Pierre qui roule (Tremblay)/05

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. 96-129).

CHAPITRE V

Club dramatique franco-canadien de Woonsocket — M. Alphonse Gaulin — Quéquienne collaborateur du PIONNIER — Un article gros de conséquences imprévues. Les conséquences d’un article de journal — Nouvelle paroisse en perspective — Les souvenirs d’un journaliste.

LES CANADIENS DE WOONSOCKET

La population de Woonsocket avait considérablement augmenté et les Canadiens y figuraient dans une proportion beaucoup plus forte. Le docteur Lafrenière était venu s’y établir. Son fils, Fernando, s’étant lié d’amitié avec Quéquienne, avait amené celui-ci prendre sa pension chez le docteur où les deux amis passèrent ensemble les quelques mois qui précédèrent le mariage de Quéquienne.

Peu de temps après, le docteur Archambault, jeune médecin que Quéquienne avait connu à l’école militaire de Montréal, vint se fixer à Woonsocket. Il y est mort après avoir amassé une assez jolie fortune. Parmi les autres anciennes connaissances retrouvées à Woonsocket, il y avait Louis Menon, devenu commis dans un magasin de nouveautés.

Quéquienne fut l’un des membres fondateurs de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Woonsocket qui existe encore. Il contribua aussi à la fondation du Club Dramatique et joua des rôles dans maintes représentations données au profit d’œuvres de charité. Entre autres fondateurs de ce club dont l’existence s’est perpétuée depuis 54 ans, figuraient Fernando Lafrenière, Louis Lavallée, le docteur Archambault, Joseph Boucher, les deux Sylvestre et Alphonse Gaulin.

Ce dernier est devenu très riche grâce à d’heureux placements sur la propriété, ayant acheté à des conditions avantageuses tout le terrain situé le long du canal entre Social et la Hamlet, où l’on allait, dans le temps, cueillir du raisin sauvage. La population de ce quartier est aujourd’hui assez nombreuse pour qu’on y ait recruté la majeure partie des paroissiens de l’une des églises canadiennes de Woonsocket.

M. Gaulin est le père de M. Alphonse Gaulin, — ancien avocat, ancien maire de Woonsocket, nommé consul américain au Havre, puis à Marseille et tout récemment promu consul-général à Rio de Janeiro. Et dire qu’il y a soixante ans, à peu près à l’endroit où il devait naître, les petits Canadiens ne pouvaient passer sans livrer bataille aux gamins de la race prétendue supérieure !

Chez les Canadiens émigrés, la classe instruite, a compris qu’elle avait à remplir un devoir important. Il s’agissait de rappeler aux ouvriers d’origine française, isolés et, découragés par le mépris qu’on affichait à leur égard, que, bien loin d’avoir à rougir de leur titre de Canadiens, ils avaient d’excellentes raisons de s’en enorgueillir. Ecclésiastiques et laïques se sont mis résolument à l’œuvre ; ils ont réussi à organiser chez les nôtres la cohésion qui leur était si nécessaire. Le réveil de la fierté de race a eu pour effet d’augmenter dans des proportions imprévues l’influence des gallophones sur le sol américain.

Cette amélioration a été générale dans tous les endroits où les familles canadiennes commençaient à se grouper. Aujourd’hui, proportion gardée du nombre, l’influence politique et sociale des Canadiens émigrés est plus forte que celle que nous exerçons au Canada. Prenons comme exemple l’État du Rhode Island. Les Canadiens n’y comptaient pas les sept huitièmes de la population totale lorsque M. Aram Pothier, un Canadien naturalisé, était élu et réélu, d’abord lieutenant-gouverneur puis gouverneur de l’État. Un autre Canadien de Woonsocket, M. Archambault était, à son tour, élu lieutenant-gouverneur. Qu’on me cite une province anglaise du Canada qui en ait fait autant.

Avant son mariage, lors de l’organisation du premier contingent de zouaves pontificaux, Quéquienne avait écrit au Canada pour offrir ses services. Quelque temps après, il recevait du curé de Sainte-Victoire, qu’il avait chargé de négocier son enrôlement, une lettre élogieuse lui annonçant que le contingent était au complet. Le mariage le consola de cette déconvenue. Lorsqu’on organisa le deuxième contingent, les exploits militaires n’avaient plus d’attraits pour lui.

Les rois heureux n’ont pas d’histoire, Il n’en est pas de même des maris heureux, puisque la félicité conjugale de Quéquienne ne m’empêche pas de continuer à vous relater ses faits et gestes. Plus que jamais, il occupa le peu de loisirs que lui laissait son travail à s’efforcer d’acquérir une partie des connaissances que la plupart de ses amis avaient eu l’avantage de puiser dans un collège du Canada. Il lisait beaucoup et écrivait fréquemment :.

Vers 1869, M. L. C. Bélanger, avocat de Sherbrooke et co-propriétaire du Pionnier, était venu à Woonsocket pour rendre visite à son oncle, M. Augustin Lemery. Quéquienne étant récemment devenu, par alliance, cousin de M. Bélanger, fut enchanté de faire sa connaissance. M. Bélanger était un avocat distingué, un orateur éloquent et un excellent écrivain. Il avait vu les articles parus dans le Protecteur Canadien sous la signature de Quéquienne. Il proposa à celui-ci de publier chaque semaine, dans le Pionnier de Sherbrooke, des articles dûment signés et portant pour titre « Courrier des États-Unis. » Notre journaliste in partibus y consentit à condition que M. Bélanger verrait son manuscrit et le corrigerait au besoin.

QUÉQUIENNE COLLABORATEUR DU « PIONNIER »

Quéquienne trouva dans cette collaboration périodique une excellente occasion d’améliorer son style et s’efforça de faire un choix judicieux des sujets à traiter. Jusqu’à quel point il y réussit, c’est ce dont le lecteur pourra juger en prenant connaissance d’un article publié au commencement de février 1871.

On peut avoir des doutes sur l’opportunité d’un pareil écrit ; on peut même affirmer que le style n’en est pas impeccable ; mais on ne saurait nier que Quéquienne avait tout à perdre et rien à gagner en écrivant ce réquisitoire. Pour ma part, je n’apprécie pas : je constate. Je n’ai jamais proposé Quéquienne comme modèle à suivre. Je vous le présente tel que je le trouve, convaincu d’avance que son exemple ne scandalisera personne. Voici l’article en question :

« Les malheurs qui sont venus fondre sur la France, notre mère-patrie, la détresse dans laquelle se trouvent plusieurs départements français, grâce à l’invasion des Prussiens et à la manière brutale dont se conduisent ces barbares dans les départements envahis ; les souffrances endurées par les héroïques défenseurs de la France, blessés en combattant noblement pour la défense de leurs foyers, tous ces malheurs, dis-je, ont trouvé un écho dans le cœur de tout Canadien-français digne de ce nom.

« Nous avons suivi avec anxiété les phases de cette lutte gigantesque et, malgré l’épuisement de la France, malgré que nous la voyions, terrassée et sanglante, se débattre dans les convulsions du désespoir, nous ne perdons pas courage. Nous déplorons ses malheurs, tout en espérant qu’ils seront vengés, et vengés d’une manière éclatante.

« De tout temps, nous nous sommes enorgueillis de notre origine. Notre plus grande gloire est d’être Français. Dans nos fêtes nationales, nous nous sommes plu à répéter que nous sommes issus du sang le plus noble, du sang français. Sera-t-il dit que nous n’aurons été fidèles à nos traditions qu’aussi longtemps que la France aura été prospère ? Et que, suivant la ligne de conduite qui semble être devenue de mode aujourd’hui, après avoir encensé la France puissante et prospère, nous lui aurons tourné le dos pour donner le coup de pied de l’âne à la France malheureuse ?

« Oh ! non ; nous avons trop de cœur ; nous sommes trop français pour pouvoir nous prêter à une conduite aussi indigne. La France a, plus que jamais, droit à nos sympathies, et ses malheurs, loin de faire voir que nous sommes ingrats envers elle, ont servi à prouver que nous sommes encore Français de cœur et d’âme. Dans tous les grands centres où il y a des Canadiens-français, aux États-Unis comme au Canada, le clergé a pris l’initiative en organisant des souscriptions pour venir en aide aux blessés français, aux veuves et aux orphelins de la France. Des sommes assez rondes leur ont été expédiées. Nous n’avons pas donné autant que les Français des États-Unis, parce qu’en général les Canadiens sont pauvres ; mais enfin, chacun y a mis la main et le résultat obtenu a été assez bon. Aux membres du clergé revient la gloire de cette œuvre. Honneur à eux !

« Mais, malheureusement, il n’y a pas de tableau sans ombre. Ici, à Woonsocket, où il y a, comme vous le savez, une population canadienne assez nombreuse, on avait parlé, dès le commencement de la guerre, de faire une collecte au profit des victimes françaises. Quelqu’un en parla à M. McCabe, le curé de l’endroit, qui répondit qu’il serait mieux d’attendre la visite de l’évêque, qui devait avoir lieu prochainement, et à l’occasion de laquelle on devait faire une collecte au profit de l’église.

« Sa Grandeur vint, et la collecte se fit, au moyen d’enveloppes qui furent envoyées à tous les membres de la congrégation. Chacun y mit, qui une piastre, qui 50 cents et la collecte se monta à $2,200, dont $700 furent donnés par les Canadiens. À quelque temps de là, le docteur Archambault se rendit à la salle de la Société Saint-Jean-Baptiste et, à l’issue de la séance, fit un appel chaleureux à la générosité des Canadiens. Un comité fut nommé pour faire la collecte et l’ancien club dramatique se réorganisa pour donner une représentation au profit de l’œuvre.

« Tout semblait marcher comme sur des roulettes M. l’abbé Bernard, consulté de nouveau sur ce sujet, répondit qu’il était opposé à cette collecte ; que les Français méritaient les malheurs dont ils étaient accablés ; que cet argent ne parviendrait pas à destination ; que le gouvernement français ou les Prussiens s’en empareraient. Bref, il fit si bien qu’il engagea quelques percepteurs à abandonner la partie. La collecte n’en continua pas moins ; mais, lorsque le bruit se fut répandu que l’abbé Bernard travaillait contre nous, plusieurs personnes, qui se seraient crues obligées de donner s’il le leur avait recommandé, se crurent obligées en conscience de ne rien donner du tout.

« Ceci se passait un peu avant Noël et, comme il est d’usage ici de faire une collecte au profit des prêtres le jour de Noël, on n’a pu s’empêcher de penser que la crainte de voir cette collecte diminuer ait été pour beaucoup dans l’opposition qu’on nous a faite.

« Après avoir fait les répétitions nécessaires, les amateurs firent imprimer leurs affiches qui furent distribuées le vendredi. Le dimanche suivant, M. le curé McCabe vint, à la fin de la messe, nous faire un sermon en anglais dans lequel il blâmait les auteurs de l’œuvre et conseillait aux gens de ne pas nous encourager. Il dit que les Français étaient justement châtiés par Dieu ; que c’était s’opposer aux décrets de la Providence que de leur venir en aide ; que la salle que nous avions louée pour notre représentation appartenait à un homme sans principes ; qu’il s’y donnait des bals, de mauvais théâtres, etc. ; que nous attirerions sur nous la malédiction de Dieu en persistant dans notre intention ; que ceux qui avaient un écu de trop feraient mieux de le donner à l’église que de nous le donner.

« Non content de nous avoir nui parmi les Canadiens et sachant que plusieurs Irlandais partageaient nos vues, il leur répéta la même chose à Vêpres et ajouta que nous ne jouerions pas au profit des victimes de la guerre, mais à notre propre profit. La représentation eut lieu le lendemain et nous fûmes mieux encouragés que nous l’avions espéré.

« Malgré l’opposition, malgré la pluie et les mauvais chemins, nous pûmes réaliser la jolie somme de $50, toutes dépenses payées, ce qui prouve que, si nous eussions eu l’aide de MM. les curés, nous aurions pu faire une somme assez ronde.

« Mais, MM. les rédacteurs, c’est publiquement qu’on nous a attaqués, et comme je ne puis monter en chaire pour me disculper, avec votre permission, je me sers de votre estimable journal pour répondre publiquement.

« D’abord, on nous dit que les Français méritent d’être châtiés pour leur impiété. Mais, sont-ils donc plus impies que les Prussiens ou que n’importe quel peuple ? Il y a malheureusement beaucoup d’impies en France ; mais quel est le pays aussi populeux que la France où il n’y en a pas au moins autant ? L’impiété est une contagion qui se répand malheureusement dans tous les grands centres ; s’il y a de l’impiété en France, il y a aussi là beaucoup de religion, et pensez-vous, en bonne foi, que Dieu punirait toute une nation pour les fredaines de quelques écervelés ?

« D’ailleurs, si vous considérez la France dans sa politique vis-à-vis des autres nations, vous verrez qu’elle a plus fait que toute autre pour s’attirer les faveurs du Ciel. L’a-t-on jamais vu essayer d’écraser les faibles, ou ne l’a-t-on pas toujours vu prendre le parti du faible contre le fort, du droit contre la force ?

« Et d’ailleurs, si la France ne méritait que la réprobation, verrait-on tout le clergé catholique (le clergé de Woonsocket excepté) s’empresser de lui venir en aide ? Voyons ce que le clergé français en pense, lui qui doit être à portée de s’y connaître. Voyons ce que dit la lettre suivante adressée à la Gironde par un curé du département de l’Ain :

« Au rédacteur — Suprême appel aux armes.

« L’heure presse ; la patrie est en danger. Depuis trop de jours, hélas ! un ennemi impie piétine sur le cœur de notre mère palpitante ! Aux armes donc tous ! Et nous, prêtres, ministres de paix en temps ordinaire, soyons ministres de guerre aujourd’hui. Dieu le veut : Fermons les portes de nos églises. Descendons nos cloches pour fondre des canons. Hissons au haut de nos tours sacrées l’étendard noir en signe de deuil, et marchons résolument à l’ennemi : les jeunes avec des fusils, les vieillards avec la croix. En même temps, pour nous prieront les femmes et les enfants, et la patrie sera sauvée par nos communs efforts : la République aussi, notre seul espoir dans l’avenir.

« L’abbé GIOCOS. »

« Qu’en pense l’évêque d’Angers, qui fit fermer les séminaires et envoya les séminaristes à l’armée ? Qu’en pensent les Trappistes de Dombes, qui font partie de la garde mobile ? Qu’en pense tout le clergé en général ?

« On dit aussi que c’est s’opposer aux décrets de la Providence que de venir en aide aux malheureux ; mais alors, c’est donc s’opposer aux décrets de la Providence que d’éteindre un incendie ; si le feu est à la maison, il faut donc la laisser brûler ?

« Quant à ce qui concerne la salle, la conduite du propriétaire ne nous regarde pas. On dit qu’il s’y est donné des bals, de mauvais théâtres, etc. Mais une salle publique est toujours une salle publique, et j’ai vu ici, à Woonsocket, chanter la messe dans une salle publique où l’on avait dansé la veille. Mais j’ai cru m’apercevoir qu’il y avait d’autres raisons que celles qui nous ont été expliquées. Si je me rappelle bien, à l’occasion de la fête de St. Patrick, le propriétaire de la salle en question y donnait un bal ; le même soir, M. McCabe donnait, une soirée au profit de l’église dans une autre salle. Le révérend monsieur aurait-il été froissé de la concurrence qui lui fut faite en cette occasion, peut-être involontairement ? Je ne sais, mais toujours est-il qu’il a obligé la société Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin dernier, à remettre cette même salle qu’elle avait louée pour la fête ; force fut à la société d’en louer une autre.

« Quant à nous, nous avons choisi cette salle parce qu’elle est la meilleure ; mais il paraît que nous aurions dû agir tout autrement. À l’avenir, quand nous aurons quelque marché à conclure, soit pour acheter un baril de farine ou louer une salle, il nous faudra aller trouver M. McCabe et lui demander s’il a une petite rancune à satisfaire ; et s’il nous dit que l’homme à qui nous avons affaire lui déplaît, il nous faudra rompre toute négociation avec cet homme, au risque de perdre un marché avantageux.

« Ce que c’est que de nous ! Et moi qui avais toujours cru que la religion était un culte envers Dieu, au lieu d’être une persécution envers ses semblables !

« Quant à l’assertion que nous jouerions à notre profit, je dis qu’elle est fausse, que celui qui l’a prononcée le savait très bien, et qu’il ne s’en est servi que parce qu’il était à bout de ressources. On a eu soin de recommander aux gens de donner à l’église ce qui était destiné aux malheureux. Eh bien ! l’énumération suivante vous permettra de juger si la congrégation a assez donné pour pouvoir se passer le luxe d’une bonne œuvre en dehors. Voici un résumé des revenus de l’église :

« La rente des bancs se monte à $300 par semaine, ce qui donne pour un an $15,600. Il y a trois ans, il y eut un bazar qui rapporta la somme de $3,000, dont $800 furent donnés par les Canadiens ; la même année, il y eut une grande quête qui rapporta la somme de $5,000, dont $2,300 donnés par les Canadiens ; la fête Saint-Jean-Baptiste donna à l’église la somme de $84 ; les fenêtres de l’église (elles sont peintes sur verre) ont toutes été données par des particuliers ou des sociétés : la société Saint-Jean-Baptiste en fit construire une au coût de $83, et la congrégation canadienne contribua en outre $1,200 dans le même but. Un autre bazar qui eut lieu l’année dernière rapporta $2,400, dont les Canadiens donnèrent quatre cents. La collecte de la dernière fête de Saint-Jean-Baptiste, collecte qui était censée se faire au profit de l’église, vu qu’on avait donné à entendre aux membres qu’ils n’avaient pas le droit de la faire au profit de la société, cette collecte, dis-je, se monta à $200 ; mais, comme il n’en a pas été fait mention dans le dernier compte des recettes qu’on nous a rendu, je pense, tout naturellement, que cette collecte s’est faite au profit du curé. Tous les 4 juillet, on donne une fête au profit de l’église ; cette fête rapporte en moyenne de $300 à $400. Il y a en moyenne durant l’année 3 mariages par semaine, ce qui, à $10 par mariage, fait $1,560 par année ; il y a aussi en moyenne, 6 baptêmes par semaine, ce qui donne encore $1,560 à $5 par baptême ; dans un an il y a aussi 4 messes ou services par semaine, ce qui donne, à $10 par messe ou service, un revenu de $2,080 ; à chaque enterrement, il y a $2 à l’église pour l’ouverture de la terre et $4 au fossoyeur. Outre les collectes dont je vous ai parlé, il y a encore une fois par année, une collecte pour le collège diocésain qui donne à peu près $400 dont $150 par les Canadiens. Il se fait une collecte tous les mois qui rapporte $350 dont $120 sont donnés par les Canadiens ; la quête des 10 cents, que tout homme qui n’a pas de banc est tenu de verser et qui se fait aux trois messes chaque dimanche, jointe à la collecte de 1 cent, donne à peu près $30 par dimanche.

« Il me semble qu’avec de tels revenus, l’église n’est pas tant à plaindre et qu’on pourrait nous permettre de donner un peu ailleurs. Mais peut-être suis-je dans l’erreur ; toujours est-il que, loin de craindre d’avoir attiré sur moi la malédiction de Dieu en faisant quelque chose pour les victimes de la guerre, j’éprouve cette satisfaction que donne toujours la conscience du devoir accompli. »

LES CONSÉQUENCES D’UN ARTICLE DE JOURNAL

La publication de cet article eut pour effet de hâter le départ de Quéquienne pour le Canada. Les conseils de M. Bélanger et la lecture du Pionnier lui avaient inspiré l’idée d’aller s’établir dans les Cantons de l’Est, où la population d’origine française augmentait rapidement. Le journal sherbrookois comptait un certain nombre d’abonnés à Woonsocket où la véhémente protestation de Quéquienne produisit une profonde sensation. Le curé McCabe, mis au courant de l’affaire, envoya porter à Quéquienne une lettre dont le texte anglais pouvait se traduire à peu près dans les termes suivants :

« J’avais toujours cru que ceux qui chantent à l’église sont des chrétiens fervents. Je regrette de constater que certains d’entre eux songent plutôt à faire admirer leur voix qu’à rendre hommage à la Divinité. Je constate que vous êtes du nombre de ces derniers. Vous faites dans la presse des assertions que je vous ferai rétracter, s’il est possible d’obtenir justice devant nos tribunaux. Jusqu’à ce que vous l’ayez fait, je vous défends de faire partie du chœur de l’église. »

Quéquienne répondit qu’il n’avait rien à rétracter et que la menace d’une poursuite ne l’intimidait pas le moins du monde. Le lendemain, un ami vint l’avertir. de se tenir sur ses gardes. Le fait qu’il avait servi dans l’armée américaine était peu connu ; le fait que, régulièrement, il en faisait encore partie, l’était encore moins. Il l’était encore trop, cependant, puisqu’un individu, probablement le même qui avait procuré à M. McCabe la traduction de l’article du Pionnier, disait que si Quéquienne refusait de se rétracter, il serait dénoncé comme déserteur.

Après avoir consulté ses amis, y compris son sympathique patron, relativement aux conséquences que pouvait entraîner une pareille délation, Quéquienne résolut de mettre la frontière entre lui et ses adversaires. Il partit donc seul pour Sherbrooke, sa femme devant aller le rejoindre au printemps, dès qu’il serait installé. Après son départ, pendant trois dimanches consécutifs, l’article fut commenté en chaire et l’auteur fut rabroué que c’en était une bénédiction. Sa pauvre femme, qui l’entendait vouer aux gémonies, redoublait de prières pour l’époux absent qu’elle refusait de considérer comme un démon et pire qu’un démon.

Un brave garçon, qu’on prenait pour Quéquienne, fut lâchement assailli et cruellement battu par une bande de voyous. On affirme qu’une collecte, faite parmi les Irlandais pour permettre au curé de s’adresser aux tribunaux du Canada, produisit la jolie somme de $600. Ce qu’il y a de certain, c’est que nulle poursuite ne fut intentée. Lorsqu’il apprit le résultat de cette quête, Quéquienne se félicita d’avoir, indirectement, contribué à augmenter les recettes de la paroisse catholique de Woonsocket.

Quéquienne avait d’abord songé à s’établir à Sherbrooke. On lui conseilla d’aller ouvrir un magasin dans un nouveau centre de colonisation où il aurait l’avantage de profiter des futurs développements. En compagnie de M. Charles Bélanger, un des oncles de sa femme, domicilié à Cookshire, il fit un voyage d’exploration dans les cantons situés au sud-est de Sherbrooke. Il arrêta son choix sur une ferme située à Clifton-Est, sur le chemin, conduisant à Colebrook.

Il y avait là 200 acres de terre, dont 70 en état de culture. La maison était très vaste, les bâtiments en bon ordre et les défrichements avaient été commencés 60 ans auparavant. Les environs immédiats étaient habités par une population exclusivement anglaise et protestante. Les premiers colons établis sur la route entre Sawyerville et la frontière américaine avaient été des United Empire Loyalists. Des colonies franco-canadiennes s’étaient récemment échelonnées à quelque distance de cette route. À l’est, à l’ouest et au sud, elles formaient les paroisses de Saint-Malo d’Auckland, de Sainte-Edwige de Clifton et de Saint-Venant de Hereford.

Les colons anglophones commençaient à retraiter devant l’invasion franco-canadienne. Ils offraient leurs terres à bon marché afin de fuir un milieu qui menaçait de se franciser. La terre en question était à vendre à des conditions très raisonnables, et Quéquienne résolut d’aller proposer à son père de venir l’acheter, la maison étant assez grande pour y installer un magasin et y loger deux familles.

Quénoche était retourné à Contrecœur et occupait, au village, la ferme sur laquelle son grand-père, Petit-Potte, avait eu jadis sa fabrique de poterie. Petit-Potte avait donné cette terre à l’une de ses filles, laquelle avait épousé M. Lenoblet Duplessis et était devenue la mère des cinq notaires de ce nom. L’un de ces derniers, le notaire J. O. Duplessis, directeur de la Poste à Sorel, avait hérité de cette terre et l’avait louée à son cousin Quénoche, en attendant que celui-ci fut prêt à acheter une propriété agricole.

La famille accueillit avec joie l’arrivée de Quéquienne, qu’elle n’avait pas revu depuis quatre ans. La proposition de Quéquienne fut acceptée. Son père l’accompagna à son retour dans les Cantons de l’Est et acheta la propriété. Le magasin fut ouvert et la famille Quénoche arriva à Clifton-Est à temps pour les semailles. La femme de Quéquienne était arrivée quelque temps auparavant. Quelques nouveaux colons franco-canadiens achetèrent d’autres propriétés appartenant à des anglophones, et tout semblait faire espérer qu’une nouvelle paroisse allait bientôt surgir dans cette partie du comté de Compton.

NOUVELLE PAROISSE EN PERSPECTIVE

Parmi ces nouveaux colons, il y avait M. Louis Ricard, homme riche, entreprenant et chef d’une nombreuse famille. Désireux d’activer la colonisation, Quéquienne et lui conçurent l’idée d’avoir un prêtre pour dire la messe une fois par mois dans la maison des Quénoche en attendant que l’on pût obtenir l’érection canonique d’une nouvelle paroisse.

La route qui conduisait à l’église paroissiale de Sainte-Edwige était très mauvaise et les colons canadiens établis sur cette route se trouvaient plus rapprochés de Clifton-Est que de Clifton-Ouest. Une partie des paroissiens de Saint-Malo d’Auckland avaient des raisons identiques pour désirer se joindre au nouveau groupement. Sa Grandeur Mgr Charles Larocque, évêque de Saint-Hyacinthe, était alors en tournée pastorale dans les Cantons de l’Est. Le diocèse de Sherbrooke n’existait pas encore. M. Ricard, abondamment pourvu de bons chevaux et de belles voitures, offrit de transporter Monseigneur et sa suite sur les trente milles de route carrossable conduisant de Hereford à Cookshire, route le long de laquelle il n’y avait ni presbytère ni église catholique.

Cette offre fut acceptée. Il était même entendu que l’on devait s’arrêter à peu près à mi-chemin, chez M. Ricard, pour se rafraîchir un peu. Or, quand Monseigneur arriva chez M. Ricard, il fut tout étonné de trouver la route balisée sur une certaine distance et de nombreux fidèles pieusement agenouillés pour recevoir sa bénédiction, qu’il leur donna de bon cœur. Après les présentations d’usage, Quéquienne lut une supplique, rédigée par lui et signée par tous les intéressés, exposant les besoins religieux de la localité. La requête fut favorablement accueillie et M. Gendreau, alors curé de Cookshire, fut autorisé à dire la messe une fois par mois dans la maison des Quénoche.

Quelque temps après, Quéquienne étant allé à Cookshire, y rencontra M. Magloire Turcotte, ancien curé en retraite. Ce digne prêtre lui proposa d’aller demeurer avec lui à Clifton-Est et de se charger de la desserte, à condition que l’on obtiendrait l’autorisation de l’évêque. Enchantés de cette proposition, Quéquienne et M. Ricard se rendirent à Saint-Hyacinthe et revinrent tout joyeux d’annoncer le consentement des autorités diocésaines. Une partie de la maison fut transformée en chapelle et le vénérable curé Turcotte y exerça le ministère jusqu’à sa mort inopinément survenue au cours de l’hiver de 1872.

Frappé de paralysie, il s’éteignit au bout de quatre jours, ayant conservé toute sa lucidité, mais n’ayant pas recouvré l’usage de la parole. Quéquienne était allé en toute hâte chercher le docteur Thomas Larue, à Compton, à 18 milles de distance, tandis qu’un autre membre de la famille allait à Cookshire, d’où il revenait avec le curé Gendreau. Celui-ci put administrer le malade et rester à son chevet jusqu’à la fin. Le père Turcotte fut profondément regretté. C’était un prédicateur émérite qui, à l’âge de 72 ans, savait encore, de sa voix vibrante, remuer les cœurs de ceux qui assistaient à ses sermons. Avec lui s’éteignit tout espoir de voir l’érection canonique de la paroisse qu’il avait rêvé de mettre sous la protection de son patron, Saint-Magloire.

Un an après son arrivée à Clifton-Est, Quéquienne en était venu à la conclusion qu’il ne ferait jamais fortune dans le commerce à cet endroit. La population exclusivement méthodiste, qui occupait tout le voisinage dans un rayon de trois ou quatre milles, voyait d’un mauvais œil la fondation d’une paroisse canadienne dans ce centre ultra-protestant. La loge des « Good Templars » redoutait le contact de gens incapables, même le jour du sabbat, de prendre cet air lugubre adopté par les saints tristes qui, d’après une excellente autorité religieuse, sont ordinairement de tristes saints. On allait jusqu’à dire qu’il y aurait des courses de chevaux le dimanche, qu’on ouvrirait des buvettes et que les prêtres finiraient par régenter toute la population. Dans de pareilles conditions, achalander un magasin papiste eût été se rendre coupable de lèse-méthodisme.

En faisant des crédits à long terme Quéquienne eut pu vendre suffisamment pour se tirer d’affaires ; mais la mort du curé Turcotte lui enlevait toute perspective de voir ses compatriotes se grouper autour de son magasin. L’assortiment fut vendu au maître de poste de Clifton-Est. Quéquienne fut nommé secrétaire-trésorier de la municipalité et de la Commission scolaire de Stoke, emplois qu’il cumula avec celui d’instituteur de Stoke-Centre.


LES SOUVENIRS D’UN JOURNALISTE

Vingt-deux ans après, sous le titre de Souvenirs d’un journaliste, Quéquienne devait publier une série d’articles d’où je vais faire de copieux extraits. On y trouvera non seulement des détails précis sur ce qui lui est arrivé de 1872 à 1879, mais encore une dissertation sur l’évolution d’une chrysalide commerciale destinée à papillonner dans les champs stériles du journalisme. Voici donc une partie de ce que Quéquienne écrivait en 1894 :

« En 1872, ayant accepté la charge de secrétaire-trésorier de la municipalité de Stoke et celle de secrétaire-trésorier des commissaires d’écoles du même endroit, je transportai mes dieux lares dans ce pittoresque canton.

« J’y cumulai dans la suite plusieurs autres fonctions, entre autres celle d’instituteur, qu’un adversaire a eu plus tard le mauvais goût de me reprocher d’avoir exercée.

« Je n’ai jamais eu honte de cet emploi honorable, pas plus que je n’ai honte de m’être livré à toute espèce de travaux manuels. Il n’y a rien d’infamant dans le fait de n’avoir jamais été ni avocat ni député. Bien loin d’avilir, le travail anoblit.

« À part Lincoln, Hayes et Johnson, trois présidents de la république américaine qui n’ont pas rougi d’avoir été tout à tour bûcheron, tailleur et pédagogue, je pourrais citer un grand nombre d’hommes marquants qui ont puisé dans le travail obscur les rudes leçons de l’expérience.

« Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a que de sottes gens, et ceux-là se faufilent partout, surtout dans les sphères où la bêtise peut suppléer au travail.

« Un correspondant de journal m’a aussi reproché d’avoir travaillé pendant quelque temps dans une scierie, à Stoke, où j’ai aidé à découper le bois qui a servi à la construction d’une maison que j’ai bâtie. Il aurait pu me reprocher également d’avoir fait de la culture, du commerce, des affaires d’assurances, etc.

« Il y a trois ans, j’étais allé à Barford en tournée électorale. Après la messe, j’avais eu pour adversaire M. St-Pierre, avocat de Coaticook. La discussion terminée, en attendant la voiture qui devait me transporter à une autre assemblée, j’étais à causer avec un groupe de cultivateurs qui m’étaient presque tous inconnus. L’un d’eux me disait : « Il vous est facile à vous d’argumenter. Vous avez reçu tous les avantages d’une instruction classique, tandis que nous, pendant que vous étiez au collège, nous étions obligés de nous livrer à des travaux tellement pénibles que vous ne sauriez vous en faire une idée. »

« Par une de ces coïncidences dont l’à-propos m’a souvent étonné, je venais de renouer connaissance avec un ancien compagnon de travail que j’avais perdu de vue depuis vingt-quatre ans. — « Vous connaissez cet homme, dis-je à mon interlocuteur. Eh bien ! nous avons fait nos études au même endroit. Demandez-lui à quel collège nous étions pendant l’été de 1867. »

— Lui ? me fut-il répondu, il n’a jamais fait de cours d’études.

— Je vous demande pardon, reprit l’autre, j’ai fait mes études avec M. Quénoche, au collège de Somerville, Mass., une excellente institution en plein air, où nous avons étudié ensemble, pendant tout l’été, la manière de fabriquer la brique à l’eau. Nous avons même apporté une attention spéciale à l’art de transporter pédestrement le moule chargé de briques en bas âge.

« Textuellement, ce n’est peut-être pas tout-à-fait cela qu’il a dit, mais c’est ce qu’il a voulu dire et, ce qu’il y a de mieux, c’est que c’était absolument vrai. Mon interlocuteur fut forcé d’admettre que j’avais eu une drôle de manière de faire mes études.

« Le fait est que je n’ai pas eu le choix ; mais, pour rien au monde je ne voudrais échanger l’expérience que j’ai puisée un peu partout, en me mêlant aux classes laborieuses, en vivant de la vie du peuple, en souffrant ce que souffrent les humbles et les déshérités de toutes les catégories, en éprouvant ce qu’ils éprouvent et en constatant de visu jusqu’à quel point sont injustes à leur égard ceux qui sont restés étrangers à leurs fatigues, à leurs luttes, à leurs déboires et à leurs légitimes aspirations.

« Je sais qu’il m’arrive souvent de voir les choses sous un aspect tout-à-fait différent de celui qui se présente à bon nombre de mes confrères. Résultat, sans doute, du genre d’éducation, ou plutôt du mode d’entraînement, que j’ai subi plutôt que je ne l’ai choisi, de cette expérience particulière composée plutôt d’impressions et d’observations que d’opinions toutes faites, transmises par des écrivains ou leurs commentateurs.

« Je n’ai pas toujours fait ce que j’ai voulu. J’ai fait ce que j’ai pu, et je n’ai jamais commis un acte malhonnête. J’ai toujours été prêt à entreprendre les travaux les plus ardus plutôt que de faire une bassesse. Je le suis encore. J’ai même, plus tard, pratiqué comme huissier à Sherbrooke. On m’avait fait nommer un peu malgré moi. Cela me rapportait un assez joli revenu annuel ; mais je n’ai jamais pu m’habituer à être l’instrument des cruautés, nécessaires ou non, qui s’exercent au nom de la loi.

« J’ai fait à peu près tout ce qu’un honnête homme peut faire pour gagner sa vie, et je n’ai jamais commis l’inconvenance de rougir d’un travail qui m’a fait vivre, moi et les miens, dans une honnête aisance. Maintenant, ceux qui croient m’humilier en me reprochant à moi, plébéien, d’avoir grandi et vieilli parmi les humbles, peuvent s’en donner à cœur joie.

« En ce qui concerne la politique américaine, je ne suis pas ce qu’on peut appeler un démocrate ; mais, dans le sens général du mot, je suis assez démocrate pour me moquer des aristos, et assez aristocrate pour refuser de fraterniser avec les coquins sous quelque déguisement qu’ils se présentent. En devenant journaliste, je suis resté homme du peuple. Cela ne m’a pas empêché de faire mon possible pour écrire correctement ; mais cela donne peut-être un certain degré d’originalité à ma manière d’envisager les choses.

« Pendant mes trois années de séjour à Stoke, j’ai pris part à trois élections. D’abord, celle de M. Webb, député fédéral de Richmond et Wolfe, réélu en 1872 contre M. Graham. Tous deux étaient conservateurs, mais M. Webb était le candidat ministériel et il fut élu après une lutte sérieuse. Tous deux étaient francs-maçons, et M. Webb n’en avait jamais fait mystère. Cependant, je me rappelle que, dans certaine paroisse du comté de Wolfe, M. Graham fut dénoncé du haut de la chaire comme franc-maçon et, à ce titre, indigne de recevoir les suffrages des catholiques, tandis que son adversaire, tout aussi franc-maçon, mais beaucoup plus ministériel que lui, recueillait le fruit de ce zèle antimaçonnique.

« Je représentai M. Webb au poll de Stoke Centre. On votait alors ouvertement et je fus témoin de plusieurs scènes beaucoup plus curieuses qu’édifiantes, qui n’eurent pas précisément pour effet d’augmenter mon admiration envers les chefs de parti et les moyens qu’ils prenaient pour assurer leur succès dans les élections. Je pris aussi part à l’élection de M. Picard qui fut réélu contre M. Jones du Guardian de Richmond.

« À la suite du scandale du Pacifique, l’honorable Henry Aylmer s’était présenté comme libéral dans Richmond et Wolfe. Son père, Lord Aylmer, de Melbourne, était venu à Stoke pour parler en sa faveur. Aucun étranger n’était là pour lui répondre et je fis la discussion contre lui. Stoke donna la majorité à M. Webb, mais M. Aylmer fut élu.

« En quittant les États-Unis pour retourner au Canada, je m’étais figuré que j’abandonnais une terre anglo-saxonne pour aller me fixer sur un sol resté bien français, asile d’une nationalité franco-canadienne exerçant librement une souveraineté incontestable, du moins dans les limites de la province de Québec. Celui qui aurait entrepris alors de me détromper sur ce point aurait eu fort à faire, et s’il y fut parvenu j’aurais certainement hésité avant de sauter de la poêle à frire de l’Oncle Sam dans le brasier de John Bull.

« Le destin voulait que je perdisse mes illusions les unes après les autres, et les Cantons du district de St-François étaient alors dans les meilleures conditions possibles pour dissiper toutes mes fausses impressions à ce sujet. Nos compatriotes d’origine française y jouaient un rôle pour le moins aussi effacé que dans les centres manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre. Depuis lors, l’influence française a gagné du terrain, tant dans les Cantons de l’Est que dans les États de la Nouvelle-Angleterre, mais ses progrès ont été plus sensibles dans cette dernière région que dans l’autre.

« Malheureusement, dans toute l’étendue de la Confédération canadienne, elle a depuis lors diminué au point qu’elle est aujourd’hui considérée comme quantité négligeable.

« Dans le comté de Compton, où je m’étais d’abord établi, la plupart des électeurs anglo-saxons, qui formaient alors l’immense majorité, ne se donnaient même pas la peine de dissimuler le mépris que leur inspiraient ces descendants de Français, qu’ils considéraient comme une race de parias et dont la présence sur le sol canadien leur semblait une intrusion. Ce qui les étonnait le plus c’était qu’on n’eut pas massacré ou déporté tous les rejetons des fondateurs du pays.

« La plupart de ces francophobes, orangistes et loyalistes, originaires du nord de l’Irlande ou fils de Yankees traîtres à leur nationalité, étaient maintenus dans l’ornière de leurs étroits préjugés par quelques journaux fondés dans l’unique but de leur raconter précisément ce qu’ils voulaient qu’on leur racontât, et rien autre chose. De leur côté, les prédicants entretenaient de leur mieux la haine contre les Franco-Canadiens qui, à leurs yeux, avaient le double tort d’être issus d’une nation rivale et de pratiquer une religion dont le seul nom avait pour effet d’horripiler tous ces fanatiques.

« Tels ils étaient alors, tels ils sont restés à peu d’exceptions près. Le croira-t-on ? Loin de nuire à l’essor franco-canadien dans cette partie du pays, le fanatisme anglo-saxon semble plutôt l’avoir accéléré, du moins pendant un certain temps.

« Il se produisait alors dans les Cantons de l’Est un phénomène migratoire qui devait plus tard se manifester dans certaines parties de la province d’Ontario. Resserrés dans nos vieilles paroisses, qui devenaient chaque jour trop étroites pour nos nombreuses familles, les Franco-canadiens devaient nécessairement émigrer quelque part. Comme toujours, la majeure partie prenaient le chemin des États-Unis ; mais ceux qui avaient les moyens de s’établir ailleurs se dirigeaient généralement vers les Cantons de l’Est.

« Une crise financière, pour le moins aussi sérieuse que celle de l’année dernière, sévissait aux États-Unis, ce qui avait déterminé chez nos compatriotes émigrés un mouvement de retour, accentué davantage par la propagande active de la presse canadienne en faveur de la colonisation. J’ai, dans le temps, contribué autant que je l’ai pu à activer l’impulsion donnée à ce courant migratoire.

« Dans certaines parties des cantons anglais, on offrait en vente de magnifiques fermes, ayant parfois englouti la fortune de quelque fils de famille qui, attiré par les beautés naturelles de cette région, était venu y vivre en grand seigneur. Manoir élégant, bâtiments superbes, équipages splendides, tout cela était offert à vil prix, et j’ai vu vendre pour $2,000 comptant une ferme qui avait bien coûté $12,000.

« Imaginez-vous l’effet moral produit par un brave Canuck, arrivant en plein pays ennemi et s’emparant, à beaux deniers sonnants, de la plus belle propriété disponible dans un rayon de dix milles ! Pour le gallophobe, la vie des Cantons de l’Est devenait intolérable. C’était à qui vendrait pour déguerpir le plus tôt possible. D’autres Canadiens, moins riches que le premier arrivé, venaient s’établir sur des terres partiellement améliorées et le mouvement ne se ralentit que lorsque le grand nombre des demandes fit augmenter le prix des propriétés.

« La force numérique de nos compatriotes a augmenté partout dans le district de St-François, mais le comté de Sherbrooke est le seul où ils aient réussi depuis à obtenir la permission de se faire représenter à Québec, où ils ont la majorité, tandis qu’un Anglais les représente à Ottawa, où notre élément aurait tant besoin de renfort.

« Dans d’autres comtés, on a pu déplacer la majorité anglaise, mais on a tellement habitué les gens à avoir le cou sous l’aile, qu’ils croiraient commettre un crime en donnant chance égaie à l’un des leurs contre un Anglais. On a vu, par exemple, en 1891, les comtés unis de Richmond et Wolfe, malgré leur majorité française, préférer un Anglais obscur à l’honorable Wilfrid Laurier, l’illustre chef du parti libéral.

« Résultat de l’esprit de parti, direz-vous. Vous n’y êtes pas. Si le libéral eut été une nullité anglaise et si le conservateur eut été un Franco-canadien aussi distingué que M. Laurier, le libéral aurait certainement été élu.

« Ce ne sont pas là de vaines suppositions. N’a-t-on pas vu, dans une autre circonstance, la même circonscription électorale préférer un libéral anglais, M. Aylmer, que ses plus chauds partisans considéraient avec raison comme un homme très ordinaire, à M. Bélanger, un conservateur des plus distingués, mais qui avait l’impardonnable tort d’être Canadien-français.

« Je ne tardai pas à constater que nos compatriotes fixés depuis un certain temps dans les Cantons de l’Est étaient beaucoup plus anglicisés que ceux de la Nouvelle-Angleterre n’étaient yankéfiés.

« Je m’étais aperçu que, chez nos compatriotes des États-Unis, la classe instruite réagissait avec succès contre cette funeste tendance, et je caressai longtemps l’illusion que la même réaction se faisait au Canada. Le ton patriotique des journaux de la région m’entretenait dans cette trompeuse espérance. Je me figurais que ceux qui inspiraient ou écrivaient ces colonnes débordantes de patriotisme franco-canadien devaient être les premiers à donner l’exemple de la fidélité aux vieilles traditions.

« Je croyais que les chefs franco-canadiens du parti conservateur étaient d’incorruptibles défenseurs des droits de notre race. Quelques discours que j’avais entendus et un grand nombre d’articles élogieux publiés dans les feuilles à leur dévotion me les avaient fait prendre pour des sentinelles vigilantes, toujours à leur poste et prêtes à s’imposer tous les sacrifices personnels dans l’intérêt de leur nationalité. Hélas ! je les ai vus depuis à l’œuvre et à l’épreuve.

« Leurs adversaires y ont passé à leur tour et, j’ai honte de le dire, mais c’est malheureusement trop vrai : En Canada, c’est d’en haut que part le funeste exemple de l’aplatissement des nôtres devant les éléments hostiles, qui ont juré d’écraser notre race et qui préludent en proscrivant notre langue des provinces ouvertes à la civilisation par nos trappeurs canadiens.

« Lors de mon premier séjour dans les Cantons de l’Est, je rencontrai plusieurs fois au bureau du Pionnier de Sherbrooke, feu Auguste Béchard qui, vers 1873, passa quelque temps à la rédaction de ce journal.

Béchard était un écrivain facile et élégant, un peu blasé et ennemi juré de l’anglicisation sous toutes ses formes. Il avait beaucoup lu, beaucoup voyagé et beaucoup étudié. Les anglicismes, qui déparaient alors presque autant qu’aujourd’hui les colonnes de nos journaux franco-canadiens et qui, alors comme aujourd’hui, s’étalaient surtout dans les nouvelles dont la traduction était confiée à des jeunes gens qui se distinguaient par la modicité de leurs salaires beaucoup plus que par la profondeur de leurs connaissances en fait de linguistique, avaient le don de l’exaspérer.

« Il évitait ces fautes de langage, non seulement dans ses écrits, mais aussi dans sa conversation ordinaire. Je l’ai vu plus d’une fois faire des scènes violentes à de pauvres illettrés qui, ignorant jusqu’à l’existence du nom français de l’objet qu’ils voulaient désigner, employaient l’expression anglaise. Une traduction trop littérale ou un mot anglais employé dans un journal au lieu de l’équivalent français le mettaient hors des gonds.

« Il poussait les choses à l’extrême et prétendait qu’au fanatisme de l’anglomanie il fallait opposer le fanatisme de la francomanie. Enfin, c’était un apôtre et à ce titre il devait nécessairement essuyer toutes les rebuffades, ouvrir la voie, vivre personnellement méconnu, pour mourir pauvre et ignoré, laissant à d’autres la tâche plus facile de continuer son œuvre rudement ébauchée.

« Il y a bientôt un an qu’il est mort et, tout récemment, la plupart des journaux reproduisaient comme une nouveauté l’un des articles que, vers la fin de sa vie, il publiait dans la Patrie en les signant de ses initiales A. B.

« Arthur Buies, qu’un naïf avait cru reconnaître sous ces initiales, dut protester à plusieurs reprises et, avec la délicatesse qui distingue les crocheteurs du domaine privé, le fin matois qui prétendait avoir pénétré le mystère de cette signature incomplète, se garda bien de détromper ses lecteurs.

« Dans tous les cas, c’est avec plaisir que je vois cet ancien confrère recevoir les honneurs de la reproduction posthume. Maintenant qu’il est mort, il ne saurait porter ombrage à qui que ce soit, et on l’aurait peut-être reproduit même si l’on eut reconnu sa signature.

« Ce qu’il tolérait encore plus difficilement que tout le reste, c’était de voir, en matières publiques, les intérêts franco-canadiens invariablement sacrifiés aux caprices des francophobes. Je crois qu’il a un peu fait école dans les Cantons de l’Est, et qu’il reste encore quelque chose de la réaction produite par ses écrits pendant son court séjour à Sherbrooke.

« J’espère que son patriotisme désintéressé lui a été compté là-haut, où le mérite réel n’est plus exposé à se heurter aux petitesses et aux ambitions de la médiocrité. Dans tous les cas, c’est lui qui m’a révélé sinon l’existence du moins le caractère chronique, presque incurable, de cette maladie qui mine la société franco-canadienne et qui s’appelle l’anglomanie.

« Grâce à son franc-parler, qui m’a donné l’éveil, j’ai eu la douleur de constater qu’au Canada la contagion partait d’en haut, et que le cultivateur franco-canadien des Cantons de l’Est, lorsqu’il s’empressait de courir au-devant des désirs de l’Anglais francophobe, non-seulement ne faisait qu’imiter la plupart des chefs franco-canadiens de cette région, mais suivait de plus le triste exemple donné par des hommes qui étaient chargés de nous défendre dans les législatures locale et fédérale.

« Si j’eusse prévu alors que j’écrirais ces souvenirs, j’aurais pu prendre note de nombreux faits, d’une importance apparemment secondaire, mais dont le récit expliquerait, mieux que je ne puis le faire, les impressions diverses par lesquelles je suis passé avant de me convaincre que la première condition à exiger d’un candidat devrait être, pour nos nationaux, la promesse formelle de défendre la nationalité franco-canadienne envers et contre tous.

« Les hommes politiques d’alors m’inspiraient peu de confiance. Après vingt ans, ceux d’aujourd’hui sont dans le même cas. J’en avais déjà trop vu. J’ai assisté à Sherbrooke à trois ou quatre célébrations de la Saint-Jean-Baptiste. J’y ai même péroré deux ou trois fois, mais chaque fois je suis revenu le cœur gros, me demandant si de semblables manifestations n’avaient pas pour effet de nous enfoncer encore davantage dans l’ornière de l’anglicisation.

« C’est à peine croyable, pour des Canadiens des États-Unis, Mais c’est malheureusement trop vrai que la principale préoccupation des organisateurs de ces démonstrations était de faire plaisir aux Anglais. J’ai vu une soirée de Saint-Jean-Baptiste consacrée entièrement à entendre quatre discours dont trois en anglais. Le président avait bien voulu condescendre à parler français au millier de compatriotes auxquels il avait, de propos délibéré, imposé trois orateurs anglais renommés par leur fanatisme francophobe.

« L’idée dominante semblait avoir été de rassembler les Canadiens-français pour leur faire constituer une petite cour autour des chefs de leurs ennemis, comme s’ils eussent voulu demander grâce à ces derniers. Une autre année, la démonstration avait eu lieu au Patinoir, M. Chapleau y était. Il y prononça un discours en anglais qui fut très goûté des Canadiens, heureux, d’exhiber une de leurs célébrités en l’exposant à la critique des éléments hostiles à notre race.

« Vers cette époque je me mis en tête d’écrire une pièce de vers ayant pour titre l’Anglomanie.

« C’était long, très long. Ça rimait pour l’oreille et pas autrement.

« L’hiatus y coudoyait la cheville que c’en était une bénédiction.

« Quant à l’hémistiche et à la césure, ni vu ni connu.

« Un prêtre de mes amis trouva cela magnifique.

« Il me semblait qu’il devait connaître les règles de la versification.

« Moi, je ne les connaissais pas.

« Il choisit une dizaine des quarante-deux strophes et me conseilla de les envoyer à Oscar Dunn, alors rédacteur en chef de l’Opinion Publique.

« Chose étrange ! Malgré sa qualité de rédacteur d’un journal littéraire, Oscar Dunn pouvait faire la distinction entre des vers bien faits et un vilain assemblage de prose rimée.

« Il eut la complaisance de me renvoyer mon manuscrit après m’avoir souligné les fautes nombreuses qu’il contenait.

« Je montrai cela à mon ami, l’abbé X., qui m’avoua n’y rien comprendre, puis je soumis la chose à M. J. A. Chagnon, ex-zouave pontifical, qui faisait alors des vers… et ses études de droit à Sherbrooke.

« M. Chagnon m’expliqua comme quoi j’étais un imbécile et, bien qu’il y mît beaucoup de réserve, je compris parfaitement que j’avais besoin d’étudier les règles de la versification.

« J’ai détruit ce premier chef-d’œuvre, ce qui était très bien ; mais j’en ai fait d’autres, ce qui était moins méritoire, et je les ai publiés, ce qui était très mal.

« M. Chagnon est aujourd’hui avocat et rédacteur du Journal de Waterloo et il ne fait plus de vers, mais c’est sa faute si j’en fais encore.

« C’est lui qui m’a mis sur la voie qui conduit à la versification intermittente, un métier très lucratif, mais qu’on aurait tort d’encombrer au moment où notre agriculture manque de bras.

« Vers 1874, MM. Cabana et Bélanger, avocats et co-propriétaires du Pionnier de Sherbrooke, qu’ils avaient fondé, se séparèrent et M. Bélanger fonda le Progrès, journal qui vécut quelques années et fut le précurseur du Progrès de l’Est d’aujourd’hui.

« L’augmentation de mes affaires d’assurances m’ayant engagé à transporter à Sherbrooke le siège de mes opérations, j’entrai au Progrès en qualité de rédacteur adjoint. Je n’y fis pas long séjour parce que d’autres travaux réclamaient toute mon attention.

« Peu de temps après, M. Bélanger ayant manifesté l’intention de se porter candidat à l’élection des comtés unis de Richmond et Wolfe, rendue nécessaire par l’invalidation de l’honorable Henry Aylmer, député fédéral, je me chargeai de faire signer par les électeurs de ces deux comtés, où j’étais bien connu pour les avoir parcourus en qualité d’agent d’assurance, une requête invitant M. Bélanger à accepter la candidature en question. Au bout de quelques semaines, je lui présentais ce document revêtu de 250 signatures.

« Comme je devais retourner dans cette direction, l’officier-rapporteur me pria d’afficher les avis réglementaires dans les municipalités qui se trouvaient sur ma route. Je ne m’en souciais pas, ayant d’autres chats à fouetter. On insista, disant que j’avais encore huit jours de délai, et que je pourrais expédier cette besogne chemin faisant.

« C’était en automne. J’étais à Weedon, lorsqu’une pluie battante entreprit de gâter encore davantage les chemins déjà suffisamment boueux. Puis, la température tourna subitement au froid. J’avais affiché partout, à l’exception du canton de Stratford. Lorsque j’arrivai à la traverse du lac Aylmer, qui sépare le canton de Garthby de celui de Stratford, il faisait nuit.

« La glace obstruait le lac sans être assez solide pour livrer passage même aux piétons. Impossible de traverser. Il me restait un jour de délai et je dus rebrousser chemin sans avoir achevé ma tâche officielle. Je fis un rapport conforme aux faits et qui eut pour conséquence de faire retarder l’élection. Il fallut lancer de nouvelles proclamations et afficher de nouveau.

« Les journaux libéraux jetèrent feu et flammes et le National de Montréal, l’ancien, qui était la propriété de M. Laframboise, mort depuis, juge de la Cour Supérieure, me tomba dessus à bras raccourci. On insinua que je l’avais fait exprès afin de donner à M. Bélanger le temps de faire mousser sa candidature.

« Mon ami, M. Ernest Tremblay, était alors l’un des rédacteurs du National. Nous ne nous connaissions pas. S’il m’eût connu comme il me connaît aujourd’hui, il aurait su que j’étais incapable d’une pareille supercherie. De fait, ce fut M. Aylmer qui profita de ce retard, que j’aurais certainement évité si cela eût été en mon pouvoir. Personne n’a plus que moi regretté ce contretemps.

« Comme je l’ai déjà dit, le vote franco-canadien se divisa entre M. Hanning, candidat conservateur, et M. Aylmer, candidat libéral, qui fut élu à une forte majorité. M. Bélanger n’en eut qu’une faible part et, seul, le canton de Stoke lui donna la majorité des votes de cette municipalité.

« Le jour de la nomination, à Danville, un émissaire du parti conservateur nous fit mander à l’hôtel où nous étions descendus, et nous proposa, au nom du parti, d’accepter une certaine somme destinée à couvrir les frais de M. Bélanger et à désintéresser celui-ci à condition qu’il retirerait sa candidature. Cette proposition fut accueillie par un refus énergique.

« Je représentai à ce monsieur que notre but, en choisissant M. Bélanger comme candidat, n’avait pas été de lui procurer une indemnité pour ses pas et démarches ; que nous l’avions choisi à cause de son talent et de la confiance qu’il nous inspirait et que nous étions décidés à lutter jusqu’au bout. Notre désintéressement parut le surprendre et l’affaire n’eut pas de suite.

« Je ne nommerai pas ce personnage qui jouait alors et qui joue encore un rôle important dans la politique. Je me bornerai à dire qu’il était de Québec, ville fertile en courtiers d’élection.

« Le 53ième bataillon, recruté à Sherbrooke et dans les environs, avait alors une compagnie franco-canadienne, commandée par le capitaine Rioux, magistrat de district. Pendant mon séjour à Stoke, j’avais enrôlé une compagnie de cinquante hommes, dont les services n’avaient pas été acceptés en dépit de la recommandation du colonel King, major de brigade. J’ai constaté depuis, que les cadres de la milice canadienne sont presque toujours au grand complet lorsqu’il s’agit d’organiser un corps exclusivement franco-canadien.

« Il a bien fallu admettre quelques bataillons d’infanterie franco-canadienne, surtout dans les campagnes exclusivement françaises, mais on s’est toujours arrangé de manière à réserver l’artillerie et la cavalerie, considérées comme armes supérieures, pour l’élément anglais. On a tenté à plusieurs reprises de former un bataillon de zouaves canadiens-français à Montréal. Toujours on s’est heurté à l’inflexible mauvais vouloir des autorités qui, feignant de se retrancher derrière les règlements, refusaient d’accepter la moindre modification en fait d’uniforme.

« Cela ne les empêchait, pas cependant de permettre aux fusiliers royaux de porter le kilt écossais, que les règlements en question n’autorisaient pas le moins du monde. Quant à commander en français les bataillons formés par nos compatriotes, il n’y fallait pas songer. On prétendait que cela créerait des difficultés insurmontables et pourtant j’ai vu, pendant le siège de Petersburg, toute une brigade du corps d’armée de Burnside commandée en allemand.

« En 1875, au moment où les volontaires se préparaient à aller faire leur service de camp, le capitaine Rioux, désirant démissionner, me pria de le remplacer. J’acceptai et je fus nommé capitaine par le colonel Ibbotson. Ma commission confirmant cette nomination n’arriva que plus tard. Vu le caractère nomade des jeunes Canadiens de Sherbrooke l’effectif de la compagnie se renouvelait tous les ans.

« Je n’avais ni lieutenant ni enseigne. Je n’avais pas même de sous-officiers et j’étais le seul officier de la compagnie. Depuis que j’avais quitté le service, l’armement s’était modifié ainsi que la théorie. Il me fallut apprendre et enseigner en même temps, former des sous-officiers et exercer, en douze jours de temps, des hommes tout-à-fait dépourvus d’expérience. Jamais je n’ai mieux constaté qu’en cette occasion la grande facilité avec laquelle nos compatriotes apprennent ce qu’ils veulent se donner la peine d’étudier.

« Je tenais à ce que la seule compagnie franco-canadienne d’une brigade comprenant trois bataillons d’infanterie et un escadron de cavalerie, put figurer avec avantage à la grande revue qui devait terminer la série d’exercices. J’eus la satisfaction de la voir évoluer avec une précision des plus remarquable aux manœuvres de bataillon et au simulacre de combat. Je la commandai encore aux manœuvres de l’année suivante, puis, ayant quitté les limites du district militaire, je donnai ma démission.

« J’ai parlé il y a un instant du colonel King. Cela me rappelle ma première entrevue avec celui qui, plus tard, devait devenir son gendre, l’honorable J. A. Chapleau, aujourd’hui lieutenant-gouverneur de la province de Québec. Quelque temps avant mon départ de Stoke pour Sherbrooke, je me trouvais, un jour, de passage à ce dernier endroit lorsque mon cousin et ami, M. Bélanger, avocat, me dit :

« — Chapleau est ici, et nous lui offrons un banquet ce soir. Êtes-vous des nôtres ? » Je m’empressai d’acheter un billet et le soir je rejoignis une cinquantaine d’amis à l’Hôtel Continental. M. L. C. Bélanger présidait, ayant à sa gauche M. Dufresne, curé de Sherbrooke. Comme bien on pense il y eut force discours et des plus éloquents, le président et l’hôte de la soirée étant tous deux passés maîtres dans l’art de manier la parole.

« Après les santés officielles, le président, sans m’avoir prévenu, proposa la santé des Canadiens rapatriés et m’invita à y répondre. Je balbutiai, tant bien que mal, une improvisation qui fut applaudie tout de même et, à ma grande surprise, M. Chapleau, quittant son siège, vint me trouver à l’autre bout de la table pour me serrer la main et me complimenter sur mon discours. J’étais loin de me douter alors que les hasards de la politique nous mettraient plus tard à couteaux tirés. C’est pourtant ce qui est arrivé. Ainsi va le monde. »