Picounoc le maudit, Tome 1/Le grand-trappeur/Où Baptiste reprend son récit

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C. Darveau (Ip. 217-227).

VIII

OÙ BAPTISTE REPREND SON RÉCIT


Les trappeurs entendirent longtemps les sauvages joyeux chanter en s’éloignant, et ces chants de triomphe les remplissaient de douleur. Tantôt ils regrettaient de ne s’être pas fait tuer tous en défendant leur brave compagnon, et, tantôt ils se consolaient par la pensée que, peut-être, ils pourraient le délivrer.

Quand les voix aigres et insolentes des guerriers se furent éteintes dans le lointain, les trois blancs sortirent de leur cachette et remontèrent un peu le cours de la rivière, marchant sur le rivage désert. Ils espéraient être vus de Baptiste, leur camarade, s’il ne s’était pas trop enfoncé dans la forêt. Et il avait dû être curieux de connaître le résultat de la bataille. Cependant, personne n’apparaissait de l’autre côté de la rivière, et un silence profond régnait aux alentours. Alors l’un des blancs, faisant de sa main un porte-voix, cria par trois fois, avec une force étonnante que multipliaient les échos de la rive et des bois : Baptiste ! Baptiste ! Baptiste !… Et loin, bien loin, de divers côtés, on entendit répéter dans la vaste solitude : Baptiste ! Baptiste ! Baptiste ! et puis, tout fit silence. Mais, bientôt, à cet appel répondit une voix connue, et l’on vit descendre un homme sur le rivage. C’était Baptiste. Nageur habile, il eut vite fait de s’ouvrir un chemin dans les vagues limpides de la rivière. Ruisselant d’eau, il se précipite dans les bras de ses amis. Raconter la scène qui venait d’avoir lieu fut l’affaire de quelques minutes. Quand Baptiste apprit que le grand-trappeur était tombé au pouvoir des Couteaux-jaunes, il leva les bras au ciel avec désespoir : Mon Dieu ! dit-il, est-ce possible ?… Il faut le sauver ou mourir avec lui !

All right ! dit John.

Bene ! cria Paul Hamel, l’ex-élève.

— Oui ! oui ! ajouta Félix.

— Ta bouche saigne, Baptiste, dit Paul.

— Et tes mains aussi, ajouta, Félix…

It is too bad ! continua John.

— Oui, répondit Baptiste, ils m’ont brûlé les lèvres, en me forçant à manger du poisson un peu chaud, et moi je me suis brûlé les mains pour défaire mes liens…

John jeta dans le feu qui se mourait une brassée de fagots secs qui ne tardèrent pas à s’enflammer en pétillant.

My goodness ! disait-il, ce pauvre grand-trappeur se battre comme une brick. Nous autres manger quelques fishes et le chercher après.

— J’ai peur qu’on ne le revoie plus, dit Paul.

— Il en a toujours bien fait dégringoler quelques-uns en bas du rocher, ajouta Baptiste, et c’est leur mort qui m’a sauvé.

— Où sont-ils ? demanda John.

— Le diable les a emportés, dit Baptiste.

— Les voici sous ces branches, reprit l’ex-élève : ils attendent la résurrection générale.

And the corbeaux, dit John.

— Baptiste, reprit l’ex-élève, tu avais commencé à me raconter une petite histoire du grand-trappeur, continue donc ton récit, en attendant notre souper.

— Où en étais-je rendu ?

— Au festin. Le chef des Couteaux-jaunes invite Iréma à s’asseoir à ses côtés.

— Bien ! bien ! Iréma aimait Kisastari le fils du chef de sa tribu, et Kisastari avait déjà chassé, pour elle, le renard argenté et le vison : il lui avait apporté les peaux les plus soyeuses et les plus riches. On disait dans la tribu : Kisastari et Iréma élèveront bientôt leur wigmam, malgré les vœux des anciens, et les fiançailles de Naskarina. Naskarina sourit en voyant le vieux chef des Couteaux-jaunes entraîner sa rivale, à la table du festin. Elle sourit et s’approcha de Kisastari : Iréma que ton cœur aime trop, dit-elle, suit les pas du vieux chef étranger, moi, je ne voudrais jamais te laisser, parce que, vois-tu, je t’aime plus fortement.

Kisastari s’assit auprès d’elle sans parler, et longtemps ainsi il demeura silencieux. Le festin fut joyeux cependant, car l’eau de vie coula avec abondance. Les deux tribus se donnèrent mille marques d’amitié, et les paroles de paix ne cessèrent de tomber. Nous autres, les blancs, comme amis des indiens, nous avions la permission d’assister à la fête. Au reste, cela nous amusait, et nous savions bien comment elle finirait, cette fête.

Le calumet fut allumé et passa de bouche en bouche. Chacun tira quelques bouffées qu’il souffla en l’air avec une gravité ridicule. Puis, la danse commença. C’était le dernier amusement, ce fut aussi le plus gai et le plus dévergondé. Au son des tambours et aux cris mesurés des joueurs, tous les sauvages se mirent à sauter et gambader en rond, gesticulant comme des damnés, riant parfois et parfois prenant des airs terribles, comme des guerriers en face des ennemis. Tantôt, le sensible chasseur ouvrait, en dansant, ses bras amoureux à sa compagne sauvage qui se sentait touchée, tantôt, le guerrier sans peur poussait le cri de guerre, et, l’œil plein de feu, menaçait de son bras vengeur, un ennemi invisible. Le vieux chef des Couteaux-jaunes voulut attirer sur son cœur la belle Iréma ; elle s’en alla se jeter dans les bras de Kisastari. Naskarina, emportée par la jalousie s’écria :

— Quelle injure, Iréma, ton imprudence fait au grand chef des Couteaux-jaunes ! Tu porteras la peine de ta faute !

Le vieux chef des Couteaux-jaunes, ne dansait plus, mais, retiré à l’écart, il fixait sur la cruelle un regard plein de vengeance. Naskarina s’approcha de lui et lui dit :

— Chef valeureux, la vengeance est douce au cœur bien fait. Veux-tu enlever Iréma, et l’emmener au loin ? je vais t’aider.

— Je le veux bien ; mais comment faire ? ses amis sont nombreux et bien armés.

— Je vais aller cacher leurs armes ;

Le vieux chef, feignant la joie, se remit à danser avec une nouvelle ardeur, et l’on crut qu’il avait oublié l’affront que venait de lui faire Iréma. En passant auprès des siens il leur disait à l’oreille : Armez-vous. Cela suffisait. Accoutumés à la surprise ou à la trahison, les indiens trouvaient moyen de sortir tour à tour pour mettre, à leur portée, leurs carabines et leurs pistolet. Cependant les chasseurs Canadiens avaient laissé la fête, et le jeune chef en était un peu froissé, car il pensait que c’était par indifférence ou ennui. Naskarina, disparue depuis assez longtemps, rentra tout-à-coup le sourire sur les lèvres, et, regardant le vieux chef, elle lui fit un signe qui échappa aux autres. Alors le Hibou blanc saisit Iréma dans ses bras et prit la fuite.

— Guerriers ! dit Kisastari. Nos frères les Couteaux-jaunes sont des lâches et des traîtres, sachons les punir !

À ces paroles, les guerriers Flancs-de-chiens s’élancent vers leurs tentes pour prendre leurs fusils et leurs poignards. La colère donne de l’agilité à leurs pieds et de la force à leurs bras. Bientôt, une clameur douloureuse s’élève : ils ne trouvent plus leurs armes : la trahison est partout. Cependant les Couteaux-jaunes se sauvent avec leur victime ; mais à leur tour ils sont frappés d’étonnement, et poussent une sourde clameur : dix hommes armés semblent sortir soudain de terre et s’élancent sur leurs pas. Le grand-trappeur est à leur tête. Quelques uns des indiens veulent s’arrêter ; mais le vieux chef qui est plus traître que brave, se sauve toujours. Cependant le grand-trappeur le rejoint : Rends-moi cette jeune fille, lui dit-il, traître que tu es, ou je t’égorge comme un chien.

Les sauvages levèrent leurs fusils pour tirer. Nous fîmes de même, et nous n’avions pas peur. Je dis : nous, car nous y étions, n’est-ce pas, John ?

Oh ! yes ! my ! my !…… répondit John !

— J’aurais voulu y être ! fit l’ex-élève. Et comment avez-vous pu exécuter ce joli tour ?

— C’était simple. Je te l’ai dit, nous avions la liberté de regarder la fête, sans y toucher. Le grand-trappeur s’aperçut qu’il se tramait quelque chose ; cela se voit quand on observe ; et tu le sais, les sauvages aiment ce genre de passe temps. Il suivit Naskarina et la vit cacher des armes derrière un rocher. Il comprit tout, nous fit un signe, nous dit un mot, et ça y était !

— Bien ! magnifique ! j’aurais voulu en être !

— La boucherie allait commencer, continue Baptiste, quand tout-à-coup des cris de fureur ou des cris de joie, je ne sais trop lesquels retentissent, et l’on voit apparaître les Litchanrés, brandissant leurs armes retrouvées. Effrayés d’avoir à lutter contre des ennemis nombreux et irrités, les ravisseurs s’enfuient en hurlant comme des loups. Cependant le grand-trappeur saisit le vieux chef à la gorge et l’écrase à ses pieds.

— Tu vas payer pour les autres, dit-il.

— Grâce ! supplie, le vieux brigand, grâce ! je suis un des vôtres ! un de vos compatriotes !

Il s’exprimait en bon français. Le grand-trappeur, étonné, lâche prise : Toi, reprit-il, un des nôtres ! toi, un compatriote ?… Infâme ! renégat ! tu es cent fois plus coupable que les autres…

— Je le sais ! dit-il humblement, en se relevant, mais à tout péché miséricorde…

— À tout péché miséricorde ! à tout péché miséricorde !… murmure le grand-trappeur en baissant la tête, et des larmes coulent le long de ses joues bronzées…

— Tu me pardonnes ?… demande le chef.

— Ton nom ? répond le grand-trappeur.

— Mon nom, je ne le dis pas !… Et, s’élançant avec la rapidité d’un chien, il rejoint ses amis qui fuient toujours. On veut lui envoyer quelques balles. Le grand-trappeur dit : Ne le tuez pas maintenant, le confesseur est trop loin.

Iréma n’avait pas de paroles assez ardentes pour exprimer sa reconnaissance. Les Litchanrés arrivèrent à la course, au moment où le vieux chef renégat rejoignait ses complices. Ils s’arrêtèrent tout surpris devant la troupe des chasseurs. Iréma tenait enlacée de ses bras nus le grand-trappeur qui l’avait sauvée. À la vue de Kisastari, elle s’éloigna de son sauveur et, les larmes aux yeux, elle dit :

— Kisastari, le grand-trappeur blanc est un ami fidèle, c’est lui qui nous rend l’un à l’autre.

— Oui, Kisastari, répondit le grand-trappeur, aidé de mes compagnons qui sont braves, je l’ai sauvée pour te la rendre.

Les sauvages poussèrent des cris de joie et revinrent dans leur campement. Naskarina, qui se louait du succès de sa ruse, et se flattait de ne plus voir jamais sa rivale, ne put s’empêcher de laisser paraître son dépit : Les Couteaux-Jaunes sont lâches, grinça-t-elle, ils ne savent pas se défendre, ni garder leur proie.

— Naskarina serait-elle traîtresse ? demande le jeune chef surpris de ce langage.

— Oui, répond la jeune fille ivre de jalousie, oui Naskarina a conseillé au chef des Couteaux-Jaunes d’enlever Iréma, et c’est elle qui a caché les armes ! parce qu’elle t’aime…

Un cri d’horreur s’éleva dans la tribu.

— Naskarina, dit le jeune chef, sors d’ici ! va-t-en rejoindre tes amis les Couteaux-jaunes !…

La jeune fille sortit et, en partant, elle s’écria :

— Kisastari, prends garde à toi, car je t’aime !…