Plaidoyers allemands

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Plaidoyers allemands
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 888-899).

PLAIDOYERS ALLEMANDS

Les historiens de l’avenir nous diront sans doute un jour combien de millions, — et peut-être de milliards, — les Allemands ont consacrés à leur service de propagande auprès des neutres pendant la guerre. Soyons convaincus que les révélations à cet égard nous viendront des Allemands eux-mêmes. Germanus animal scribax, a dit l’un d’eux : l’Allemand est un animal écrivassier. Qu’il s’appelle Lichnowsky, Muehlon, — ou de tout autre nom, — il finit par tout dire ou tout écrire. Il faut qu’il prenne le monde à témoin de ses idées les plus secrètes, de ses sentiments les plus intimes. À bien plus forte raison, quand il s’agit d’une « organisation » aussi « colossale, » aussi parfaite en son genre que le service allemand d’espionnage et de propagande, il ne pourra se tenir de nous en dévoiler les beautés et de nous manifester sa fierté.

En attendant, il n’est peut-être pas sans intérêt, ni sans utilité, de signaler quelques-uns des procédés auxquels a recours l’active Allemagne pour répandre parmi les neutres « la vérité allemande, » et pour retourner en sa faveur une opinion publique qui, de jour en jour, elle le sent, lui devient de plus en plus sévère. J’ai là sous les yeux, rassemblées pour moi par une main amicale, un certain nombre de brochures françaises, — je veux dire rédigée en français, — les unes anonymes, les autres signées, et qui sont abondamment répandues en Suisse par des agents allemands ou au service de l’Allemagne. Ces brochures, fort bien imprimées, sur d’excellent papier, très agréablement présentées, parfois accompagnées de jolies photogravures, sont envoyées gratuitement aux personnes, généralement assez modestes, qu’on croit avoir intérêt à atteindre et à ébranler. Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre, assurément. Mais, sous leur forme, d’ordinaire assez modérée, avec l’appareil documentaire ou « scientifique » qu’elles déploient, elles ne manquent pas d’habileté, et, à la longue, on conçoit qu’elles puissent agir sur des esprits sans défense ou sans critique.


Un des thèmes que les auteurs de ces brochures développent avec le plus de complaisance, ce sont les soi-disant « atrocités » commises, non point par les Allemands, mais… par les divers peuples de l’Entente[1]. Cette préoccupation se comprend sans peine. Les neutres ont été, de bonne heure, très vivement émus par les témoignages qui leur parvenaient sur les innombrables crimes allemands de Belgique et de France, par les rapports des commissions d’enquête belges et françaises, par diverses publications, entre lesquelles il convient surtout de citer l’article, qu’on a lu ici même, de M. Pierre Nothomb sur le Martyre de la Belgique, et la brochure, irréfutable, de M. Joseph Bédier, sur les Crimes allemands d’après des témoignages allemands[2]. Il s’agissait de détruire, ou tout au moins d’atténuer ces fâcheuses impressions, d’opposer témoignage à témoignage, et de répandre l’opinion que les faits allégués étaient faux, ou inexacts, ou singulièrement exagérés, et qu’en tout cas ils ne dépassaient pas la moyenne des « atrocités » commises par toutes les armées belligérantes. Il fallait dénoncer la « hâte » et la « superficialité » avec lesquelles « souvent on a établi de nombreux rapports de commissions ou autres, de soi-disant recueils de preuves, destinés à exploiter les horribles et tragiques événements de cette catastrophe mondiale au profit de certaines opinions préconçues. » Et c’est à quoi ont travaillé de nombreux compilateurs. L’un d’eux, le Dr Ernest Bischoff, a extrait, à l’usage des lecteurs de langue française, les « documents et rapports contenus dans les deux Livres blancs de l’Office allemand des colonies ; » un professeur suisse, fougueux germanophile, a préfacé ce recueil de dépositions des principales « victimes » de la « barbarie » française et anglaise au Cameroun et au Togo, et il nous invite à « juger les choses » « d’un point de vue humanitaire général. » Il est facile de lui donner cette satisfaction.

Ces dépositions ont été, nous dit-on, recueillies « sous la foi du serment. » Il est probable qu’un certain nombre d’entre elles sont sujettes à caution. N’oublions pas que les Allemands, pour des raisons plus politiques que sentimentales, ont essayé de créer une légende d’après laquelle leurs prisonniers et leurs coloniaux auraient été en Afrique accablés par nous de mauvais traitements : pour les soustraire à ce prétendu « enfer, » ils en ont imaginé un autre, réel celui-là, ces effroyables camps de représailles où ils ont fait vivre, — on se rappelle dans quelles conditions[3], — 30 000 des nôtres. Or, il est établi, par des témoignages neutres, et même allemands, que tout était faux dans les accusations qu’outre-Rhin on ne se lassait pas de lancer contre nous. Et voilà qui doit nous induire en défiance contre les attestations officielles de la bonne foi germanique.

Cette réserve faite, il faut reconnaître qu’il est difficile de contrôler l’exactitude des témoignages qui nous sont ainsi fournis. Nous ne saurons jamais s’il est vrai que le consul allemand de Libreville, emmené en captivité à Cotonou, « lors de l’embarquement, dut porter lui-même son bagage sur le bateau, et le tirer du magasin à l’arrivée à Cotonou. » Et pareillement, nous ignorerons toujours si le pasteur Schwarz interné à Duala est fondé à déclarer : « Les soldats noirs anglais ont brutalement arraché à ma femme l’anneau qu’elle portait au doigt. » Hélas ! les soldats blancs allemands en ont commis bien d’autres !

Car, soyons beaux joueurs. Ne contestons rien. Admettons comme parole d’Évangile tous ces dires. Aux dépositions recueillies par le Dr Bischoff, qu’on joigne toutes celles que contiennent les divers Livres blancs allemands et les rapports de commissions d’enquête instituées par nos ennemis. Mais qu’en face de tous ces témoignages, on dresse ceux de l’autre camp. Et que l’on compare ! Ni pour le nombre, ni pour la nature ou la gravité des méfaits ou des attentats commis, l’Entente n’a rien à redouter d’une comparaison, qui serait écrasante pour la Quadruple-Alliance. Les crimes allemands, — et nous ne les connaissons pas tous, — seront pour l’impartial avenir un objet unique d’horreur et d’étonnement. Aussi bien, le monde a déjà choisi et jugé en connaissance de cause, et tous les efforts de la propagande allemande n’y changeront rien. M. Joseph Reinach nous contait récemment qu’aux premiers mois de 1915, il reçut la visite de l’intime ami du président Wilson, le colonel House, lequel lui déclara que le président « était convaincu du bon droit de l’Entente dans la guerre, » et que, « n’obéissant jamais qu’à sa conscience, il interviendrait, avant la fin de la guerre, en notre faveur. » Le président Wilson n’est pas seulement un juriste ; il est un justicier. À qui fera-t-on croire qu’avant de formuler un jugement moral de cette portée, il n’ait pas pris soin de recueillir et de confronter tous tes témoignages essentiels, et, comme disait Pascal, d’ « ouïr les deux parties ? »

À en croire les Allemands, c’est en Prusse orientale, durant leur trop courte occupation, que les Russes auraient commis les actes de destruction et de « barbarie » les plus répréhensibles. Un de leurs scribes, — qui signe « le jeune Anacharsis, » et qui définit « ce bon président Wilson » « le plus nigaud de tous les hommes politiques actuellement au pouvoir, » — s’apitoie, à grand renfort de chiffres, sur ces prétendues déprédations : « Dans la Prusse orientale, écrit-il, le dernier rapport officiel du gouvernement allemand compte 34 000 bâtiments entièrement détruits, dont 2 400 dans le gouvernement de Kœnigsberg, 13 000 dans celui d’Allenstein, 18 600 dans celui de Gumbinnen. 3 200 seulement de ces maisons, fabriques, etc. étaient sises dans des villes. À peu près 400 000 personnes ont dû fuir devant la fureur des armées russes… En se retirant, les Russes ont tout emporté et détruit ce qu’ils ne pouvaient emporter : machines, installations électriques et hydrauliques… » Et cela est sans doute fort attendrissant.

Seulement… Seulement, il y a le livre tout récent d’un honnête Allemand, le Dr Muehlon, ancien directeur de Krupp, sur l’Europe dévastée[4], — un livre qu’on devrait bien traduire et répandre à profusion chez les neutres et chez les Alliés. Et M. Muehlon nous apprend qu’une commission d’enquête, composée, entre autres grands personnages, du ministre de l’Intérieur, du premier président, est rentrée à Berlin sans avoir pu établir l’exactitude d’un seul des faits dont on avait mené si grand bruit. Elle aurait même déclaré, — à huis clos, — que très souvent la population et les autorités de la Prusse orientale se sont exprimées en termes fort élogieux sur le compte des Russes. On s’est, d’ailleurs, bien gardé de détruire l’odieuse légende : « les Allemands, nous dit M. Muehlon, répandent la vérité ou le mensonge selon que cela convient ou non à leurs fins. » Nous en croyons plus volontiers M. Muehlon, qui est Allemand, que « le jeune Anacharsis, » qui est peut-être Grec.


Après le reproche de « barbarie, » il n’en est peut-être aucun auquel les Allemands aient été plus sensibles qu’à celui de « vandalisme. » Et ils ont multiplié les efforts, — et les brochures[5], — pour essayer de l’écarter, et de le retourner contre l’adversaire. Eux, les joyeux destructeurs de nos cathédrales et de nos plus beaux monuments historiques ? Comme l’on méconnaît leurs âmes d’artistes, de poètes, de pieux adorateurs du passé ! On ne saura jamais toutes les larmes de sang qu’ils ont versées sur les chefs-d’œuvre que, pour d’inéluctables nécessités militaires, ils ont été obligés de détruire, ou plutôt d’endommager. Combien différents en cela de ces insouciants Français qui, non contents, pendant la paix, ainsi que Maurice Barrès le leur a si justement reproché, de laisser leurs églises tomber en ruine, ont négligé de mettre à l’abri les œuvres d’art qu’ils possédaient, et, aujourd’hui, de gaieté de cœur, sans que l’intérêt militaire les y oblige, s’acharnent à bombarder, à incendier, à démolir leurs propres villes, leurs monuments les plus rares, alors qu’ils n’auraient eu qu’un mot à dire, un geste à esquisser pour sauver à tout jamais leurs richesses d’art comme les autres, et s’épargner toutes les horreurs de la guerre ! Oui ou non, sont-ce les Français qui ont réduit en cendres Bapaume, Péronne, la Fère, Montdidier, Soissons, Château-Thierry, Saint-Quentin ? À Saint-Quentin, il y avait une superbe basilique, l’un des chefs-d’œuvre de l’art gothique. Aujourd’hui, le monument est en ruines : l’artillerie alliée l’a pris pour cible, y a déterminé un violent incendie. Et il est vrai, les communiqués français ont déclaré, le 16 août 1917 : « Les Allemands ont mis le feu à la collégiale de Saint-Quentin qui brûle depuis plusieurs heures. » Mais c’est, répond l’Allemand, un mensonge et une absurdité : les témoignages, — allemands, — les plus authentiques, établissent que l’incendie a été allumé par des obus incendiaires français, et les photographies prouvent d’une manière indubitable que les batteries françaises et anglaises, « sans pouvoir se prévaloir seulement d’un semblant de nécessité militaire, et par pure rage de destruction, » selon la formule de M. Delcassé à propos du premier bombardement de Reims, se sont acharnées sur l’auguste édifice. Bien loin de collaborer à cette œuvre de destruction, les Allemands, « profondément émus, » ont sauvé de la collégiale, « au prix des plus grandes difficultés, » tout ce qu’ils ont pu en sauver, notamment les verrières encore intactes, et une délicieuse statue de la Vierge. Ils ont fait presque mieux encore. « Pendant l’occupation allemande, un Père franciscain enthousiaste d’art, le professeur Dr Raymond Dreiling, a consacré au monument une petite publication qui maintenant restera le dernier document publié, sur l’antique église. » Ce précieux opuscule est intitulé élégamment, à l’allemande : la Basilique de Saint-Quentin, ses rapports avec la science, sa destinée dans la guerre mondiale.

Et ne croyez pas que « le haut commandement allemand, » pour se faire pardonner sans doute le bombardement de Reims, s’en soit tenu à ce seul sauvetage. « Tout le long du front occidental, dans la mesure permise par la situation militaire, » des ordres ont été donnés et exécutés « d’une façon exemplaire et pleine de prévoyance, » pour mettre à l’abri toutes les œuvres d’art, publiques et privées, qui seraient susceptibles d’être atteintes par les bombardements français ou anglais. Des spécialistes, conservateurs de musées, « officiers historiens d’art, » architectes, maçons et ouvriers compétents ont été envoyés pour procéder avec tout le soin possible au déplacement, à l’expédition ou à la préservation de ces œuvres. Et comme il s’agissait de donner au monde « un aperçu de la richesse artistique du territoire français et de l’étendue de l’œuvre de sauvetage allemande, » on a chargé de cette tâche un certain Theodor Dimmler, dont les pages intitulées Asiles d’art ont été publiées dans l’Almanach illustré de la Gazette des Ardennes pour 1918[6]. Il va sans dire que les jolies reproductions photographiques qui accompagnent la prose de l’ingénieux écrivain allemand en sont le plus bel ornement ; mais cette prose elle-même ne manque pas d’une certaine saveur.

Évidemment, l’objet essentiel du savant Theodor Dimmler est d’attirer la reconnaissance universelle aux « mains charitables qui ont emmené les œuvres d’art françaises, de leur ancienne demeure trop exposée, vers des asiles plus sûrs. » Il veut « rendre témoignage de la bonne volonté de l’armée allemande d’arracher, autant que possible, les monuments irremplaçables aux griffes du génie destructeur de la guerre. » Et il énumère sans se lasser les difficultés sans nombre d’une pareille entreprise. Il nous apprend que les plus belles œuvres du sculpteur Ligier-Richer ont été transportées d’Etain, d’Hattonchatel, de Saint-Mihiel à Metz. Diverses statues de la région de Reims ont été hospitalisées à Charleville. Pendant la bataille de la Somme, c’est à Saint Quentin qu’on envoya les œuvres de la région de Péronne. Et quand Saint-Quentin fut bombardé à son tour, c’est Maubeuge qui servit de refuge aux œuvres chassées de Saint-Quentin, — en attendant sans doute un troisième, et dernier déménagement. Un ancien bazar les accueillit, qui semblait peu se prêter à pareille destination. « Mais, en un tour de main, un architecte habile, le lieutenant Keller, le métamorphosa à ne plus le reconnaître ; il en fit une série de pièces intimes, cadre coquet pour les délicieux pastels de La Tour. » Après la guerre, « le bazar redeviendra bazar. Et de toute cette splendeur, il ne restera qu’un catalogue scientifique, rédigé par le baron von Hadeln, qui eut soin de tout cet arrangement, et intitulé : Le Musée « Au Pauvre Diable » à Maubeuge, Exposition d’œuvres d’art sauvées de Saint-Quentin et environs. Édité par ordre du commandement en chef. Stuttgart, 1917. » L’âme allemande est presque tout entière dans ces innocentes phrases.

C’est à Valenciennes qu’a été transporté « tout ce qui avait de la valeur dans les collections publiques de Cambrai, Douai et Lille, » « dans un travail qui prit des mois, sans être encore achevé. » Et s’il faut en croire M. Dimmler, le musée de Valenciennes ainsi transformé, sans « le moindre encombrement ou désordre, » « présente un ensemble bien composé. » Croyons-l’en sur parole. Et recueillons surtout sa conclusion, sa pathétique conclusion :


En Allemagne, comme en France, malgré toutes les dissensions politiques, on a gardé le même sentiment vis-à-vis de l’art, un respect profond et une admiration d’autant plus émue que le sourire de la beauté est encore une dernière consolation qui nous reste dans ces temps terribles… Peut-être alors qu’à ces sentiments se mêlera aussi un peu de reconnaissance pour ces hommes qui ont mis tous leurs efforts à la disposition de cette œuvre de sauvetage. Ils n’ont pas parlé pour l’art, ils ont agi et, soldats dévoués à leur patrie, ils ont su, en même temps, être ceux de l’humanité.


Pour souscrire à ce langage peut-être un peu emphatique, il ne resterait plus maintenant qu’à trancher deux toutes petites questions qui ne peuvent manquer de se poser à l’esprit des lecteurs suisses ou français de l’Almanach illustré de la Gazette des Ardennes :

D’abord, jusqu’à quel point ces dévoués « sauvetages » n’ont-ils pas été pratiqués dans une pensée, sinon de vol, tout au moins de lucre ? Et par hasard, ces œuvres d’art n’auraient-elles pas été conservées pour servir de « valeur d’échange » au moment du règlement de comptes ?

Et, d’autre part, en quoi la préservation des pastels de La Tour justifie-t-elle les Allemands d’avoir, sans aucune nécessité militaire, — l’univers entier, sauf l’Allemagne, en est convaincu aujourd’hui, — détruit la cathédrale de Reims ? Voilà, au point de vue de l’art, le crime inexpiable.


Cette justification de l’Allemagne ne serait pas complète, si elle ne s’accompagnait pas de quelques diatribes contre « l’ennemi héréditaire. » L’Allemand a toujours pensé que la meilleure manière de se défendre, c’est de prendre l’offensive. Et c’est ce qu’a fait, en un juste volume, une soi-disant Allemande qui aurait longtemps vécu chez nous et qui, je ne sais trop comment, aurait, même pendant la guerre, s’il fallait l’en croire, conservé des relations avec des officiers français. Son livre, intitulé la Culture française : Légende ou Réalité ? dit assez son objet, qui est de défendre et de venger la « culture » allemande[7]. C’est un amas d’anecdotes plus ou moins controuvées, d’impressions et d’observations plus ou moins fausses, d’affirmations sans preuves, de calomnies gratuites, mais parfois assez perfidement présentées. Tous les défauts, réels ou imaginaires, de l’esprit ou du caractère français y sont consciencieusement rassemblés, notés, flagellés. On y apprend, entre autres choses, que « de ces paysans français en train de se faire tuer dans les bois de l’Argonne ou dans les plaines des Flandres, il n’en est peut-être pas un qui sache, je ne dirai même pas pourquoi, mais contre qui il se bat. » Et la conclusion est que « la supériorité légendaire de la vieille culture française n’est plus aujourd’hui qu’un vain mot. » Il n’y aurait plus là-dessus qu’à prier cette aimable Allemande de se mettre d’accord avec deux de ses compatriotes, le Dr G. Ost et le Dr Muehlon. Le Dr G. Ost est l’auteur d’une curieuse brochure allemande, intitulée : Notre erreur sur la France, dans laquelle il n’a pas assez de railleries pour « l’Allemand moyen » qui crie à la décadence française, et qui méconnaît « la somme énorme d’énergie vitale que recèle encore l’âme du peuple français. » Et quant au Dr Muehlon, voici en quels termes il définit « la conception prussienne, allemande, germanique du droit… de la morale » récemment célébrée par Guillaume II :


La Prusse d’aujourd’hui ne peut qu’infuser à l’Europe des haines plus profondes, la plonger dans une sorte de possession démoniaque. La Prusse volera tout ce qu’elle pourra, et, pour le conserver, jamais elle n’ôtera le pied qu’elle aura mis sur la gorge de ceux qu’elle aura vaincus ou surpris. Elle forcera toute culture étrangère à adorer sa barbarie. Elle ne croit qu’à la force du poing.


Sur les innombrables fautes qu’a commises la France avant et pendant la guerre, sur les devoirs qui s’imposent désormais à elle, tracts, brochures, journaux ne tarissent point. D’abord, c’est, de toute évidence, la France qui a voulu et préparé la guerre : la France, depuis quarante-quatre ans, n’a jamais songé qu’à « la revanche. » Si vous en doutiez, lisez les innombrables articles où le journal la Paix, — dont la rédaction et l’administration sont officiellement installées à Berlin, — et la fameuse Gazette des Ardennes reviennent inlassablement sur cette vérité première ; lisez aussi certaine brochure intitulée : la France et la Revanche[8] :


Il est rare qu’un pays quelconque ait préparé une guerre avec une ardeur si infatigable, avec une telle opiniâtreté et un tel manque de scrupules que la France pour la guerre actuelle. Sa politique extérieure n’était guidée que par l’idée de revanche ; à l’intérieur, tous les dirigeants, à de rares et insignifiantes exceptions près, ont éveillé et cultivé la plus ardente des soifs de vengeance, qui privait le peuple de raison et de bon sens et le faisait languir après la guerre.


Battue en maintes rencontres, envahie, ruinée, ravagée, saignée aux quatre veines, la France non seulement a lié sa fortune à celle de la Russie et de l’Angleterre par le funeste pacte de Londres, mais elle a repoussé follement, avec une rare insolence, la main loyale qui s’offrait généreusement à elle[9]. Et que lui a rapporté cette prodigieuse obstination ? De nouveaux deuils, de nouvelles dévastations, de nouvelles défaites ; aussi, que tous les mois, le Journal de la Guerre résume et commente, à l’usage des lecteurs neutres ou des lecteurs français des régions envahies. La conclusion qui, manifestement, s’impose, c’est celle que, tout récemment, la Gazette des Ardennes exprimait, comme légende d’une saisissante image :


Trois ans et demi de guerre ont fait une profonde blessure au flanc de la France : villes et villages ravagés, cités industrielles détruites, champs dévastés et rendus incultes par le fer des obus.

Quand cette blessure pourra-t-elle se fermer ? Ou bien s’élargira-t-elle encore, soit vers le Sud-Ouest et l’Ouest (si les Allemands poursuivent leur avance victorieuse), soit vers le Nord-Est (si les désirs de Mme Clemenceau et Lloyd George se réalisaient) ?

Combien cette blessure eût été moins profonde, moins large et plus facile à guérir, si les politiciens avaient songé plus tôt à faire la paix ! [4 mai 1918.]


Le devoir de l’avenir est clair. Terminons la guerre par un « arrangement » qui ne coûtera rien à personne, qui laissera tout le monde vainqueur. Et constituons une Europe nouvelle, dont une entente franco-allemande sera la base inébranlable :


Tout le monde est d’accord sur la nécessité que l’Allemagne et la France comptent parmi les fondateurs de la Confédération européenne, et que leur alliance entraîne certains effets. Ainsi, on reconnaît qu’un accord entre l’Allemagne et la France est la première condition nécessaire à la création de la fédération, et que l’adhésion d’un certain nombre d’autres États en est la seconde condition ; c’est là le gage de sécurité et de paix pour les peuples européens.


Travailler à cet accord, c’est le rôle providentiel qui appartient à la Suisse pacifique, et qui, elle aussi, a eu tant à souffrir de la guerre[10].


On voit maintenant où tend tout ce luxe de propagande allemande. Innocenter l’Allemagne, la pacifique, humanitaire, et d’ailleurs toute-puissante et invincible Allemagne ; détourner d’elle les responsabilités de la guerre, et en charger l’Entente ; démontrer que, pour la France en particulier, la guerre est une désastreuse « affaire ; » exploiter la crédulité, l’ignorance et la lassitude ; insinuer par tous les moyens l’idée d’une paix séparée, d’une paix de « conciliation, » dont on se garde bien de préciser les termes, c’est-à-dire d’une paix allemande : pour répandre cet état d’esprit parmi les neutres, l’Allemagne a soudoyé toutes les consciences et toutes les plumes qu’elle pouvait atteindre et mobiliser.

On dira peut-être que ces grossiers arguments ne peuvent tromper personne, et que voilà donc bien de l’argent dépensé en pure perte ; qu’en tout cas ces campagnes de presse n’ont empêché ni l’Italie, ni la Roumanie, ni les Etats-Unis de se ranger à nos côtés, et que, même chez les neutres, elles n’ont pas ruiné les sympathies qui, de jour en jour plus décidées, se manifestent pour notre cause.

Ne nous y fions pas trop cependant. N’oublions pas, chez tous les esprits mal informés et sans critique, c’est-à-dire chez la plupart des hommes, la vertu de la lettre imprimée, surtout aux heures troubles, — hélas ! trop nombreuses depuis quatre ans, — où la fortune semble déserter les causes les plus justes. « Mentez, mentez : il en reste toujours quelque chose ! » Le mot célèbre est toujours vrai. Qui dira l’influence subtile de certaines paroles prononcées dans certains milieux, de certaines pages lues par de certains yeux, à de certains moments ? Toutes ces brochures qui nous font lever les épaules, elles ont eu leur part d’action, plus considérable qu’on ne pense, dans les résistances que notre diplomatie a rencontrées parfois à Berne et à la Haye, à Madrid et à Stockholm, à Copenhague et à Christiania. Ne doutons pas non plus qu’elles n’aient trouvé trop de lecteurs au Vatican.

Et nous, pour riposter à ces « manœuvres morales, » que faisons-nous ? Opposons-nous brochures à brochures, et la vérité loyalement présentée aux subtilités de la casuistique allemande ? Réalisons-nous enfin la guerre totale ? Nous rendons-nous bien compte que cette guerre n’est pas seulement une guerre de « matériel humain » et de matériel tout court, mais une guerre d’opinion, et agissons-nous en conséquence ? Je le souhaite. Je l’espère. Je voudrais en être sûr.


VICTOR GIRAUD.

  1. Les exactions des Anglais et des Français dans les colonies, par le Dr E. Bischoff, avec une introduction de M. le professeur Dr A. Forel, Zurich, Orell Fussli, 1918 ; — Le Droit et la Guerre, par Anacharsis le Jeune, Monaco, Imprimeries artistiques réunies.
  2. Depuis la publication de la brochure de M. Bédier (Armand Colin, 1915), les instructions les plus sévères ont été données aux soldats allemands en ce qui concerne la rédaction de leurs carnets de route : les aveux compromettants y sont devenus infiniment plus rares. On a essayé, sans succès, de répondre à M. Bédier : Cf. Le professeur Bédier et les carnets de soldats allemands, par le professeur Charles Larsen (5e mille [ ? ], Ferd. Wyss, Berne, 1917).
  3. Voyez dans la Revue des 1er et 15 mars 1918, les douloureux articles intitulés : Dans les camps de représailles, et, pour la réfutation péremptoire des calomnies allemandes, la brochure : les Prisonniers allemands au Maroc : la Campagne de diffamation allemande, le Jugement porté par les neutres, le Témoignage des prisonniers allemands, avec 32 planches de photographie tirées hors texte, in-8o, Paris, Hachette, 1917.
  4. W. Muehlon, Die Verheerung Europas, Zurich, Orell Füssli.
  5. La destruction de la collégiale de Saint-Quentin, Lausanne, Librairie nouvelle, 1918 ; — la Basilique de Saint-Quentin, ses rapports avec la science, sa destinée dans la guerre mondiale ouvrage orné de 16 gravures, par le R. P. franciscain, Dr Dreiling, Lausanne, Librairie nouvelle, 1918.
  6. Almanach illustré de la Gazette des Ardennes pour 1918, à la Gazette des Ardennes, Charleville, in-8o ; 1918.
  7. A. Lien, la Culture française, Légende ou Réalité ? Genève, éditions de l’Indépendance helvétique 1916. — Ces diverses publications sont accompagnées d’un suggestif prospectus en trois langues, ainsi libellé : « Envoyé gratuitement avec les meilleures recommandations du dépôt des journaux allemands, Zurich.
  8. La France et la Revanche, Karl Curtius, Berlin, 1918. — Une autre brochure, de E. D. Morel sur la Part du Tsarisme dans la guerre (Reimar Hobbing, Berlin) développe le thème que M. de Kühlmann a repris dans son récent discours au Reichstag. — Cf. Dr Ed. David, député socialiste au Reichstag, Pourquoi les peuples se battent, discours prononcé à Stockholm, le 6 juin 1917, F. Wyss, Berne, 1917.
  9. La première offre de paix et la première paix, Librairie nouvelle, Lausanne. 1918. — Paroles et actes : les conférences de l’Entente et leurs effets, id. 1918.
  10. Comment l’Angleterre combat les neutres par ***, Zurich, Orell Füssli, 1917 ; — l’Entente et la Grèce, par Michel Passaris, Genève, Ed. Pfeffer, 1917 ; — Tous vainqueurs ! Une proposition et un appel, par un Européen, Zurich. Orell Füssli, 1916.