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Plan d’une bibliothèque universelle/VI/I

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SECTION SIXIÈME.

BELLES-LETTRES.


CHAPITRE I.

ÉTUDES LITTÉRAIRES DE L’ORIENT.

L’histoire matérielle des peuples est écrite, l’histoire de l’esprit humain ne l’est point encore. Lorsque nous ouvrons nos annales, qu’y voyons-nous ? la généalogie des rois et leurs successions sur la terre qu’ils ont ravagée ; mais la généalogie des esprits, la suite des pensées écrites qui unit les générations aux générations et l’homme à Dieu, celle-là ne se trouve nulle part. Notre intention n’est pas de suppléer à cet oubli ; un si grand travail surpasse nos forces ; nous voulons seulement rappeler le titre de quelques livres qui ont influé sur l’humanité, et dresser l’inventaire de nos plus belles conceptions ; nous rédigeons le catalogue de nos richesses intellectuelles et morales ; un plus habile en écrira l’histoire.

Il y a dans toute littérature deux ordres de pensées bien distinctes, bien tranchées : les unes appartiennent à Dieu, les autres appartiennent à l’homme. Les premières sont données par la science et la philosophie, les secondes se développent dans les poésies, l’éloquence et l’histoire.

Qu’est-ce en effet que la science quand elle est vraie, et non systématique ? c’est la pensée de Dieu révélée aux hommes par l’étude de ses ouvrages ; la science c’est l’expression de l’intelligence divine.

Et aussi qu’est-ce que la poésie, l’éloquence, les belles-lettres ? c’est la pensée de l’homme appliquée soit aux choses de la terre, soit aux choses du ciel. L’œuvre littéraire, c’est l’expression de l’intelligence humaine !

Du premier ordre nous voyons sortir ces âmes privilégiées qui sur la terre portent le nom de Platon, Fénelon, Descartes, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’ils expriment les lois morales de l’humanité, et le nom de Copernic, Kepler, Galilée, Newton, Herschel, lorsqu’ils découvrent les lois physiques de la nature.

Au second ordre appartiennent les fortes intelligences, les âmes poétiques qui comme Homère, Sophocle, Euripide, le Dante, le Tasse, Molière, Corneille, Shakspeare, impriment à la société les formes de leur génie, et reçoivent de la nature la beauté de leurs conceptions.

Ainsi la philosophie et les sciences sont la pensée de Dieu ; la poésie, l’éloquence, l’histoire, toutes les œuvres comprises sous le titre générique de belles-lettres, sont la pensée de l’homme.

C’est de ces dernières que nous allons nous occuper. La section du catalogue qui les renferme est la plus riche de toutes ; c’est une corbeille de fleurs et de fruits qui déborde de toutes parts. Là surtout se fait sentir l’influence des climats, des mœurs, des institutions et des différents âges du monde ! Le génie de l’homme s’y montre d’autant plus vigoureux, d’autant plus original qu’il est plus près des époques primitives de la société ou des temps primitifs de la nature !

Mais les origines de cette histoire merveilleuse présentent plus d’obscurités et de nuages que les origines des nations. De quelle région sont venues les premières influences ? Comment se sont-elles modifiées ? De quelle époque date la vie intellectuelle des peuples ? Est-ce à l’Hindoustan, à la Chine, à l’Égypte, à la Judée qu’il faut rattacher le premier anneau de cette chaîne éclatante ? Qu’il serait beau de remonter à la source du fleuve gigantesque ! de suivre son développement primitif, d’observer ses sinuosités, de noter ses embranchements, ses ramifications, ses progrès, sa fécondité impérissable ! Qu’on aimerait à dominer toutes les annales de la pensée humaine, depuis ses ténèbres les plus obscures jusqu’à ses époques de lumière !

Non-seulement les origines sont mystérieuses, mais l’ensemble est confus ; dans tous les temps, chez toutes les nations civilisées, la littérature et les arts portent l’empreinte d’une imitation et d’un emprunt. L’Inde pèse sur la Grèce ; la Judée emprunte à l’Égypte ; l’Hellénie rayonne sur la cité de Romulus ; la Grèce et Rome modifient la civilisation des temps postérieurs. Dans cet échange universel, dans ce magnétisme sans fin, comment assigner à chaque nation sa part du trésor immortel ? Pas de race qui n’ait communiqué son génie aux races voisines ou lointaines, amies ou ennemies. Sous mille influences opposées venues du Nord et du Midi, l’espèce humaine a fait son éducation intellectuelle et morale. Elle ne peut, sans une espèce d’effroi, s’arrêter aujourd’hui devant l’immense dépôt de ses acquisitions et de ses richesses ; elle a peine à en compléter l’inventaire ; ses souvenirs sont confus et les sources diverses de son opulence ne lui sont pas toutes connues.

Fils de l’Europe, les derniers nés de la civilisation et ses enfants les plus chers et les plus habiles ; pour nous le majestueux Orient est encore rempli de mystères. Voici la Chine patriarcale, la Judée monothéiste, l’Arabie nomade, l’Égypte théocratique, l’Hindoustan soumis au régime des castes : chacune de ces grandes subdivisions de l’antiquité orientale a laissé ses traces, non dans la civilisation seulement, mais dans les annales de la littérature et des arts ; traces énigmatiques et profondes livrées à l’admiration des peuples et aux éternelles méditations des savants. Que nous reste-t-il de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Perse et de la Chaldée ? quelques inscriptions indéchiffrables ou non déchiffrées, d’autres qui présentent des noms perdus ; des pyramides et des symboles ; quelques fragments liturgiques tels que le Dessalir et le Zendavesta ; ruines éparses, métopes brisées qui révèlent à l’observateur la splendeur et la beauté des grands temples détruits. La Chine, dont la vieille enfance nous étonne et dont le génie n’a rien de progressif, commence à déployer devant nos érudits les trésors de ses bibliothèques. S’il est permis de juger le goût littéraire d’un peuple d’après des fragments incomplets ; la plus haute inspiration de la poésie et de l’art chinois est due à la piété filiale, au culte de la famille, à une certaine moralité étroite, mesquine, presque triviale, qui cherche à compenser par la subtilité du détail le peu d’élévation des vues. Dans les romans ou peintures des mœurs privées de ce peuple, telles qu’un homme de talent, M. de Rémusat, et plusieurs savants anglais nous les ont fait connaître, on trouve des nuances fines et bien senties, des portraits de coquettes et de coquins agréablement rendus ; une extrême minutie de détail ; nul enthousiasme, nulle facilité, peu d’invention.

Ce n’est pas que la sagacité, l’esprit, les ingénieuses combinaisons manquent aux poèmes, aux contes, aux drames chinois : l’Orphelin de Tchao, le Vieil héritier offrent des incidents heureux, des situations pathétiques et piquantes. Mais une sécheresse toute prosaïque domine l’ensemble de ces compositions ; le poète et l’artiste ne se laissent pas même entrevoir, et l’auteur ne semble être qu’un habile et patient ouvrier. Un bon sens assez délié, mêlé de ruse, dénué d’élévation et de chaleur, constitue la puissance intellectuelle de cette nation étrange. Exceptons d’une condamnation trop générale peut-être les œuvres du philosophe Lao-Tseu, et surtout le code de Tsa-Tsing-Leu-Lie : une haute pureté y respire et se joint à une connaissance profonde de l’humanité, à une candeur et à une douceur d’âme presque évangéliques.

Non moins isolés parmi les monuments littéraires des peuples, mais remarquables par un caractère de grandeur sauvage qui manque à la poésie et au roman chinois, les débris de la poésie arabe antérieure à Mahomet offrent une inspiration violente et puissante que l’on ne dédaignera jamais. Les sept Moallakhats et la Hamasa renferment ces hymnes du désert, chants de vengeance et d’amour, de gloire et d’orgueil que l’islamisme n’a pu anéantir. Tous les sentiments y sont extrêmes et terribles : volupté, fureur, amour de l’indépendance, vengeance inexorable. Cette muse austère, ardente et monotone, redit sans cesse les querelles des tribus, la violence des désirs et celle des regrets. Sous un ciel d’airain, sur une mer de sable, la lance à la main, montés sur des coursiers rapides ; sans patrie, sans liens, sans relations d’amitié ; les guerriers de l’Arabie ont éternisé des émotions fortes, simples et âpres comme leurs hymnes.

L’influence arabe et l’influence chinoise se sont concentrées dans un espace étroit, dans des limites bornées. La Judée et l’Inde modifièrent bien autrement les destins de la civilisation. La race hébraïque, marchant sous les yeux de Jehovah vers un but sublime et inconnu, proclame l’unité de Dieu et son omniprésence ; c’est Dieu matériel encore, mais déjà libre des mille enveloppes fabuleuses dont l’idolâtrie voilait sa splendeur. Moins riches d’imagination que les Persans, moins variés et moins subtils que les Hindous, moins éclairés et moins habiles dans les choses matérielles que les Chaldéens ; les Hébreux n’ont pas de rivaux pour l’expression hardie d’un enthousiasme divin et d’une énergie obstinée. Leurs livres sacrés, longtemps ensevelis dans les ombres du sanctuaire, n’en sortirent qu’après dix siècles. Ils commencèrent une civilisation nouvelle ; le sentiment de l’unité divine qui les anime et les pénètre s’épura et s’adoucit pour régénérer le monde. Ardente lumière venue de l’Orient, le christianisme éclaira dans leur route inconnue toutes les nations chrétiennes ; à cette source commune puisèrent les plus grands génies des temps modernes : elle n’a rien perdu de sa puissance et de sa fécondité.

Une autre race, douée de toutes les facultés sympathiques dont la famille hébraïque est privée ; un peuple flexible, aimant et poétique ; le peuple hindou, joua un rôle immense dans l’histoire de la civilisation orientale. Quels qu’aient été ses rapports avec l’Égypte et la Grèce, avec la Perse et la Chine ; soit qu’il les ait fécondés, qu’il ait reçu leur influence ou qu’il ait profité d’un échange heureux entre ces régions et la Péninsule hindoustanique ; il est certain que le germe et l’ébauche de toutes les civilisations apparaissent dans les livres samskrits. À peine explorés depuis un siècle, ils répandent un étonnement mêlé de terreur dans l’âme de ceux qui les étudient. Vous croyez pénétrer dans ces temples souterrains et gigantesques que les flots du Gange menacent d’envahir ; énigmes de pierre et de marbre, peuplés de colonnades et de statues qui rappellent à la fois l’Égypte, la Perse, la Grèce et le Mexique ; sans ordre, sans règle, sans économie ; créations d’un art qui a tout deviné et que son luxe même écrase. Épopée et drame, ode et apologue, argumentation des écoles et rêves d’une imagination effrénée ; les plus brillantes manifestations de l’intelligence humaine ; systèmes de philosophie matérialiste, panthéiste, spiritualiste ; application de la dialectique aux mouvements de la vie réelle et à la critique de l’art ; narration lyrique, morale sentencieuse ; il n’est aucun mode de la pensée qui ne se trouve compris et enlacé d’une chaîne mystérieuse dans les cent mille shlokas ou distiques du Mahabarata (ou de l’Iliade hindoustanique) et du Ramayana qui n’est pas sans rapports avec l’Odyssée d’Homère.

C’est une variété qui étonne ; les détails sont infinis et les proportions colossales. L’univers croule et une vierge sourit. La tige de l’herbe se balance au bord de l’abîme ; et tous les dieux de l’enfer et du ciel combattent dans les espaces illimités. Pendant que les Titans dévorent la sphère terrestre, un petit enfant s’avance, une fleur de lotus à la main, et cette fleur les dompte. C’est avec une ingénuité complète que le poète samskrit déroule ce monde de magie ; voici mille instruments de mort, mille chars qui lancent la foudre, des cohortes d’éléphants qui s’élancent à la fois ; près de la terreur extrême, l’extrême pureté des sentiments et du langage ; la laideur dans sa difformité idéale ; la beauté dans ce qu’elle a de plus divin ; et sous les replis mouvants de ces fictions extraordinaires, un esprit symbolique, une perpétuelle allégorie. Le Mahabarata ou grande guerre raconte la lutte des dieux contre les héros et les géants ; elle paraît contenir un sens cosmogonique. Le Ramayana chante le héros Rama, conquérant de la partie méridionale de la Péninsule ; elle dit ses exploits, ses malheurs, sa gloire, son exil.

Dans ces œuvres, ainsi que dans les Pouranas, légendes mythologiques ; dans les Oupanishads, commentaires des Védas ; dans les Védas eux-mêmes, documents qui renferment la liturgie brahmanique, ne cherchez ni les proportions sévères et suaves de l’art hellénique, ni sa disposition savante et pure, mais une verve facile et féconde, enfantine et grandiose ; l’expression grave, réfléchie, candide, qui convient à une race sacerdotale ; le culte de la nature, l’admiration de ses merveilles, et l’extase mystique d’une âme ignorante qui aspire à les comprendre et ne peut que les adorer. Ce mysticisme qui se retrouve dans la poésie moderne de la Perse, marque spécialement de son empreinte ardente le Gita Govinda, admirable chant pastoral et le Bhagavat Gita, épisode du Mahabarata.

La même originalité vierge, la même beauté confuse règnent dans le drame hindoustanique, assez semblable au drame espagnol, quant à la verve lyrique et à la variété des incidents. Tout s’y meut avec une facilité gracieuse ; les moyens nombreux d’une intrigue compliquée n’en obscurcissent jamais la clarté. Une foule de personnages y apparaissent sans s’y confondre, et toutes les nuances de la comédie et de la tragédie se fondent dans un ensemble plus harmonieux que passionné. Bhavabouti, Soudraka, Kalidasa ne possèdent ni la souveraine majesté d’Eschyle, ni la verve comique et l’observation profonde de Shakspeare ou de Molière. La suavité lyrique de Guarini, l’invention légère et hardie de Calderon donneraient une plus juste idée de leur mérite et de leur tendance.

Si l’on veut chercher les points de contact et de filiation qui rattachent l’ancien Hindoustan à l’Égypte, à la Perse, à la Phénicie, à l’Assyrie, à la Germanie, à la Grèce et à Rome ; on s’étonnera de la parfaite ignorance où nous laissent le silence du passé et l’absence des documents ; tout laisse deviner une parenté évidente qui stimule la curiosité sans la satisfaire, et qui se révèle clairement à la pensée sans pouvoir se démontrer par les faits. L’étude comparée des langages atteste la confraternité du grec, du latin, du persan, du gothique ; on peut les rapporter à une source commune, à l’idiome samskrit, L’immense enfantement produit par ce dernier langage est un des plus curieux phénomènes que présente la vie intellectuelle des nations ; au grec et au latin, nés du Samskrit, se rattachent le français, le provençal, l’italien, l’espagnol, le portugais, le valaque et leurs dialectes ; du gothique descendent le tudesque, l’allemand, l’anglais, le hollandais, le flamand, le suédois et le danois ; deux familles distinctes, opposées, mais dont les racines se confondent. Le soleil s’appelle en indien sûnas, en latin sol, en gothique sunna, en anglais sun, en français soleil. La lune est en indien mâs, en grec mêné, en gothique mêna, en allemand mund. Irâ, la terre, mot samskrit, devient en grec êra, en gothique airtha, en anglais earth, en allemand erde. La mer, c’est mirâs en indien, mare en latin, mar en italien, merei en gothique. Il suffit de comparer pater (latin) avec pitr (indien), vatar (tudesque), padre (italien), father (anglais) pour reconnaître le même mot. Les formules générales des conjugaisons, leurs désinences formées par l’addition des pronoms personnels, sont identiques dans toutes ces langues. Le verbe être, asmi, asi, asti, devient en grec eimi, eis, esti ; en latin sum, es, est ; en gothique ; im, is, ist ; en anglais, am, art, is. Certes les pronoms ik et mik correspondent au latin ego et me ; thuk et sik à tu et se ; les noms de nombre des Goths, ains, twai, threis, se retrouvent dans le grec, eis, duo, treis ; dans le latin unus, duo, tres ; dans l’anglais, one, two, three : dans l’allemand ein, zwey, drey. Les déviations même que présente la filiation de ces langages s’opèrent d’une façon régulière et proportionnelle, et s’altèrent selon les diverses prononciations des races diverses.