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Piquillo Alliaga/66

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 303-309).


LXVI.

escobar et alliaga.

Le roi n’avait voulu s’en rapporter à personne qu’à Luis Alliaga du soin de ramener à Madrid la duchesse de Santarem. Craignant le mauvais vouloir ou le fanatisme de Ribeira et de tous ceux qui étaient placés sous ses ordres, il avait donné les pouvoirs les plus étendus à son confesseur, qui était homme à s’en servir.

Dès que le vaisseau envoyé par le vice-roi aurait ramené à Valence Aïxa et les siens, ceux-ci devaient être remis à Alliaga et confiés à sa garde exclusive. C’était alors qu’il devait faire part à sa sœur des projets du roi, les appuyer de tout son pouvoir et les lui montrer comme les seuls moyens de rappeler un jour de l’exil leur nation.

Mais quelque grande qu’eût été la diligence du vice-roi, quelque rapide qu’eût été la marche du bâtiment envoyé par lui, Aïxa et son père avaient plusieurs jours d’avance, peut-être même étaient-ils déjà débarqués en Afrique, et à supposer qu’il ne survint aucun contre-temps, aucun vent contraire, dix ou douze jours devaient au moins s’écouler avant leur retour.

Frère Luis Alliaga voyageait dans un carrosse aux armes du roi ; il était seul, mais deux postillons conduisaient quatre mules vigoureuses, richement harnachées. Des cavaliers armés précédaient ou suivaient sa voiture, et d’autres se tenaient constamment aux deux portières du carrosse.

— Est-ce bien moi ? est-ce le pauvre Piquillo ? se disait-il en voyant cette pompe royale et en traversant en si brillant équipage les plaines que naguère encore il avait traversées à pied, fugitif et se cachant sous des haillons pour échapper aux poursuites des alguazils et aux embûches de Juan-Baptista.

Comme en peu de temps son sort avait changé ! À quelle haute et bizarre fortune il avait été poussé, comme malgré lui, par les événements et par ses ennemis eux-mêmes ! Et cependant, en jetant un regard autour de lui, en descendant au fond de son cœur, Luis Alliaga était-il plus heureux que Piquillo ? Non ; ce qu’il avait gagné ne valait pas ce qu’il avait perdu. Ses richesses et ses dignités acquises ne remplaçaient point ses espérances et ses illusions anéanties.

La première fois qu’il avait parcouru les riches campagnes de Valence, il était sans ressources et à la recherche d’une famille plus qu’incertaine ; on le repoussait, on le méprisait, mais il aimait, il se croyait aimé ; l’avenir était à lui, rien ne lui semblait impossible. Aujourd’hui il était arrivé au plus haut point où puissent s’élever les désirs des hommes : la faveur du maître, la fortune, la puissance, et aucun de ses désirs à lui n’était comblé ; il lui était défendu d’aimer, et forcé de renfermer en lui-même jusqu’aux sentiments les plus doux et les plus naturels, cet homme si envié, qui déjà pouvait tout, ne pouvait parler à personne de son amour ni de son malheur !

Toutes ces idées se succédaient rapidement dans son cœur au roulement rapide de la voiture qui l’emportait à travers ces plaines jadis si animées, si peuplées, si riantes, et déjà mornes et désertes.

On n’apercevait plus le laboureur au travail, on n’entendait plus les chants joyeux de l’ouvrier. Partout la solitude et le silence. Seulement, de loin en loin, une charrue abandonnée au milieu d’un sillon inachevé attestait que le maître avait été brusquement arraché à son labeur et à l’espoir de sa récolte, à jamais perdue.

Tout à coup, autour d’un grand arbre qui étendait au loin ses rameaux, Alliaga vit une cinquantaine d’hommes réunis, les premiers qu’il eût aperçus depuis quelques heures. Il baissa les glaces du carrosse et regarda : c’étaient des alguazils mêlés à quelques familiers du saint-office.
On le transporta dans la tente d’Yézid ; les soins qu’on lui prodigua le rappelèrent à la vie.

— Ah ! se dit Alliaga en lui-même, voilà, d’ici à longtemps, les seuls produits de cette terre.

Les alguazils et les familiers du saint-office se rangèrent respectueusement en apercevant le carrosse aux armes du roi et le cortége de Luis Alliaga. Celui-ci vit alors derrière les hommes vêtus de noir une trentaine de malheureux, pâles, amaigris, presque sans vêtement et enchaînés deux à deux.

— Qu’est-ce, monsieur l’alguazil ? demanda Piquillo au chef de la troupe.

— Des Maures que nous dirigeons sur Valence ; des Maures de l’Aragon et des deux Castilles qui sont en retard. Mais, que voulez-vous, mon révérend, on ne peut pas tout faire à la fois. Il y en avait tant de ces hérétiques ! on en trouve de tous les côtés, et il faudra encore bien des mois avant que l’ordonnance de Sa Majesté soit entièrement exécutée.

— Mais l’ordonnance du roi ne dit pas qu’ils seront, ainsi que des malfaiteurs, trainés et enchainés deux à eux.

— C’est vrai, mon révérend, mais c’est plus commode.

— Pour eux ?

— Non, pour nous ; ils sont ainsi plus faciles à garder.

— Le roi n’entend pas non plus qu’ils soient ainsi presque nus. On les a donc dépouillés de leurs vêtements ?

— Pour voir, mon révérend, s’ils ne cachaient point sur eux de l’or ou des bijoux ; mais c’est une horreur ! ces Maures, qu’on disait si riches, n’ont rien, pas un maravédis !

— C’est tout simple, l’édit ne leur a-t-il point défendu, sous peine de mort, de rien emporter avec eux ?

— Oui, monseigneur, mais ces mécréants sont si obstinés, si endurcis, qu’ils ont caché ou enfoui tous leurs trésors ; on n’a trouvé presque rien, et ça sera perdu pour tout le monde.

— Ah ! dit Piquillo en lui-même, le duc de Lerma et Sandoval n’avaient pas pensé à cela.

Il fit ouvrir la portière de la voiture et descendit.
Viens à mon aide, ô mon Dieu, et conseille-moi.
Le premier prisonnier qu’il aperçut était un beau jeune homme, à la taille élevée, à l’air fier et hautain. Quoique garrotté et à moitié nu, ce n’était pas l’humiliation, mais la colère et le désir de la vengeance qui respiraient sur son front.

Ses traits, du reste, n’étaient pas inconnus à Alliaga ; il se rappela l’avoir vu au Val-Paraiso, chez Delascar d’Albérique, et son cœur s’en émut comme s’il retrouvait quelqu’un de sa maison ou de sa famille.

— N’es-tu pas, lui dit-il avec bonté, Alhamar-Abouhadjad, un des serviteurs favoris d’Yézid ?

Le Maure tressaillit.

— Ne crains rien, frère, lui dit Piquillo à voix basse en lui serrant la main, et compte sur moi.

À ce nom de frère, le Maure regarda le moine avec un étonnement qui redoubla encore lorsque, sur un geste de frey Alliaga, on s’empressa de défaire les cordes qui le tenaient garrotté.

Le confesseur du roi s’avança alors vers les pauvres gens qui étaient assis à terre sous le grand arbre.

— C’est bien, dit Alliaga au chef de la troupe, vous les avez fait asseoir à l’ombre pour les faire reposer.

— Oui, monseigneur, et puis parce que nous allions pendre un des leurs.

— Et pourquoi cela ? demanda vivement Piquillo.

— Parce que c’est une meilleure pratique que les autres. Il avait caché dans son albarda[1] une quarantaine de ducats dont nous nous sommes emparés.

— Et vous allez le pendre pour cela ?

— Sans doute… ce ne sera pas le premier[2].

Piquillo poussa un cri d’indignation et s’avança vers le patient à qui on avait déjà lié les mains derrière le dos ; mais un tremblement subit le saisit lorsqu’il eut jeté les yeux sur lui.

— Est-il possible ! Est-ce bien là Gongarello ?

À ce nom, à cette voix, le pauvre barbier, déjà à moitié mort de terreur, resta immobile de surprise.

Piquillo, s’adressant au chef des alguazils, lui dit d’un ton d’autorité :

— Déliez cet homme.

— Mais, monseigneur… le texte de l’édit le condamne à la peine de mort, pour les quarante ducats qu’il voulait nous dérober.

— Vous allez les lui rendre… l’édit permet à ces pauvres gens d’emporter avec eux ce qui leur est nécessaire pour les besoins de la route.

— Mais, monseigneur, j’ai des ordres exprès.

— De qui ?

— De Son Éminence le cardinal-duc et du grand inquisiteur.

— Et moi, j’ai des ordres du roi… du roi lui-même ! Lisez plutôt.

Piquillo tira de sa poche un parchemin scellé du sceau royal et signé de la main de Philippe III ; il portait ces mots :

« Vous aurez pour agréable de vous conformer à ce que vous ordonnera, de ma part, le digne frère Luis Alliaga, notre révéré confesseur. Car tel est notre bon plaisir.

moi, le roi. »

— C’est différent, dit l’alguazil avec respect ; qu’ordonnez-vous ?

— Que ces malheureux soient tous déliés et marchent en liberté.

Puis, s’adressant à un des cavaliers de sa suite :

— Prenez dans la poche à droite de la voiture un sac de doublons.

Le cavalier obéit, et Piquillo se mit à distribuer ces pièces d’or aux pauvres prisonniers, sans oublier Alhamar-Abouhadjad, à qui il donna double part.

— Mais, monseigneur, s’écria le chef des alguazils, le texte de l’édit défend aux Maures d’emporter de l’or…

— Qui leur appartienne !.. mais celui-ci n’est pas à eux, il est au roi. Forcé, dans l’intérèt de la religion, de sanctionner le décret de bannissement, il a voulu du moins en adoucir la rigueur, et c’est pour cela qu’il m’envoie. Quel est votre nom, monsieur l’alguazil ?

— Cardenio de la Tromba.

— Seigneur Cardenio de la Tromba, je vous confie ces braves gens ; vous les conduirez à petites journées et avec tous les égards possibles jusqu’à Valence, où je serai avant vous. Si cependant, ce qui est possible, je n’étais pas encore arrivé, ils logeront dans le palais de Delascar d’Albérique, où ils attendront mon retour. Tel est l’ordre du roi. Si d’ici là on s’avisait de les dépouiller ou de les maltraiter encore, c’est à vous que je m’en prendrais.

L’alguazil s’inclina avec respect, et les Maures, étendant vers Piquillo leurs mains qu’on venait de délier, laissèrent éclater les transports de leur joie et de leur reconnaissance, pendant qu’Alhamar-Abouhadjad répétait avec émotion : « Oui, frère, frère toujours ! Adieu, monseigneur, nous nous retrouverons. » Quant à Gongarello, il n’était pas encore revenu de sa stupeur. En entendant la voix de Piquillo, il avait cru que c’était un nouveau compagnon d’infortune qui leur arrivait, et que son ancien ami venait, prisonnier comme eux, partager leur exil et leur misère ; mais quand il entendit le jeune moine parler en maître et commander au nom du roi, quand il vit avec quelle obéissance, avec quel respect ses ordres étaient exécutés, quand il se vit de nouveau préservé de la mort par la bienheureuse intercession de Piquillo, il le regarda décidément comme son bon ange et se jeta à ses pieds,

— Relève-toi, lui dit Piquillo, et suis-moi ; je t’emmène.

— Comment, monseigneur, dit l’alguazil étonné, ce prisonnier qui a été remis à ma garde, vous l’emmenez ! Et en quelle qualité ?

— En qualité de barbier. Il m’en faut un, et pourvu qu’il soit rendu à Valence, peu vous importe qu’il y arrive à pied ou en voiture. Il y sera, je vous en réponds.

— Mais cependant, monseigneur, dit l’alguazil en insistant.

— Tel est l’ordre du roi, monsieur, répliqua gravement Piquillo.

À cet argument, il n’y avait pas de réponse, et l’alguazil s’inclina de nouveau en signe d’obéissance.

Luis Alliaga remonta en voiture, fit placer à côté de lui le barbier, salua d’un geste et d’un sourire affectueux les Maures, qui se remirent en marche, et l’escorte du jeune moine partit au grand galop. Gongarello, encore étourdi de tout ce qui venait de se passer, regardait d’un air effaré son compagnon de voyage.

— Où suis-je ? demanda-t-il.

— Près d’un ami.

— Oui, vous avez toujours été mon sauveur.

— N’as-tu pas été le mien ? oublies-tu l’hospitalité que j’ai reçue à Alcala dans la boutique du barbier ?

— Et ce beau carrosse !

— Et ta carriole ! Nous sommes quittes !

— Ah ! dit le barbier, en contemplant la riche voiture aux coussins moelleux, aux larges galons et aux crépines d’or, c’est moi qui vous dois du retour, sans compter la vie par-dessus le marché, Tout cela est donc à vous ?

— Non, c’est au roi.

Et la surprise du barbier redoubla quand il apprit qu’il était monté dans le carrosse du roi ; il n’en fut pas plus fier et voulut se jeter aux pieds d’Alliaga, qui le releva, le serra contre son cœur, et pour la première fois peut-être la royale voiture vit de franches poignées de main et de loyales étreintes.

Le soir même on arriva à une riche hôtellerie. Au nom seul de frère Luis Alliaga, confesseur de Sa Majesté, maîtres et valets couraient, s’empressaient et se prosternaient avec une humilité et un respect qui ne se trouvent qu’en Espagne, et qui jetaient Gongarello dans de nouveaux étonnements. Lui-même, sans pouvoir s’en défendre, se sentait gagner peu à peu par ce respect général ; il avait oublié Piquillo le bohémien, page et serviteur du bandit Juan-Baptista ; il ne voyait plus que le haut dignitaire de l’Église, le confident du prince, le possesseur de tous les secrets d’État et presque le confesseur de la monarchie espagnole.

Aussi, quand Alliaga lui fit signe de se placer à côté de lui à table, il osait à peine s’asseoir sur l’extrême bord de son fauteuil, il déployait sa serviette en silence. Alliaga le regarda en souriant et dit à son convive :

— Par saint Jacques, je crois que tu n’oses pas avoir faim.

— C’est vrai.

— Il ne faut pas que ma grandeur t’ôte l’appétit. Allons, mange et bois.

— À votre santé, monseigneur !

Le barbier eut bientôt retrouvé son appétit de simple particulier et resta à table bien longtemps encore après que Alliaga l’eut quittée. Celui-ci écrivit le soir même au roi ce qui s’était passé dans la journée, lui demanda la permission de garder près de lui à son service l’honnête barbier, et il finissait ainsi :

« Pour que la mesure désastreuse adoptée par le duc de Lerma et son frère Sandoval puisse au moins rapporter quelque chose à l’État, ordonnez, sire, que le décret de confiscation soit aboli, et que les Maures aient le droit d’emporter librement leurs richesses, à la seule condition d’en abandonner au fisc une portion que Votre Majesté déterminera. Cette mesure vaudra aux exilés un abri contre la misère, à Votre Majesté des bénédictions, et aux coffres de l’État des sommes immenses perdues sans cela pour tout le monde. De plus, et si Votre Majesté ne se hâte d’y porter remède, les meilleures terres du royaume deviendront stériles. J’ai déjà vu des campagnes désertes et les travaux des champs abandonnés. Les Maures se livraient seuls à l’agriculture, où ils excellaient ; les Espagnols n’y entendent rien et n’y ont aucun goût, ils méprisent la profession de laboureur ; il faut donc la relever à leurs yeux ; comme, et avant tout, ils sont avides de gloire et de titres, je propose à Votre Majesté d’accorder des lettres de noblesse à ceux de vos sujets qui se livreraient à la culture des terres et s’y distingueraient. »

Quelques jours après, au grand étonnement de l’Espagne, et surtout du duc de Lerma, on vit paraitre deux édits que le roi avait rendus de lui-même, sans consulter son ministre. Il les avait seulement envoyés au conseil de Castille, qui s’était hâté de les enregistrer.

Par l’un, il était permis aux Maures d’emporter avec eux leurs trésors et même le prix de leurs biens vendus, à la condition d’en abandonner la moitié à l’État.

L’autre édit accordait des lettres de noblesse à tout Espagnol qui se distinguerait dans la profession de laboureur.

À la lecture de ces deux ordonnances, le duc de Lerma fut d’autant plus atterré, qu’elles obtinrent l’approbation générale ; ne doutant point que lui seul ne les eût proposées, chacun lui en fit compliment. Ses flatteurs, qu’il n’osa démentir, célébrèrent ses louanges, l’élevèrent aux nues. Ses ennemis eux-mêmes convinrent que si le ministre avait toujours signalé son administration par de pareils actes, il aurait fallu le regarder comme le soutien et la gloire de la monarchie.

Heureux du bien qu’il avait fait en secret et dont personne ne lui savait gré, Alliaga continua sa route, protégeant par sa présence, consolant par ses paroles les pauvres exilés qu’il rencontrait et qui de tous les points du royaume étaient dirigés vers les côtes de l’Andalousie.

Chaque injustice, chaque abus qu’il découvrait (et la récolte était abondante), étaient sur-le-champ signalés par lui au roi ; bien souvent celui-ci n’avait ni la force ni le pouvoir d’y remédier ; il commençait cependant à comprendre comment un roi bon, mais faible, peut faire autant de mal qu’un roi méchant. Il s’effrayait des malédictions et de la haine que le duc de Lerma avait amassées sur sa tête. Il voyait clairement l’abîme où on l’avait entrainé ; mais indécis et incertain, son bon naturel luttait contre sa faiblesse ; il ne se sentait pas l’audace de reculer. Tout son courage en ce moment consistait à s’arrêter, à ne pas aller plus avant, et pour prendre un parti, il attendait le retour de Piquillo.

Celui-ci continuant sa route arriva à Carrascosa, vers l’extrémité de la sierra de l’Albarracin, qu’il voulait traverser le lendemain pour se rendre à Cuença et de là à Valence.

Le village où il s’était arrêté avait été la veille encombré de troupes qui avaient fait main basse sur toutes les provisions, et pour offrir à souper au révérend frère Luis Alliaga, confesseur du roi, l’hôtelier qui avait l’honneur de le recevoir fut obligé de mettre à contribution toutes les maisons environnantes.

Enfin, et tant bien que mal, il était parvenu à composer un repas fort modeste, auquel Piquillo et le barbier se disposaient à faire honneur, quand une dispute se fit entendre dans la chambre voisine.

— Qu’est-ce ? demanda Piquillo.

L’hôtelier, son bonnet à la main et multipliant les révérences, vint supplier monseigneur de ne pas s’inquiéter de ce bruit : c’était un pauvre moine fatigué et affamé, auquel il ne pouvait donner à souper et qui exprimait avec énergie sa mauvaise humeur.

— Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria Piquillo. Dites-lui que je le prie de vouloir bien partager ce que nous avons.

— Par saint Dominique, il ne se fera pas prier. Entrez, entrez, mon frère, dit-il en faisant quelques pas vers la porte principale. Monseigneur daigne vous admettre à sa table.

Un moine entra et salua profondément, puis levant la tête, il rejeta en arrière son capuchon et s’écria :

— Piquillo !

— Frère Escobar !

Escobar, car c’était lui-même, contempla d’un œil étonné et envieux tout le faste qui environnait Alliaga : les gens de l’hôtellerie presque prosternés devant lui, les domestiques à la livrée du roi qui s’empressaient de le servir, le fauteuil d’honneur où son ancien élève trônait vis-à-vis d’un excellent potage qu’on venait de lui présenter.

— C’est pourtant ma place qu’il occupe là, se dit-il, et c’est à moi qu’il la doit.

Alliaga, à la vue d’Escobar, se leva et lui dit :

— L’invitation que j’avais offerte au voyageur inconnu serait peut-être peu agréable au frère Escobar, et je vais ordonner que l’on porte dans sa chambre la moitié de ce repas.

— Pourquoi donc, répondit le révérend père en s’approchant, je serais désolé de déranger Votre Seigneurie. Et il ajouta à voix basse : On se déteste et on soupe ensemble ; cela n’engage à rien.

— Je ne déteste personne, dit froidement Alliaga.

— C’est juste, répondit Escobar en souriant, c’est vous qui recevez… vous devez faire les honneurs. C’est l’usage.

— Ce ne sont point de vaines formules, mais les maximes mêmes de l’Évangile, que vous connaissez mieux que moi.

— Oui, certes, car ces maximes-là, dit Escobar avec amertume, c’est moi qui vous les ai enseignées.

— Et c’est moi qui les mets en action, répondit Alliaga ; puis d’un air affable il ajouta : Un couvert au frère Escobar.

Celui-ci se hâta de s’asseoir en face de Piquillo, et les deux ennemis soupèrent ensemble, s’observant mutuellement et se regardant avec inquiétude : Escobar, parce qu’il ne connaissait pas assez les intentions d’Alliaga, et celui-ci, parce qu’il connaissait trop bien celles de son convive.

Dès qu’on eut servi les confitures et les fruits, et que les domestiques se furent retirés, le révérend père jésuite commença le premier l’attaque.

— Eh bien ! mon frère, dit-il à demi-voix et après avoir quelque temps contemplé Alliaga avec un silence admiratif, que vous avais-je prédit autrefois ? N’avais-je pas raison quand je prétendais que de nos jours le froc du moine était le seul moyen possible d’arriver aux dignités, aux richesses… à la puissance ! Quel chemin n’avez-vous pas fait en si peu de temps !.. Et pourtant vous refusiez de me croire, vous repoussiez mes salutaires avis, bien plus, vous m’avez accablé d’outrages et de haine, moi la cause première d’une fortune aussi inouïe ! — car sans moi, monseigneur, permettez-moi de vous le dire avec franchise, vous ne seriez rien.

Piquillo, qui jusque-là avait tenu ses yeux baissés, les leva en ce moment sur le moine, et celui-ci y vit tant de désespoir et de regrets qu’il s’arrêta interdit.

Toutes les douleurs de Piquillo venaient de se réveiller ; sa poitrine oppressée, ses joues pâles, ses lèvres tremblantes de colère, ses yeux où l’indignation brillait au milieu des larmes, tout démontrait évidemment à Escobar qu’il venait de s’égarer et de faire fausse route. Il était trop habile pour s’y méprendre, mais pas assez pour deviner ce qui se passait dans le cœur de Piquillo, et quand même celui-ci lui eût avoué la vérité, le révérend père n’eût pu la comprendre.

— Oui, je vous dois toutes mes souffrances, toutes mes douleurs ! s’écria le jeune homme… c’est de vous que viendra peut-être mon malheur éternel !.. Ne me le rappelez pas, ou malgré moi vous ranimerez cette haine dont vous parliez tout à l’heure et que je m’efforce d’éteindre ; effaçons ces souvenirs, chassons toutes ces pensées…

Il s’arrêta un instant, comme faisant un effort sur lui-même, et malgré lui un sourd gémissement s’échappa de son sein.

Hélas ! il est des douleurs qu’on rappelle en essayant de les bannir !

Il resta quelque temps la tête cachée dans ses mains ; puis, honteux de son émotion et du trouble qu’il venait de laisser paraitre aux yeux d’un ennemi, il reprit soudain tout son empire sur ses sens, et, avec un calme dont Escobar lui-même fut étonné, il lui dit froidement :

— Parlons d’autres choses, mon frère. Vous venez de Madrid ?

— Oui, monseigneur.

— Quelles nouvelles ?

— C’est à vous que j’en demanderai, vous qui connaissez tous les secrets du roi.

— Cela n’est pas, mon frère ; mais si cela était…

— Eh bien ? demanda vivement Escobar.

— Eh bien ! je les garderais fidèlement, et alors…

— C’est juste ! cela reviendrait au même.

— Mais vous, mon frère, comment se fait-il que vous ayez quitté le couvent et l’université d’Alcala, où votre présence est si nécessaire, et que vous vous trouviez ainsi dans ce misérable village au pied de la sierra de l’Albarracin ? Si toutefois, ajouta-t-il en se reprenant, il n’y a pas d’indiscrétion à ma demande.

— Aucune, répondit Escobar, qui depuis quelques instants semblait sous la préoccupation d’une idée qui venait de surgir en lui, aucune, mon frère. J’étais parti, je vous l’avouerai franchement, dans une intention que votre rencontre vient de modifier. Je me rendais incognito près du grand inquisiteur Sandoval y Royas, qui dans ce moment, dit-on, parcourt ainsi que vous l’Andalousie.

— C’est vrai.

— Je tenais à le voir pour lui rendre un important service, que j’aime mieux vous rendre à vous.

Alliaga s’inclina silencieux.

— Et pour lui révéler un secret qui sera mieux entre vos mains.

Alliaga s’inclina de nouveau sans répondre.

— J’y aurai du moins plus d’intérêt, je crois.

— C’est différent, dit Alliaga. Parlez, mon frère, je vous écoute.

— Le cardinal-duc vous a fait arriver au poste où vous êtes, et peut, s’il est possible, vous pousser plus haut encore ; votre fortune dépend de la sienne.

Alliaga garda le silence.

— S’il s’élève, vous vous élevez ; s’il est renversé, vous tombez. Donc, si je m’y connais (et je crois m’y connaître), vous devez lui être tout dévoué, n’est-il pas vrai ?

Alliaga ne répondit pas.

— Or, je puis, dans son intérêt, c’est-à-dire dans le vôtre, vous donner, si vous le voulez, un moyen éclatant et infaillible de confondre ses ennemis, de faire taire tous les bruits calomnieux et d’affermir à jamais son pouvoir. Ce service éminent et qu’il paierait de tous ses trésors, je puis le lui rendre d’un seul mot.

— Vous ?

— Moi !

— Ce n’est sans doute pas dans l’intérêt seulement du ministre, et vous y avez probablement le vôtre.

— Je croyais être assez connu du seigneur Alliaga pour qu’il me fit l’honneur de m’épargner une semblable question. J’irai donc droit au but et sans périphrase.

Le cardinal-duc, non content d’avoir exilé les Maures, veut encore expulser du royaume tous les membres de la Compagnie de Jésus.

— En vérité ?

— Ce qui est une seconde faute.

— Ou plutôt une expiation de la première. C’est du moins mon opinion.

— Ce n’est pas la mienne, et si le ministre consent à renoncer à ce projet ; s’il permet et autorise notre établissement en Espagne ; s’il nous donne surtout des garanties, et c’est là ce que je viens vous demander, je vous rends possesseur d’un secret qui le sauve et consolide à tout jamais sa puissance. Qu’en dites-vous ?

En prononçant ces mots, Escobar, les yeux attachés sur Piquillo, semblait plonger dans le fond de son âme, pour y chercher le point essentiel, c’est-à-dire sa pensée, car pour lui les paroles n’étaient rien, si ce n’est, comme l’a dit plus tard un homme d’État de son école, un simple accessoire propre à déguiser le principal.

— Dans ce que vous me proposez, répondit froidement Alliaga, il n’y a qu’une difficulté.

— Laquelle ?

— C’est que je ne tiens pas du tout à maintenir le duc de Lerma au pouvoir.

Escobar ne put retenir un geste de surprise, et Alliaga continua :

— Au contraire, je veux le renverser.

— Dites-vous vrai ?

— Je le lui ai dit à lui-même ! C’est mon seul but, mon seul désir.

Et il ajouta avec force et après un instant de silence :

— Oui, je le renverserai.

— Soit, dit Escobar sans s’émouvoir, et si je puis vous seconder…

— Vous ! s’écria Alliaga étonné.

— Moi-même ! Je venais pour le sauver ; je suis prêt à le perdre. Les deux moyens sont également dans mes intérêts, mais le second est dans mes goûts, je le préfère : ainsi donc, dit-il gaiement en rapprochant son fauteuil de celui d’Alliaga, entendons-nous.

— C’est impossible.

— Qui s’y oppose ?

— Le passé.

— Est-ce que vous y croyez ? C’est tout au plus si je crois au présent.

— À présent comme autrefois, comme toujours, il y aura haine entre nous.

— Qu’importe ! je ne vous parle pas d’amitié, mais d’alliance. Il s’agit de renverser le duc de Lerma.

— Et si je veux le renverser à moi seul ! s’écria Alliaga avec force.

— En vérité ! répondit Escobar, dont l’étonnement redoublait.

— Oui, j’en ai fait le serment, et pour l’exécuter, je ne veux ni secours ni allié. Je suffirai seul à la tâche que j’ai entreprise. Je ne puis donc accepter vos offres, seigneur Escobar, et je vous laisse le maître de perdre à votre choix ou de sauver le duc de Lerma.

— Ainsi, seigneur Alliaga, votre dernier mot est donc…

— Que tout m’est indifférent, pourvu que je ne me rencontre ni dans le même camp ni sous les mêmes drapeaux que vous.

Il salua de la main le révérend père, appela Gongarello et se retira dans son appartement, laissant Escobar stupéfait du résultat de la conversation.

Elle lui semblait d’autant plus inexplicable, qu’Alliaga lui avait dit la vérité ; or, c’était la dernière chose qu’Escobar se fût avisé de soupçonner, et, persuadé que le confesseur du roi avait été encore plus fin, plus adroit et plus impénétrable que lui :

— Maudit homme, se dit-il, qu’on ne peut ni désarmer, ni tromper, ni comprendre !

Et il ajouta avec un soupir mêlé d’orgueil et de rage :

— On voit bien qu’il a étudié chez nous.

  1. Un coussinet semblable à ceux destinés au transport des outres renfermant les vins d’Espagne.
  2. Watson, tom. iii, pag. 474.