avec l’éternelle et invisible Beauté. Son âme tout entière s’attacha aux plaies du Christ et elle pleura.

Un jour en entrant dans sa cellule, on la trouva inanimée aux pieds de son crucifix.

« L’amour m’a fendu le cœur et mon corps est tombé à terre, chantait, dit-on, François d’Assise. Une fois l’amour m’a unie à St. François lui-même. Maintenant mon cœur est devenu capable des consolations du Christ.

« Ô doux Jésus, embrasez-moi et donnez-moi la mort… L’amour m’a mis dans la fournaise, il m’a mis dans la fournaise d’amour ».

— Je vais mourir dit la fille du calife.

Un sourire d’extase entr’ouvrait ses lèvres, mais sur ses joues, d’une pâleur de neige, les larmes continuaient de couler silencieusement.

On jeta de blanches draperies sur le lit de sangle et on y déposa la fleur d’Orient.

C’était le soir, l’un de ces soirs de printemps italien au long crépuscule doré. Autour du lit, éclairé seulement par les douces lueurs du ciel, la famille franciscaine se réunit.

Le moine qui avait baptisé Fatime lui apporta le viatique.

« — Ma fille, lui dit-il, vous que l’amour a tant blessée, réjouissez-vous. Celui qui vous a attirée à l’odeur de ses parfums, le Sultan des fleurs, qui a reçu votre foi et qui vous a donné la sienne vient vous introduire dans les jardins célestes.

Le visage de la mourante s’illumina d’une joie divine ; ses yeux, qui rayonnaient à travers les pleurs, se fixèrent avec ravissement sur l’hostie sainte.

« — Ô Seigneur Jésus, murmura-t-elle, amour vivant ! amour Sauveur ! que vous rendrai-je » ?

Un flot de larmes jaillit de son cœur. En ce moment suprême elle se souvint que les larmes sont le sang de l’âme. De ses mains déjà glacées, elle recueillit les pleurs qui inondaient son visage et, avec un mouvement d’une grâce exquise, d’une tendresse infinie, les offrit à Celui qui l’avait aimée jusqu’à la mort.

Et, comme elle offrait ainsi ses larmes, une main invisible la couronna de perles d’une ravissante beauté.

Ces perles merveilleuses, innombrables, semblaient des gouttes d’eau pénétrées de tous les feux du soleil. Elles rayonnaient dans la pénombre et faisaient une auréole de gloire à la vierge d’Orient.

La mort la prit avec respect, elle ne fit que fixer sa beauté dans une immobilité radieuse.

Aussitôt que l’âme eut pris son vol, on se pressa auprès de la dépouille sacrée. Chacun voulut voir de près le rayonnant diadème. Ces perles d’une beauté inconnue étaient chaudes comme des larmes et du front de la morte, aucune main ne put jamais les enlever.



FIN