Plan de constitution, présenté à la Convention nationale les 15 et 16 février 1793/Exposition des principes et des motifs du plan de constitution

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EXPOSITION

DES

PRINCIPES ET DES MOTIFS

DU PLAN DE CONSTITUTION.


Donner à un territoire de vingt-sept mille lieues carrées, habité par vingt-cinq millions d’individus, une constitution qui, fondée uniquement sur les principes de la raison et de la justice, assure aux citoyens la jouissance la plus entière de leurs droits ; combiner les parties de cette constitution, de manière que la nécessité de l’obéissance aux lois, de la soumission des volontés individuelles à la volonté générale, laisse subsister dans toute leur étendue, et la souveraineté du peuple, et l’égalité entre les citoyens, et l’exercice de la liberté naturelle, tel est le problème que nous avions à résoudre.

Jamais un peuple plus dégagé de tous les préjugés, plus affranchi du joug de ses anciennes institutions, n’a offert plus de facilité pour ne suivre, dans la composition de ses lois, que les principes généraux consacrés par la raison ; mais jamais aussi l’ébranlement causé par une révolution si entière, jamais un mouvement plus rapide imprimé aux esprits, jamais le poids d’une guerre plus dangereuse, jamais de plus grands embarras dans l’économie publique, n’ont semblé opposera l’établissement d’une constitution des obstacles plus multipliés.

Il faut que la constitution nouvelle convienne à un peuple chez qui un mouvement révolutionnaire s’achève, et que cependant elle soit bonne aussi pour un peuple paisible ; il faut que, calmant les agitations sans affaiblir l’activité de l’esprit public, elle permette à ce mouvement de s’apaiser sans le rendre plus dangereux en le réprimant, sans le perpétuer par des mesures mal combinées ou incertaines, qui changeraient cette chaleur passagèrement utile, en un esprit de désorganisation et d’anarchie.

Toute hérédité politique est à la fois et une violation évidente de l’égalité naturelle et une institution absurde, puisqu’elle suppose l’hérédité des qualités propres à remplir une fonction publique. Toute exception à la loi commune, faite en faveur d’un individu, est une atteinte portée aux droits de tous. Tout pouvoir au-dessus duquel il ne s’en élève aucun autre, ne peut être confié à un seul individu, ni pour sa vie, ni pour un long espace de temps, sans lui conférer une influence attachée à sa personne et non à ses fonctions, sans offrir à son ambition des moyens de perdre la liberté publique, ou du moins de le tenter.

Enfin, ce respect pour un individu, cette espèce d’ivresse, dont la pompe qui l’entoure frappe les imaginations faibles ; ce sentiment d’un dévouement aveugle qui en est la suite ; cet homme mis à la place de la loi, dont on l’appelle l’image vivante ; ces mois vides de sens, par lesquels on veut conduire les hommes comme s’ils étaient indignes de n’obéir qu’à la raison : tous ces moyens de gouverner par l’erreur et la séduction ne conviennent plus à un siècle éclairé, à un peuple que les lumières ont conduit à la liberté.

L’unité, l’activité, la force du gouvernement ne sont pas des attributs exclusivement attachés à ces dangereuses institutions. C’est dans la volonté ferme du peuple d’obéir à la loi, que doit résider la force d’une autorité légitime. L’unité, l’activité peuvent être le fruit d’une organisation des pouvoirs, simple et sagement combinée, et l’on espérait vainement s’assurer cet avantage en les réunissant dans un seul individu, que l’orgueil de sa puissance corrompt presque nécessairement, que l’accroissement de sa prérogative occupe plus que ses devoirs. Sans un de ces miracles sur lesquels on ne doit pas compter, tout homme revêtu d’une autorité héréditaire ou durable est condamné à flotter entre la mollesse et l’ambition, entre l’indifférence et la perfidie. Enfin, quand l’exemple des monarchies a prouvé qu’elles étaient constamment gouvernées par un conseil, il serait difficile de trouver quelque utilité dans l’institution d’un monarque.

Ainsi la royauté a dû être abolie.

Depuis une entière unité comme elle existe en Angleterre, où cette unité n’est interrompue que par les divisions de territoire nécessaires à l’exercice régulier des pouvoirs, jusqu’à la confédération helvétique, où des républiques indépendantes ne sont unies que par des traités, et uniquement destinés à leur assurer l’avantage d’une défense mutuelle, on peut imaginer une foule de constitutions diverses, qui, placées entre ces deux extrêmes, se rapprocheraient davantage ou de l’unité absolue ou d’une simple fédération.

La disposition du territoire français, dont les parties rapprochées entre elles ne sont séparées par aucun obstacle naturel[1] ; les rapports multipliés, établis dès longtemps entre les habitants de ces diverses parties ; les obligations communes qu’ils ont contractées ; la longue habitude d’être régis par un pouvoir unique ; cette distribution de propriétés de chaque province entre des hommes qui les habitent toutes ; cette réunion dans chacune, d’hommes nés dans toutes les autres ; tout semble destiner la France à l’unité la plus entière.

La nécessité de pouvoir employer avec activité les forces du tout à la défense de chaque frontière ; la difficulté d’y faire concourir, avec un zèle égal, les portions fédérées qui, enfoncées dans l’intérieur, n’auraient point d’ennemis à craindre, ou celles qui n’auraient que des côtes à défendre ; le danger de détruire un lien qui existe, pour en créer un plus faible, lorsque l’Europe entière emploierait toutes ses forces, toutes ses intrigues pour chercher à le briser ; le besoin de la réunion la plus intime pour un peuple qui professe les principes les plus purs de la raison et de la justice, mais qui les professe seul, sont de nouvelles raisons d’écarter loin de nous tout ce qui porterait la plus légère atteinte à l’unité politique.

Mais il est même inutile de discuter toute l’importance de ces raisons. En effet, pour séparer en républiques confédérées un État unique, ou pour réunir en une seule république des États confédérés, il faut des motifs puissants d’intérêt public, comme pour tous les grands changements que la conservation de la liberté ou de l’égalité n’exige pas rigoureusement ; et aucun de ces motifs n’existe pour nous. Nous ne pourrions vouloir ce changement que pour obéir à des vues systématiques de perfection, ou pour sacrifier le tout à quelques parties, la génération présente au bien-être incertain des générations futures ; c’est au bruit des menaces d’une ligue d’ennemis puissants que nous exposerions la sûreté de l’État, en faisant une révolution nouvelle dans l’intérieur, pour établir un système dont un des effets nécessaires est d’affaiblir les moyens de défense de la nation qui l’adopte.

Suivons plutôt l’exemple d’un peuple digne de nous en donner. Ignorait-on, dans les États-Unis d’Amérique, combien la faiblesse de leur lien fédératif nuirait au succès de leur guerre contre l’ennemi de leur indépendance ? Tous les hommes éclairés, tous les patriotes y gémissaient du peu de force du congrès général, du peu de concert des diverses républiques ; et cependant personne, durant la guerre, n’a cherché à corriger ce mal, qui en contrariait pourtant le succès : tant on craignait l’effet d’un grand changement exécuté dans des circonstances si périlleuses. Ce que la prudence des Américains n’a osé tenter, loisque les circonstances semblaient le demander, le tenterions-nous dans le moment même où elles s’y opposent avec le plus de force ?

Ainsi, l’on a dû prononcer que la France formerait une république, une et indivisible.

L’étendue de la république ne permet de proposer qu’une constitution représentative ; car celle où des délégués formeraient un vœu général, d’après les vœux particuliers exprimés dans leurs mandats, serait plus impraticable encore que celle où des députés, réduits aux fonctions de simples rédacteurs, et n’obtenant pas même une obéissance provisoire, seraient obligés de présenter toutes les lois à l’acceptation immédiate des citoyens.

Mais l’obéissance provisoire, exigée pour les lois faites par des représentants, ne doit-elle avoir contre leurs erreurs ou leurs projets d’autre remède que le prompt changement de ces représentants à des époques réglées, que les limites apposées à leur pouvoir par des lois constitutionnelles qu’ils ne peuvent changer ? Les droits des citoyens auront-ils été suffisamment respectés, si ces lois constitutionnelles, faites par les délégués du peuple, exigent une obéissance provisoire pour un temps déterminé, indépendamment de toute sanction nationale ? Suffira-t-il qu’elles soient soumises en masse à l’acceptation d’une autre assemblée de représentants du peuple, élus pour cette fonction seule ?

Ou plutôt, faut-il que pour toutes les lois il soit ouvert au peuple un moyen légal de réclamation, qui nécessite un nouvel examen de la loi ?

Faut-il que le peuple ait un moyen légal et toujours ouvert de parvenir à la réforme d’une constitution qui lui paraîtrait avoir violé ses droits ? Faut-il, enfin, qu’une constitution soit présentée à l’acceptation immédiate du peuple ?

Dans un moment où aucune loi n’a pour elle le sceau de l’expérience et l’autorité de l’habitude, où le corps législatif ne peut borner ses fonctions à quelques réformes, et au perfectionnement de détail d’un code de lois déjà cher aux citoyens ; dans un temps où cette défiance vague, cette inquiétude active, suite nécessaire d’une révolution, n’a pu encore se calmer, nous avons pensé qu’une réponse affirmative à ces dernières questions était la seule qui convînt au peuple français, la seule qu’il put vouloir entendre ; que c’était en même temps le moyen de lui conserver, dans une plus grande étendue, la jouissance de ce droit de souveraineté, dont, même sous une constitution représentative, il est utile, peut-être, qu’un exercice immédiat rappelle aux citoyens l’existence et la réalité.

Deux seules objections se présentaient. On a dit qu’un vœu commun, formé par la réunion du vœu d’assemblées isolées, n’exprime pas réellement la volonté générale de la masse des citoyens qui se sont partagés entre elles. On a dit que la réunion des citoyens en assemblées primaires pouvait causer des troubles.

En examinant la marche d’une assemblée délibérante, on voit aisément que les discussions y ont deux objets bien distincts. On y discute les principes qui doivent servir de base à la décision d’une question générale ; on examine cette question dans ses parties diverses, dans les conséquences qui résulteraient des manières différentes de la décider. Jusque-là, les opinions sont personnelles : toutes différentes entre elles, aucune, dans son entier, ne réunit la majorité des suffrages. Alors succède une nouvelle discussion ; à mesure que la question s’éclaircit, les opinions se rapprochent, se combinent entre elles : il se forme un petit nombre d’opinions plus générales, et bientôt on parvient à réduire la question agitée à un nombre plus ou moins grand de questions plus simples, clairement posées, sur lesquelles il est possible de consulter le vœu de l’assemblée ; et on aurait atteint en ce genre le point de la perfection, si ces questions étaient telles que chaque individu, en répondant oui ou non à chacune d’elles, eût vraiment émis son vœu.

La première espèce de discussion ne suppose point la réunion des hommes dans une même assemblée ; elle peut se faire aussi bien, et mieux peut-être, par l’impression que par la parole.

La seconde, au contraire, ne pourrait avoir lieu entre des hommes isolés, sans des longueurs interminables. L’une suffit aux hommes qui ne cherchent qu’à s’éclairer, qu’à se former une opinion ; l’autre ne peut être utile qu’à ceux qui sont obligés de prononcer ou de préparer une décision commune.

Enfin, quand ces deux discussions sont terminées, arrive le moment d’arrêter une résolution, et, si l’objet des questions qu’on décide par assis ou levé, par adopté ou rejeté, par oui ou par non, est fixé, il est clair que la décision est également l’expression de l’opinion de tous, soit qu’ils volent ensemble ou séparément, à haute voix ou au scrutin.

Ainsi, le premier genre de discussion n’appartient pas plus à une assemblée délibérante qu’à des hommes isolés, à une assemblée de fonctionnaires publics qu’à une société particulière.

La seconde ne peut appartenir qu’à une assemblée délibérante, ne peut convenir qu’à une assemblée unique. Il serait presque impossible, sans une discussion faite dans une assemblée instituée pour cette fonction, de préparer les décisions, de les présenter sous une forme qui admette la décision immédiate, soit de cette même assemblée, soit de toute autre.

Enfin, la décision peut être confiée à des assemblées séparées, pourvu que ces questions posées de manière à être résolues par une simple affirmation ou un simple refus d’affirmation, soient irrévocablement fixées : alors toute discussion dans ces assemblées devient superflue ; il suffit que l’on ait eu le temps d’examiner les questions dans le silence, ou de les discuter librement dans des sociétés privées. L’objection, qu’alors les citoyens n’ont pu prendre part à la totalité de la discussion, que tous n’ont pu être entendus de tous, ne peut avoir aucune force.

Il n’est point nécessaire, pour décider en connaissance de cause, d’avoir lu ou entendu, sur chaque objet, tout ce que les hommes chargés de cette même décision ont pu penser ; il n’est pas nécessaire de les avoir entendus de préférence à d’autres qui auraient pu répandre plus de lumières ; il suffit de n’avoir été privé d’aucun moyen d’instruction, et d’avoir pu les employer librement : c’est à chaque individu qu’il appartient de choisir la méthode de s’éclairer qui lui convient le plus, de proportionner l’étude qu’il est obligé de faire sur une question à ses lumières, à la force de son intelligence. Et certes, l’expérience a prouvé que les hommes qui voudraient avoir lu tout ce qui a pu être écrit sur un objet, écouter tout ce qui pourrait avoir été dit, finiraient par se rendre incapables de décider.

Mais pour former un vœu général du vœu particulier de plusieurs assemblées isolées, il est nécessaire que ce vœu tombe sur une question irrévocablement posée : et personne n’ignore à quel point la manière de poser une question peut influer sur le résultat des décisions.

L’on doit donc regarder comme illusoire le droit de décision, laissé à des assemblées séparées toutes les fois que la forme sous laquelle cette décision leur est demandée peut influer sur leur vœu, ou même le déterminer en quelque sorte. Cette méthode de décider ne doit donc pas être appliquée à toutes les espèces de questions, mais il faut la réserver pour celles où, de quelque manière qu’une proposition eût été posée, en prononçant qu’elle est acceptée ou refusée, on remplirait véritablement l’objet pour lequel la volonté de ces assemblées est interrogée. On ne doit donc y avoir recours, que pour des propositions simples et pour une suite quelconque de propositions, dans le cas où le refus d’acceptation s’étendant sur la totalité même, lorsqu’on en rejetterait seulement une partie, ce refus exprime encore le vœu que l’on a eu intention de connaître.

Maintenant, dans quelle vue, par exemple, propose-t-on à l’acceptation immédiate des citoyens un plan de constitution ? C’est afin que le peuple, n’obéissant provisoirement qu’à des pouvoirs établis par son consentement, conserve sa souveraineté tout entière ; c’est afin qu’aucun pouvoir contraire à ses droits ne puisse être établi, même momentanément ; c’est afin que ce consentement donne à ces lois l’autorité du vœu exprès de la majorité.

L’acceptation d’une constitution tout entière par la majorité des citoyens dans des assemblées séparées, dont les membres ont pu la soumettre à leur examen, exprime d’une manière certaine, qu’ils n’en croient l’établissement ni dangereux pour leur liberté, ni contraire à leurs intérêts ; qu’elle ne leur offre rien qui blesse leurs droits ; qu’elle leur paraît garantir ces droits dans toute leur intégrité, et opposer à l’ambition particulière des obstacles difficiles à éluder ou à détruire.

Le refus d’acceptation exprime, au contraire, que les citoyens ne trouvent point dans cette constitution cette garantie certaine, ou que même le plan qui leur est soumis viole leurs droits au lieu de les défendre.

Or, l’un ou l’autre de ces vœux, formé d’après l’examen même isolé du plan tout entier, exprime une opinion prise en connaissance de cause, une volonté déterminée d’après les motifs qui doivent la diriger.

Il ne suffit point, pour accepter, qu’une portion de ce plan mérite l’approbation générale, il est nécessaire que toutes les parties en paraissent dignes ; pour le rejeter, au contraire, il suffit qu’aux yeux de la majorité, quelques-unes offrent des dangers réels, et que l’approbation ne puisse s’étendre à la totalité de l’ouvrage : ce vœu peut donc être émis avec une instruction suffisante ; la forme sous laquelle il est demandé laisse une entière liberté. Le peuple n’a véritablement délégué que la fonction de rédiger la constitution, fonction qu’il ne peut exercer ; et le refus, comme l’acceptation, exprime ensuite son véritable vœu.

Dans les autres circonstances où nous proposons de consulter le peuple, suivant la même forme, nous avons eu soin de nous conformer aux mêmes principes ; il ne s’agit que de questions simples sur lesquelles la réponse est entièrement libre, et n’est point influencée par la manière de la poser, puisque cette forme n’est jamais appliquée qu’à des cas où le refus de ce qui est proposé exprime, autant que l’acceptation, le vœu que l’on a intention de connaître.

Mais si le peuple veut, dans ses assemblées séparées, exercer son droit de souveraineté, ou même la fonction d’élire, la raison exige qu’il se soumette rigoureusement à des formes antécédemment établies. En effet, chaque assemblée n’est pas souveraine ; la souveraineté ne peut appartenir qu’à l’universalité d’un peuple, et ce droit serait violé, si une fraction quelconque de ce même peuple n’agissait pas, dans l’exercice d’une fonction commune, suivant une forme absolument semblable à celle que les autres ont suivie. Dans ces fonctions générales l’individu citoyen n’appartient point à l’assemblée dont il est membre, mais au peuple dont il fait partie. La majorité de l’assemblée où il vote n’a sur lui aucun autre pouvoir que celui qui lui serait conféré par une loi.

Si une constitution acceptée déjà par le peuple, règle les formes auxquelles ces assemblées seront assujetties, chaque portion du peuple n’obéit alors qu’à la volonté de la majorité immédiate du même peuple, autorité qui doit être aussi souveraine sur chaque portion séparée que sur un seul individu.

Si, au contraire, aucune constitution n’existe encore, alors chaque portion du peuple doit se soumettre aux règles tracées par ses représentants ; mais on ne peut dire, dans aucun système, qu’il en résulte la moindre lésion du droit de souveraineté. En effet, l’uniformité dans le mode d’agir étant ici nécessaire, il l’est également de se soumettre pour le conserver à l’autorité qui remplace de plus près la volonté immédiate du souverain, tant que cette volonté immédiate n’a pu encore être recueillie.

La réunion des citoyens dans les assemblées primaires doit être considérée plutôt comme un moyen de concilier la paix avec la liberté, que comme un danger pour la tranquillité publique. Ces assemblées formées d’hommes occupés de soins paisibles, de travaux utiles, ne peuvent éprouver de troubles, si une trop longue réunion ne les réduit pas à n’être plus composées que d’hommes oisifs et dès lors dangereux, ou si, en les livrant à elles-mêmes, on ne les expose pas à se laisser égarer. Aussi n’avons-nous négligé aucun des moyens de conserver toute l’utilité naturelle de ces réunions, et d’en éloigner l’influence des partis ou de l’intrigue.

D’abord, ces assemblées où les citoyens exercent leurs droits de membres du souverain, en acceptant ou rejetant une constitution ; en répondant aux questions qui leur sont faites au nom de la représentation nationale ; en formant sur les lois des réclamations qui obligent le corps législatif à un examen réfléchi ; ces assemblées, où le citoyen qui en fait partie vote, non pour lui seul, mais pour la nation entière, sont absolument distinguées, et par leur forme et par leur distribution sur le territoire, de celles où les mêmes citoyens pourraient être appelés pour délibérer comme membres d’une des divisions territoriales. Dès lors, on ne peut s’y occuper que des questions pour lesquelles la loi prescrit de les convoquer.

Ces mêmes assemblées n’agissant point chacune pour elle-même, comme portion d’un tout, n’étant jamais convoquées que pour prononcer sur des questions déjà réduites, aucune discussion ne doit y être autorisée ; les citoyens qui les composent peuvent, à la vérité, dans l’intervalle entre la proposition d’une question et sa décision, discuter librement, dans le lieu des séances de l’assemblée, les objets qui sont soumis à leur jugement ; mais les officiers de l’assemblée n’exercent alors aucune fonction : cette discussion conserve le caractère privé qu’elle doit avoir, et ne peut, ni se mêler à la décision, ni la retarder, puisque la réunion volontaire, où elle peut s’établir, est absolument distincte de l’assemblée où la décision doit être portée.

Des réclamations partielles et spontanées, des réunions volontaires et privées, prenant à leur gré un caractère public, qu’elles ne tiennent pas de la loi, des assemblées municipales ou de section, se transforment en assemblées primaires ; voilà ce que nous avons voulu remplacer par des réclamations régulières et légales, par des assemblées convoquées au nom de la loi, et exerçant, suivant les formes légalement établies, des fonctions précises et déterminées.

Par la nature même des choses, lorsque des réclamations particulières se font entendre, lorsque le peuple agité d’inquiétudes inévitables, surtout dans la naissance d’une constitution, dans les temps voisins d’une révolution, ou forme des rassemblements, ou s’occupe de ces inquiétudes, dans des assemblées convoquées pour d’autres motifs, les représentants de la nation se trouvent placés entre deux écueils : une facilité qui, pouvant être prise pour de la faiblesse, enhardit l’intrigue et les factions, avilit les lois et corrompt l’esprit national, et une résistance qui peut conduire à des insurrections. Ces insurrections, qui peuvent être dangereuses pour la liberté, le sont toujours pour la paix, et entraînent presque nécessairement des malheurs particuliers. Si cet état d’inquiétude se conserve dans le peuple, les mouvements qui se renouvellent, opposent à cette tranquillité, si nécessaire à la prospérité publique, des obstacles sans cesse renaissants ; et, au contraire, si le peuple se lasse lui-même de ses mouvements, bientôt les autorités établies apprennent à braver ses froides et timides réclamations ; et ses pétitions tranquillement déposées sur un bureau, ne servent qu’à prouver son indifférence, et encourager le désir d’en abuser. Ces réclamations irrégulières ont encore l’inconvénient d’entretenir, parmi les citoyens, des erreurs dangereuses sur la nature de leurs droits, sur celle de la souveraineté du peuple, sur celle des divers pouvoirs établis par la loi.

Enfin, il en résulterait une inégalité réelle entre les diverses portions de la république ; en effet, et les réclamations irrégulières, et les insurrections ou les mouvements qui peuvent en être la suite, ont une force plus grande, si le lieu qui en est le théâtre est celui où résident les pouvoirs nationaux, s’il est plus voisin de cette résidence, si le foyer de l’agitation est placé dans une ville plus riche, plus importante par sa situation, par les établissements nombreux qui y ont été formés.

Alors certaines portions du territoire, parce qu’elles renferment ces villes, parce que d’autres circonstances locales donnent un intérêt plus grand de les ménager, et font craindre davantage de les aliéner, exercent, sur la république entière, une influence contraire à cette égalité entre toutes les parties d’un même tout, dont le droit de la nature, la justice, le bonheur commun, la prospérité générale, exigent si puissamment la conservation la plus scrupuleuse.

La forme de réclamation proposée par le comité paraît prévenir tous ces inconvénients.

Un seul citoyen peut proposer à son assemblée primaire, de demander qu’une loi soit soumise à un nouvel examen, d’exprimer le désir qu’il soit pourvu par une loi nouvelle à un désordre dont il est frappé. On exige seulement que cinquante autres citoyens signent avec lui, non que sa proposition est juste, mais qu’elle mérite d’être soumise à une assemblée primaire.

L’assemblée primaire a le droit de convoquer pour examiner la proposition qu’elle a elle-même admise, toutes les assemblées d’une des divisions du territoire : si le vœu de la majorité dans celles-ci s’unit au sien, alors toutes celles d’une division plus étendue sont convoquées ; et si le vœu de leur majorité est encore conforme, l’assemblée des représentants du peuple est obligée d’examiner, non la proposition en elle-même, mais seulement si elle croit devoir s’en occuper. Si elle refuse, l’universalité des assemblées primaires de la république est convoquée sur la même question, toujours celle, si un tel objet doit être pris en considération ; alors, ou le vœu de la majorité dans les assemblées primaires se déclare en faveur de l’opinion des représentants, et la proposition est rejetée, ou cette majorité exprime un vœu contraire, et l’assemblée, qui paraît dès lors avoir perdu la confiance nationale, doit être renouvelée. La nouvelle loi qui serait le fruit de la demande faite par les assemblées primaires, est sujette à la même réclamation, soumise à la même censure ; de manière que jamais, ni la volonté des représentants du peuple, ni celle d’une partie des citoyens, ne peut se soustraire à l’empire de la volonté générale.

Les mêmes règles s’observent s’il s’agit de décider qu’il convient d’appeler une convention chargée de présenter au peuple une constitution nouvelle, qui peut n’être que l’ancienne, corrigée. Mais il faut que la convention, qui sera nécessairement dirigée par l’esprit national, ait, dans tous les cas, le pouvoir de donner même un plan nouveau. Il serait absurde qu’elle ne pût que réformer ou corriger un certain nombre d’articles ; car la manière de les changer peut obligera des corrections dans un grand nombre d’autres ; et dans un ouvrage qui doit offrir un ensemble systématique, tout changement doit entraîner un examen général, afin de pouvoir accorder toutes les parties avec le nouvel élément introduit dans le système.

Si la majorité désire une convention, l’assemblée des représentants sera obligée de l’indiquer. Le refus qu’elle ferait de convoquer les assemblées primaires est donc le seul cas où le droit d’insurrection puisse être légitimement employé ; et alors le motif en serait si clair, si universellement senti ; le mouvement qui en résulterait serait si général, si irrésistible, que ce refus contraire à une loi positive, dictée par la nation même, est hors de toute vraisemblance.

Ces formes, qu’un intérêt pressant peut rendre très-promptes, assurent cependant une maturité nécessaire, et forcent à des délibérations régulières.

Les réclamations des diverses divisions du territoire auraient une égale autorité, puisqu’elles conduiraient avec une égale force, avec toute celle de la loi, à consulter l’universalité du peuple. Nul prétexte pour des mouvements, puisque ces mouvements ne pourraient se faire que d’une partie contre le tout, dont ils paraîtraient évidemment chercher à prévenir ou à rendre inutile la décision. Tout système d’intrigue qui n’embrasserait pas la république entière, ne pourrait espérer de succès.

Le corps des représentants, soumis h un renouvellement légal, ne pourrait, en cas de refus d’examiner, devenir l’objet du ressentiment ; car, ou le vœu national se déclarerait en sa faveur, ou ce corps cessant d’exister, il cesserait d’exciter des inquiétudes.

Enfin, l’exécution provisoire des lois garantit la tranquillité publique ; et si, d’un côté, la connaissance bien précise du vœu d’une majorité imposante anéantit toutes les factions, celle d’une faible majorité, en montrant le danger de ne pas y céder, suffit encore pour y rallier tous les bons citoyens, tous les vrais patriotes, pour les déterminer à s’y réunir par le sacrifice momentané du succès de leur opinion personnelle.

D’ailleurs, une déclaration des droits adoptée par le peuple, cette exposition des conditions auxquelles chaque citoyen se soumet à entrer dans l’association nationale des droits qu’il reconnaît dans tous les autres, cette limite posée par la volonté générale aux entreprises des autorités sociales, ce pacte, que chacune d’elles s’engage à maintenir à l’égard des individus, est encore un puissant bouclier pour la défense de la liberté, pour le maintien de l’égalité, et en même temps un guide sûr pour diriger les citoyens dans leurs réclamations. C’est là qu’ils peuvent voir si une loi est contraire aux obligations que la société entière contracte envers chacun d’eux ; si une loi n’est pas un des devoirs des dépositaires de la volonté commune, si la constitution actuelle offre une garantie suffisante des droits reconnus par elle ; car autant il serait dangereux que le peuple ne déléguât point la direction de ses intérêts, autant il le serait aussi qu’il abandonnât à d’autres mains la conservation de ses droits.

Après avoir ainsi exposé les garanties qui doivent assurer les droits du peuple et réglé ceux dont il a paru utile qu’il conservât l’exercice immédiat, après avoir déterminé sous quelles formes il peut les exercer, nous nous sommes occupés de l’organisation des pouvoirs qu’il doit déléguer.

Deux opinions ont jusqu’ici divisé les publicistes.

Les uns veulent qu’une action unique, limitée et réglée par la loi, donne le mouvement au système social, qu’une autorité première dirige toutes les autres, et ne puisse être arrêtée que par la loi dont la volonté générale du peuple garantit l’exécution ; contre cette autorité première, si elle tentait de s’arroger un pouvoir qu’elle n’a point reçu, si elle menaçait la liberté ou les droits des citoyens.

D’autres, au contraire, veulent que des principes d’action, indépendants entre eux, se fassent équilibre en quelque sorte, et se servent mutuellement de régulateur ; que chacun d’eux soit, contre les autres, le défenseur de la liberté générale, et, par l’intérêt de sa propre autorité, s’oppose à leurs usurpations. Mais que devient la liberté publique, si ces pouvoirs, au lieu de se combattre, se réunissent contre elle ? Que devient la tranquillité générale, si, par la disposition des esprits, la masse entière des citoyens se partage entre les divers pouvoirs, et s’agite pour ou contre chacun d’eux ?

L’expérience de tous les pays n’a-t-elle point prouvé, ou que ces machines si compliquées se brisaient par leur action même, ou qu’à côté du système que présentait la loi, il s’en formait un autre, fondé sur l’intrigue, sur la corruption, sur l’indifférence ; qu’il y avait, en quelque sorte, deux constitutions, l’une légale et publique, mais n’existant que dans le livre de la loi ; l’autre, secrète, mais réelle, fruit d’une convention tacite entre les pouvoirs établis.

Au reste, un seul motif aurait suffi pour nous décider entre ces deux systèmes. Ces constitutions, fondées sur l’équilibre des pouvoirs, supposent ou amènent l’existence de deux partis, et un des premiers besoins de la république française est de n’en connaître aucun.

Ainsi, le pouvoir de faire des lois, et celui de déterminer ces mesures d’administration générale, qui ne peuvent être confiées, sans danger, à d’autres mains qu’à celles des représentants du peuple, seront remis à une assemblée nationale, et les autres pouvoirs ne seront chargés que d’exécuter les lois et les résolutions émanées d’elle.

Les représentants du peuple se réuniront dans une seule assemblée. Sans doute si, en la partageant en deux chambres, on composait chacune d’elles de membres également élus par tous, et parmi tous les citoyens, une telle institution ne serait pas contraire à l’égalité naturelle.

Mais on sait que si, par exemple, on exige le concert de deux assemblées séparées, le vœu d’une minorité très-faible suffit pour faire rejeter, par la forme seule, ce qu’une grande majorité a réellement admis. On sait que cette institution aurait le même effet que celle où l’on exigerait, pour adopter une proposition, une pluralité relative, plus ou moins forte, mais qu’elle ne conduirait au même but que d’une manière incertaine et bizarre. Aussi, cette combinaison n’est pas l’ouvrage d’une théorie politique, née dans un siècle éclairé ; car, sans parler de quelques constitutions fondées sur le préjugé que les hommes peuvent se réunir dans une même société pour y exercer des droits inégaux, que des classes particulières peuvent prétendre à conserver une voionté indépendante de la volonté générale ; cette institution doit en général son origine à des peuples qui n’avaient pour loi que d’anciennes coutumes ; où les dépenses publiques étaient payées, soit par des revenus territoriaux, soit par des redevances perpétuelles ; où tout changement était envisagé avec la crainte qui suit toujours l’ignorance ; où l’administration presque nulle n’avait pas besoin de prendre de déterminations nouvelles : dès lors on cherchait moins un pouvoir qui pût agir, qu’un pouvoir qui empêchât de changer. Cette peur des innovations, l’un des fléaux les plus funestes au genre humain, est encore le plus fort appui de ces mêmes combinaisons, et le motif sur lequel leurs partisans insistent avec le plus de confiance. Enfin, l’inertie naturelle à ce système ne peut être vaincue, dans les mesures administratives, que par la nécessité d’agir.

Il ne peut donc convenir à la république française, où la réforme des lois subsistantes, l’établissement d’un nouveau système de législation, est un des premiers devoirs des représentants du peuple ; où tant de pertes à réparer, tant d’institutions à créer, feront longtemps sentir le besoin d’une autorité sans cesse agissante.

Le renouvellement très-fréquent des corps législatifs, les réclamations que le peuple peu ira faire contre les lois qu’il jugera contraires à sa liberté, le changement immédiat des assemblées qui refuseraient d’écouter sa voix, sont des préservatifs suffisants contre les projets d’usurpation de pouvoir, contre les systèmes destructeurs de la liberté que l’on pourrait craindre d’une seule assemblée, source unique de tous les pouvoirs sociaux.

L’emploi de ce dernier moyen oblige à distinguer les actes du corps législatif qui sont véritablement des lois, de ceux qui ne peuvent être regardés que comme des actes d’administration générale.

Les lois sont susceptibles d’une obéissance provisoire, comme elles le sont d’être abrogées ; il est de leur nature de durer jusqu’à ce qu’elles aient été révoquées par une autorité légitime ; et elles n’ont pas besoin d’être renouvelées à des époques marquées. Les actes d’administration, au contraire, n’ont qu’une exécution momentanée, ou une durée déterminée. Fixer la nature d’un impôt, établir sur quelles bases il sera réparti ou tarifé, déterminer le mode de le percevoir, sont de véritables lois ; mais déclarer quel sera le montant de cet impôt, appliquer les principes du tarif, de manière à former un tel produit, sont des actes d’administration générale.

Pour les actes de cette nature, une réclamation serait ou inutile, parce qu’elle serait tardive, ou dangereuse, parce qu’elle en suspendrait l’exécution nécessaire.

Ainsi, par exemple, la fixation de la dépense publique, la détermination de la quotité de chaque impôt nécessaire pour y subvenir, doivent être faites chaque année, mais ne peuvent donner lieu à des réclamations sans s’exposer à porter le trouble dans toute l’économie sociale. De même, si les résolutions prises pour ordonner une construction, pour former un établissement, étaient assujetties à des réclamations qui pourraient entraîner un examen nécessaire, le succès deviendrait presque impossible par l’incertitude éternelle qui serait la suite de ces réclamations. Enfin, elles tomberaient alors, non sur des droits auxquels on aurait porté atteinte, non sur des principes d’éternelle vérité, qui auraient été violés, mais sur des convenances passagères ou locales, sur des considérations d’intérêt public dont on ne peut croire raisonnablement que la masse entière des citoyens puisse être juge, sur lesquelles elle ne peut même avoir le temps de s’instruire.

Ainsi, le fréquent renouvellement du corps à qui la confiance publique a été donnée, le droit de réclamer le changement d’une mauvaise constitution, sont ici la seule garantie que l’intérêt des citoyens puisse exiger ; et cette garantie est suffisante.

Mais si le peu de durée des fonctions, si les élections fréquentes, si ces diverses réclamations réglées par la loi, sont des moyens efficaces d’assurer la liberté, on ne peut craindre qu’ils ne le soient pas assez pour mettre la prospérité publique, ou les droits individuels, à l’abri des erreurs dans lesquelles une assemblée nombreuse pourrait être entraînée par la précipitation, par la prévention, ou même par l’excès de son zèle.

On a plus d’une fois proposé, pour remédier à ce danger qui a frappé tous les esprits, de partager une assemblée unique en deux sections permanentes qui délibéreraient séparément. Dans le cas où les opinions seraient divisées, ces sections se réuniraient pour prendre une détermination finale, ou bien on obtiendrait le résultat du vœu général de la majorité, en comptant les voix, pour ou contre, dans l’une ou l’autre section. On a proposé encore d’accorder à un corps séparé le droit d’examiner les décisions de l’assemblée des représentants, et d’exposer les motifs de son refus d’adhésion dans un temps déterminé, après lequel, sur une nouvelle discussion, l’assemblée donnerait une décision définitive.

Ces moyens n’ont rien de contraire à la liberté, ni même à l’unité entière du pouvoir. Chacun d’eux présente des avantages et des inconvénients. Mais ni l’un ni l’autre n’ont paru convenir à la nation française. En effet, ces sections permanentes, ce corps d’examinateurs de lois, partageraient nécessairement les esprits, deviendraient des points de ralliement, des objets d’inquiétude pour les uns, d’enthousiasme pour les autres. Le passage rapide du despotisme à la liberté, le passage non moins rapide d’une royauté, appelée constitutionnelle, à la république, l’agitation causée par ces révolutions successives, l’esprit de défiance, suite nécessaire des erreurs et des fautes où tant d’hommes ont été entraînés, tout rend ces moyens impraticables pour nous ; car des dissentiments et des combats d’opinions entre des corps investis de l’autorité publique, ne peuvent se concilier avec la tranquillité des citoyens, si on ne suppose dans le peuple assez de calme et de confiance pour consentir à n’en être que le paisible spectateur et à ne les juger qu’avec sa raison.

Il a donc fallu chercher des moyens de forme, capables de mettre à l’abri des dangers de la précipitation, et cependant ne pas rendre impossible cette activité, cette promptitude dans les décisions, qui est quelquefois nécessaire, sans que néanmoins la loi puisse déterminer d’avance les cas où cette nécessité est réelle.

Il fallait en même temps que, dans les circonstances les plus impérieuses, ces formes préservassent encore des inconvénients d’une impétuosité trop grande ; que les délibérations, prises avec rapidité, ne le fussent cependant pas sans réflexion ; que même alors la généralité des membres de l’assemblée ne fût pas privée des moyens de former son opinion ; qu’elle pût s’éclairer sur les motifs, sur les conséquences de la détermination qui lui serait proposée.

Trois modes de former la loi ont fixé nos regards. Tous trois nous ont paru satisfaire aux conditions exigées. Dans tous trois, l’unité du corps législatif reste dans son entière intégrité. Aucune action étrangère, en se mêlant à la formation de la loi, n’y offre le moindre prétexte de faire naître des divisions, de créer des partis, ni dans le corps législatif, ni dans la nation.

Dans l’un de ces modes, ceux des actes de l’assemblée législative qui ne sont pas purement relatifs à sa police intérieure, à l’ordre de ses délibérations, sont assujettis à deux discussions : l’une a seulement pour objet d’admettre à un examen ultérieur, de rejeter ou d’ajourner un projet proposé. Le projet, une fois admis, doit être renvoyé à un bureau chargé de l’examiner et d’en rendre compte, et c’est d’après ce rapport que commence la discussion définitive.

Tout projet admis doit être imprimé et distribué avant le rapport du bureau.

Des délais sont fixés pour chacune de ces opérations ; mais l’assemblée peut les abréger, avec cette condition cependant que les délais qui séparent l’admission d’un projet de la dernière délibération, ne peuvent être réduits à moins d’une décision prise au scrutin.

Les actes porteront, dans leur intitulé, la date de leur admission, celle du rapport du bureau ; enfin, celle de la délibération au scrutin qui aurait abrégé les délais déterminés par la loi.

On voit que l’assemblée a la faculté de donner à ses délibérations toute la promptitude que les circonstances les plus extraordinaires peuvent exiger.

L’impression d’un projet, la délibération au scrutin, le rapport au bureau, seules formalités nécessaires, n’exiger ont, dans ces circonstances, qu’un espace de temps très-court ; et cependant, malgré cette promptitude, avant qu’une résolution ait été prise, chaque membre en aura lu le projet, et le bureau aura examiné s’il n’est pas en contradiction avec les lois générales, avec les résolutions précédentes.

Dans les circonstances ordinaires, l’examen et le rapport de ce bureau auront encore l’avantage de mettre plus d’unité dans le système des lois et des mesures d’administration, plus de clarté et de méthode dans la rédaction ; de prévenir l’abrogation trop fréquente des résolutions précipitées, et la multiplicité de ces interprétations, de ces incertitudes dans la marche d’un corps législatif, si nuisibles à sa dignité, si propres à diminuer la confiance du peuple.

La composition de ce bureau offrait des difficultés ; on l’a fait peu nombreux : il s’en formera tous les mois un nouveau. Chaque bureau restera chargé des rapports qui lui auront été une fois renvoyés ; et, dans toute la durée d’une assemblée, aucun membre ne pouvant être appelé deux fois à composer un bureau, chacun d’eux se trouvera toujours complet.

Dans le second mode pour la formation de la loi, l’assemblée peut également accélérer ses délibérations ; mais on ne peut se livrer à une discussion définitive avant de s’être partagé en deux grands bureaux, et avoir ouvert et fermé, dans chacun d’eux, une discussion préliminaire.

Cette discussion nécessaire s’oppose à la précipitation qui naîtrait de l’enthousiasme, et surtout à celle qui pourrait être la suite d’une combinaison formée par quelques membres ; car, la formation de ces bureaux ayant lieu à l’instant même, il est impossible de préparer d’avance les moyens de les entraîner.

Dans les cas où l’assemblée suit la marche ordinaire, ce moyen n’offre pas l’avantage de soumettre la loi à l’examen réfléchi d’un bureau peu nombreux ; mais cet avantage est remplacé par celui d’une discussion plus paisible, puisque, dans les bureaux séparés, où il ne se prend point de décision, où même on ne délibère point, elle ne peut être troublée par des propositions incidentes, par des motions d’ordre, par ces interruptions que la nécessité de pourvoira des objets pressants amène si fréquemment dans une assemblée chargée de grands intérêts et de détails multipliés.

On dira peut-être que, dans le cas où le mouvement de l’assemblée peut faire craindre trop de précipitation, on ne discutera point dans les bureaux ; mais cela suppose que la majorité, dans chacun d’eux, désire, et désire fortement une prompte décision ; et c’est une raison de croire qu’alors elle serait exigée par l’intérêt public.

Dans le troisième moyen, on exige les deux tiers des voix dans un scrutin nominal, pour prononcer l’urgence et dispenser des intervalles exigés par la loi.

Ce moyen est le plus simple de tous : on lui reprochera de substituer à la majorité simple celle des deux tiers. Mais les objections qui ont été faites contre l’usage des divers degrés de majorité, ne peuvent avoir de force que contre ceux qui proposeraient d’appliquer ce moyen à des cas où il est nécessaire d’agir, où l’on ne peut agir que d’après une décision nouvelle, et où il n’existe point de motif de préférence pour une des décisions opposées. Les lois de tous les peuples civilisés exigent plus que la simple majorité pour condamner un accusé, parce que le mal résultant de l’erreur commise en condamnant un innocent, l’emporte sur celui de se tromper en absolvant un coupable. On pourrait, avec justice, exiger aussi cette pluralité plus grande dans les affaires importantes, qu’il serait dangereux de mal décider, et dont la décision peut être différée sans des inconvénients assez graves pour balancer ce danger. On peut l’exiger encore pour les cas où les motifs qui déterminent une décision doivent, s’ils sont réels, frapper tous les esprits, parce qu’alors une faible majorité est une raison de révoquer en doute l’existence de ces motifs. On peut l’exiger, enfin, lorsqu’il s’agit d’exception à une loi générale, dont la bonté est reconnue.

Or, ces quatre conditions se réunissent ici, puisque, si l’urgence est rejetée, et que de nouvelles raisons viennent l’appuyer, rien ne s’oppose à une délibération nouvelle. Ce sont donc les inconvénients du délai d’un seul jour qu’il faut mettre en balance avec le danger de multiplier les décisions précipitées.

Observons, d’ailleurs, qu’il ne s’agit point ici de soumettre la majorité à la minorité, mais d’obéir à la volonté de la majorité de la nation, qui, dans ce cas, aurait mis cette réserve à la légitimité d’une exception à la loi générale, adoptée par elle-même.

Cette majorité n’a-t-elle pas le droit de fixer les conditions de la soumission provisoire à laquelle son vœu seul a pu assujettir l’universalité des citoyens ?

En plaçant ainsi le principe unique de l’action sociale dans une assemblée de représentants du peuple, qui ne trouverait dans les autres autorités que les exécuteurs des lois faites par elle, et les agents des mesures d’administration qu’elle aurait déterminées, nous croyons avoir saisi le moyen le plus sûr de conserver l’unité, de concilier la liberté et la paix.

Nous n’ignorons pas que des amis éclairés de la liberté n’ont envisagé qu’avec une sorte de frayeur l’institution d’un pouvoir unique, dont l’autorité, bornée seulement par des lois écrites, n’aurait d’autres limites réelles que la résistance du peuple : mais c’est qu’ils n’avaient envisagé qu’une résistance spontanée, et dirigée seulement par l’opinion du moment ; au lieu qu’ici cette résistance S’exerce sous des formes que la loi elle-même a prescrites. D’ailleurs, dans tous les systèmes, dans celui de l’équilibre, comme dans celui de l’unité d’action, on se trouve toujours conduit à cette question, aussi difficile en politique qu’en morale, du droit de résistance à une loi évidemment injuste, quoique régulièrement émanée d’un pouvoir légitime. Car, si, d’un côté, on doit alors regarder une obéissance durable comme une véritable abnégation des droits de la nature, de l’autre, on peut demander qui sera le juge de la réalité de cette injustice. Ici, ce juge, dont l’action est réglée par la loi même, est la majorité immédiate du peuple, le premier des pouvoirs politiques, au delà duquel on ne peut aller sans altérer l’intégrité du pacte social, sans replacer l’homme dans l’état de nature, où il n’existe plus d’autorité que celle des lois immuables, mais trop souvent méconnues, de la raison et de la justice universelle.

Entre le corps législatif et les citoyens, qui doivent obéir à la loi ; entre ce corps et les fonctionnaires publics, qui doivent procurer immédiatement l’exécution des lois, ou diriger, dans leur détail, les mesures d’administration générale, le maintien de l’unité d’action et de principes exige que la constitution place un conseil d’agents nationaux, chargés de surveiller l’observation et l’exécution des lois ; de disposer les détails des mesures générales d’administration, en sorte qu’elles puissent être immédiatement réalisées ; d’agir d’après ce que la volonté nationale a réglé, d’instruire les représentants du peuple des faits qui peuvent exiger des déterminations nouvelles.

Ce lien, nécessaire à l’ordre social, ne doit pas être considéré comme un véritable pouvoir. Ce conseil ne doit pas vouloir, mais il doit veiller ; il doit faire en sorte que la volonté nationale, une fois exprimée, soit exécutée avec précision, avec ordre, avec sûreté.

Il n’existait que deux moyens de conserver à ce conseil l’unité que doit avoir toute action politique.

Le premier, d’y placer un chef auquel tout aboutirait, dont la signature serait nécessaire pour toutes les opérations. Les autres membres, entre lesquels le travail serait partagé, n’agiraient qu’en concurrence avec lui ; s’ils s’accordaient, leur action serait indépendante de celle de leurs collègues ; s’ils différaient d’opinions, ou l’on donnerait la prépondérance à ce chef, ou bien le conseil prononcerait entre eux.

Le second moyen consiste à conférer au corps seul de ce conseil toutes les opérations générales, à ne donner qu’à lui l’autorité de décider, à exiger que ses membres ne puissent agir séparément qu’en vertu de ses résolutions.

Quelque soin que l’on prenne dans l’emploi du premier de ces moyens, pour éviter tout ce qui pourrait effrayer la jalousie de la liberté la plus inquiète ou la plus scrupuleuse, il retiendra nécessairement quelque simulacre des formes royales ; il présentera toujours à l’imagination l’idée d’un homme, lorsqu’il est si important de ne la frapper que de celle de la loi.

D’ailleurs, dans la nécessité de prendre des précautions contre une autorité trop grande, on serait nécessairement conduit à rendre ce moyen presque inutile à l’objet même qui aurait été le motif unique de cette institution.

Nous avons donc préféré un conseil formé d’agents égaux entre eux, et chargés chacun des détails d’une partie : toutes les résolutions générales, toutes les déterminations y seraient prises sur le rapport de celui des agents à qui l’exécution de ces résolutions devrait être ensuite confiée.

On aurait tort de craindre les lenteurs d’un conseil peu nombreux, composé d’hommes accoutumés aux affaires. Les délibérations y seraient promptes ; elles se borneraient presque toujours à adopter, avec quelques modifications, les plans présentés par celui qui serait chargé, pour chaque département, de préparer les rapports, et de rassembler les motifs qui doivent déterminer les décisions.

D’ailleurs, ce n’est point pour les résolutions générales que les lenteurs sont à craindre ; c’est pour la préparation de ces décisions et l’expédition des détails : or, l’un ou l’autre travail serait fait par un seul homme.

Ce conseil sera renouvelé chaque année par moitié, afin que, n’étant jamais composé d’hommes entièrement nouveaux pour leurs places, le fil des affaires ne puisse être interrompu, et que cependant on n’ait pas à craindre de voir s’y former cette perpétuité d’opinions et de systèmes qui s’oppose aux réformes utiles, et soumet tout à l’empire de la routine.

C’est une erreur de croire que l’unité de vues, que l’activité dépendent exclusivement de la condition d’employer un agent unique ; la raison et l’expérience montrent également que ces avantages sont attachés au petit nombre de ces agents. La difficulté de rencontrer dans un seul homme, et la force de tète nécessaire pour n’agir que d’après les mêmes principes, et une activité qui s’applique à la fois aux grands objets et aux détails, l’emporte beaucoup peut-être sur celle de trouver plusieurs hommes en qui ces qualités se trouvent réunies à un degré moindre, mais suffisant pour des fonctions plus bornées.

Ces agents doivent être essentiellement subordonnés aux dépositaires de la puissance législative, ou le principe de l’unité d’action serait violé. Ce conseil doit être la main avec laquelle les législateurs agissent, l’œil avec lequel ils puissent observer les détails de l’exécution de leurs décrets, et les résultats des effets que ces décrets ont produits.

Mais les institutions d’un peuple libre ne peuvent offrir l’image d’une dépendance servile. Si les membres du conseil sont les agents du corps législatif, ils ne doivent pas en être les créatures. Il doit avoir les moyens de les forcera l’obéissance ; il doit avoir l’autorité de réprimer leurs écarts ; mais la loi, protectrice des droits de tous, doit pouvoir se placer entre eux et lui. Ainsi, les membres du conseil ne seront point élus par le corps législatif, puisqu’ils sont les officiers du peuple, et non ceux de ses représentants.

Une destitution arbitraire eût entraîné une trop grande dépendance. Les représentants du peuple, les membres du conseil eussent été fatigués sans cesse par les intrigues d’hommes qui, avides de parvenir à ces places, auraient cherché à y multiplier les changements.

Il était dangereux cependant de ne soumettre ces fonctionnaires à aucune destitution, tant que de véritables prévarications n’appelleraient pas contre eux la sévérité des lois.

La négligence, cette incapacité qu’aucune précaution dans le mode de faire les choix ne peut prévenir, cette perte de la confiance publique, qui peut être la suite de fautes involontaires, toutes ces causes peuvent rendre funeste à la patrie l’administration d’un homme que cependant il serait injuste d’accuser comme coupable. On se trouverait entre la nécessité d’exposer la chose publique à des dangers, et celle de la sauver par des injustices, ou par ce qui en est presque toujours une, par une rigueur exagérée. Nous avons cru trouver un moyen d’éviter ces deux inconvénients, en donnant au corps législatif le droit de mettre en jugement les membres du conseil, pour des faits sur lesquels un jury national prononcerait seulement si celui qui est soumis à son jugement doit ou non être destitué. Par là, les fautes involontaires ne sont point confondues avec les crimes ; mais aussi les défauts qui les ont fait commettre cesseront de menacer la sûreté ou la prospérité publique.

Cette espèce de censure exercée, au nom du peuple, par des hommes qu’il aura élus, par des hommes à qui aucune autre fonction ne peut donner d’intérêt politique, que le sort appelle à prononcer, dont on a eu le temps de préparer les opinions, cette censure paraît avoir l’impartialité que l’intérêt et la dignité de la nation peuvent exiger.

Le corps législatif n’est chargé que des fonctions qui lui conviennent : celles de la surveillance ; et l’on écarte de lui jusqu’au soupçon même de l’abus de pouvoir, de tout ce qui peut atténuer cette intégrité de la confiance publique, premier besoin des représentants du peuple, base première de l’ordre et de la tranquillité.

Dans l’intervalle entre l’acte du corps législatif et le jugement, les membres du conseil seraient suspendus de leurs fonctions et remplacés par un de leurs suppléants tiré au sort, afin d’éviter le soupçon que l’intérêt de l’ambition d’un d’entre eux ait pu agir sur la décision de l’assemblée.

Ces premiers agents du gouvernement ont, partout et dans tous les temps, excité la défiance des amis de la liberté. L’étendue, la durée de leurs pouvoirs, l’influence qu’ils exercent sur l’individu ou sur le corps investi du pouvoir législatif ; le grand nombre de leurs partisans, suite nécessaire de celui des places lucratives et durables dont ils disposent : tels sont les motifs qui produisent et nourrissent cette défiance, et qui, en même temps, portent vers ces places l’activité de tous les ambitieux. Nous avons soigneusement écarté toutes ces causes, et ces fonctions honorables et pénibles ne pourront plus ni tenter l’ambition, ni alarmer la vertu.

Nous avons rendu la direction du trésor public absolument indépendante du conseil exécutif. Une longue et funeste expérience a prouvé que l’or, exigé des nations pour la défense de leur liberté, a trop souvent été employé pour les asservir ; que le désordre des finances a été la première origine des troubles qui ont détruit les républiques ; que la facilité d’abuser du trésor public y a été la cause de la corruption la plus active et la plus constante, et que jamais, enfin, ni les lois pénales, ni la nécessité de rendre des comptes, n’ont pu ni réprimer ni contenir l’avidité ou l’ambition des chefs du gouvernement.

Le moyen le plus sûr de prévenir ces abus, est de faire en sorte que les dépositaires des fonds publics, indépendants de ceux qui en disposent immédiatement pour le service de l’État, n’aient d’autre intérêt que de les conserver. Alors, celui qui aurait employé l’argent du peuple à des usages qui n’auraient pas été déterminés par la loi, n’aurait plus la facilité de couvrir sa témérité par des opérations financières, n’aurait plus la ressource de se servir de l’excédant d’une dépense décrétée, pour payer celle qui n’a point été ordonnée.

Cette indépendance une fois établie, le fréquent renouvellement, et des membres du conseil, et des commissaires de la trésorerie, mettrait à toute connivence un obstacle vraiment invincible ; et cette combinaison la plus simple, la plus propre à éviter toute obscurité, est la seule qui puisse offrir une sûreté réelle et durable.

C’est par ces motifs que nous avons mis les commissaires de la trésorerie au nombre des fonctionnaires nationaux placés dans la dépendance immédiate exclusive du corps législatif, et que nous les avons soumis aux mêmes lois que les membres du conseil.

Il doit en être de même des chefs de la comptabilité. Ce dernier examen, nécessaire à la régularité, à la vérification de toutes les opérations, ne peut être confié qu’à des agents investis d’une entière indépendance.

Nous avons cru qu’un petit nombre d’hommes chargés de diriger les travaux pourraient suffire, si on remettait le jugement de chaque compte à des jurés, moyen qui permet de proportionner toujours le nombre des agents au travail exigé d’eux, et qui a, de plus, l’avantage précieux d’étendre aux comptables la jouissance d’un droit accordé à tous les citoyens : celui de récusation. Par là, enfin, toute idée de corruption, tout prétexte de défiance est écarté de cet établissement.

La liste de ces jurés sera formée, chaque année, par le corps législatif. Les motifs qui peuvent proscrire toute idée de confier aux assemblées nationales l’élection des fonctionnaires publics, ne peuvent s’appliquer à cette simple formation d’une liste de jurés ; et, d’ailleurs, vu la courte durée des législatures, ces jurés ne jugeront que des comptes antérieurs à l’existence du corps législatif qui les aura désignés.

Ces autorités générales agissent sur la république entière, intéressent à la fois toutes les parties du système social ; mais dans une grande nation l’ordre public ne pourrait être maintenu s’il n’existait des autorités inférieures et partielles qui, par leur nature, ne doivent s’étendre qu’à une portion du territoire, ou à une classe particulière d’objets ; et l’établissement de ces autorités suppose qu’on ait formé d’abord la division du territoire français.

En observant de quelle manière les divers travaux de la culture, de l’industrie et du commerce, les besoins des individus, les anciennes relations politiques ont distribué les hommes sur le territoire de la république, on aperçoit des réunions d’un petit nombre de familles, que le besoin d’un secours mutuel et celui de se rapprocher de quelques ouvriers nécessaires, ont réunies en villages. De distance en distance, des causes différentes ont placé des réunions plus nombreuses, des villes qui varient de population et de grandeur ; et, de là, on s’élève par degré jusqu’à cette ville immense, longtemps la capitale d’un puissant empire, maintenant encore la résidence des pouvoirs nationaux ; célèbre, autrefois, par la réunion des lumières, l’éclat des arts, le luxe et les richesses ; plus digne de l’être aujourd’hui par son amour pour sa liberté, et par les efforts qu’elle a faits pour la recouvrer, l’assurer et la conquérir tout entière.

Cette distribution, ouvrage de la volonté libre des individus, fondée sur les dépositions des terrains, la direction des fleuves, la nature du sol, le genre des productions, et les habitudes de la vie, a répandu les hommes sur le territoire avec une extrême inégalité. Là, une lieue carrée ne contient que trois cents habitants ; ailleurs, une autre en renferme plus de cent mille ; et malgré cette excessive disproportion, il faut chercher à rétablir, par la distribution des pouvoirs sociaux, l’égalité que la justice exige ; c’est-à-dire, toute celle que la nature même des choses peut admettre.

Toute réunion de familles, dès qu’elle est isolée, semble demander qu’un agent de la loi y veille à la sûreté commune ; mais ses fonctions doivent être resserrées dans les plus étroites limites ; on ne pourrait les étendre, sans s’exposer à ne pas trouver des hommes capables de les remplir, sans enlever trop d’individus à des travaux nécessaires.

Un certain nombre de ces réunions premières, répandues sur un terrain dont les extrémités ne sont séparées que par un chemin de quelques heures, peuvent former des communes où le nombre des citoyens permette de trouver des hommes en état d’exercer des fonctions plus étendues. Ces communes deviennent alors des espèces de villes où seulement la population est plus dispersée ; il existe, entre elles et les villes d’une médiocre étendue, une sorte d’égalité de population et de richesses, et cet ordre de divisions est encore indiqué par la nature ; mais elle-même en a aussi déterminé les limites. Si la distance de l’habitation la plus éloignée du lieu ou les pouvoirs sociaux s’exercent, est trop grande pour qu’un individu, même faible, ne puisse s’y transporter commodément, y suivre une affaire, et retourner dans son domicile pendant la durée d’un jour, on excède les bornes naturelles de l’étendue d’un pouvoir dont ceux qui en dépendent éprouvent habituellement le besoin.

Mais si l’on se renferme dans ces mêmes limites, et qu’on se borne à ce second ordre de divisions, il en résulte une inégalité trop marquée de population, de richesses, d’importance, et, par conséquent, d’influence politique entre ces communes et les grandes villes.

Une correspondance immédiate entre ces communes et le conseil national deviendrait trop compliquée, ou même presque impraticable : elle serait exposée à une confusion dangereuse. Il faudrait, ou donner une grande étendue aux autorités établies dans ces communes, ce qui multiplierait le nombre des agents, et ne permettrait pas d’en trouver d’assez instruits, ou conserver au conseil exécutif et à ses bureaux une action immédiate sur un trop grand nombre d’objets ; action qui ne serait sans danger, ni pour l’expédition des affaires, ni pour ordre public, ni même pour la liberté.

En effet, alors il n’y aurait aucune activité dans l’administration, ou bien la république entière se couvrirait d’agents du conseil national ; et au lieu d’un nouvel ordre de divisions du territoire, établi par la loi, renfermant des fonctionnaires appartenant à la nation, on en aurait un qui serait arbitrairement établi, et d’après lequel la direction des affaires serait confiée à des agents immédiatement désignés par la confiance du peuple.

Ainsi, tout concourt à faire sentir la nécessité d’un troisième ordre de divisions, sans lequel les communes seules des grandes villes pourraient conserver une influence politique dont l’oppression des campagnes, et bientôt une révolution nouvelle, seraient la suite infaillible.

Tel est donc le système de divisions que nous avons cru devoir préférer.

De grandes communes, dont cependant l’étendue ne puisse être incommode aux citoyens, dont le chef-lieu leur soit facilement accessible, et là une administration municipale ; si ces communes sont formées de plusieurs réunions d’habitations, chacune de ces réunions aura un agent de police municipale, un officier de sûreté ; enfin, un certain nombre de communes formeront un département ; et, dans ce système, nous trouvons l’avantage de conserver une distribution déjà faite, à laquelle celle des membres des assemblées nationales a été déjà attachée, sur laquelle la répartition des impôts directs a été formée, où, pour la justice criminelle, pour les travaux et les établissements publics, il existe déjà des centres de réunion, où même, par l’ordre établi dans l’administration, aboutissent les fonctions distribuées entre les districts, dont cette conservation de la division en départements empêche que la suppression, d’ailleurs utile, puisse entraîner des inconvénients, même momentanés.

En conservant les administrations de départements, nous avons cru devoir, d’abord, diminuer le nombre de ceux qui les forment, afin d’éviter jusqu’à l’apparence d’une représentation départementale, si opposée à l’unité, à l’indivisibilité de la république. C’est encore dans cette vue, dans celle d’augmenter l’activité du gouvernement, d’en conserver l’unité plus entière, que nous proposons de substituer au procureur-syndic un agent choisi par le conseil exécutif, chargé de correspondre avec lui, révocable à sa volonté, mais pris nécessairement parmi les administrateurs qui ont réuni les suffrages du peuple.

Par ce moyen, c’est à un homme investi d’avance de la confiance de ses concitoyens, que le conseil exécutif peut seulement accorder la sienne. Sa place ne peut être stable, s’il ne s’attache surtout à conserver l’estime publique. Cette institution établit, entre les pouvoirs généraux et les administrations locales, un lien dont, par ces précautions, on a écarté tout soupçon de corruption ou de complaisance servile ; et ce lien était nécessaire pour contre-balancer cette pente à s’isoler, à se conduire par des principes particuliers que contracteraient trop aisément des administrations séparées et indépendantes entre elles.

Nous avons cru devoir proposer quelques changements dans l’administration de la justice.

L’autorité nécessaire aux jugements semble ne laisser que le choix de trois moyens :

L’établissement d’un grand tribunal, imposant par le nombre de ses membres ; ou une institution combinée de manière que la dignité, le crédit personnel des juges revêtus, pour un long temps, de fonctions très-étendues, suppléât à leur petit nombre ; ou, enfin, le jugement parjurés, qui reçoit de la confiance une autorité plus juste et moins dangereuse. Les principes d’égalité, d’économie, de simplicité, qui doivent présider aux institutions républicaines, écartent les deux premiers moyens. Il ne reste donc que le troisième.

Nous avons cru devoir l’adopter pour les jugements civils, même dans l’état actuel de nos lois, dont ce changement peut encore accélérer et assurer la réforme. Un seul établissement judiciaire suffira par département, en imposant aux parties l’obligation de ne se présenter devant les jurés, qu’après s’être soumises à la décision d’arbitres qu’elles auraient choisis. Ce recours à l’équité, à la sagesse des hommes impartiaux, serait indiqué, par la nature même, à des individus qu’aucun lien social n’unirait entre eux, et la société a droit d’exiger que ce moyen ait été épuisé avant d’interposer, entre des intérêts purement privés, la sévère autorité de la loi.

Cette institution n’est pas nouvelle : établie dans la république d’Athènes, elle y a subsisté longtemps.

Le jury est choisi par les intéressés eux-mêmes. Ainsi, tant que le passage, encore récent, des institutions monarchiques aux institutions républicaines, exigera de confier la décision à des hommes pour qui nos anciennes lois et nos anciennes formes ne soient pas étrangères, les parties pourront choisir librement les jurés dans cette classe.

Par la même raison, les tribunaux particuliers pour le commerce deviennent inutiles, car les parties pourront elles-mêmes choisir les jurés parmi des commerçants.

Tout ce que la justice de paix offre d’utile est soigneusement conservé.

Les arbitres librement choisis, les jurés désignés par les parties, tendent, comme cette justice, à écarter des contestations malheureusement inévitables, ces haines opiniâtres auxquelles l’esprit de famille donne quelquefois une hérédité funeste. Or, si ces haines, nées des intérêts personnels, se multiplient, elles enveniment et dénaturent les divisions que produit nécessairement la lutte des opinions politiques. Ces partis de familles ont détruit de petites républiques ; mais dans les grandes, ils peuvent devenir une source de crimes, et y corrompre l’esprit public.

L’institution des jurés est dégradée et pervertie, si le droit d’en former la liste est confié à un officier public, quels que soient son titre ou ses fonctions ; car dès lors il devient l’arbitre de la vie ou de la fortune des citoyens : et s’il est le chef ou l’instrument d’un parti, ce parti, dès cet instant même, exerce une véritable tyrannie. La liste des jurés sera donc formée par le peuple lui-même, dans chaque assemblée primaire, en proportion du nombre des citoyens ; chacun désignerait un juré, et la simple pluralité déterminerait le choix. Ce n’est pas là, sans doute, une véritable élection ; mais aussi la formation de la liste des jurés ne doit pas en être une. Ils ne doivent pas appartenir à la majorité seule, parce que la majorité, toute puissante, comme interprète de la volonté générale, ne peut, d’après les lois universelles de la justice, étendre son pouvoir sur le droit individuel d’un citoyen. Par la forme que nous adoptons, la totalité d’un jury ne peut, dans aucun cas, appartenir à un parti, ou même à une opinion politique ; et par l’imperfection apparente du mode d’élire, nous assurons encore cette impartialité, qui forme le caractère distinctif et sacré de cette institution salutaire.

Si l’indépendance absolue des fonctions judiciaires est le bouclier le plus impénétrable de la liberté, puisqu’elle garantit la vie et les biens des citoyens contre les atteintes de tous les pouvoirs qui pourraient affecter la tyrannie, on doit également mettre la liberté à l’abri des dangers auxquels ceux qui exercent les fonctions judiciaires l’exposeraient, si les dépositaires des autres pouvoirs pouvaient, à raison de l’exercice de leurs fonctions, être appelés en jugement, soit par un citoyen, soit par un accusateur public. La même considération peut s’étendre aux délits qui sont censés attaquer directement la liberté du peuple ou la sûreté de l’État. Ainsi, l’on ne peut mettre en jugement, pour ces deux classes de crimes, que sur un acte du corps législatif, et pour les fonctionnaires municipaux, sur un acte de l’administration du département.

La conservation de l’unité de la république demande, non-seulement cette même précaution, mais même exige encore que ces crimes soient soumis à un jury national ; autrement, celui qui aurait trahi la république, pour servir le caprice d’une de ses portions, resterait impuni, et celui qui aurait préféré l’intérêt de l’État entier à celui du lieu de sa naissance, serait exposé à une condamnation injuste. Autrement, lorsque ces intérêts seraient contraires, en apparence, tout fonctionnaire public se trouverait placé entre la crainte de la loi et celle de ses juges.

Le jury national serait formé d’hommes choisis par les citoyens, dans chaque département ; mais les fonctions de juges seraient remplies par ceux d’un département, ou déterminé par la loi, ou choisi par le sort ; ainsi, sans altérer en rien l’impartialité, on éviterait l’appareil et la dépense d’un grand tribunal.

La justice due aux citoyens, la conservation d’une jurisprudence uniforme, le danger de voir s’introduire, dans les départements, des usages différents, et s’altérer, par là, l’entière unité de la république, obligent de soumettre les jugements à une révision qui puisse répondre qu’ils ont été conformes à la loi, et qui détruise ceux dans lesquels les juges l’auraient bravée. Mais on ne peut attribuer cette fonction à un tribunal sédentaire, sans rendre cette institution onéreuse à ceux des citoyens qui sont éloignés du lieu où il a été fixé. Cette révision sera donc confiée à des censeurs, qui siégeront successivement dans les départements,

La peine de mort est abolie pour les délits particuliers. Cet acte de respect pour la vie des hommes, cet hommage aux sentiments d’humanité, qu’il est si important de consacrer chez une nation libre, a paru devoir jouir de l’espèce d’irrévocabilité attachée aux lois constitutionnelles. Mais si, pour les crimes qui attaquent directement la sûreté de l’État, la tranquillité nationale, la liberté ou la souveraineté du peuple, la prospérité publique, il est nécessaire de conserver encore cette peine, il doit l’être également que chaque assemblée législative, juge naturel des intérêts nationaux, puisse étendre ou resserrer une rigueur qui ne peut être légitimée, aux yeux de la nature et de la raison, que par sa nécessité absolue.

Par là, du moins, cette peine irréparable, que ne peut prononcer sans frémir tout homme qui a réfléchi sur l’incertitude des jugements humains, ou qui a osé examiner les limites du droit des sociétés sur les individus, cette peine sera totalement étrangère à la loi commune ; elle ne se présentera plus à l’esprit des citoyens que comme un sacrifice douloureux, mais nécessaire, exigé rigoureusement pour la sûreté publique, justifié par le droit de la défense naturelle. Du moins, dans les temps paisibles, ces spectacles sanglants ne mettront plus d’obstacle à cette douceur dans les mœurs, à ce respect pour ses semblables, à cette habitude des sentiments fraternels, sans laquelle l’amour de la liberté, s’il conserve son énergie, fait souvent gémir la nature par de honteux et cruels égarements.

Après avoir ainsi exposé l’organisation et la forme des pouvoirs qui forment le système constitutionnel, nous devons les considérer dans leur élément et dans leur formation.

En qui la constitution reconnaîtra-t-elle la faculté d’exercer les droits politiques que les hommes ont reçus de la nature, et qui, comme tous les autres, dérivent essentiellement de leur qualité d’êtres sensibles, susceptibles d’idées morales, et capables de raisonner ?

Les publicistes se sont partagés, sur cette question, entre deux opinions opposées. Les uns ont regardé l’exercice des droits politiques comme une sorte de fonction publique pour laquelle on pouvait exiger des conditions appuyées sur l’utilité commune. Ils ont cru qu’on pouvait confier exclusivement à une portion de citoyens, l’exercice des droits de tous, pourvu que cette portion n’eût aucun intérêt, ne pût avoir aucun motif d’en abuser, et surtout dans le cas où l’on aurait lieu de croire qu’elle les exercerait mieux pour l’intérêt général de la société. Ils ont pensé qu’il n’y aurait pas de véritable injustice dans cette distinction, si ces hommes privilégiés ne pouvaient faire de lois pour eux seuls, surtout si l’exclusion établie par la loi pouvait, en quelque sorte, être regardée comme volontaire par la facilité à s’y soustraire.

D’autres ont pensé, au confiante, que les droits politiques devaient appartenir à tous les individus, avec une entière égalité, et que si l’on pouvait légitimement en soumettre l’exercice à des conditions, c’était seulement à celles qui seraient nécessaires pour constater que tel homme appartient à telle nation, et non à telle autre ; et dans le cas où tous les citoyens ne peuvent voter dans un même lieu, pour déterminer à quelle assemblée chaque individu doit appartenir.

Jusqu’ici, tous les peuples libres ont suivi la première opinion ; la constitution de 1791 s’y était aussi conformée, mais la seconde nous a paru plus conforme à la raison, à la justice, et même à une politique vraiment éclairée. Nous n’avons pas cru qu’il fût légitime de sacrifier un droit naturel, avoué par la raison la plus simple, à des considérations dont la réalité est au moins incertaine. Nous avons senti qu’il fallait, ou se borner à des distinctions insignifiantes et sans objet réel, ou donner à ces exclusions une étendue à laquelle un peuple ami de l’égalité, généreux et juste, ne s’avilirait pas à consentir.

Nous n’avons pas cru qu’il fût possible, chez une nation éclairée sur ces droits, de proposer à la moitié des citoyens d’en abdiquer une partie, ni qu’il fût utile à la tranquillité publique de séparer un peuple activement occupé des intérêts politiques, en deux portions, dont l’une serait tout, et l’autre rien, en vertu de la loi, malgré le vœu de la nature, qui, en les faisant des hommes, a voulu qu’ils restassent tous égaux.

Dans les temps anciens, les nations étaient un composé de familles auxquelles on supposait une origine commune, ou qui du moins remontaient à une réunion première. Les droits politiques étaient héréditaires, et c’était par une adoption légale qu’elles s’affiliaient à de nouvelles familles. Maintenant, c’est par le territoire que les nations se distinguent, et ce sont les habitants de ce territoire qui sont essentiellement les membres de chaque association.

On a prétendu que les droits politiques devaient appartenir aux seuls propriétaires des terres. Mais en observant l’ordre actuel des sociétés, on ne peut appuyer cette opinion que sur un seul motif ; on peut dire qu’eux seuls existent sur le territoire d’une manière indépendante, et ne peuvent en être exclus par la volonté arbitraire d’autrui. Or, en admettant ce motif, on voit d’abord qu’il s’élève avec une force égale en faveur de ceux qui, par une convention, ont acquis le droit d’exister aussi sur le territoire, d’une manière indépendante, pour un temps déterminé ; et si on admet cette conséquence, on voit la force de ce motif s’affaiblir peu à peu, et les limites du temps pendant lequel on exigerait que devrait durer ce décret de résidence, ne pouvoir être fixées que d’une manière incertaine et purement arbitraire. On verrait même bientôt celles où s’arrête cette espèce d’indépendance n’être plus assez marquées pour servir de base à une distinction aussi importante que celle de la jouissance ou de la privation des droits politiques.

La dépendance, qui ne permet pas de croire qu’un individu obéisse à sa volonté propre, pourrait sans doute être un motif légitime d’exclusion ; mais nous n’avons pas cru qu’il fut possible de supposer l’existence d’une telle dépendance sous une constitution vraiment libre, et chez un peuple où l’amour de l’égalité est le caractère distinctif de l’esprit public. Les relations sociales qui supposeraient une telle humiliation, ne peuvent subsister parmi nous, et doivent prendre bientôt une autre forme. Enfin, puisque le code entier de nos lois consacre l’égalité civile, ne vaut-il pas mieux que l’égalité politique y règne aussi tout entière, et serve à faire disparaître ce qui reste de cette dépendance, au lieu de la consacrer, en quelque sorte, dans nos lois nouvelles ?

D’autres considérations ont achevé de nous déterminer : telle est la difficulté de fixer les limites où, dans la chaîne des dépendances qu’entraîne l’ordre social, commence celle qui rend un individu de l’espèce humaine incapable d’exercer ses droits ; telle est la crainte de rendre plus dangereuse la dépendance de quelques classes d’hommes qui échapperaient à l’exclusion, celle de donner, pour l’avenir, un prétexte à des exclusions nouvelles ; celle enfin de séparer un grand nombre d’individus de l’intérêt social, de les rendre indifférents, ou même ennemis d’une liberté qu’ils ne devraient point partager. Ainsi, nous avons cru que l’intérêt public, d’accord avec la justice, nous permettait de ne souiller, par aucune tache d’inégalité, le système de nos lois, et, pour la première fois sur la terre, de conserver dans les institutions d’un grand peuple toute l’égalité de la nature.

Dans les États peu étendus, la sûreté publique peut obliger à resserrer, par des conditions plus sévères, l’exercice des droits politiques. On y peut craindre que des étrangers qui, en s’établissant sur le territoire, partageraient ces droits, n’exerçassent une influence dangereuse, qu’ils ne voulussent jouer le rôle de citoyens pour faire réussir des projets contraires à l’intérêt de la nation qui les aurait admis à un partage égal des avantages sociaux ; et plus des peuples voisins diffèrent d’opinions, de mœurs, de principes, plus cette crainte serait fondée. Mais elle devient nulle pour un territoire tel que celui de la France, surtout dans ce système si sage d’une république unique, déjà unanimement adopté par la Convention nationale. Ainsi, tout homme âgé de vingt et un ans, étant né en France, ou déclarant l’intention d’y fixer son séjour, est admis, après un an d’habitation sur le territoire, à jouir de tous les droits de citoyen français, et trois mois de résidence antérieure lui donneront la faculté de les exercer dans les lieux où il aura fixé sa demeure. Une absence de six années, qui n’aura point pour cause un service public, assujettira, pour exercer de nouveau les droits de citoyen, à une résidence antérieure de six mois.

Nous avons cru devoir borner l’austérité de la loi à ces simples précautions de police, nécessaires pour ne pas rendre arbitraire l’admission au droit de citoyen, pour ne pas l’exposer à des contestations, pour l’assujettir à des principes uniformes dans toute l’étendue de la république.

Tout citoyen sera éligible pour toutes les places que confère l’élection du peuple. On exige seulement l’âge de vingt-cinq ans ; cet intervalle entre l’admission à l’exercice des droits politiques er l’éligibilité pour les fonctions publiques, donne le temps nécessaire pour juger les nouveaux citoyens, pour observer leur conduite et reconnaître leurs principes.

Le jeune homme dont l’éducation individuelle et théorique est terminée, jouit des droits personnels qu’il tient de la nature ; alors une sorte d’éducation politique commence pour lui, et l’exercice même de ces premiers droits fait partie de cette seconde éducation.

Soit que l’on considère le droit dans ceux qui élisent et qui doivent l’exercer librement, soit qu’on le considère dans ceux qui peuvent être élus et qui doivent avoir celui de prétendre également aux mêmes avantages, on ne peut, sans porter atteinte à l’égalité politique, établir aucune condition d’éligibilité, à moins qu’elle ne soit évidemment utile.

Sans doute que pour les élections qui ne sont faites que par une portion du peuple, la majorité du peuple entier, et par conséquent la loi qui en exprime le vœu, peut dire à cette portion : Ce n’est pas pour vous seuls, c’est pour tous que vous élisez, et l’intérêt public exige que vos choix soient assujettis à certaines conditions. Sans doute, la majorité peut dire également au plus petit nombre : Nous avons tous le droit de choisir librement, et parmi tous les citoyens ; mais nous voulons n’élire que parmi ceux qui réunissent certaines conditions, et nous avons droit de n’admettre qu’une forme d’élections qui nous permette de remplir ce vœu ; nous avons donc celui de faire une loi qui, en exigeant ces mêmes conditions, nous dispense d’établir cette forme qui deviendrait embarrassante pour vous-mêmes.

Mais le droit de la majorité, considéré d’après les principes de la justice, n’est pas celui d’avoir une volonté arbitraire ; elle ne peut gêner la minorité pour satisfaire un simple caprice, et toute restriction prononcée par la majorité même, ne peut être légitimée que par une utilité évidente. Maintenant, quelles conditions d’éligibilité pourrait-on exiger d’après ce principe ? Seraient-elles relatives à l’âge ? Mais, soit que le grand nombre suive le torrent des opinions établies, soit qu’il obéisse à la raison, la jeunesse ne sera point préférée. Elle peut être l’âge du génie, celui de l’enthousiasme pour la vertu ; mais elle n’est le temps, ni des véritables lumières, ni des vertus épurées par la raison. On préférera quelquefois un homme dont la jeunesse annonce des talents, à celui dont la maturité n’a montré que des facultés médiocres, mais non au citoyen dont le mérite supérieur a reçu le sceau de l’expérience, et acquis l’autorité de la renommée.

Ces conditions auront-elles pour base la richesse ? Mais comme nous ne pouvons avoir ni la sottise, ni la bassesse de croire que les hommes riches soient phis inaccessibles aux vices et à la corruption que les pauvres, le seul motif d’une telle loi serait l’utilité de fixer les choix sur les hommes en qui une instruction première, plus étendue, doit faire supposer plus de lumières. Il faudrait donc exiger une assez grande fortune. Ainsi, toutes les conditions de cette espèce, ou sont illusoires, ou conduisent à une véritable oligarchie.

Exigera-t-on, pour certaines places, la preuve d’avoir suivi telles ou telles études, d’avoir satisfait à des examens ? Mais ces conditions, presque toujours éludées, ont l’inconvénient de créer des pouvoirs étrangers à l’ordre général de la société ; de donner à quelques hommes, à quelques classes de citoyens, une influence contraire à l’égalité.

On pourrait exiger encore qu’une fonction regardée comme plus importante ne pût être confiée qu’à ceux qui en auraient déjà rempli de plus faciles ; ne rendre éligibles, par exemple, pour la représentation nationale, que ceux qui auraient obtenu des places dans l’administration d’un département ; n’appeler à celle-ci que les citoyens qui ont exercé des fonctions municipales.

Mais ces conditions ont un inconvénient grave : les hommes seraient distingués dans l’ordre politique, non-seulement par les fonctions qu’ils occupent, distinction qui est dans les choses mêmes, mais par les fonctions qu’ils ont occupées, ce qui deviendrait une véritable distinction personnelle, les citoyens admissibles à divers ordres de places formeraient des classes diverses, se coaliseraient bientôt dans l’intention générale de se resserrer, dans celle de ne laisser entrer dans leur classe que les hommes qui conviennent à leur orgueil ou à leurs projets. Il est même aisé de prévoir qu’à la longue on verrait naître une sorte d’hérédité ; les fils des éligibles, pour telle place, trouveraient des facilités pour le devenir eux-mêmes, tandis que mille petits moyens seraient employés pour en repousser les hommes nouveaux.

La pente vers l’hérédité politique est aussi réelle dans la nature, que l’établissement de cette hérédité est un outrage à ses droits ; et cette observation, confirmée par l’histoire de tous les peuples, ne permet pas de regarder comme indifférentes pour la liberté, les institutions qui favoriseraient, même indirectement, cette pente funeste.

Nous nous sommes donc déterminés à n’établir aucune condition d’éligibilité ; nous proposons aux citoyens de conserver tout entière la liberté de leurs choix, et nous les avons crus dignes d’avoir sans danger cette confiance pour eux-mêmes.

Le mode et la forme des élections sont une partie essentielle des lois constitutionnelles ; car, un corps législatif qui pourrait les changer à son gré aurait également le pouvoir de dénaturer la constitution elle-même, de la rendre impraticable s’il voulait la renverser, de se perpétuer malgré elle s’il voulait exercer la tyrannie.

La première question qui se présentait à résoudre, était celle de la possibilité des élections immédiates, de l’utilité de les substituer à celles qui ont été faites, depuis 1790, par des corps électoraux.

Sous l’ancienne constitution, les corps département aires devaient nécessairement devenir un appui pour le pouvoir royal, et servir à le défendre contre l’assemblée des représentants du peuple. La nature de leurs fonctions devait leur donner un penchant même involontaire pour tout ce qui pouvait augmenter la force du gouvernement, pour tout ce qui paraissait tendre à maintenir la tranquillité, à conserver les choses établies.

D’un autre côté, les électeurs choisis par les citoyens devaient se regarder comme leurs représentants les plus immédiats, voir, en quelque sorte, leur ouvrage dans les députés qu’ils avaient choisis, chercher à devenir dans l’ordre politique quelque chose de plus que de simples électeurs ; mais ils devaient en même temps se réunir au parti populaire des assemblées nationales, et les aider à combattre les usurpations des autres pouvoirs. Sous ce point de vue, ils pouvaient paraître un contre-poids utile pour la liberté, quoique dangereux pour la paix, la tranquillité générale, et même pour l’unité de l’empire.

Mais, puisque la république a remplacé le système incohérent et servile du royalisme limité, lorsque tout doit faire désirer qu’un corps unique, principe de toute l’action sociale, conserve l’unité dans toute sa force, les corps électoraux ne pourraient plus exercer leur influence que contre l’assemblée des représentants de la nation entière ; ils deviendraient, contre cette assemblée et contre les agents nationaux, l’appui des administrations particulières. Leur conservation menacerait sans cesse l’indivisibilité de la république, et donnerait une force dangereuse à tout parti qui voudrait transformer la France en une ligue de républiques confédérées, puisque chaque département offrirait alors une sorte de représentation particulière, qu’il suffirait de rassembler et de mettre en activité pour y créer un centre de pouvoir isolé et indépendant.

Il suffisait donc d’être assuré de la possibilité de se passer des corps électoraux, pour s’empresser de rendre aux citoyens le droit d’élection immédiate qui leur avait été enlevé.

En examinant les diverses formes d’élection qui peuvent être établies, on trouvera qu’elles ne peuvent conduire à faire connaître ceux que la majorité regarde comme les plus dignes d’une place, si le nombre des candidats n’a d’abord été limité par une déclaration de la majorité, que c’est entre ceux-là seuls qu’elle a cru devoir renfermer son choix, parce qu’elle les considère comme seuls capables d’exercer les fonctions d’une telle place ; et pour remplir même imparfaitement cette première condition, il serait nécessaire que chaque électeur désignât, en nombre indéfini, ceux qu’il croit dignes de la place, et que la totalité prononçât sur la capacité de tous ceux qui auraient été présentés, même par un seul. On ne pourrait se dispenser de ce premier jugement sans s’imposer la loi de regarder comme candidats tous ceux que même un seul électeur voudrait désigner. Il faudrait ensuite que chaque électeur prononçât son vœu complet par un jugement comparatif entre tous les candidats pris deux à deux, et que du résultat du vœu de la majorité sur chacun de ces jugements comparatifs, on pût déduire le résultat de son vœu général. Encore faut-il observer que souvent ce vœu ne serait pas tel qu’on le demande, qu’il n’indiquerait pas toujours ceux que la majorité préfère ; car il peut arriver que cette préférence n’existe pas réellement.

Si on songea la longueur et aux inconvénients de cette première déclaration sur la capacité des candidats, à la difficulté pour les électeurs de former, entre un grand nombre de candidats, une liste par ordre de mérite, au temps qu’il faudrait employer pour tirer de ces listes le vœu de chacun sur tous les candidats, comparés deux à deux, au travail nécessaire pour en déduire un résultat général, on verra que cette méthode, qui peut encore ne conduire qu’à connaître ceux qu’une pluralité relative, et non la majorité, juge les plus dignes, est impraticable même pour une assemblée électorale, la supposât-on composée presque entière d’hommes éclairés et sans passion.

Maintenant, puisque la seule méthode qui tend à faire choisir ceux que la majorité a déclarés les plus dignes, ne peut être employée, puisque les autres méthodes peuvent conduire seulement à faire connaître ceux qu’une majorité plus grande juge très-dignes de la place, nous avons dû choisir, parmi ces méthodes, la plus praticable, la plus simple, la moins sujette à être influencée par les partis et par l’intrigue, celle enfin par laquelle on pouvait le plus sûrement arriver au seul but auquel il soit possible d’aspirer.

Dans celle que nous avons préférée, le vœu de chaque assemblée primaire est porté au chef-lieu du département, pour y former le vœu général des citoyens du département, et le vœu des citoyens de chaque département, porté au lieu où réside le corps législatif, peut y former ensuite le vœu commun des citoyens de la république entière.

Quel que soit le nombre des places à remplir pour une seule et même fonction, chaque citoyen n’aura que deux fois à émettre son vœu, l’une pour former une liste de candidats dont le nombre est fixé, l’autre pour terminer l’élection.

Dans ce premier vœu, il inscrira un nombre déterminé de noms.

Par exemple, s’il s’agit d’élire dans un département les députés à l’Assemblée nationale, chaque citoyen inscrira un nombre de noms égal à celui des députés. La liste des candidats, qui seront en nombre triple, sera formée de ceux qui auront obtenu le plus de voix, et c’est entre ces candidats seuls qu’il faudra choisir.

Ainsi, le nombre des députés étant dix, les trente citoyens qui auront le plus de voix par ce premier vœu, formeront seuls la liste des candidats.

Pour former le second vœu, chaque citoyen nommera d’abord, parmi les candidats, ceux qu’il juge les plus dignes, en nombre égal à celui des places, et ensuite ceux qu’il croit aussi les plus dignes après ces premiers, en nombre encore égal à celui des places.

Ainsi, par exemple, si le nombre des places est dix, chaque citoyen nommera d’abord les dix plus dignes entre les trente candidats, et ensuite les dix plus dignes entre les vingt qui restent.

On formera d’abord le résultat de ces premières voix, et ceux qui auront obtenu la majorité absolue, ou, si leur nombre surpasse celui des places, ceux qui auront obtenu une majorité plus grande seront élus.

Si, par le résultat des premières voix, la totalité des places n’est pas remplie, alors on aura égard aux secondes, et, d’après le résultat général, ceux qui auront obtenu une majorité plus grande seront élus.

Car, dans cette forme d’élection, il y a nécessairement un nombre de candidats égal au moins à celui des places qui, lorsqu’on réunit les deux listes, obtiennent la majorité absolue. Ainsi, supposons que le nombre des places soit toujours dix, on aura égard d’abord aux dix premières voix, et le nombre des électeurs étant 1000, par exemple, comme ils y auront énoncé ou écrit 10,000 noms, on voit que 19 candidats peuvent avoir obtenu plus de 501 suffrages, et qu’ainsi ces premières voix seules peuvent terminer l’élection, et même donner lieu à préférer, entre ceux qui ont la majorité absolue, les candidats qui ont obtenu le plus de voix.

Mais aussi il est possible qu’aucun n’obtienne la majorité, puisqu’il peut arriver que de 30 candidats, les uns n’obtiennent que 334 voix, et les autres, 333.

Alors, on aurait recours aux secondes voix, à la liste subsidiaire ; et comme chaque électeur a énoncé 20 noms, la masse entière sera 20,000 dans la même hypothèse ; supposons donc que 9 personnes aient réuni l’unanimité, qu’elles emportent 9,000 voix, on voit que les 11,000 voix restantes ne peuvent se partager entre les 21 candidats restants, sans que l’un d’eux au moins ait eu plus de 500 voix, et obtenu la majorité absolue.

Ce mode d’élire n’exige des citoyens que des opérations très-courtes, très-peu compliquées, pour lesquelles on peut encore leur offrir des facilités, en écartant tout ce qui pourrait embarrasser les hommes les plus simples.

Toute la longueur des opérations tombe sur ceux qui sont chargés de former les résultats, soit du vœu des individus, soit de celui des assemblées séparées ; et il existe encore des moyens d’abréger et de faciliter ce travail.

Si ensuite on examine la méthode en elle-même, on trouvera qu’en admettant une liste nécessaire de candidats triple du nombre des places, on réduit très-peu la limite réelle de l’élection. Presque aucun de ceux vers lesquels le vœu des citoyens aurait pu se porter, n’en sera exclu.

Il est possible que la liste des candidats ne renferme pas un nombre suffisant de noms, parce que le vœu des citoyens se sera réuni dans un petit nombre d’individus ; dans ce cas, qui ne se présentera jamais, malgré cette possibilité physique, on aurait, pour terminer l’élection, des moyens simples et conformes à l’esprit de la méthode.

Dans l’émission des premières voix pour l’élection définitive, le vœu de chaque citoyen s’exprime de la manière la plus naturelle, la plus simple, la plus complète. En effet, l’idée de faire nommer par des vœux successifs des hommes à qui l’on destine des places absolument égales, est absurde en elle-même, parce que, sous l’apparence de conduire à nommer le premier, celui que la majorité préfère à tous les autres, ce qui dans ce cas n’a aucun but utile, elle trompe sur ce résultat même, écarte de celui qu’on doit chercher, en ne faisant point tomber le choix sur les hommes qui, dans l’opinion de la majorité, doivent être appelés à remplir une de ces places. Cette même méthode, non-seulement ne s’oppose pas aux brigues, mais les rend en quelque sorte nécessaires, et livre au hasard les élections qu’elle ne soumet pas à l’influence des partis.

Dans celle que l’on propose ici, ceux qui obtiendraient la place par les premières voix, sont nécessairement jugés par la majorité plus dignes d’en occuper une, que les autres candidats.

Dans les circonstances, au contraire, où l’on sera obligé de recourir à la liste subsidiaire, le vœu de la plus grande majorité indiquera encore ceux que cette majorité a préférés. Son vœu ne sera point aussi prononcé en leur faveur, il le sera seulement plus qu’en faveur d’aucun autre ; mais on l’aura obtenu tel qu’il est dans la réalité ; et que gagnerait-on à forcer de le prononcer davantage en apparence, à paraître avoir obtenu un vœu qui n’existe pas ?

Les suppléants seraient pris d’abord parmi ceux qui, ayant eu la majorité dans les premières voix, auraient été exclus par une majorité plus grande ; et si on a recours, pour la totalité ou pour une partie d’entre eux, à la liste subsidiaire, ils seraient élus alors même à la simple pluralité.

Au reste, ce cas serait très-rare, et l’inconvénient qui en résulterait quelquefois pour les derniers suppléants, est plus que compensé parla facilité de terminer l’élection par un seul vœu et par un mode de votation aussi prompt que simple.

Les élections se formant ainsi dans les assemblées séparées, seront bien moins exposées à l’intrigue. Il lui serait presque impossible d’empêcher un homme d’un mérite réel d’être placé sur la liste des candidats, si les suffrages doivent naturellement l’y appeler. Il serait également difficile à une cabale d’empêcher la majorité de se réunir en faveur d’un homme supérieur, ou de la séduire pour un sujet vraiment indigne.

Examinons ensuite cette forme d’élection dans l’hypothèse de deux partis qui divisent les citoyens. En effet, une méthode d’élection qui deviendrait alors vicieuse, ne peut être admise dans une bonne constitution ; car s’il est possible d’en écarter les partis politiques, il ne l’est pas d’empêcher les partis d’opinion de s’y former et de s’y perpétuer.

Or, dans cette hypothèse, la méthode que nous proposons offre, au contraire, des avantages très-réels. D’abord le parti le plus nombreux doit nécessairement placer dans la liste des candidats un nombre des hommes qui lui conviennent, au moins égal à celui que le parti opposé pourrait y introduire ; mais le premier pourra difficilement s’emparer de la liste entière. Cette liste n’offrira donc point le spectacle, toujours affligeant, de la puissance d’un parti. Ensuite, dans l’élection même, il suffira, pour assurer la prépondérance du parti le plus nombreux, qu’il ait obtenu sur la liste un nombre de noms égal à celui des places : il aura donc nécessairement l’avantage, sans avoir besoin d’employer aucun de ces moyens corrupteurs ou contraires à la tranquillité publique, dont l’usage, longtemps continué dans un pays, finit par y égarer l’esprit public et y mettre la liberté en péril.

Il arrivera tout au plus qu’une portion des places sera donnée aux hommes des deux partis, qui, par leur caractère ou leur sagesse, ont obtenu l’estime ou l’indulgence du parti contraire ; c’est-à-dire, à ceux qui, pouvant tenir entre eux une balance utile, empêchent les querelles de parti de dégénérer en divisions funestes.

En un mot, cette forme d’élection étant au parti le moins nombreux l’espoir de réussir par la séduction ou par le bruit, donnant au parti contraire une assurance du succès qui le dispense de se servir de ses forces, les élections seront nécessairement encore paisibles, même quand les citoyens seront divisés. Elles serviront à indiquer la puissance des partis, mais elles ne seront point leur ouvrage.

Les députés formant le corps législatif sont élus dans chaque département, et le nombre en est fixé d’après la population seule. C’est encore un hommage rendu à l’égalité. La disposition qui donnait trois députés à chaque département, tandis qu’un tiers du total était distribué à raison des contributions, corrigeait sans doute l’avantage que cette dernière combinaison offrait aux départements plus riches. Mais nous avons mieux aimé n’introduire aucune inégalité, que d’en avoir une à compenser.

L’idée de faire choisir le conseil national par l’universalité des citoyens devient très-praticable, en suivant cette méthode d’élire, modifiée seulement par la nécessité d’avoir une liste de candidats proportionnellement plus nombreuse, lorsqu’il s’agit d’une place unique, et par celle de pouvoir nommer à la fois plusieurs suppléants pour chaque place.

Or, il nous a paru très-important que ces premiers agents des pouvoirs nationaux fussent choisis par les citoyens eux-mêmes, que la renommée seule présidât à ce choix, que la brigue en fût écartée, et qu’enfin, comme on y aurait été exposé si l’assemblée des représentants du peuple ou un corps unique eût été chargé de cette élection, ces places ne parussent plus réservées presque uniquement aux habitants d’une seule cité. Il est bon que les hommes dont un des premiers devoirs est de resserrer l’union intime de toutes les parties de la République appartiennent également à toutes. Il est bon que les hommes qui traitent des intérêts de la patrie avec les nations étrangères, se montrent à elles, investis de la confiance immédiate de la majorité des citoyens.

La votation à haute voix ne peut être admise dans les assemblées primaires, sans y jeter du désordre et de la confusion. D’ailleurs l’inconvénient de donner à ceux qui votent les premiers, une sorte d’influence sur la voix de ceux qui les suivent, suffirait pour faire rejeter ce mode d’élire. Il suppose de plus une assemblée permanente pendant toute la durée de la votation, ce qui serait imposer aux citoyens une gêne inutile.

Mais le scrutin écrit n’est pas nécessairement un scrutin secret : le nom de chaque citoyen peut être attaché à son vœu écrit, et l’on peut lire ces noms en formant le dépouillement des scrutins.

Nous proposons que le scrutin soit accompagné du nom des volants, dans le vœu qui sert à former la liste des candidats. Il nous a paru qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce que chacun répondît de cette partie de son choix à l’opinion publique. Mais nous avons pensé en même temps que l’on ne devait point connaître les noms des votants dans le scrutin d’élection. Dans le premier, qui est une simple indication, il ne peut être dangereux pour la chose publique, que les votants placent quelques noms d’après des considérations personnelles. En ne lisant les noms qu’après que l’élection est terminée, elle n’est point influencée par les murmures, les signes de désapprobation que certains noms peuvent exciter ; et la publicité de ce premier vœu peut être utile aux mœurs nationales, sans nuire à la tranquillité des individus, sans donner trop de pouvoir à l’intrigue.

D’ailleurs, un vœu de présentation renfermant l’opinion des citoyens sur les meilleurs choix à faire, il peut être bon que celle des hommes qui ont mérité la confiance ne reste pas inconnue ; il peut être utile que ceux qui ne connaissent pas assez par eux-mêmes les hommes dignes des places, puissent se diriger d’après le jugement avoué et public de citoyens dont ils respectent la probité et les lumières : et c’est une raison de plus pour préférer le scrutin écrit et signé au vote à voix haute, dans lequel chaque citoyen ne connaît le vœu que des membres de la même assemblée.

Le second vœu, au contraire, est un vœu de préférence, et, par cette raison seule, il est bon de le soustraire à toute espèce d’influence, de le rendre indépendant et de l’opinion publique et des engagements qu’on a pu prendre par faiblesse, de faire en sorte qu’il soit l’expression la plus libre de la volonté de ceux qui le forment.

La simplicité des formes d’élection a permis de les renouveler fréquemment.

L’utilité de conserver les mêmes principes d’administration, de suivre avec constance les mesures une fois adoptées, doit céder au danger d’user la confiance des citoyens ; et dans une nation vraiment libre, c’est dans les principes mêmes du peuple qu’il faut chercher la base de cette constance si nécessaire. Et quels sont les principes du peuple français ? C’est l’amour de la liberté, commun à toutes les nations que l’esclavage n’a pas avilies, et l’amour de l’égalité, qui forme en quelque sorte son caractère particulier ; c’est le respect pour les droits des hommes, consacrés dans une déclaration où le citoyen apprend à connaître ce qu’il a droit d’attendre de tous, ce que tous ont droit d’exiger de lui : or, ces principes bien connus, bien développés, suffisent pour donner à toutes les lois, à tous les actes d’administration, cette constance qu’on attendrait en vain de la longue durée de quelques fonctions.

En établissant ce renouvellement fréquent, nous avons cru ne devoir mettre aucune borne à la rééligibilité. Ces limites pouvaient être utiles lorsque les choix étaient confiés à des corps électoraux ; mais dès qu’ils le sont aux citoyens eux-mêmes, une liberté illimitée est, sinon une conséquence de la souveraineté nationale, du moins un hommage que la loi doit rendre à la majesté du peuple, une marque de confiance dont son courage pour la défense de la liberté l’a rendu digne : les précautions jalouses seraient un outrage à son zèle pour le maintien de ses droits.

Cette rééligibilité est d’ailleurs utile pour contrebalancer les inconvénients d’une grande mobilité dans les places : ces deux institutions paraissent liées entre elles et ne devoir jamais être séparées.

Le renouvellement par moitié du conseil exécutif et des directoires de départements, et l’obligation qui leur est imposée de prendre en corps toutes leurs décisions, corrige encore les dangers de cette mobilité si nécessaire, puisqu’il serait dangereux que la durée des places excédât celle de la confiance, seul pouvoir réel dans les constitutions vraiment libres : et c’est pour avoir cherché à en établir d’autres, que tant de constitutions, malgré leurs formes républicaines, n’ont offert qu’une apparence de liberté, et n’ont jamais pu obtenir qu’une existence orageuse et passagère.

Dans les relations extérieures, aucune négociation ne peut être même commencée, aucune convention, même préliminaire, ne peut être provisoirement exécutée que par la volonté expresse de l’Assemblée nationale, assujettie seulement à recevoir du conseil exécutif la connaissance officielle des faits qu’il peut seul lui donner. Ainsi, ce conseil ne pourra employer son pouvoir à l’extérieur pour franchir les bornes étroites où celui qu’il exerce dans l’intérieur est resserré, et nous avons encore évité ce danger, auquel la liberté a été exposée dans d’autres constitutions, auquel même elle a si souvent succombé.

La guerre ne peut être prononcée par le corps législatif qu’en vertu d’une délibération prise par un scrutin signé : une résolution qui soumet à la fois plus d’un peuple à des calamités nécessaires, doit soumettre ceux qui l’ont provoquée ou consentie au jugement de l’opinion de leurs contemporains, à celui de la postérité.

Mais ce n’est pas tout d’avoir établi sur les principes de l’égalité les formes d’une constitution, d’avoir organisé les pouvoirs d’une manière qui assure la liberté et la paix, d’avoir prévenu les projets de l’ambition et de l’esprit de parti, par de fréquents renouvellements, par des élections immédiates que leur forme met à l’abri de la brigue, d’avoir offert au peuple des moyens paisibles de réclamer contre les lois qui blessent ses droits ou ses opinions, d’avoir réglé le mode suivant lequel il pourra se donner une constitution nouvelle si la première lui paraît menacer sa liberté : il fallait encore que les assemblées nationales, plus à portée que les citoyens de sentir les vices de la constitution, de prévoir les abus auxquels elle peut conduire, eussent le droit d’exposer aux citoyens ses défauts ou ses dangers, et de leur demander s’ils veulent qu’une convention nationale s’occupe des moyens de corriger les uns et de prévenir les autres, il restait enfin à prévenir le peuple contre les dangers de cette indifférence profonde qui souvent succède aux révolutions, contre l’effet de ces abus lents et secrets, qui à la longue dépravent les institutions roumaines, enfin contre les vices qui doivent corrompre la constitution la mieux combinée, lorsque, restant la même, les hommes pour qui elle a été faite ont changé par les progrès mêmes des lumières et de la civilisation.

Nous avons donc cru devoir établir dans la constitution un mode de la soumettre à une réforme, indépendamment de la demande du peuple, et à une époque déterminée.

Sans doute, le moment d’une telle réforme serait celui d’une commotion intérieure, si tout à coup on voyait s’élever un corps de représentants, revêtus des pouvoirs réunis de faire des lois et de présenter un plan de constitution, puisque cette accumulation d’autorité lui donnerait l’idée de se mettre d’avance au-dessus de cette constitution qu’il va changer.

Mais on évitera cet inconvénient en laissant tous les pouvoirs subsister sous leur forme ancienne, jusqu’au moment où la constitution nouvelle aurait été acceptée, en chargeant du soin de la rédiger et de la présenter au peuple, une assemblée moins nombreuse, tenant nécessairement ses séances dans une autre résidence, élue pour cette seule fonction, et n’en pouvant exercer aucune autre. Des limites ainsi posées ne peuvent être transgressées. La fonction purement théorique d’examiner une constitution, de la réformer, pour la présenter à une acceptation avant laquelle cette constitution n’est encore qu’un ouvrage de philosophie, n’a rien de commun, rien qui puisse se confondre avec la fonction active de faire des lois de détail provisoirement obligatoires, et de prendre des mesures d’administration géniales, immédiatement exécutées.

Si la constitution d’un peuple a pour principe l’équilibre de pouvoirs vicieux qui se combattent ou se coalisent entre eux ; si elle donne à diverses classes de citoyens des prérogatives qui doivent se balancer mutuellement ; si elle établit des pouvoirs longtemps confiés aux mêmes hommes ; si elle crée des corps perpétuels, sans doule l’approche de l’examen de cette constitution sera un moment de trouble, parce que ces divers intérêts créés par elle se feront une guerre active et implacable.

Mais il n’en est pas de même d’une constitution qui a pour base l’unité d’action, le renouvellement fréquent de tous les fonctionnaires par des élections immédiates, et l’égalité la plus entière entre les hommes. Il ne peut être question, dans la confection d’une constitution nouvelle, que de changement dans les formes, de perfectionnement dans l’organisation des assemblées ou des conseils chargés de fonctions publiques, dans la méthode d’en élire les membres, dans le mode suivant lequel ces autorités doivent agir. Quel si grand intérêt pourrait alors produire des troubles ? et tous ceux qui pourraient les désirer ou les tenter ne sont-ils pas contenus par ce principe sacré d’une égalité entière, seule base d’une liberté durable, principe gravé dans le cœur de tous les hommes, et qui, conduisant de lui-même à des conséquences claires et à la poitée de tous les espiits, ne peut être impunément violé dès qu’une fois il a été reconnu et mis en pratique.

Nous nous sommes bornés, dans ce rapport, à exposer les principes généraux qui nous ont guidés, et les motifs des dispositions les plus importantes.

Une constitution, d’après le sens naturel de ce mot, devrait renfermer toutes les lois qui concernent l’établissement, la formation, l’organisation, les fonctions, le mode d’agir, les limites de tous les pouvoirs sociaux.

Mais du moment où l’on attache aux lois renfermées dans la constitution une irrévocabilité qui leur est propre ; du moment où elles ne peuvent être changées, comme les autres lois, par un pouvoir toujours subsistant dans la société, il devient nécessaire de n’y renfermer, parmi les lois relatives au système social, que celles dont l’irrévocabilité ne nuirait pas à la marche de ce système, ne forcerait pas à convoquer trop souvent un pouvoir extraordinaire.

En même temps il faut que les changements qui dépendent de la volonté d’un corps législatif unique, ne puissent lui permettre d’envahir le pouvoir, de corrompre l’esprit même de la constitution, en paraissant ne changer que des formes indifférentes. Ce défaut, dans une constitution où le peuple a des moyens légaux d’en obtenir la réforme, conduirait également à des convocations trop fréquentes de conventions nationales.

Tout ce qui tient au corps législatif, aux limites des pouvoirs, aux élections, aux dispositions nécessaires pour garantir les droits des citoyens, doit donc être développé avec le plus grand détail, et déterminé de manière à ne pas laisser craindre que l’action sociale éprouve des lenteurs, des embarras, ou des secousses.

Une constitution expressément adoptée par les citoyens, et renfermant des moyens réguliers de la corriger et de la changer, est le seul moyen de soumettre à un ordre régulier et durable une société dont les membres, éclairés sur leurs droits, et jaloux de les conserver, viennent de les recouvrer, et ont pu craindre de les reperdre encore.

Devant ces salutaires dispositions doivent également disparaître l’enthousiasme et la défiance exagérée, la fureur des partis et la crainte des factions, la pusillanimité, pour qui toute agitation est la dissolution de l’État, et l’inquiétude qui soupçonne la tyrannie dès qu’elle aperçoit l’ordre ou la paix.

Dans toute grande société qui éprouve une révolution, les hommes se partagent en deux classes : les uns, s’occupant avec activité des affaires publiques, par intérêt ou par patriotisme, se montrent dans toutes les disputes d’opinion, se distribuent dans toutes les factions, se divisent entre les partis : on les croirait la nation entière, tandis que souvent ils n’en sont qu’une faible portion.

Les autres, livrés à leurs travaux, retenus dans leurs occupations personnelles, par la nécessité ou l’amour du repos, aiment leur pays sans chercher à le gouverner, et servent la patrie sans vouloir y faire dominer leur opinion ou leur parti ; forcés ou de se partager entre des factions, de donner leur confiance à des chefs d’opinion, ou de se réduire à l’inaction et au silence, ils ont besoin qu’une constitution leur montre d’une manière certaine quel est leur intérêt et leur devoir, afin qu’ils puissent apprendre sans peine vers quel but ils doivent réunir leurs efforts ; et dès qu’une fois leur masse imposante s’est dirigée vers ce but commun, la portion active des citoyens cesse de paraître le peuple entier ; dès lors les individus ne sont plus rien, et la nation seule existe.

Ainsi, l’on doit s’attendre que tous ceux dont la vanité, l’ambition ou l’avidité ont besoin de troubles, tous ceux qui craignent que l’établissement d’un ordre paisible ne les replonge dans la foule où l’estime publique ne les suivrait pas, tous ceux qui peuvent être quelque chose dans un parti, et ne peuvent rien être dans une nation, on doit s’attendre que tous ces hommes uniront leurs efforts pour retarder, pour troubler, pour empêcher peut-être l’établissement d’une constitution nouvelle. Ils seront secondés par ceux qui regrettent quelque portion de ce que la révolution a détruit, qui disent que la formation d’une république, fondée sur l’égalité, est impossible, parce qu’ils craignent de la voir s’établir, et par ces hommes plus coupables encore, qui ont calculé que la longue durée de nos divisions pouvait seule donner à nos ennemis étrangers des succès funestes à la liberté.

Ainsi, les intrigants de toutes les bannières, les aristocrates de tous les degrés, les conspirateurs de tous les ordres n’auront contre l’établissement d’une constitution nouvelle, qu’une même volonté, emploieront les mêmes moyens, parleront le même langage. S’ils ne peuvent attaquer une disposition trop évidemment utile ou sage, ils chercheront des intentions secrètes à ceux qui l’auront proposée ou défendue ; car il est plus facile de faire naître un soupçon, que de détruire un raisonnement ; et il faut moins de talents encore pour trouver une calomnie que pour arranger un sophisme.

Mais la Convention détruira ces honteuses espérances : elle se hâtera de présenter au peuple une constitution digne d’elle et de lui ; elle saura démêler les pièges dont on s’empressera de semer sa route.

Les citoyens, qui tous sentent la nécessité d’avoir enfin des lois fixes, s’uniront à elle : ils n’ignorent pas que la gloire de la Convention, que le sort du reste de la vie des hommes qui la composent, est attaché au succès de ce grand acte de la volonté nationale. C’est par là que la nation, que l’Europe, que la postérité jugera nos intentions et notre conduite. Cette idée soutiendra la confiance du peuple, et il prononcera d’après sa raison seule, sur le plan que votre sagesse doit soumettre à son autorité souveraine.

Quant à nous, nous vous présentons notre travail avec la confiance d’hommes qui ont cherché ce qui était juste, ce qui était utile, sans passions, sans préventions, sans esprit de parti, sans aucun retour d’intérêt ou de vanité, mais avec cette défiance de nous-mêmes que devaient nous inspirer et la difficulté d’un tel ouvrage, et toutes celles dont les circonstances actuelles ont pu l’environner.

La souveraineté du peuple, l’égalité entre les hommes, l’unité de la république, tels sont les principes qui, toujours présents à notre pensée, nous ont guidés dans le choix des combinaisons que nous avons adoptées ; et nous avons cru que la constitution la meilleure en elle-même, la plus conforme à l’esprit actuel de la nation, serait celle où ces principes seront le plus respectés.

Français, nous vous devons la vérité entière. Vainement une constitution simple et bien combinée, acceptée par vous, assurerait vos droits : vous ne connaîtrez ni la paix ni le bonheur, ni même la liberté, si la soumission à ces lois que le peuple se sera données, n’est pour chaque citoyen le premier de ses devoirs ; si ce respect scrupuleux pour la loi, qui caractérise les peuples libres, ne s’étend pas à celles même dont l’intérêt public ferait solliciter la réforme ; si, chargés de choisir les dépositaires de toutes les autorités, vous cédez aux murmures de la calomnie, au lieu d’écouter la voix de la renommée ; si une défiance injuste condamne les vertus et les talents à la retraite et au silence ; si vous croyez les accusateurs au lieu de juger les accusations ; si vous préférez la médiocrité qu’épargne l’envie, au mérite qu’elle se plait à persécuter ; si vous jugez les hommes d’après des sentiments qu’il est si facile de feindre, et non d’après une conduite qu’il est difficile de soutenir ; si enfin, par une coupable indifférence, les citoyens n’exercent pas avec tranquillité, avec zèle, avec dignité, les fonctions importantes que la loi leur a réservées. Ori seraient la liberté et l’égalité, si la loi qui règle les droits communs à tous n’était également respectée ? et quelle paix, quel bonheur pourrait espérer un peuple dont l’imprudence et l’incurie abandonneraient ses intérêts à des hommes incapables ou corrompus ! Quelques défauts au contraire que renferme une constitution, si elle offre des moyens de la réformer, à un peuple ami des lois, à des citoyens occupés des intérêts, dociles à la voix de la raison, bientôt ces défauts seront réparés, avant même qu’ils aient pu nuire : ainsi, la nature qui a voulu que chaque peuple fût l’arbitre de ses lois, l’a rendu également l’arbitre de sa prospérité et de son bonheur.


  1. En supposant à une surface égale à celle de la France une figure circulaire, celle de toutes où la distance la plus grande, entre deux points du contour, est la plus petite possible, cette distance serait encore de plus de cent quatre-vingts lieues ; et en France elle n’est guère que d’environ deux cent quarante lieues.