Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie/Faculté de médecine

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Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie
Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, III (p. 497-505).


SECONDE FACULTÉ D’UNE UNIVERSITÉ.
FACULTÉ DE MÉDECINE.


Si l’on veut que des étudiants reçoivent dans une faculté de médecine toute l’instruction qui leur est nécessaire pour exercer l’art de guérir d’une manière utile à leurs concitoyens, il faut se rappeler que la santé publique est peut-être le plus important de tous les objets. Si les hommes sont pauvres, le souverain ne protège que des malheureux ; s’ils sont valétudinaires, il ne garde que des malades.

Les connaissances relatives à la médecine sont très-étendues. Un demi-médecin est pire qu’un demi-savant. Celui-ci importune quelquefois, l’autre tue. Cette profession doit-elle, ne doit-elle pas être nombreuse ? C’est une question décidée par le docteur Gatti[1] qui partagea l’hôpital qu’il dirigeait en deux classes, l’une de malades qu’il abandonnait à la nature, l’autre autour de laquelle il rassembla tous les secours de l’art ; il périt, ainsi qu’il s’y était attendu, beaucoup plus des soignés que des abandonnés.

Ce serait un problème assez intéressant à résoudre que de déterminer le rapport du corps des médecins et des chirurgiens d’une ville au reste des habitants. Je crois que la solution doit varier selon les contrées, les mœurs, les usages, le régime, le climat. Les animaux ont peu de maladies. Les maladies des habitants de la campagne sont moins nombreuses et plus simples que les nôtres ; plus nous sommes éloignés de la vie champêtre des premiers âges du monde, plus la vie moyenne s’est abrégée. Qu’il en soit de la classe des médecins ainsi que des autres classes de citoyens entre lesquelles les besoins établissent le niveau, je ne le pense pas. L’on ne prend et l’on ne quitte pas à discrétion l’art de guérir. Je considère un mauvais médecin comme une petite épidémie qui dure tant qu’il vit ; deux mauvais médecins doublent cette maladie populaire ; un corps de mauvais médecins serait une grande plaie pour toute une nation. Il n’en est pas du médecin comme du manufacturier ; le manufacturier médiocre est encore utile à un grand nombre de citoyens qui ne peuvent payer ni l’excellente qualité ni la façon recherchée de l’ouvrage. Au contraire, il faut au dernier de la dernière classe de la société un excellent médecin ; il ne peut être trompé qu’une fois et il paie son erreur de sa vie. Il y a sans doute quelque différence entre la conservation d’un grand ministre et d’un petit mercier, d’un célibataire et d’un père de famille, d’un bon général d’armée et d’un mauvais poète ; mais ni le souverain qui nous regarde comme ses enfants, ni le sentiment de l’humanité qui nous rapproche de nos semblables ne s’arrêtent à ce calcul. Juste ou cruel, il peut arriver et il arrive tous les jours que le bon médecin est adressé au célibataire et le mauvais au chef d’une nombreuse famille. Il importe d’autant plus que le médecin et le chirurgien excellent dans leurs professions, que la variété et la multiplicité des circonstances qui les appellent à côté de nous, ne leur permettent guère d’exercer leurs fonctions à notre avantage et à leur satisfaction. Ils sont obligés de partager les soins de leur journée entre un très-grand nombre de malades, parmi lesquels un seul exigerait quelquefois leur observation et leur présence assidues. Un mauvais médecin arrive toujours trop tôt et reste toujours trop longtemps ; un bon médecin peut arriver trop tard et ne pas rester assez. Une maladie est communément un problème si compliqué, l’effet de tant de causes, un phénomène si variable d’un malade à un autre, que je ne conçois pas comment le médecin qui visite cinquante à soixante malades par jour, en soigne bien un seul. Quelque profonde connaissance qu’on ait de la théorie et de la pratique de l’art, suffit-il de tâter le pouls, d’examiner la langue, de s’assurer de l’état du ventre et de la peau, d’observer les urines, de questionner lestement le malade ou sa garde et d’écrire une formule ? Les médecins ne croiraient-ils point à leur art, ou feraient-ils plus de cas de l’argent que de notre vie ?

Un inconvénient des grandes facultés de médecine dans les capitales, et surtout pour les principaux personnages de la société, c’est l’assujettissement du médecin à une certaine pratique ou routine de faculté, sous peine de risquer sa réputation et sa fortune ; s’il s’en écarte et que le succès ne réponde pas à son attente, il est perdu ; s’il réussit, que lui en revient-il ? rien, si ce n’est l’épithète de téméraire. Son génie n’est en liberté qu’à notre chevet, parce que sa tentative heureuse ou malheureuse est sans conséquence pour lui. Nous pouvons disparaître d’entre les vivants sans qu’on s’en aperçoive.

J’ai quelquefois pensé que les charlatans qui habitent les faubourgs des grandes villes n’étaient pas si pernicieux qu’on le supposait. C’est l’empirisme qui a donné naissance à la médecine et elle n’a de vrais progrès à attendre que de l’empirisme.

Un malade incurable au centre d’une famille, est comme un arbre mort au centre d’un jardin, dont les racines pourries sont funestes à tous les arbustes qui l’entourent ; les soins que la tendresse ou la commisération ne peut refuser à un vieillard infirme, à un enfant maladif, dérangent l’ordre des devoirs et répandent l’amertume sur la journée de ceux qu’ils occupent. Le hardi empirique auquel le malade s’adresse lorsqu’il est abandonné du facultaliste, le tue ou lui rend la santé et la jouissance de leur existence à ceux qui les soignaient.

Ce raisonnement est-il d’un homme ? non, il est d’un ministre. Le ministre dédaigne le vieillard qui n’est plus bon à rien et ne prise l’enfant que par le fruit qu’il en attend ; il n’y a qu’une vie précieuse pour lui, celle de l’homme fait, parce qu’elle seule est utile ; sa tête est comme une ruche où, à l’exemple des abeilles, il extermine toutes celles qui cessent de donner du miel.

Il y aurait un beau discours à faire sur l’exercice de la médecine, mais il s’agit de son enseignement et j’y viens. Il faut :

1° Créer un nombre suffisant de professeurs et les stipendier de manière qu’ils puissent se livrer tout entiers à l’enseignement ;

2° Établir à côté des écoles un hôpital où les élèves soient initiés à la pratique ;

3° Obliger les maîtres à suivre un ordre fixe et déterminé dans le cours des études.


DES PROFESSEURS.

(Il y aura sept chaires de professeurs.)


PREMIÈRE CHAIRE
D’ANATOMIE ET DES ACCOUCHEURS.

Les femmes accoucheuses ne pourront être admises, je ne dis pas à l’exercice de leur profession, mais même à l’examen des commissaires de la faculté, sans avoir assisté plusieurs années et aux leçons de l’anatomie qui leur est propre et aux leçons de pratique de leur art.

J’observerai ici qu’il n’y a aucune contrée de l’Europe plus favorable à l’étude et aux progrès de l’anatomie que la Russie, où la rigueur du froid conservera un cadavre assez longtemps pour que l’anatomiste puisse, sans interruption de son travail, suivre ses dissections quinze à vingt jours sur un même sujet.


SECONDE ET TROISIÈME CHAIRES
DES INSTITUTIONS DE MÉDECINE.



QUATRIÈME CHAIRE
DE CHIRURGIE.



CINQUIÈME CHAIRE
DE MATIÈRE MÉDICALE ET DE PHARMACIE.



SIXIÈME ET SEPTIÈME CHAIRES
DE L’HISTOIRE DES MALADIES ET DE LEUR TRAITEMENT.



DU PROFESSEUR D’ANATOMIE.

Le professeur d’anatomie démontrera pendant toute la saison de l’hiver (et il en aura bien le temps), les différentes branches de cette science sur le cadavre. Il traitera des parties du corps humain, de leur structure, de leur connexion, de leurs fonctions, de leurs mouvements et du mécanisme par lequel ils s’exécutent.


DES DEUX PROFESSEURS D’INSTITUTIONS DE MÉDECINE.

Chacun de ces deux professeurs fera, dans l’espace de deux ans, un cours complet des institutions de médecine, c’est-à-dire que la première année il enseignera la physiologie et l’hygiène ; la seconde année la pathologie, la phylactique[2] et la thérapeutique générale.

Ces deux professeurs s’arrangeront entre eux de manière que chaque année l’un fasse son cours de physiologie, l’autre son cours de pathologie.


DU PROFESSEUR DE MATIÈRE MÉDICALE.

Ce professeur remplira ses leçons de l’histoire naturelle de chaque drogue ; il décrira les caractères particuliers qui la constituent dans son état le plus parfait, dans son état de médiocrité et dans son état défectueux. Il conviendrait même qu’il eût à sa disposition un droguier qui contînt des échantillons de chaque drogue sous ces états différents.

Il exposera la nature de chacune et les principes caractéristiques que l’analyse chimique y découvre.

Il indiquera les différentes préparations, manipulations qu’on lui fait subir avant de l’employer aux usages médicinaux ; les effets sensibles qu’elle a coutume de produire ; les cas particuliers où elle produit les effets les plus salutaires ; enfin les différentes préparations pharmaceutiques, officinales dans lesquelles on la fait entrer.

On appelle préparations officinales celles qui se préparent dans les boutiques. De ces préparations, le pharmacien abandonne les unes à la négligence de ses garçons, et celles-ci, mal faites, ne produisent plus l’effet qu’on en attend et tombent en désuétude. Il se charge lui-même, ou un premier garçon habile, de la préparation des autres, telles sont celles sur les minéraux, les métaux, et elles conservent leur efficacité, et voilà une des raisons de la préférence qu’on leur donne dans la pratique.

À la fin de chaque année, le même professeur donnera un cours de pharmacie, pendant lequel il exécutera ou fera exécuter par un adjudant, toutes les espèces de préparations que les médicaments subissent avant que d’être employés.


DU PROFESSEUR DE CHIRURGIE.

Le professeur de chirurgie traitera de toutes les maladies purement chirurgicales, comme les plaies, les tumeurs, les ulcères, les luxations et les fractions ; il décrira la nature et la manière curative. Il fera tous les ans un cours des opérations et des instruments ; il exécutera et fera exécuter par un adjudant les opérations sur le cadavre. Il passera de là à l’application des différents bandages propres, soit à l’assujettissement des parties, soit à l’assujettissement des médicaments.

Si le physique, dont l’effet ne cesse jamais, doit, avec le temps, donner à une contrée la supériorité sur une autre, j’oserais prédire qu’un jour viendra où la Russie fournira les autres contrées de l’Europe de grands anatomistes, de célèbres chirurgiens et peut-être même de profonds chimistes.


DES PROFESSEURS DE MÉDECINE PRATIQUE.

Pour initier les étudiants à la pratique de la médecine, on établira dans un hôpital adjacent à l’école, deux salles chacune de vingt-cinq lits, l’une de ces salles destinée aux maladies aiguës, l’autre aux maladies chroniques.

À cet effet, ils partageront leur cours de médecine pratique en deux années : la première, ils traiteront des maladies aiguës ; la seconde des maladies chroniques.

Ensuite, ils expliqueront la nature et le traitement des maladies particulières aux femmes et aux enfants.

Ils se partageront la besogne de manière que chaque année l’un des deux professeurs traite des maladies aiguës, l’autre des maladies chroniques.

Chacun de ces deux professeurs fera sa visite dans la salle dont il sera chargé, ses étudiants l’y accompagneront. Là il leur fera observer les symptômes de chacune des maladies qu’il aura à traiter, leur indiquera les moyens d’en découvrir les causes, leur fera remarquer la marche que la nature suit le plus ordinairement, les indications qui se présentent à remplir, et leur rendra raison de la méthode curative qu’il croira devoir adopter.

Si le malade meurt, il sera tenu, sans qu’aucune raison ou prétexte puisse l’en empêcher, d’en faire ouvrir le cadavre en présence des étudiants.

Il serait à souhaiter qu’il eût le courage d’avouer son erreur lorsqu’il se sera trompé ; mais cette ingénuité qu’ont eue Boerhaave, Sydenham et Hippocrate est presque au-dessus des forces de l’homme, et il ne faut pas trop s’y attendre.

Comme il serait difficile que pendant la durée d’un cours d’une ou de deux années il se présentât à l’art des exemples de maladies de toutes les espèces, indépendamment de ces leçons, chacun des deux professeurs en donnera dans l’école sur toutes celles dont les hommes peuvent être attaqués.

Mais tout cet enseignement doit être précédé de deux autres, préliminaires à l’étude et à la pratique de la médecine.

En suivant le cours des beaux-arts, les élèves ont pris une teinture élémentaire d’histoire naturelle et de chimie. Cette petite provision, suffisante pour l’homme bien élevé, serait trop légère pour le médecin, dont la profession suppose une connaissance approfondie des substances de la nature et de leurs analyses, ses deux arsenaux. Le médecin en doit savoir beaucoup moins que le naturaliste de profession, mais infiniment davantage que l’homme du monde. L’histoire naturelle et la chimie exigent deux nouvelles chaires.


ENSEIGNEMENTS PRÉLIMINAIRES À L’ÉTUDE DE LA MÉDECINE.
L’HISTOIRE NATURELLE ET LA CHIMIE.

Les professeurs d’histoire naturelle et de chimie donneront leurs leçons conjointement, l’un le matin, l’autre l’après-midi.

Le premier parcourra les trois règnes, se renfermant dans l’étendue qui convient à l’art de guérir.

Le second s’étendra autant qu’il le jugera à propos, n’écartant de ses leçons que les objets de pure curiosité.


DU COURS DES ÉTUDES DE LA MÉDECINE.

Le cours des études sera donc de sept années.

Les deux premières, les étudiants suivront les leçons des professeurs d’histoire naturelle et de chimie, celles du professeur d’anatomie, et ne se livreront point à d’autres études.

La troisième, en continuant de suivre les mêmes leçons, ils y pourront joindre celles du professeur de physiologie.

La quatrième, ils resteront encore sous le professeur d’anatomie et commenceront le cours de pathologie.

La cinquième, ils s’appliqueront à la chirurgie et à la matière médicale.

La sixième, à ces différents cours ils joindront les leçons du professeur de pratique qui traitera des maladies aiguës, écoutant ce professeur à l’école et le suivant à l’hôpital.

La septième, ils la donneront au professeur qui traitera des maladies chroniques, avec liberté de revenir sous le professeur de chirurgie et de matière médicale.

Le cours se fermera toujours par un discours, prononcé alternativement par un des professeurs, sur l’importance de l’art, ses progrès et son histoire, le caractère et les devoirs du vrai médecin, l’incertitude et la certitude des signes de la mort, et la médecine légale considérée par ses rapports avec les lois, tels que les signes de la mort violente ou le suicide, les naissances tardives, etc., etc.


LIVRES CLASSIQUES DE MÉDECINE.

Les auteurs de médecine anciens sont trop substantiels ou trop forts pour des étudiants ; chaque ligne est un résultat d’une longue pratique ; peu de spéculations, beaucoup de préceptes et de faits.

Les auteurs modernes, au contraire, spéculent et discourent beaucoup.

C’est à un professeur habile à tempérer ces deux excès, pour en former l’aliment convenable à des étudiants.

Les auteurs qui ont écrit de la médecine sont par milliers. Le catalogue forme des ouvrages plus étendus que celui des plantes.

N’étant point du métier, lorsque j’ai nommé Hippocrate et Galien parmi les anciens, Sydenham et Boerhaave parmi les modernes, j’ai dit tout ce que je savais.

Dans le cours des beaux-arts, j’écrivais autant pour les élèves que pour les maîtres ; j’avais à ordonner l’éducation première des enfants. Ici, ces enfants sont élevés ; il ne s’agit plus de connaissances primitives, mais d’études de convenance. C’est aux professeurs, chacun dans sa partie, à prescrire les lectures. Il en sera de même de la jurisprudence et de la théologie.



  1. Professeur à Pise, puis médecin consultant de Louis XV, partisan de l’inoculation. Morellet a rédigé sous sa dictée des Réflexions sur les préjugés qui s’opposent aux progrès et à la perfection de l’inoculation en France, 1764, in-12.
  2. Nous disons aujourd’hui « prophylactique » ou « prophylaxie. »