Platon et son Oeuvre à propos de l'ouvrage anglais de M. Grote

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Platon et son Oeuvre à propos de l'ouvrage anglais de M. Grote
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 43-77).
PLATON

Plato and the other companions of Sokrates, by G. Grote; Londres 1867.

Il n’y a pas longtemps encore que Platon n’était qu’un des plus grands écrivains de l’antiquité, le plus grand peut-être. Son talent faisait tort à sa philosophie. On doutait que le fond pût être égal à cette forme accomplie, et l’on ne cherchait guère à s’assurer de ce qu’il pouvait valoir. On admirait Platon sans y réfléchir. Le XVIIe siècle, qui l’aimait, n’en citait que de beaux traits de morale, quelques idées ingénieuses et deux ou trois fictions qui lui semblaient de la poésie. Dans l’âge suivant, on cessa de le lire comme de l’aimer, et, en lui accordant sur parole de l’imagination et du style, on conclut aisément qu’il n’avait pas autre chose, et que la sagesse moderne ne pouvait rien apprendre de lui. Il en était là au commencement de ce siècle. Dans nos lycées, on en parlait plus aux élèves de rhétorique qu’aux étudians de philosophie. Je me souviens que mon cher et savant maître, M. Leclerc, en me faisant expliquer l’Ion et le Lysis, n’y cherchait que des modèles littéraires et négligeait en souriant tout le reste. À cette époque, il semblait aspirer surtout au renom d’helléniste, et, tout en essayant les voies diverses où devaient le conduire la sagacité de son esprit et sa rare érudition, il avait fait de Platon l’objet d’une étude spéciale. Il en résulta un livre[1], une sorte de chrestomathie platonienne qui renfermait, avec des documens biographiques et des notes instructives, une traduction de morceaux choisis selon son goût et son admiration. Le texte était excellent; la traduction, très soignée, visait à prêter aux pensées de l’Athénien la parure d’une diction toute française. L’auteur avait tenu à ce que Platon fût éloquent et rien de plus. De belles et saines idées ornées d’un élégant et noble style, c’était là l’important. De métaphysique, pas un mot ; vrai hors-d’œuvre qui n’avait besoin d’être ni étudié laborieusement ni exactement rendu. Le docte interprète était un peu dédaigneusement sceptique à l’endroit de la métaphysique.

Depuis lors les choses ont bien changé. Ce n’est pas que nous ayons cessé d’admirer dans Platon un talent incomparable, et, pour mon compte, s’il fallait citer entre toutes les littératures le chef-d’œuvre de l’art de composer et d’écrire, je ne serais pas éloigné de nommer le Banquet. Il est bien vrai que cet ouvrage contient des choses qu’une grande habitude du génie de la Grèce ne rend encore qu’à peine tolérables; mais Racine, qui avait commencé à le traduire de compte à demi avec une abbesse de Fontevrault, nous apprend que l’illustre dame n’était pas arrêtée par là, et ces étrangetés mêmes amènent des effets dramatiques qui concourent à la beauté de l’ensemble. Aujourd’hui cependant on écarte les traits qui choquent et même ceux qu’on admire pour considérer de préférence, pour pénétrer les théories épurées de l’amour que nous enseignent les divers convives en se surpassant successivement les uns les autres par la subtilité et l’élévation. C’est que le platonisme est à présent ce qui nous intéresse le plus dans Platon. Nous nous inquiétons plus de ce qu’il a voulu dire que de la manière dont il l’a dit. M. Cousin est venu, et la philosophie ancienne a repris pour ainsi dire sa place dans l’esprit humain, et en tête de toute la philosophie ancienne celle du fondateur de l’Académie. C’est peut-être le plus grand service que M. Cousin ait rendu à la science et à la pensée, et toute son école, excitée et formée par lui à retourner vers les monumens de la sagesse antique, y a cherché moins les traces de l’art que celles de la vérité, qui peut être retrouvée tout à la fois par l’étude directe de la nature des choses et par l’histoire des efforts que les hommes ont faits pour la découvrir. Ce retour au passé, cet emploi de l’érudition et de la critique en vue des systèmes encore plus que des textes, rentrait particulièrement dans l’esprit éminemment historique de notre époque, et il a produit des ouvrages d’une haute valeur qui, entre autres noms, rappellent ceux de MM. Jules Simon, Lévêque, Paul Janet, Vacherot, B. Saint-Hilaire et Ravaisson. Il ne s’en faut pas de beaucoup que toute l’antiquité philosophique nous soit bien connue, et que M. Brandis lui-même ait désormais peu de chose à nous apprendre.

Pour Platon, M. Cousin a commencé. Il était temps; croirait-on qu’en 1776, c’est le grand helléniste Wyttenbach qui nous l’apprend, l’érudition avait tellement négligé les œuvres de Platon qu’il n’en existait que six éditions, dont la plus récente datait de 1606? « car, ajoute le même savant, peu le lisent, très peu le comprennent, quoique beaucoup en parlent. » C’est donc M. Cousin qui a entrepris de le faire lire et comprendre parmi nous. Non content de l’avoir remis en honneur dans ses cours, il s’est proposé, voilà plus de quarante ans, de faire pour la France ce que Schleiermacher avait tenté pour l’Allemagne (1804), une traduction complète. Ce grand ouvrage, quoique, pour l’avoir interrompu souvent, il n’ait pu lui donner tout le fini qu’il espérait, il y a peu d’années encore, lui rendre par un nouveau travail, a parfaitement atteint son but. Il a réhabilité Platon tout entier, il l’a rendu plus accessible, il a fourni aux lecteurs sérieux plus de facilités pour l’étudier et pour comprendre les recherches et les appréciations ultérieures dont il devait être l’objet. Quand le premier volume, qui est sans doute un des plus achevés, parut, il produisit un grand effet. Ce fut comme une révélation. Depuis lors, de studieux critiques, des juges excellens se sont mis à l’œuvre, et le platonisme analysé, commenté, reproduit, est devenu une doctrine aussi aisément abordable à tous que peut l’être celle de Descartes ou de Leibniz.

Elle ne pouvait être l’objet d’une curiosité aussi soutenue et aussi féconde en Angleterre. Platon a traité souvent l’expérience et les phénomènes changeans qu’elle observe avec un dédain trop superbe pour que la patrie de Bacon soit partiale ou même facilement juste à son égard. Il n’y a pas de sympathie naturelle entre les esprits spéculatifs, enclins à l’idéalisme, et les esprits pratiques, qui ne s’élèvent aux plus hautes sciences que pour mieux s’emparer des réalités. On peut sans doute citer d’honorables exceptions. Coleridge se croyait bon platonicien. Toutefois, de toutes les exceptions, la plus remarquable est la plus récente.

A la vérité, on ne peut guère appeler M. Grote un platonicien; mais il connaît Platon, il l’admire beaucoup et il lui a élevé un véritable monument. Tout le monde sait au moins le titre de son Histoire de la Grèce ; c’est un grand et important ouvrage, un ouvrage original. L’auteur, pour l’écrire, s’est prescrit de tout lire, j’entends tout ce qui a été écrit en grec sur la Grèce. Ayant tout lu, il a tout su, et, sachant tout, il a tout dit. Par un contraste assez piquant, malgré son commerce intime avec la langue et le génie du plus artiste des peuples, il s’est peut-être trop détaché, en racontant son histoire, des exemples et des leçons de l’art. Sa narration ou plutôt son exposition est exacte et complète, rien n’y manque pour l’instruction, ni les faits, ni le jugement des faits; mais la proportion des parties, l’intérêt, le mouvement du récit, laissent à désirer. On pourrait demander plus d’ordre et plus de rapidité; cependant l’ouvrage, on peut le dire, n’en aura pas moins renouvelé l’histoire du peuple hellénique. M. Grote a porté dans ce travail des opinions fortement démocratiques, et nous ne le lui reprochons pas. La Grèce, surtout Athènes, est la gloire de la démocratie, quoique son exemple puisse médiocrement servir à nos démocraties modernes ; mais peut-être les opinions philosophiques du savant historien semblaient-elles dès le premier abord le préparer moins heureusement à l’exposition et à l’examen de la philosophie athénienne. Il n’en a pourtant pas jugé ainsi, et avec sa résolution ordinaire, avec sa consciencieuse habitude d’embrasser tout son sujet, de remonter à toutes les sources pour redescendre à tous les détails, il a entrepris un vaste travail sur les écoles grecques. Il a commencé par Platon, il continuera par Aristote.

Nous sommes donc, grâce à lui, en présence de trois forts volumes sous ce titre : Platon et les autres disciples de Socrate[2]. Ils contiennent d’abord deux chapitres sur la philosophie spéculative en Grèce avant Socrate, une vie de Platon, un travail sur le nombre, l’authenticité, l’ordre chronologique, le caractère général de ses ouvrages; puis, commençant par l’Apologie de Socrate, l’auteur les prend l’un après l’autre, les analyse, les apprécie, et, au terme de cette revue complète, qui ne comprend pas moins de trente et un chapitres, il en consacre deux aux autres disciples du même maître, dont le plus célèbre est Xénophon. La partie essentielle consiste dans les analyses. Elles sont, bien entendu, toutes faites sur le texte. Elles sont très développées, généralement fidèles, assez souvent littérales, et fréquemment interrompues ou suivies de remarques critiques, toujours de notes substantielles qui indiquent une connaissance rare de tout ce que l’Allemagne a publié sur Platon et une certaine familiarité avec les systèmes et les questions philosophiques. Trois volumes, chacun d’environ six cents pages et d’une impression serrée, c’est assez, on en conviendra, pour bien connaître Platon ; mais je ne sais si l’on n’aurait pas plus tôt fait de lire Platon lui-même.

Je ne veux pourtant pas dire qu’on fût assuré de le connaître aussi bien. A moins d’en faire l’objet ordinaire de ses études favorites, nul ne peut aisément se rendre compte d’une doctrine philosophique lue dans les originaux, s’il n’y est comme introduit par un guide qui lui en explique l’origine, la direction, le rôle et quelquefois la juste signification. Lorsque surtout cette doctrine est celle de Platon, les formes variées qu’elle affecte, l’indécision, l’inconsistance apparente ou réelle de certaines opinions qu’il semble avancer ou retirer tour à tour, les fantaisies ou les artifices d’un esprit libre, mobile et d’un talent qui se joue à travers les plus graves méditations, peuvent donner le change au lecteur sur la pensée du philosophe, ou lui imposer de bien attentives recherches pour la retrouver et la saisir. Nous ne pouvons donc que savoir gré à M. Grote d’avoir entrepris de représenter à tous et surtout à ses compatriotes l’œuvre entière de Platon comme il la comprend, et d’en traduire les diverses parties dans un langage qui en facilite l’intelligence et l’appréciation. Il resterait à savoir s’il l’a toujours vue et montrée sous son vrai jour, et si c’est à la balance de ses opinions personnelles que le platonisme devrait être pesé.

Je n’insinue pas qu’il ait échoué dans son entreprise, bien au contraire; mais enfin M. Grote est baconien, je devrais ajouter, s’il me le permet, qu’il est positiviste. On ne saurait dire que ce fût là précisément ce qu’il faut être pour s’identifier avec l’esprit du platonisme. Cependant, outre qu’un philosophe, s’appelât-il Platon, doit se résigner à être jugé par tout le monde, il peut être aussi instructif qu’il est piquant de voir l’idéalisme soumis au contrôle d’une doctrine qu’il récuserait comme un vulgaire empirisme, et je m’empresse d’ajouter que l’esprit éclairé, exact et pénétrant de M. Grote, que sa scrupuleuse sincérité, que sa connaissance profonde de l’antiquité, qu’enfin sa sympathie générale pour l’art et le génie de l’Attique, en font le plus équitable et le plus intelligent des adversaires, et l’ont plutôt entraîné quelquefois à attirer Platon à lui qu’à le repousser comme un séducteur dangereux.

Adoptant une idée qui a souvent guidé M. Cousin dans l’histoire de la philosophie, je dirai même que, s’il est vrai que tout système tende à ne considérer qu’un côté de la vérité, toute appréciation critique, étant elle-même systématique, incline à ne voir qu’un côté du système. Il pouvait donc être fort à propos que, venu d’un autre point de l’horizon philosophique, un interprète, un juge nouveau sût tempérer la tendance du platonisme cartésien de notre école à se faire un Platon tout à son image et à le confisquer tout entier à son profit.

Ce serait une longue tâche, ce serait tout un livre, que la justification de cette première idée par l’examen des principaux ouvrages de Platon ou des principaux points de sa doctrine, tels qu’ils sont entendus et discutés par M. Grote. Nous recommandons ce travail à de plus compétens. Bornons-nous à quelques réflexions générales sur la difficulté de se former une idée juste et complète de cette célèbre philosophie. Indiquons quelques-uns des moyens qu’on a pris pour y réussir et des résultats qu’on a cru obtenir; enfin montrons à l’occasion ce qu’il faut penser d’une ou deux théories qu’elle contient. Dans ce travail, nous ne pourrons suivre pas à pas M. Grote, ni même exposer toutes ses vues; mais nous nous en servirons souvent, prêt à reconnaître qu’on ne peut désormais rien traiter de ce qui concerne Platon et ses doctrines sans avoir préalablement pris l’avis de son nouvel interprète.


I.

Le temps nous a conservé trente-cinq ouvrages de Platon et treize lettres ; je ne compte pas quelques vers qui ne sont pourtant pas sans prix. On y joint d’ordinaire huit ou dix écrits qui n’ont jamais été tenus pour authentiques. Ceux qui étaient regardés comme tels deux cents ans après Platon sont précisément les mêmes qui nous sont restés, et c’est un motif sérieux d’en maintenir l’authenticité, quoique celle de quelques-uns ait été de temps en temps contestée. Elle ne l’a été avec suite, avec insistance, que depuis que la critique allemande s’est avisée d’y penser. Schleiermacher, Ast, Socher, Hermann, Stallbaum et d’autres se sont pour des raisons diverses, mais avec une égale hardiesse, évertués à faire des vides dans l’œuvre de Platon, et rarement l’esprit de système s’est donné aussi librement carrière pour contredire le témoignage à peu près constant de l’antiquité. M. Grote, qui connaît à merveille toutes ces élucubrations de l’érudition germanique, les expose et les discute avec une parfaite clarté, et conclut en faveur de la canonicité du catalogue admis par la plupart des critiques anciens et très probablement par les bibliothécaires d’Alexandrie. Nous sommes plus enclin à nous ranger du côté de sa prudence qu’à suivre la témérité des Allemands.

Sur quel fondement en effet s’appuyer pour reprendre ou disputer à un auteur des ouvrages qui lui ont été généralement attribués ? A défaut de témoignages nouveaux et certains qui après tant de siècles ne sauraient se produire, on ne peut guère justifier le doute que par l’examen du style, du mérite ou du sens des ouvrages qu’on veut mettre en question. Or on est généralement d’accord pour trouver que le langage, sinon le talent, est sensiblement le même dans tous les écrits que la tradition donne à Platon. Les analogies du moins sont assez grandes pour qu’ils puissent tous appartenir au même auteur, surtout quand on pense que cet auteur a écrit au moins pendant cinquante ans. Telle est en effet à peu près la durée de sa vie littéraire, si même on admet, avec M. Grote, qu’elle n’a commencé qu’après la mort de Socrate, et l’on aurait plus d’une raison d’en reculer de près de dix ans le début, s’il est vrai, comme on le raconte, que Socrate lut avec un étonnement doucement moqueur tout ce qu’il lui faisait dire en prétendant rapporter ses entretiens. Assurément des compositions espacées dans une si longue suite d’années doivent n’avoir pas été toutes d’une valeur égale. Rien n’est donc plus hasardeux que de prétendre qu’un ouvrage n’est pas d’un auteur parce qu’il n’est pas digne de lui. Qui donc a beaucoup écrit en se soutenant toujours au même niveau? Si les dates des tragédies de Corneille et de Racine n’étaient bien connues, les raisons ne manqueraient pas pour délivrer l’un de Pertharite et d’Agésilas, et l’autre des Frères ennemis et d’Alexandre. Si l’on ignorait qui a composé le Temple de Gnide, on prouverait aisément que ce ne peut être l’auteur des Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. La jeunesse et la vieillesse sont des excuses ou des explications toujours prêtes quand il faut rendre raison des erreurs ou des défaillances du talent; mais la manie des éditeurs et commentateurs des anciens est de vouloir que ceux-ci ne s’oublient jamais, demeurent toujours égaux à eux-mêmes, et que le souffle de l’inspiration les ait soutenus toute leur vie.

Disons-en autant des objections que l’on puiserait contre l’authenticité d’un ouvrage dans les variations, les invraisemblances, les contradictions même qu’il offrirait par comparaison avec la manière de penser bien connue de l’auteur dont il porte le nom. L’inconsistance n’est pas rare, même chez les penseurs de profession. Le changement d’idées n’est pas toujours d’ailleurs la preuve d’une faiblesse d’esprit. L’âge, l’expérience, la réflexion, peuvent amener le plus habile et le plus sincère à paraître se démentir en se redressant lui-même, et puis enfin la raison la plus sûre, la plus forte, ne peut s’assurer de traverser toujours constante les rudes épreuves de la métaphysique. Des contradictions, on en trouverait jusque dans le systématique Aristote. Descartes et Kant n’en sont pas exempts. Les dogmes d’une religion sont bien plus littéralement fixes dans leur expression que les opinions philosophiques, et l’on pourrait citer tel passage de Bossuet qui est en contradiction formelle avec la doctrine de l’immaculée conception, à laquelle il a toujours passé pour favorable. En devrait-on conclure que le Discours sur l’histoire universelle n’est pas de Bossuet? C’est d’ailleurs oser beaucoup que de prononcer qu’une opinion qui se lit dans Platon n’a pu être écrite de sa main. On s’exposerait à s’inscrire en faux contre toute doctrine qu’on désapprouverait. On croit rendre hommage à un grand esprit en rejetant en son nom ce qu’on a rejeté pour soi-même. Nous lisons que le stoïcien Panétius déclarait le Phédon apocryphe, parce qu’il ne croyait pas lui-même à l’immortalité de l’âme; de nos jours Schelling récusait le Timée, parce qu’il n’y trouvait plus la doctrine de l’identité absolue du Parménide, et nous pourrions citer un ancien professeur de philosophie qui vient de reprendre cette thèse en se fondant sur les nouveautés parfois bizarres qui distinguent le Timée des autres écrits de Platon[3]. Les remarques peuvent être fondées en fait, mais la conséquence qu’on en tire est forcée. Comment prouver que Platon n’a pu dans le Phédon se montrer sur la vie à venir plus affirmatif que Socrate lui-même (encore ne T est-il pas tout à fait), et introduire dans le Timée, avec le ton du doute, un essai de système du monde d’origine pythagoricienne, en tâchant de raccorder cette hypothèse avec certaines croyances religieuses, avec ses propres opinions politiques et sa théorie des idées?

Il ne faut jamais oublier que la philosophie de Platon n’est nulle part exposée d’une manière systématique et définitive. Peut-être même dans sa pensée ne formait-elle pas un système. Lorsqu’on veut lui donner cette forme, on est toujours près de la dénaturer, de lui prêter du moins un enchaînement, une précision, une rigueur, quelque chose d’arrêté et de péremptoire qu’elle n’a pas dans les monumens originaux. A côté d’une doctrine presque toujours présentée par fragmens, indiquée en passant comme une probabilité, on y rencontre une foule d’hypothèses, d’explications essayées, d’opinions provisoires, de conséquences apparentes, qui résultent du cours de la discussion, mais qui seraient loin d’en être le terme, si elle était poussée jusqu’au bout, ce qui arrive assez rarement à Platon. Tout le monde reconnaît que dans certains dialogues il est difficile de savoir où il en veut venir. On a varié sur le sens et la valeur des solutions qu’il donne ou laisse entrevoir aux questions qu’il semble traiter. On ne distingue pas même toujours de quelle question il s’agit, et le sujet apparent n’est pas toujours le sujet réel. On le suppose du moins, et l’on s’efforce d’admirer dans cette incertitude un secret de l’art, un moyen de surprendre ou de plaire, une grâce, une finesse. Cette supposition, plausible quelquefois, deviendrait, si l’on en abusait, une sévère critique, et celui qui l’aurait habituellement méritée perdrait beaucoup de ses droits au titre de philosophe sérieux. Sans doute il y a du bel esprit dans Platon, et ce n’est pas son plus grand côté. Aussi, de crainte de le rabaisser en supposant trop souvent qu’il a voulu briller à tout prix et s’amuser de son sujet et de son lecteur, on a mieux aimé rejeter comme apocryphes ceux des dialogues que des obscurités, des équivoques ou des inconséquences rendaient trop difficiles à rattacher à ses principales doctrines. Ceux qui voudraient les concevoir comme un tout définitif et complet se préparent en effet de grands embarras. Il ne leur reste que le choix de représenter celui qu’ils proclament leur maître comme un artiste plein d’imagination qui la plupart du temps se divertit, ou comme un auteur qui a beaucoup moins écrit qu’on ne croit, ou qui, avec le premier style du monde, n’a pas su ou voulu toujours s’exprimer nettement. Quand ce point de vue ne serait pas entièrement faux, la difficulté de saisir toute la pensée de Platon dans une invariable unité n’en tiendrait pas moins à des causes plus sérieuses et plus naturelles. Elle provient du caractère même de ses doctrines et de son esprit, de la méthode qu’il a suivie, du rôle qu’il a joué, du but qu’il s’est proposé, et peut-être aussi de quelque changement considérable qui s’est opéré en lui à quelque moment de sa vie.

M. Grote, qui voit dans Platon un chercheur plutôt qu’un dogmatique, a compté sur trente-trois dialogues dix-neuf dialogues de recherche et quatorze dialogues d’exposition. M. Stuart Mill, qui dans un article écrit de ce style net, ferme et décidé qu’on lui connaît[4], a résumé, adopté et soutenu tous les jugemens du savant historien, n’hésite pas à faire résider le plus grand mérite philosophique de Platon dans une puissance d’esprit éminemment inquisitive, et que le libre examen conduisait dans la voie du scepticisme. Sans adopter entièrement ces idées que l’un et l’autre ont plus ou moins exagérées, nous penchons à croire qu’il en faut tenir plus de compte que ne l’ont fait en général les platoniciens de ce côté-ci du détroit. Qui ne se ferait honneur d’être ou de se dire le disciple de Platon? Mais des disciples ont toujours bonne envie de faire leur maître invariable et infaillible, et malgré les progrès éclatans qui ont signalé en France l’histoire et la critique des philosophies, on ne s’y est peut-être pas toujours assez soigneusement préservé du désir fort naturel de retrouver dans les maîtres qu’on s’était choisis ce qu’on pensait soi-même et ce qu’on désirait y trouver. Ce point, très important en ce qui concerne Platon, sera plus près d’être éclairci quand les résultats du concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques sur la théorie des idées seront publiés. J’aime à commettre l’indiscrétion de dire que ce concours n’a rien produit que de très digne d’attention. Sur tous les mémoires envoyés et dont aucun n’est à négliger, trois sont tout à fait remarquables, et deux le sont à un degré éminent. Dans l’un, qui contient des parties du premier ordre, l’auteur, voulant établir sa propre philosophie, a cédé au désir de la rendre platonicienne en même temps qu’originale, et s’est efforcé de retrouver dans les dialogues tout ce que la méditation des dialogues lui a suggéré. L’autre, qui n’admire pas moins Platon, mais qui tient moins à le mettre de son côté, s’est montré peut-être critique plus fidèle en se montrant moins hardiment philosophe. Quoi qu’il en soit, il n’aurait pas été inutile à l’un ni à l’autre de connaître les vues de nos deux positivistes anglais et de s’en servir pour contrôler les leurs. Ces nouveaux commentateurs ont ceci de particulier, qu’ils n’étaient pas naturellement disciples de Platon, qu’aucune tendance d’école, qu’aucun parti-pris ne les ramenait à lui, et leur admiration est d’autant plus frappante qu’elle est en quelque sorte plus désintéressée que la nôtre.

J’essaierai de montrer ce qu’il me semble qu’on peut leur emprunter en toute sûreté et sans compromettre ce qu’on regarde en France comme des vérités acquises, ce qui m’obligera de m’expliquer sur la dialectique et les idées. Ces deux mots n’ont rien de bien particulier, on les retrouve dans presque toute philosophie; mais ils ne signifient dans aucune ce qu’ils signifient chez Platon et ses prosélytes, et c’est déjà un signe qu’il n’était pas un simple critique et qu’il a dogmatisé pour son compte.


II.

M. Cousin, un peu en peine pour déterminer la conclusion du Théétète, a dit que ce dialogue tendait à mettre l’esprit philosophique à la place de la philosophie. Il avait raison; mais il en aurait pu dire autant de bien d’autres dialogues que le Théétète, L’esprit philosophique, c’est-à-dire le goût et le talent de pratiquer avec méthode le libre examen, a toujours tenu une grande place, et souvent la première, dans les enseignemens de la philosophie. Il n’en est aucune qui ait plus attaché de prix à la manière de concevoir la science et de chercher la vérité que la philosophie de Socrate, et s’il est quelque chose dont Platon se crût avant tout redevable à son maître et qu’il tînt à conserver, à perfectionner et à propager, c’était assurément cet art de remplacer par un savoir rationnel les connaissances confuses, fortuites et variables puisées dans la commune expérience. Cet art, Socrate y avait excellé; mais il ne l’avait point inventé tout entier, quoiqu’il l’eût éprouvé et développé, en le pratiquant avec une puissance, une solidité et une séduction qui n’ont jamais été égalées.

Tout le monde sait que les premières philosophies que l’Asie-Mineure donna à la Grèce et au midi de l’Italie furent éminemment cosmologiques. Au début, on appela sages ceux qui voulaient du premier coup arracher à la nature le secret de l’origine et de la constitution de l’univers. Toute cette cosmologie était, à bien y regarder, une métaphysique presque autant qu’une physique, et sans doute ceux qui produisirent ces premiers systèmes ne négligèrent pas entièrement d’étudier aussi la marche de leur propre pensée. Cependant la réflexion sur les procédés intellectuels dans la recherche de la vérité paraît avoir commencé dans l’école d’Élée, qui suivit de très près celle de Pythagore. Après que Parménide, s’armant de la difficulté de concilier les connaissances que semblent donner les phénomènes avec les principes de la raison, créait toute une métaphysique qui étonne encore par la hardiesse et la profondeur, Zénon, pour la défendre, attaquait par le raisonnement tout ce que la sensation nous suggérait, et il a passé pour avoir inventé la dialectique. Tous deux vinrent à Athènes, et Socrate les entendit l’un et l’autre. Cette secte éléatique, souvent traitée dédaigneusement à cause de la subtilité paradoxale qu’on lui impute, pourrait bien avoir déterminé le plus grand mouvement philosophique qu’ait vu le monde. La métaphysique de Parménide reparaît à chaque instant dans Platon, dont la dialectique vient de Socrate, qui tenait la sienne de Zénon. Ce dernier paraît avoir inauguré une méthode de discussion dont nous avons un admirable spécimen dans la première partie du Parménide. Cette méthode, qui procède par l’interrogation, emprunte naturellement la forme du dialogue dont elle porte presque le nom, et qui, bien conduit, se prête admirablement à l’analyse contradictoire des notions communes aux deux interlocuteurs. On ne sait pas ce que Socrate put ajouter à cette méthode ; mais on sait qu’il en fit une nouvelle et saisissante application : il la transporta des questions ontologiques ou métaphysiques aux questions morales. Soumettant à une discussion tout éléatique les motifs, les sentimens et les préceptes qui président à la conduite des sociétés et des individus, il attaqua l’empirisme moral pour lui substituer une doctrine rationnelle du devoir. En relevant la conscience humaine au niveau de la raison pure, il fit de la dialectique l’instrument de cette science suprême que lui avait recommandée le divin oracle : connais-toi toi-même !

Ce n’est pas ici le lieu de donner une théorie de la dialectique. On voit bien qu’elle était surtout l’art de débattre les opinions reçues, les connaissances que nous croyons avoir, afin d’en démêler tous les élémens, d’en montrer l’origine, la portée, le faible ou l’illusion, et, en les passant au contrôle le plus sévère, de les vérifier, les redresser ou les détruire. L’indépendance de Socrate, l’originalité de son esprit, la hauteur de sa vertu, en firent un juge rigoureux de la moralité de son temps, et, en entreprenant de la réformer, il ne pouvait éviter de critiquer tout ce qui contribuait à l’établir, l’éducation, l’usage, la politique, la religion. Il devint donc comme le censeur d’Athènes, l’adversaire redouté de l’opinion publique. C’était courir de gaîté de cœur un grand danger. Tout en choquant la multitude, il sut aussi se faire des ennemis particuliers. Il vivait dans un temps de haute culture intellectuelle. Jamais les lettres et les arts n’ont brillé d’un plus vif éclat qu’aux jours de Périclès, de Sophocle et de Phidias. Socrate n’était donc pas seul à enseigner. Il y avait les sophistes, c’est-à-dire des hommes qui faisaient de la sagesse un métier et en donnaient leçon pour de l’argent. Leur nom, peu à peu décrié, ne doit pourtant pas être pris en trop mauvaise part; mais leur sagesse n’était pas de premier choix. C’étaient de beaux esprits, très lettrés, très diserts, qui se piquaient avant tout d’exposer d’une manière brillante des idées plus ingénieuses que solides sur toutes les choses de ce monde et de cette vie. Dans l’intérêt de leur fortune et de leur réputation, ils tenaient généralement à la popularité; la plupart ménageaient donc l’opinion, et n’affectaient de se mettre au-dessus de la foule que par leur habileté à trouver des argumens nouveaux. Ils se distinguaient ainsi de Socrate, qui méprisait le gain et le bruit, et les accusait de sacrifier la vérité au succès. Cependant ils raisonnaient comme lui; ils discutaient en professant, et, malgré tout leur soin pour plaire, la subtilité de leur esprit les entraînait à contredire le sens commun et à inquiéter la prudence des familles. Il y avait entre les sophistes et Socrate la différence de la rhétorique à la philosophie; plus préoccupé du fond des choses que de la forme, il tourna contre leur enseignement l’arme perçante de sa dialectique. Il s’aliéna donc à la fois le préjugé vulgaire et l’erreur sa- vante. On ne lui tint pas plus compte d’avoir combattu les sophistes que les ennemis de la philosophie n’ont su gré à Rousseau d’avoir attaqué les philosophes. Comme on ne discute pas sans dialectique, les sophistes et lui se ressemblaient aux yeux du vulgaire. Il les avait pour ennemis, et on le confondait avec eux. Il réunit contre lui le peuple et les lettrés. Ici se présente un rapprochement que l’on ne se permettrait pas, s’il n’avait déjà été souvent hasardé sous d’autres rapports, entre ce rôle de Socrate et la situation de celui qui brava ensemble les pharisiens, les scribes et des cités entières, comme Bethsaïda et Jérusalem. On sait ce qui en arriva à Socrate. Sa fin tragique devait apprendre à tous que la vanité irritée et la routine offensée peuvent s’élever à une fureur d’iniquité qui n’a rien à envier à aucun autre fanatisme.

Platon, en continuant Socrate, se proposa le même but, affronta les mêmes préjugés, les mêmes inimitiés, et il aurait pu rencontrer les mêmes périls, s’il n’avait mis un certain art à les éviter. Au fond, il n’épargna pas davantage les opinions dominantes, mais il les ménagea dans l’expression. Il flatta tour à tour et gronda les Athéniens, fit bonne guerre aux sophistes, mais il loua leurs talens, et, sans leur épargner les traits d’une ironie piquante, il eut l’air quelquefois de les écouter et de se soumettre. Rien ne peut donner une idée de l’art moqueur avec lequel il se joue des interlocuteurs qu’il met en scène, si ce n’est peut-être les dialogues insérés dans les premières Provinciales ; mais Platon eut des ennemis moins acharnés que Pascal. M. Mill a quelque raison de dire d’ailleurs que l’objet de son aversion, c’était moins le sophisme que le lieu commun. A la vérité, ce critique entreprend à la suite de M. Grote une apologie en forme des sophistes, pour avoir été, aussi bien que Socrate et Platon, des promoteurs du libre examen. On ne peut certainement accepter sur leur compte tout le mal qu’a répété l’histoire. Platon est loin, quand il les fait parler, de leur attribuer des doctrines qui les dégradent. Un des plus célèbres, Protagoras, dans le dialogue qui porte son nom, joue le beau rôle, et, suivant nos idées modernes, ce serait lui qui parle le plus raisonnablement, tandis que Socrate en lui répondant pourrait bien être accusé de sophisme, si l’on tenait pour une conclusion dernière et complète la thèse à laquelle il prétend le réduire. C’est qu’il en est de ce dialogue comme de beaucoup d’autres qui sont surtout des exercices de dialectique. Platon, en écrivant, semble ne faire que reproduire des entretiens de Socrate que ses disciples n’avaient pas oubliés. On ne distingue pas aisément les momens où il le répète de ceux où il se borne à l’imiter; mais constamment il emploie un procédé de discussion qui tend à faire reconnaître à l’adversaire combien ce qui, dans la commune croyance, paraît clair et simple, est obscur et compliqué, quelles difficultés et même quelles contradictions recèlent les notions et les maximes les plus accréditées, combien d’assertions gratuites servent de règles à la vie sociale, et qu’enfin on ne comprend pas ce qu’on croit comprendre, on ne sait pas ce. qu’on croit savoir. C’est le mot de Socrate : « ma science est de savoir que je ne sais rien. » Dans tous les dialogues, Platon procède ainsi; dans un grand nombre, il ne fait pas autre chose, et comme il ne pense pas que ce soit peine perdue d’avoir réfuté une erreur, suggéré un doute, dissipé une équivoque, posé une question ou montré la faiblesse ou la fausseté des solutions qu’on en a données jusqu’à lui, souvent il s’en tient là, et ne croit pas qu’un ouvrage de critique ait manqué le but, s’il laisse le lecteur embarrassé, mais averti, incertain, mais détrompé.

Cependant cet emploi exclusif de la dialectique risquerait de la faire passer pour un art de destruction qui n’aboutit qu’à des résultats négatifs. Elle serait bonne, comme l’a dit M. Cousin, à former l’esprit philosophique, jamais elle ne donnerait une philosophie. Elle chercherait, si l’on veut, la vérité, et pourrait ne trouver que le scepticisme. Sceptiques eux-mêmes en presque toute matière de métaphysique, nos deux écrivains anglais ne croiraient pas rabaisser la méthode platonicienne en la réduisant à cette polémique qui ne laisse debout aucun préjugé, et poursuit impitoyablement jusqu’aux dernières illusions que l’ignorance primitive a laissées à l’esprit humain. Au contraire ils célèbrent avec chaleur et Socrate et Platon pour avoir fait une si bonne police de l’erreur. Ils les placent au premier rang des libérateurs de la raison. Sans aucun doute, c’est un grand service que d’avoir donné des modèles achevés de l’art de discuter les matières philosophiques, de ruiner les fictions et les hypothèses, et de délivrer le vrai de tout ce qui l’obscurcit ou le défigure, dût-on ne le jamais montrer sous sa véritable forme ; mais, si Platon n’eût fait que cela, il n’y aurait réellement pas de platonisme. Si sa dialectique n’était propre qu’à éclaircir et à réfuter, il n’y aurait pas, à vrai dire, de dialectique platonicienne. Oui, cette dialectique toute critique est bien dans Platon, mais elle n’y est pas seule ; il y en a une autre, ou plutôt il a considéré la dialectique sous d’autres rapports : il lui a trouvé d’autres vertus, un autre emploi ; il y a vu un moyen non-seulement d’analyser nos prétendues connaissances, mais d’atteindre et d’établir les véritables. Ce sont ces rapports, ces vertus, cet emploi de la méthode dialectique, comme Platon l’appelle en propres termes, que M. Grote me paraît avoir un peu négligés. Par momens, il semble ignorer qu’elle existe. Il la fallait connaître pourtant, dût-il la rejeter après l’avoir exposée. Il la regarderait comme une chimère en elle-même ou comme une fiction des commentateurs, qu’il aurait encore dû lui faire une grande place quand il traite des interprétations du platonisme. Celle-là a été maintes fois développée parmi nous ; mais M. Grote sait tout, excepté ce qu’on a pensé en France, on le dirait du moins. A peine nomme-t-il M. Cousin ; je doute qu’il cite M. Janet, dont les travaux sur la dialectique de Platon en contiennent l’analyse la plus exacte et la plus complète. D’autres omissions pourraient être indiquées. Est-ce prévention, négligence, affectation ? Je ne saurais le dire ; mais il en résulte des lacunes qui diminuent un peu l’autorité d’un livre d’ailleurs si remarquable.

Qu’est-ce que cette dialectique vraiment platonicienne ? qu’ajoute-t-elle à celle qu’on dit plus propre à discuter qu’à conclure ? Il est d’autant plus nécessaire d’en dire un mot que la dialectique dans Platon se lie à la théorie des idées, dont on ne peut se dispenser de parler.


III.

Pour peu que l’on raisonne avec quelque suite sur une question donnée, on arrivera nécessairement à une proposition d’une certaine évidence, et qui sera tenue pour vraie, si l’on croit avoir bien raisonné. Quand cette proposition serait négative, quand elle nous laisserait en suspens devant un dilemme contradictoire, elle aurait sa part d’évidence et de vérité. La faculté de le reconnaître est une faculté qui peut avoir besoin, pour y parvenir, des longueurs de l’induction ou de la déduction ; mais elle voit directement le point où elle est parvenue. Le procédé qu’elle emploie pour atteindre une vérité peut être discursif ; mais elle est intuitive, comme on dit en termes d’école. Après plus ou moins d’efforts, la raison reconnaît la vérité ou plutôt se reconnaît elle-même. Il n’est donc pas exact, comme on le dit souvent, que le raisonnement ne puisse rien établir. Ou il n’est qu’un vain mot, qu’une suite de phrases dénuées de sens et de liaison, ou il suppose et il doit supposer à chaque pas une intuition du vrai. En raisonnant, l’intelligence passe de positions en positions qui sont elles-mêmes autant de vérités ou d’intuitions successives pour arriver à une vérité finale qui peut très bien n’être pas le dernier mot de la science, mais qui est le terme provisoire de la recherche. Ainsi la dialectique, même comme méthode d’investigation, qu’elle emploie l’analyse, la déduction ou l’induction, suppose toujours une faculté d’intuition directe, une perception intellectuelle du vrai, ce qui n’est pas autre chose que la raison même.

Or maintenant il est un ordre de vérités ou de connaissances auxquelles la raison s’élève par le procédé dialectique, et qui sont empreintes d’un caractère de nécessité et d’universalité, ce qui manque aux connaissances immédiates qui résultent de la sensation. Si je vois un petit objet agréable, délicatement découpé, d’une couleur doucement purpurine, d’une odeur qui plaît, et que je passe outre, la connaissance que j’ai acquise ainsi se réduit au souvenir fugitif d’une sensation accidentelle prompte à faire place à des sensations différentes. C’est donc une connaissance instable, variable et qui n’a point d’avenir; mais si avec un peu d’attention je remarque les caractères distinctifs de cet objet passagèrement entrevu, si je le conçois comme une chose déterminée et reconnaissable et que je l’appelle une rose, j’acquiers une connaissance plus fixe, plus solide, plus générale. Je sais que c’est une rose et ce que c’est qu’une rose. Cette notion générale me donne à un certain degré l’essence de la rose, l’espèce dont je lui ai choisi le nom, sa nature constitutive, sa définition. Cette connaissance peut n’être pas complète; cependant c’est plus qu’un souvenir de sensation, c’est de la science, car j’appliquerai sans hésiter cette notion de la rose à tout objet qui présentera à mes sens le même phénomène. C’est une notion tellement générale que des logiciens l’ont dite infinie, parce qu’elle est indéfiniment applicable; c’est une connaissance qui peut être appelée science d’après la maxime commune à Platon et à Aristote, qu’il n’y a de science que de l’universel. Or cette notion universelle, cette essence, cette espèce, cette définition, c’est ce que Platon appelle une idée. L’idée de la rose est indépendante de tout objet d’une sensation particulière. Toute rose qui se rencontre est dans une certaine mesure conforme à cette idée; elle la rappelle, elle la représente, elle en est la ressemblance ou l’imitation. Elle participe en un mot de l’idée ou de l’essence de la rose. Cette idée a donc plus de réalité qu’une certaine rose en particulier, puisque celle-ci est accidentelle, passagère, et que l’essence de la rose la traverse et n’y demeure pas. Pour Platon, les objets sensibles sont à peine des êtres.

On ne peut dire que l’idée de rose soit une vaine abstraction tirée du phénomène d’une fleur accessible aux sens. Celle-ci est quelque chose d’individuel, de transitoire; rien de stable, rien d’universel. C’est moi, c’est ma raison qui ajoute à une sensation isolée et fortuite ces notions d’universalité, de permanence, qui érige l’ensemble de certains caractères naturels en type de l’essence nécessaire de la rose. Où donc la raison peut-elle prendre ces attributs que ne donne pas l’expérience sensible? En elle-même, disent les philosophes modernes; mais cela ne suffit pas à Platon. Il prétend savoir comment cette idée se trouve en nous, et il veut qu’elle ne soit qu’une copie, une trace, une empreinte d’un modèle supérieur, d’un archétype qui subsiste dans un autre monde, dans le monde des intelligibles; notre âme n’en a conservé un reste, une image, que parce qu’elle a traversé ce monde avant de vivre ici-bas et en a rapporté des réminiscences que va réveiller le mouvement dialectique de l’esprit en s’élevant au-dessus des sensations. Remonter du phénomène à l’idée, retrouver l’universel dans le particulier, faire succéder la science à la connaissance sensible, c’est le procédé propre et le plus élevé de la dialectique de Platon. Ainsi l’on peut concevoir en gros ce que c’est dans sa doctrine que dialectique, — idée, — réminiscence.

Il est facile de prévoir les objections que M. Grote se hâterait de faire à cette triple théorie, et, sans être de la même école, nous sommes loin de la trouver exempte de difficultés. La plus grave et la plus naturelle viendra de l’étrangeté d’une hypothèse qui supposerait dans un autre ordre de choses que celui-ci l’existence permanente d’un modèle idéal de la rose, modèle ou type accessible en tant qu’intelligible à la connaissance de l’âme dans une sphère inconnue, dans la région des idées. On doutera même que Platon ait pu assigner un modèle éternel à un phénomène aussi contingent, aussi transitoire, aussi dépendant de circonstances particulières que la réalité purement sensible d’une fleur. On objectera la théorie ordinaire et connue de la généralisation comme opération propre à l’esprit, agissant sur le souvenir des sensations. Platon connaît bien ce procédé de généralisation, mais il s’en sert pour avérer la nécessité de l’idée en soi. Il va plus loin, il prétend retrouver dialectiquement l’idée, type supérieur des produits accidentels de notre industrie volontaire, comme une table, un lit, soit qu’il choisisse ces exemples par supposition comme plus faciles à saisir, soit qu’il admette effectivement que tout objet réel correspond nécessairement à un exemplaire éternel. L’hypothèse poussée à cette extrémité pourra surprendre assez ceux qui n’y sont pas accoutumés pour qu’il soit utile de ne pas l’outrer à ce point et de la présenter sous une forme mieux accommodée aux conceptions de la philosophie moderne.

C’est ce que nous essaierons tout à l’heure, et dès à présent on reconnaîtra que la théorie des idées paraîtrait plus acceptable, si nous en avions borné l’application à la justice, au bien, au beau, à des choses plus habituées à être présentées comme des idées d’éternelle vérité. Platon, qui aurait intérêt à le faire et qui certainement n’a guère adopté sa théorie qu’en vue de ces idées, l’étend à d’autres cependant, au risque de la compromettre, et c’est assurément un des plus grands défauts de la doctrine des idées qu’il ait, omis de lever toute équivoque sur leur nature, d’indiquer soit leur nombre, soit les conditions auxquelles un objet ou une connaissance suppose cette sorte de modèle, et laissé croire enfin qu’il admettait des idées de choses individuelles, des idées même de certaines négations. On s’explique mal la manière négligée, flottante, dont il s’exprime souvent sur les points les plus élevés et les plus essentiels de sa philosophie. Est-ce impuissance, incurie, arrière-pensée, scepticisme, artifice, prudence, enjouement? Là est, selon moi, un des plus difficiles problèmes que Platon ait laissés après lui, et il est encore à résoudre.

Ainsi, par exemple, la manière dont Platon a quelquefois présenté la théorie des idées a rendu douteuse la conception qu’il se formait de leur mode d’existence. C’est une question encore débattue. Par momens il semble concevoir les idées comme des êtres; ce sont des essences distinctes, séparées de tout objet phénoménal, mais existant réellement, plus réellement qu’aucun phénomène, puisque tout objet qui se produit sous l’œil de la perception emprunte son essence à l’idée même qu’il représente dans le monde sensible. Il se conforme à cette idée typique; il en participe, il la rappelle, il l’imite ; Platon cherche les mots, il les multiplie, il les quitte ou les reprend pour désigner cette ressemblance des choses avec leurs idées, toujours prêt à convenir que rien n’est plus difficile à expliquer, et qu’il renonce à l’exprimer autrement que par des analogies. Il est si étrange d’avoir à comprendre ce que sont et comment sont des essences universelles, distinctes et spéciales en même temps (car celle du cercle n’est pas celle du carré), que nombre de platoniciens se sont efforcés de repousser au nom de Platon l’imputation d’une hypothèse aussi risquée; mais lors même que cette hypothèse ne serait pas sa pensée dernière, sa pensée constante ou même sa vraie pensée, on a pu s’y tromper. Il y a tout au moins incertitude, obscurité ou variation dans son langage, puisque d’excellens esprits, des interprètes habiles, se sont divisés sur le sens. Ce n’est pas tout; on l’a vu plus haut, Platon, voulant faire aisément comprendre comment la dialectique dégage des objets de l’expérience l’idée de leur essence, prend quelquefois un exemple vulgaire, l’exemple du premier objet venu, pour montrer comment on peut, des perceptions qui l’ont fait connaître, tirer une conception générale, et l’on dirait que cette généralisation banale, qui peut s’appliquer à tout, correspond à une idée éternellement existante. Il semble admettre qu’il y a idée non-seulement du pair, de l’impair, de l’égal, de l’inégal, mais de chacun de nos ustensiles usuels, puisqu’on en peut parler d’une manière générale et sans aucune espèce d’application. Quand ces exemples ne seraient qu’une manière de se faire entendre, il faut convenir qu’en rendant sa pensée plus intelligible il la rendait plus choquante, en tout cas moins acceptable, et je conçois l’embarras qu’éprouvent de sages disciples à expliquer ces témérités de leur maître et à le tirer de ce mauvais pas. Aussi s’empressent-ils de se rattacher à une autre interprétation de la théorie des idées, interprétation plus simple, plus naturelle, et à laquelle arrive bien vite quiconque, même en restant étranger à la dialectique platonicienne, reconnaît des vérités nécessaires : c’est de les restituer à l’intelligence divine, c’est de les regarder comme les idées de Dieu, pures, éternelles, inaltérables, parfaites, ainsi que Dieu même. Nos plus communes notions de la divinité nous portent à concevoir que Dieu, étant un esprit, ait des idées, si différentes qu’elles soient des nôtres, que ces idées soient analogues ou plutôt conformes à sa nature, et par conséquent puissent devenir les lois des choses et des intelligences, soit que l’on voie en Dieu l’être parfait, soit qu’on se borne à le révérer comme l’être tout-puissant. D’humbles esprits qui ne savent guère de lui que ce dernier attribut croiront aisément que les lois universelles de l’existence et de la nature sont en Dieu à titre de volontés. Cette doctrine, prise plus métaphysiquement, combine ou plutôt identifie avec l’intelligence divine les idées de Platon. Dieu, étant la raison suprême des choses, en contient en soi dans une ineffable unité les raisons, les types et les lois. Nous trouvons une certaine représentation, une faible image de cette conception de l’intelligence infinie dans la réunion que présente notre esprit de notions et de facultés associées dans l’unité de la conscience, et qui déterminent nos volontés en leur donnant leurs règles et leurs buts. Seulement ces distinctions ne s’appliquent que par comparaison à la Divinité, que les théodicées ordinaires s’accordent à regarder comme l’identité de la vérité et de la connaissance, de l’intelligence et de l’être, du vouloir et du faire. Tandis que les lois de notre esprit sont indépendantes de lui, les lois de l’esprit divin sont sa propre nature.

C’est ainsi que des interprètes d’une grande autorité, à la tête desquels était Cousin, ont expliqué Platon. Je suis prêt à convenir que cette explication est la vraie, au moins quant à la doctrine qui lui sert de fondement, qu’elle est en tout cas la meilleure, la plus plausible. Elle cadre avec des opinions à peu près communes à tous les philosophes. Quiconque ne rejette pas le nom de la Divinité, depuis l’idéaliste qui, tel que M. Vacherot, veut que les idées soient tout Dieu ou que Dieu ne soit qu’un idéal, jusqu’au matérialiste qui reconnaît une première cause, comme Cabanis et Broussais, peut sans trop de scrupule admettre avec Platon que les lois à nous connues de la nature des choses ne peuvent être cherchées en dehors de Dieu; mais cette interprétation est-elle la vraie, celle du vrai Platon? On en dispute. Ce n’est pas le seul point qu’il ait laissé dans l’ombre, et sans cesse il oblige ceux qui lui prêtent au fond la sévérité de leur propre logique à se rejeter, quand elle paraît faire défaut, sur les caprices ou les licences du talent et de l’imagination. En général, pour sauver le philosophe, ils exaltent l’artiste, sans voir qu’ils déprécient l’un et l’autre. L’art en philosophie est de donner à la vérité, sans l’altérer, les formes du beau. La métaphore et l’allégorie ne sont pas des beautés en philosophie, et l’on sait que nous n’accordons pas qu’un écrivain qui n’a pas de supérieur, parlant une langue qui n’a pas d’égale, n’eût pas su rendre avec une exactitude scientifique ce qu’il aurait conçu avec une certitude démonstrative. Je crois plutôt à des doutes au fond de ce grand esprit en présence des hauteurs de la métaphysique qu’aux puérils artifices d’un rhéteur qui aurait défiguré sa pensée pour l’embellir et sacrifié la raison à des effets de style. Je ne puis voir dans Platon un prédécesseur de Fontenelle, occupé de plaire avant tout et dominé par la crainte de paraître trop sérieux. Ces faiblesses seraient indignes d’un disciple de Socrate; mais le disciple de Socrate pouvait se défier de tout entraînement systématique. Il pouvait exprimer avec indécision des vérités qu’il ne faisait qu’entrevoir et ne pas affirmer de simples hypothèses. Quand on avait tant douté des autres, on pouvait douter de soi. Ne nous étonnons donc pas qu’il y ait des vides et des nuages dans sa doctrine, et n’imitons pas les éditeurs et les traducteurs des anciens, qui ne souffrent pas que leur auteur cesse un moment d’être clair, logique, conséquent. On ne s’arrête pas dans cette voie. Bientôt on veut retrouver dans le livre qu’on étudie les idées que l’on aime, la méthode que l’on affectionne. On lui prête l’esprit d’un autre temps, et l’on perd de vue les différences essentielles qui, malgré la perpétuelle identité de l’intelligence humaine, résultent, pour sa manière de procéder et ses raisons de croire, de la nature des traditions, de celle du langage et de diverses influences qui modifient les plus grands esprits, toujours placés à une certaine époque dans un certain milieu.


IV.

Nous sommes tous nés au sein du monothéisme. Dès nos premiers ans, l’unité de Dieu nous a été inculquée sans restriction, sans hésitation. Avant même que nous pussions, je ne dis pas discuter cette idée, mais seulement en apercevoir la justesse et la grandeur, elle a pénétré dans notre âme, elle s’y est implantée comme si elle y avait spontanément germé. Tout ce que nos yeux ont vu, tout ce que nos oreilles ont entendu, enseignement, culte, lectures, monumens, tableaux, nous ont entretenus de la croyance en l’être unique, auteur du monde et de nous-mêmes. Pour lui, nous avons fait volontiers exception aux notions de l’existence phénoménale que nous révèlent la perception et l’expérience, et nous nous sommes prêtés sans grande résistance à le concevoir comme le seul être qui déroge aux conditions sensibles de l’être. Avant même la définition du catéchisme. Dieu est ce que vous savez, l’inconnu certain. Cette croyance a été un temps pour nous, et peut-être reste-t-elle toujours pour beaucoup d’entre nous un préjugé, s’il faut entendre par ce mot une tradition irréfléchie; mais à la différence de beaucoup de préjugés la réflexion confirme celui-là. L’arbre grandit par son sommet et ses racines, grâce à l’action du temps et de la lumière.

A un esprit ainsi préparé, ainsi instruit, qu’on vienne parler d’une multitude d’idées primordiales comme d’une pluralité d’essences distinctes qui subsistent en elles-mêmes et séparément, et qui par une puissance occulte s’imposent aux réalités et à nos pensées, il répugnera d’instinct à cette supposition extravagante, il traitera de fable incompréhensible ce nouvel Olympe de dieux ou de déesses de pure invention qui ne sont ni des personnes ni des corps, abstractions réalisées qui n’ont d’autre trait caractéristique que l’universalité et l’indétermination. En serait-il de même si nous avions dès l’enfance respiré le polythéisme? Les anciens étaient dans ce cas. Tout enfans, le fils d’Ariston comme le fils de Sophronisque

Marchaient et respiraient dans un peuple de dieux.

Jeunes, ils s’étaient vus entourés d’une multitude de temples et

d’autels consacrés sous des noms différens. Ils n’avaient pas à voyager bien loin dans ce petit pays de la Grèce, sur cette mer étroite de l’Hellespont, pour rencontrer des divinités nouvelles et locales et des invocations jusqu’alors ignorées. Peut-on croire que l’influence d’un tel spectacle, de tels exemples, de telles traditions, n’eût pas façonné profondément le tour de leur esprit et de celui surtout de la multitude au sein de laquelle ils vivaient ? Le sens commun de l’antiquité n’était pas le nôtre. Il y a deux sens communs : il y en a un, le vrai, qui est comme le produit le plus net et le plus général de l’action des facultés qu’emploie la raison humaine. Quoiqu’il n’ait pour justifier sa vérité qu’une probabilité, cette probabilité est, comme on dit, infinie. L’autre sens commun se compose localement, en certaines proportions, de raison et de tradition, et celui-ci détermine puissamment la manière de penser des hommes d’une époque donnée, ou plutôt il est cette manière de penser même. Parmi ceux qui peuvent le juger et même le rejeter un jour, personne qui ne l’ait contracté et conservé au moins comme une habitude, et c’est ici que le vieux mot d’Aristote est vrai, l’habitude est une seconde nature.

Qu’on n’objecte pas que l’esprit éclairé des Grecs, les temps venus de leur belle civilisation, ne pouvait s’asservir à cette idolâtrie aux cent têtes que leur enseignait le culte public. Les Grecs, comme tous les hommes, ressentaient l’empire de l’éducation, des institutions, des coutumes, du langage. Ne croyez pas d’ailleurs que, parce que le polythéisme nous paraît absurde, il ne trouve point d’accès facile dans notre intelligence. Consultons notre expérience. Dans notre éducation, on enseigne la mythologie aussitôt que l’histoire sainte. De bonne heure on familiarise notre esprit avec les dieux du paganisme. On prend soin sans doute de nous prévenir que leur existence est une fiction; mais cette fiction nous est répétée par tant de livres, retracée par tant d’images, qu’elle prend facilement pied dans les habitudes sinon dans la créance de notre esprit. Elle passe dans le langage, elle a dominé dans notre littérature. Elle finit par devenir une des formes usuelles et comme naturelles de l’expression de nos pensées. Nous parlons des dieux comme si nous y croyions. Que serait-ce donc si nous avions commencé par y croire, si nos premiers regards avaient vu nos pères, nos concitoyens, sacrifier sur leurs autels ! Sans aucun doute, accoutumés à entendre invoquer comme réels des êtres immortels, supérieurs et inconnus, nous ferions moins de difficultés pour supposer l’existence de certains êtres indéfinissables, fussent-ils dépouillés de tout signe extérieur de personnalité. En effet, ces polythéistes d’éducation pouvaient, devaient même en grand nombre, à mesure que l’âge de la réflexion venait pour eux, répudier toutes les formes sensibles, toutes les apparences humaines, toutes les attributions allégoriques que la crédulité des peuples avait dès longtemps assignées à leurs dieux : c’était la première enveloppe de la foi populaire qu’ils rejetaient en s’éclairant; mais, délivrés de ces croyances puériles, ils n’en restaient pas moins habitués à concevoir au-dessus de nos têtes des existences fort différentes de la nôtre, des essences de forme inconnue, démons, génies, éons, divins par l’intelligence et l’immortalité, — sorte de polythéisme spirituel, abstrait, qui persistait dans leur créance au moins comme une possibilité. L’esprit de Socrate, l’esprit de Platon, n’étaient pas préparés à se révolter comme le nôtre au paradoxe d’une collection d’essences invisibles et éternelles qui, si elles n’étaient des dieux, étaient cependant comme des dieux. En dehors même de l’antiquité païenne, plus d’un exemple a prouvé la facilité avec laquelle l’esprit humain croit gratuitement à des êtres d’une nature dont il ne peut absolument se rendre compte, et dont l’existence ne lui est signifiée par aucune preuve suffisante pour la garantir.

Allons maintenant plus loin, et recherchons si ce polythéisme en quelque sorte natal des enfans de la race hellénique ne pouvait affecter jusqu’à ce monothéisme acquis que découvrait et enseignait la maturité de leurs sages. Le ciel me préserve de disputer à l’antiquité philosophique l’honneur d’avoir cru en un Dieu suprême. La raison humaine aurait-elle donc été en défaut, elle qui, selon saint Paul et saint Thomas, a tout ce qu’il faut pour arriver d’elle-même à Dieu? Non, cela est impossible. La croyance populaire elle-même, au moins la littérature commune donnait par momens au Jupiter de la fable des attributions et des épithètes qui ne convenaient qu’à un dieu souverain. A plus forte raison, le génie des philosophes devait-il s’élever à la conception d’un être ou d’une raison suprême, et plus d’une citation viendrait aisément en donner de nobles preuves. A quelque hauteur cependant que monte leur langage en parlant du premier principe, le nom qu’ils lui donnent n’en fait souvent que le premier des dieux. Il est unique celui dont l’observation de la nature ou l’étude de la raison leur révèle la nécessaire existence; il ne partage le rôle qu’ils lui réservent avec personne; mais ils ne disent pas invariablement qu’il n’y ait pas d’autres dieux. Des êtres différens, métaphysiquement inférieurs, divins cependant par l’immortalité, l’intelligence, la puissance, ne leur répugnent pas. Ils ne savent guère, ils expliquent rarement ce que sont ou ce que font ces êtres exceptionnels; mais leur raison est si bien faite à en admettre de semblables qu’elle demeure sans objection contre leur existence et leur action, elle proclame même quelquefois l’une et l’autre. Dans le Phédon, dans cette confession sublime du martyr de la religion philosophique, au moment où Socrate veut rendre formellement témoignage de sa foi en la Divinité, que dit-il à ses disciples éplorés? « Sachez bien que j’espère aller en mourant vers des hommes bons, et cela cependant je ne l’affirmerais pas tout à fait, mais pour aller vers des dieux, vers des maîtres qui sont la bonté parfaite, sachez bien que cela je l’affirmerais, ou rien en ce genre ne peut être affirmé. » Des dieux maîtres parfaits, est-ce là une expression fortuite, ou qui lui échappe par l’habitude? Je ne le crois pas. Est-ce une profession de paganisme dictée par le préjugé ou arrachée par la peur? Non, il veut attester qu’il est religieux, et il le dit dans le langage de tout le monde. Il veut qu’on le croie, et, pour qu’on le croie, il faut qu’on le comprenne. Pour éviter, non la persécution (que pouvait-il craindre désormais?), mais l’incrédulité, le doute et le soupçon qui calomnieraient sa mémoire, il fait quelque concession à l’opinion commune ou plutôt au commun langage, concession qui se borne au reste à supprimer la distinction qu’il introduisait apparemment dans la nature divine, quand il en concentrait, quand il en isolait l’essence la plus excellente et la vertu la plus haute dans le dieu du philosophe, le plus dieu de tous, pour ainsi parler. Aussi après avoir dit, comme s’il s’adressait aux Athéniens : « Je crois comme vous qu’il y a des dieux, » il nomme, quelques momens après, à ses disciples « le Dieu bon et sage vers lequel émigré l’âme, vers lequel doit aller la sienne, si Dieu l’a voulu[5]. » Mais Platon lui-même, dans ses autres écrits, ne tient pas toujours le langage d’un monothéisme exclusif. Des dieux entourent le dieu père, le dieu-roi, qui, dans le Timée, crée le monde en donnant l’ordre au chaos et en plaçant dans le monde l’intelligence et la vie. Dans le traité des Lois, les dieux reviennent à chaque instant, comme s’il n’y avait moyen qu’en les multipliant d’enseigner la religion aux peuples.

Dans nos langues modernes, Dieu est, pour ainsi dire, un nom propre. En grec et en latin, c’était un nom générique. L’idée de Dieu, ou, si on l’aime mieux, l’idée du divin était chez les anciens l’idée d’une certaine nature à laquelle plusieurs êtres pouvaient participer, comme par exemple l’idée d’humanité parmi nous. On avait été élevé par le paganisme à concevoir la divinité comme le caractère général d’une classe d’êtres immortels. En revenant sur cette idée, en cherchant à l’épurer, à l’approfondir, les philosophes la prenaient telle qu’elle était dans leur esprit et dans tous les esprits; ils essayaient de la définir, de déterminer à quelles conditions l’être se divinisait pour ainsi dire. Ce qui nous était supérieur, surtout en connaissance, ce qui résistait ou échappait aux causes d’altération qui nous atteignent de toutes parts, était divin, c’est-à-dire de la nature des dieux. Aussi l’âme, pour ceux des philosophes qui la croyaient immortelle, était-elle plus réellement, plus littéralement divine que nous ne l’entendons quand nous l’appelons encore un rayon divin. Est Deus in nobis; ces mots n’étaient pas une manière de parler. On pourrait trouver encore aujourd’hui des traces de cette acception du mot divinité. D’abord il n’est pas d’esprit religieux qui ne croie communicable quelque chose de la nature divine. On pourrait citer aussi de très respectables théologiens de l’école de Néander qui entendent le dogme de la divinité du Christ dans un sens tel que le messie serait divin plutôt qu’il ne serait Dieu, ou qu’il serait un dieu, et non pas Dieu même. C’est par suite de cette manière de concevoir la divinité comme une qualité plutôt que comme une substance que souvent les philosophes de l’antiquité ne se faisaient pas scrupule de parler des dieux comme s’il y en avait plusieurs. Voici en quoi ils redevenaient monothéistes. En contemplant l’univers, en réfléchissant sur la nature des choses, ils étaient conduits à concevoir soit un premier principe, soit une cause première, soit une intelligence parfaite, soit un artiste souverain, un démiurge, et sous l’un de ces noms un seul et même être, un être nécessairement unique ou qui n’avait point d’égal. L’unité en était tellement l’attribut qu’elle en vint à le définir à elle seule, et qu’après avoir été désigné sous le nom du Bien, il l’a été définitivement sous le titre exclusif de l’Un. Or il n’est aucune de ces appellations que la théodicée moderne n’ait acceptée, elles impliquent toutes le monothéisme, et c’est pourquoi il est juste de, dire que les vrais sages de l’antiquité ont cru en un seul Dieu aussi bien que les grands philosophes des âges plus récens.

Par tous ces motifs, il ne faudrait pas s’étonner si Platon avait par momens admis l’existence distincte et substantielle des idées éternelles. On ne voit pas que, lorsqu’il est dogmatique, il se rende de ses pensées un compte aussi rigoureux qu’il l’exige de celles des autres lorsqu’il est critique. Il suffit qu’on ait longtemps disputé sur le sens de la théorie des idées, qu’on en dispute encore, pour prouver qu’il n’a pas lui-même su ou voulu rien affirmer d’absolu et de démonstratif. On sait quelles attaques réitérées Aristote a dirigées contre sa doctrine. Elles sont telles qu’il a été accusé de ne l’avoir! pas entendue ou de n’avoir pas voulu l’entendre, tandis qu’un juge habile, M. Ravaisson, reprend ces objections, y joint les siennes, et ne paraît pas éloigné de croire que Platon ne s’est pas entendu lui-même. Ses nouveaux interprètes jugent diversement de ce qu’il a voulu dire. M. Grote et M. Mill ne sont pas disposés à prendre fort au sérieux le sens métaphysique de la théorie des idées, les regardant comme de pures suppositions qui n’ont et ne peuvent avoir l’appui d’aucune expérience. Ils ne sont pas les seuls qui, du point de vue de la philosophie des sciences naturelles, aient jugé Platon. Avant eux, l’auteur d’un ouvrage écrit avec esprit, l’Histoire biographique de la Philosophie[6], M. Lewes, avait exposé avec une clarté piquante la théorie des idées. Suivant lui, elles sont, dans la République, présentées comme l’ouvrage de Dieu même imité par les hommes, dans le Timée, comme des choses éternelles et des modèles d’après lesquels l’auteur du monde a fait succéder l’ordre au désordre. Dans les deux cas, les idées ne sont à ses yeux que les idées de genre et d’espèce, qui doivent être (et non pas les individus) les objets de la philosophie. Ce n’est pas seulement le positivisme anglais qu’il faut consulter. M. Ferrier, métaphysicien qui ne s’était proposé rien moins que de donner à l’Ecosse une nouvelle philosophie, réduit les idées de Platon aux idées prises dans le sens le plus simple, le plus ordinaire. Ainsi comprises, elles sont nécessaires à l’exercice de la raison, et l’esprit humain ne peut s’en passer. Ce n’est pas la science seulement, c’est la connaissance en général, c’est la pensée qui a besoin des idées, car sans la généralisation nous ne pourrions sortir de l’isolement de chaque sensation particulière. Les caractères essentiels des idées sont la nécessité et l’universalité, et c’est là le fond de la théorie platonicienne réduite ainsi à une observation psychologique très bien exposée d’ailleurs par M. Ferrier[7]; mais il me semble que le docteur Archer Butler, à qui l’on doit des leçons remarquables sur l’histoire de la philosophie ancienne, s’est approché davantage du sens de Platon. S’attachant à montrer que son idéalisme tout spécial s’écarte moins qu’on ne croit des opinions communes et de nos croyances naturelles, il a demandé si c’était une hypothèse bien hardie, une absurdité paradoxale que d’admettre que l’ensemble de notre connaissance supposât des lois réelles et éternelles de la nature des choses, et que ces lois fussent empreintes dans les qualités et les propriétés des objets dont la perception nous révèle l’existence. De là qu’y aurait-il d’étrange à conclure que ces lois sont quelque chose de différent et de celui qui les a imprimées à la création, et de l’homme qui les induit et les conçoit comme indépendantes de lai? Pourquoi alors ne dirait-on pas qu’elles constituent ainsi ce qu’il est permis d’appeler le monde intelligible dont le monde sensible n’est que la copie? Et l’on pressent comment de conséquence en conséquence il est possible d’en venir à représenter comme une suite naturelle de cette relation constatée entre la nature, ses lois, sa première cause et notre intelligence, — la foi de notre raison dans ses rapports de communauté avec les choses intelligibles et divines. Ainsi M. Butler espère expliquer l’aspiration de l’intelligence à la contemplation des idées ou d’un monde supérieur d’une manière qui ne prête à sourire à aucun de ceux qu’il appelle les modernes physiologistes de l’esprit[8].

À cette diversité d’appréciations, l’on doit comparer celle que M. Cousin a fortifiée de sa grande autorité, celle de la plupart des professeurs de l’école française, quoique M. Th.-Henri Martin l’ait combattue dans ses études sur le Timée, et que l’auteur d’une excellente dissertation sur la psychologie de Platon, M. Chaignet, ne paraisse pas disposé à l’accepter sans restriction. C’est à M. Paul Janet de la défendre, et il a tout au moins réussi à prouver, avec la supériorité à laquelle il nous a habitués, qu’elle s’appuie sur d’autres parties importantes du platonisme que toute autre interprétation rendrait peu conciliables avec la théorie des idées. Je suis donc prêt à le suivre, à me déclarer platonicien à sa manière, ne demandant à réserver qu’un point : c’est que Platon n’a pas toujours distinctement, résolument, suivi ou accepté ces conséquences de la théorie des idées, qu’après avoir conclu leur existence, leur nécessité, de notre faculté de concevoir les choses en général, il s’est souvent arrêté là, s’est exprimé d’une manière indécise, et qu’il est demeuré dans le vague, ou n’en est sorti que lorsque de nouvelles méditations ou des questions nouvelles l’ont conduit à des développemens nouveaux. M. Janet convient que plus d’une fois il a justifié sa théorie par des exemples très mal choisis, conséquemment par des preuves qui tournaient contre elle. Il a paru confondre avec les idées nécessaires tantôt de simples généralisations des perceptions de l’expérience, comme l’idée de table ou de lit, tantôt ces abstractions qui isolent des qualités de toute substance, comme l’égalité ou la blancheur. Que signifie en effet, je le demande, l’idée éternelle du blanc et que représente-t-elle à l’esprit? Si Platon a pu tomber dans de telles confusions, s’il a porté autant d’inexactitude dans la dialectique appliquée aux opérations de la pensée, comment ne pas admettre qu’il a bien pu, au début du moins ou par instans, hasarder la doctrine des idées comme une première vue, une solution encore vague, une théorie non encore dégrossie, et qui pouvait être la vérité, mais qui ne devait l’être qu’approfondie, remaniée, épurée par ses disciples à venir? Je me permettrai de dire que M. Janet et d’autres doctes amis dont j’ai tant à apprendre passent trop légèrement sur les variations, les hypothèses, les paradoxes, et, il faut bien le dire, les chimères qui se rencontrent en si grand nombre dans la partie dogmatique des écrits de Platon. Ils les voient bien, ils les avouent, ils les rejettent quand ils ne trouvent pas quelque ingénieux moyen de les défendre. Généralement ils en tiennent peu de compte, et, s’attachant à ce qui leur plaît dans Platon, ils en font tout le platonisme[9]. Cet éclectisme est permis, il est même utile et commandé pour profiter de la lecture de Platon, pour extraire de ses ouvrages de certaines vérités fondamentales afin d’édifier une philosophie; mais il divise arbitrairement Platon, il le décompose, il ne lui laisse pas sa physionomie entière et vivante. On nous dit par exemple, — pour écarter et négliger ces fictions, ces mythes, ces superstitions de toute sorte, qu’il introduit surtout dans ses essais de théologie, de physiologie, de cosmologie, — qu’il aimait les symboles, les allégories, les légendes. C’est un goût très dangereux, c’est souvent même un manque d’esprit philosophique que ce penchant à mettre les besoins de l’imagination au niveau de ceux de la raison, et c’est de plus une inconsistance palpable chez un critique dont la logique acérée poursuit avec tant de rigueur chez les autres les expressions métaphoriques, les hypothèses gratuites, toutes les représentations arbitraires ou fictives que l’opinion oppose à la science. Platon ne veut se rendre qu’à la science. Les autres manières de connaître et qu’il appelle la sensation, le raisonnement, l’opinion et la foi, il en parle assez légèrement. Or la science à laquelle il les sacrifie toutes est essentiellement dialectique; c’est un rationalisme absolu. Il s’en souvient toujours avec ses adversaires, mais il l’oublie trop souvent lorsqu’il parle seul et en son nom.

C’est sur ce contraste qu’on n’a pas jusqu’à présent assez insisté. Il est tellement resté dans l’ombre, que le public, qui ne connaît Platon que de réputation, se le figure un rêveur, un poète qui peut rencontrer la vérité par inspiration, mais qui n’a raisonné de sa vie. On ignore ou l’on oublie que c’est un critique dont aucun sceptique n’a surpassé la subtilité et qui en remontrerait à Hume et à Kant dans l’art de ruiner par la discussion l’illusion des systèmes. Il a fallu peut-être les nouveaux admirateurs que l’Angleterre lui a donnés pour mettre en plus vive lumière ce côté de son génie. M. Lewes, M. Grote, M. Mill, précisément parce qu’ils se déclarent pour la philosophie de l’expérience, remarquent de préférence et célèbrent complaisamment le talent sans égal qu’à l’exemple de Socrate il a porté dans une guerre méthodique aux préjugés et aux systèmes. Les systèmes et les préjugés, ou la raison tantôt assez téméraire pour faire à elle seule la vérité, tantôt assez timide pour la recevoir toute faite de la tradition, c’est là pour eux et pour Platon l’ennemi commun. M. Grote remarque très ingénieusement que l’art de le combattre et de le vaincre ne devait nulle part être plus connu, plus florissant que dans une démocratie comme Athènes, où tout se discutait librement, de même que l’estime et la pratique du même art ont dû renaître dans un pays comme l’Angleterre, où devant les chambres, les meetings, les jurés, on retrouve quelque chose des libres débats de l’agora d’Athènes. L’examen interrogatif, le débat contradictoire, qui remplit presque tous les dialogues de Platon, leur paraît rappeler assez exactement la sorte d’épreuve à laquelle sont soumis les témoins dans les cours de justice[10]. On doit se douter que le Platon critique est pour eux bien au-dessus du Platon dogmatique. Cependant, pour préférer le premier, ils ne méprisent pas le second. S’ils trouvent que ses spéculations sont hasardées et illusoires, c’est le défaut de toute spéculation. Ils ne sont pas insensibles à ce qu’elles ont d’original, de neuf et d’ingénieux. Toutes elles sont le fruit du libre examen. C’est la libre raison qui les a choisies, et par là elles valent mieux que tout ce que leur opposeraient la tradition et la routine. S’ils toléraient une métaphysique quelconque, celle de Platon pourrait être la première exceptée. Enfin je ne sais si la gloire du philosophe n’a pas gagné, elle n’a du moins rien perdu, à ce que ses doctrines fussent soumises à l’appréciation de ces empiriques et de ces démocrates, qu’on aurait dû croire ses adversaires déclarés.

Maintenant que, soutenu par des autorités différentes, nous avons mis en relief les deux faces du génie de Platon, reste la grande question : — comment le critique inexorable des dialogues polémiques est-il le spéculatif vague et flottant des dialogues dogmatiques? — On jetterait du jour sur cette question, si l’on pouvait établir avec certitude l’ordre chronologique des ouvrages de Platon. Ce n’est que de notre temps que la chronologie a été estimée ce qu’elle vaut. Autrefois elle n’était qu’une condition de l’exactitude historique dans le récit des événemens. Aujourd’hui elle sert à expliquer l’histoire des sociétés, des mœurs, des idées; elle éclaire la marche de l’esprit humain. Malheureusement elle nous manque pour suivre celle de l’esprit de Platon. Les tentatives qui ont eu pour but de dater chacune de ses compositions ne reposent guère que sur des traditions et des conjectures douteuses. Lui-même, en mettant toujours en scène des personnages réels, ne s’astreint pas à l’ordre historique ou biographique des faits, et si l’on voulait déterminer par la suite des idées la succession des écrits, ce serait résoudre la question par la question même. M. Grote, qui l’a examinée de près, s’est cru seulement autorisé à placer les premiers les dialogues dont l’esprit s’éloigne le moins du tour négatif de la dialectique de Socrate, et les derniers ceux qui s’en écartent le plus. Nous sommes porté à commencer comme lui par l’Apologie de Socrate y que doivent suivre d’assez près tous les écrits qui touchent à son procès et à sa mort. La République, œuvre de la maturité de Platon, doit avoir avec le Philèbe précédé le Timée et le Critias, antérieurs aux Lois, qui sont le fruit de sa vieillesse. De cet ordre, M. Grote conclut qu’à mesure que Platon laissait s’affaiblir le souvenir des leçons de Socrate, peu à peu les habitudes critiques de son esprit cédaient à une tendance à la spéculation accompagnée d’un certain goût pour les mythes et les antiquités, ainsi que pour l’autorité exercée au nom de la philosophie. Il est certain qu’à côté des aspirations les plus hardies de la métaphysique pure la République contient des règles morales et sociales dictées par un absolutisme téméraire. Auprès des observations les plus justes, les plus profondes sur la nature des gouvernemens et la vie des sociétés, il se permet le rêve de chimériques réformes qui ne s’expliquent que par son mépris pour les préjugés vulgaires, les vices des institutions et des peuples, par la foi à une sorte de droit divin de la philosophie. Il est certain que, s’il était fondé dans son ambition de mettre au-dessus de toutes les connaissances expérimentales et discursives, au-dessus même des opinions vraies, la science proprement dite, il devait déférer à celle-ci, c’est-à-dire à la philosophie, une autorité qu’il qualifie lui-même de royauté, et qui pouvait imposer ses décrets avec la confiance de l’infaillibilité. Il était sur cette pente où la philosophie se change en orthodoxie.

Le Timée est un ouvrage où, après avoir résumé la République, il essaie de rattacher la constitution de la société à la constitution du monde. Celle-ci, il la décrit dans un récit mythique de la création. L’origine du monde réel est rattachée elle-même au monde des intelligibles, et, mettant en action sa théorie des idées, il accepte de l’école de Pythagore, il puise dans les traditions mythiques, il invente probablement dans quelques détails une genèse où la fable sert de symbole à la philosophie. On dirait qu’il s’efforce de donner à la théologie métaphysique l’enveloppe d’une religion positive, afin de la rendre plus agréable au peuple, dont il veut instruire l’ignorance ou désarmer les préventions. Dans le traité des Lois, ces trois dispositions, le besoin de décréter souverainement, le retour aux traditions mythologiques, le désir de se faire écouter du public, se réunissent pour constituer un ouvrage confus et singulier où les plus éloquentes leçons de la morale politique et religieuse sont mêlées aux inventions législatives les plus fortement empreintes de cette idée d’une omnipotence philosophique qui peut tout se permettre parce qu’elle parle au nom de la raison absolue.

Rien ne justifie la supposition que semble accueillir M. Grote de quelque événement ignoré qui aurait ému l’âme de Platon au point d’imprimer ce nouveau cours à ses idées. Peut-être n’avait-il pas besoin d’une autre cause de détermination que le spectacle des mœurs de la démocratie athénienne pour qu’épris du saint amour de la vertu idéale il devînt sur ses vieux jours un partisan de l’autorité, et recourût aux formes impérieuses de la législation pour imposer ses idées. De bien grands esprits, las de leur impuissance à maîtriser les choses humaines, ont été sujets comme lui à se rejeter vers les préjugés de tradition et d’autorité, et à trop oublier cette belle parole de Platon lui-même : la vertu est libérale[11].


V.

Nous avons annoncé que la théorie des idées, interprétée et restreinte suivant l’esprit de la philosophie moderne, pouvait être délivrée des objections qui engendrent les principaux doutes. Nous permettra-t-on d’indiquer comment? Ce serait d’ailleurs manquer à Platon que de ne pas dire qu’il a lui-même, en plus d’un passage, donné les moyens de rectifier ce que d’autres pages peuvent contenir d’équivoque ou de trop absolu. Le Sophiste, par exemple, une de ses plus éminentes compositions philosophiques, limite par un sage éclectisme son idéalisme excessif; mais il ne s’agit ici que de notre manière de l’entendre.

Montesquieu a écrit : « Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle tous les rayons n’étaient pas égaux[12]. » Rien peut-être de plus élevé ne saurait être écrit. Montesquieu entendait que les propriétés du cercle étaient vraies du cercle possible avant qu’il n’y eût des cercles réels. Je m’attache à cette pensée et laisse de côté la justice; je ne veux pas être accusé d’en appeler au sentiment. Aussi bien Montesquieu a-t-il voulu prouver ou du moins éclaircir la morale par la géométrie et non pas la géométrie par la morale. Redisons donc après lui que, s’il ne peut y avoir de cercle qui n’ait les propriétés du cercle, ces propriétés constituent l’essence du cercle. Son essence est en quelque sorte indépendante de son existence. Elle était identique à elle-même, elle demeurerait telle, quand même il n’y aurait dans le monde ni mouvemens, ni figures circulaires; considérée comme vérité idéale, cette loi du cercle est une vérité nécessaire, et, comme telle, immutable, inaltérable, éternelle. Vainement Descartes équivoque-t-il sur les idées nécessaires, et paraît-il quelquefois les subordonner à la volonté de Dieu. Dieu ne pourrait penser ou faire un cercle qui fût en contradiction avec ses propriétés, car ce ne serait plus un cercle. La libre création, la création arbitraire, pourrait faire seulement qu’il n’y eût rien de circulaire au monde, mais non que quelque chose pût être exactement circulaire sans avoir ses rayons égaux, ou un diamètre qui fût la plus longue ligne menée par le centre d’un point de la circonférence à un autre.

Il y a donc primitivement une essence du cercle. Or l’essence du cercle, considérée en dehors de tout cercle réel, phénoménal, expérimentalement percevable, est l’idée du cercle. Voilà l’idée de Platon. Tout géomètre est en ceci platonicien, car tout géomètre admet que les figures de la géométrie sont des êtres de définition. Il n’est pas difficile de concevoir que l’idée d’espace est nécessaire et ne peut être éliminée de l’esprit humain. Or dès que l’on conçoit l’espace, on le conçoit divisible au moins par la pensée, et il ne peut être conçu divisé sans être terminé par des lignes dont les relations constituent les propriétés des figures, et ces propriétés sont des lois nécessaires, c’est-à-dire qui ne peuvent être conçues autres qu’elles ne sont dans notre esprit. C’est pour cela que les idées mathématiques sont celles qu’il est le plus convenable de choisir comme exemples des idées éternelles. C’est pour cela que Platon dit quelquefois que l’enseignement de la géométrie doit précéder celui de la dialectique. C’est pour cela qu’il avait écrit sur la porte de son école les mots fameux : « que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre. »

Toute idée, au sens où ce mot est pris ici, est donc une idée nécessaire, immutable, absolue, éternelle. Ces mots expriment autant d’attributs qui entrent dans la définition de la divinité. On peut donc dire, en un certain sens, qu’une idée caractérisée par tous ces attributs est une idée divine. C’est là ce que dit Platon. Il n’est pas seul à tenir ce langage. Que la vérité soit divine, que même la vérité soit Dieu, c’est un lieu commun de la haute théologie. Saint Augustin, Bossuet, Fénelon, pour n’en pas citer d’autres, l’ont textuellement répété. Faut-il entendre que Dieu ne soit rien que la vérité? Ce serait trop peu dire. Nous venons de voir que la vérité des choses possibles, que la vérité idéale peut être, en même temps qu’éternelle, indépendante de toute réalité, de toute existence, et l’on ne peut prétendre, au moins les docteurs chrétiens n’entendent pas que Dieu soit cette vérité-là. Ils hésiteraient à écrire sans explication ni restriction que Dieu est une idée ; ils craindraient trop qu’on n’entendît qu’il n’est que cela, et dans aucun cas, de ce que Dieu est une idée, il ne résulterait évidemment qu’il existât.

On peut dire que, pour les théologiens et de fait pour à peu près tous les hommes, Dieu est posé avant toute théologie, toute philosophie. On a entendu parler de Dieu, on a admis son existence, on s’est fait une conception assez compliquée de sa nature, avant de réfléchir scientifiquement sur cette existence et sur cette nature; après cela, il n’est pas difficile de l’assimiler en général à la vérité éternelle. Mais la philosophie, notamment la dialectique platonicienne, peut suivre un ordre inverse. Elle peut ne se pas supposer antérieurement en possession de la notion de Dieu pour lui rapporter ensuite l’idée de la vérité, à raison d’une certaine communauté d’attributs, et alors elle commencera par la vérité éternelle, par l’idée éternelle, pour en faire quelque chose de divin et parvenir ainsi à la notion de Dieu. Si l’on fait abstraction de toute croyance préalable et purement traditionnelle en Dieu, si l’on écarte les preuves et les argumentations usitées pour établir son existence et sa nature, on trouve, par une voie très sûre et peut-être plus rapide, la notion de l’essence immutable, de la vérité nécessaire, de l’idée éternelle; on se figure ou l’on reconnaît que l’on ne sait que cela, puis (et c’est ainsi que les philosophes anciens ont souvent procédé) on appelle divin ce que l’on a ainsi conçu, et par ce mot on n’entend pas encore désigner un être qui soit Dieu; on entend seulement que quelque chose d’indépendant de toute réalité relative, de supérieur par son invariabilité à toutes les choses humaines, à toutes les choses terrestres, appartient à une sphère qui n’est pas ce monde. Divin en ce sens n’est qu’un équivalent d’éternel et d’absolu. Si c’est là une notion qui n’est pas adéquate au Dieu de la théologie chrétienne, à celui de la croyance universelle ou même de toute théodicée philosophique, c’est du moins le commencement et la base d’une conception de quelque chose de surhumain, et néanmoins présent dans la raison humaine, ce qui est le fond de tout théisme et de toute religion; mais ne sortons pas de la théorie des idées de Platon, et reprenons l’idée du cercle.

Pour presque toute la métaphysique moderne, même celle qui ne s’est jamais appelée l’idéologie, une idée n’est qu’un être de raison, c’est-à-dire rien du tout en soi, mais seulement un certain produit, ou pour mieux dire un certain état de la pensée, qui elle-même n’existe que dans l’être pensant qu’elle suppose et qui se manifeste à la raison par la conscience. Si une idée réunit tous ces caractères que nous lui avons assignés, si elle est la loi tout ensemble et des existences et des intelligences possibles (car le cercle peut encore moins être conçu qu’exister contrairement à son essence, il est compris tel qu’il est), il y a donc un rapport de conformité entre les propriétés du cercle réalisé, la notion du cercle dans notre esprit et l’idée éternelle du cercle. Nous sommes communément habitués à confondre ces deux dernières, ou à ne regarder la seconde des deux que comme une abstraction, une généralisation mentale de nos propres conceptions. C’est ce que Platon ne faisait pas. Non qu’il n’ait parfaitement décrit ces opérations intellectuelles qu’on nomme généralisations, paraissant quelquefois réduire aux abstractions qui en résultent ce qu’il honore du nom d’idées ; mais dans ceux de ses écrits où il pénètre plus avant en pleine métaphysique, les idées sont quelque chose de plus, car elles sont quelque chose en dehors des objets qui les représentent et de notre esprit qui les conçoit. Dans ces termes, recherchons pour notre compte ce qu’elles pourraient bien être.

Formes, types, exemplaires, elles sont, au moins dans la sphère des vérités nécessaires, des lois auxquelles tout être phénoménal qui les réalise est tenu de se conformer;, elles lui sont imposées comme son essence, elles sont son essence virtuelle. Cette sorte de nécessité semble supposer aux idées une supériorité, une souveraineté, une puissance, une force. Dans l’impossibilité jusqu’ici de leur concevoir un mode d’existence, quoique l’on soit obligé de leur reconnaître tant d’autres attributs et même de les regarder comme nécessaires, nous serait-il permis d’admettre une sorte d’existence que nous appellerions l’existence idéale, de supposer qu’il existe de toute éternité des vérités impératives, qui n’ont aucune condition de l’être tel qu’il nous est connu, qui existent à l’état d’idées, et qui dans cet état indéfinissable sont cependant quelque chose d’efficace et de puissant? Remarquez que dans la pratique la loi morale subsiste et agit sur nous d’une manière analogue. Pour l’homme qui ignore Dieu, ou qui sans l’ignorer n’y pense pas, ou ne rapporte pas le devoir à sa volonté, qu’est-ce en soi que cette loi morale, ce type de l’honnête, cette idée du juste à laquelle il obéit et se sent obligé d’obéir? Ne me dites pas qu’il cède à un sentiment naturel; je le sais, et je sais que le moi est constitué de manière à se regarder, au moins dans ses bons momens, comme tenu d’obéir à quelque chose d’abstrait et d’intelligible qu’il n’a jamais vu, qu’il ne pense jamais rencontrer, et qu’il ne peut placer dans aucune des conditions d’existence à lui connues. On dit pourtant : L’honneur commande,... la justice veut,... la probité exige... La moralité pratique est donc fondée sur une sorte d’idéalisme qui ne suppose rien de substantiel, et cependant agit sur nous et détermine notre action. Ne pourrions-nous concevoir, simplement par hypothèse, pour toutes les idées nécessaires, un système d’idéalisme qui les comprendrait toutes comme des principes virtuels de détermination et d’action que nous atteste leur pouvoir sur nous, que rien d’ailleurs ne présente sous une forme possible aux yeux mêmes de l’esprit? Cet idéalisme n’est pas expressément, identiquement dans Platon, si souvent accusé d’idéalisme. Il tend bien à croire que les idées existent, mais aussi qu’elles sont plus que des idées. L’idéalisme plus hardi, plus rigoureux que j’indique paraît avoir été approché de plus près par les philosophes d’Alexandrie. Il y a dans Plotin divers passages qui n’ont de sens que dans la supposition d’un monde intelligible où rien n’existe que d’idéal. Cependant je crois que cette doctrine n’a guère été formellement, explicitement présentée comme je viens de le faire, et je ne la donne moi-même que comme une première hypothèse.

Une métaphysique hardie pourrait s’en emparer et s’y tenir. Soutenu par la tradition de l’école d’Alexandrie, un philosophe pourrait aller jusqu’à placer au-dessus et au sommet de l’être quelque chose qui n’aurait plus aucune des attributions de l’être, et cette loi première, le centre et la source de toutes les lois vraiment nécessaires, serait l’expression de cette nécessité suprême que Platon ne définit pas, et qu’il semble tenir pour supérieure même aux dieux; mais nous laissons à d’autres une audace dont il ne nous a pas donné l’exemple, et nous nous arrêtons à cette opinion prudente qui réduit les idées, dans le sens platonicien, aux idées nécessaires et primitives que reconnaissait Leibniz, et dont nous ne pourrions donner le dénombrement que si nous possédions une connaissance parfaite de la nature des choses. Ces idées, comme vérités absolues, nous sont attestées par le spectacle de l’univers et par la conscience de notre pensée, deux choses qui coïncident et s’unissent pour nous montrer au dehors et au dedans des lois analogues et concordantes. Or des idées ne paraissent pas au sens commun pouvoir exister ailleurs que dans une intelligence. La nôtre conclut d’elle-même qu’elle ne saurait être la seule qui existe; autrement elle ne retrouverait pas en elle et dans les choses des lois qu’elle n’a point faites. Or depuis Xenophane, depuis Anaxagore, l’existence de l’intelligence a été regardée comme le principe de l’ordre des choses, et toute la tradition de la philosophie grecque autorise la grande parole de Platon : « et comment nous persuader aisément que l’être absolument parfait demeure quelque chose d’immobile privé de l’auguste et sainte intelligence[13]? »

Nous voyons comment la théorie des idées peut comporter une interprétation qui la conserve en la simplifiant, et les termes mêmes dont Platon se sert autorisent cette interprétation. Si pour lui l’idée est l’unité qui domine la variété des phénomènes, ce que les idées sont aux objets. Dieu l’est aux idées, — Dieu, l’idée des idées, le dernier terme de la généralisation, l’unité suprême, le principe des principes, l’intelligence source des intelligences. Ainsi, comme Leibniz n’a pas craint de donner le nom de monade à Dieu même, nous pouvons avec Platon lui donner celui d’idée, et rien peut-être ne fonde plus sûrement l’existence de Dieu que cette dialectique qui la délivre naturellement de toute condition d’existence phénoménale, et qui rend aussi nécessaire que le soleil du monde sensible ce soleil du monde intelligible[14].

Cette manière d’entendre la théorie des idées a l’avantage de la dispenser de l’hypothèse de la réminiscence, qui suppose elle-même une existence antérieure, le dogme de la métempsycose, et probablement l’éternité des âmes. Sans doute nous ne pouvons concevoir comment s’allume dans l’organisme humain l’étincelle divine de l’intelligence, comment elle se transmet par la perpétuité de l’espèce. Les rapports de l’âme avec Dieu sont un mystère impénétrable et probablement à jamais; mais la réminiscence et toutes ses conséquences sont des choses énigmatiques en même temps qu’hypothétiques, tandis qu’il n’y a point d’hypothèse, qu’il y a nécessité rationnelle dans l’existence d’un rapport entre l’intelligence divine et la nôtre. Ce rapport une fois admis, il faut bien accepter comme un fait une certaine communauté malgré une immense inégalité entre l’une et l’autre. Il me semble donc que, grâce à cette interprétation du platonisme, il faudrait aller jusqu’à l’athéisme pour contester la théorie des idées.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Pensées de Platon, in-8o ; Paris 1819.
  2. Je traduis par disciples le mot anglais de companions, qui ne peut guère être traduit littéralement.
  3. Le vrai et le faux Platon, par M. Ladevi Roche; Bordeaux 1867.
  4. Revue d’Edimbourg d’avril 1866.
  5. Comparez, dans le Phédon, VIII et XXIV.
  6. The biographical history of Philosophy, by G. H. Lewes; Londres 1854.
  7. Lectures on Greek philosophy, by G. F. Ferrier; Londres et Edimbourg, t. Ire.
  8. Rev. Archer Butler’s Lectures on the history of the ancient philosophy, Cambridge.
  9. Voyez l’Exposition de la théorie platonicienne des Idées, par M. Nourrisson, 1858.
  10. On sait que, dans un procès anglais, les témoins, après avoir été examinés, c’est-à-dire questionnés par le conseil du plaignant, le sont en sens inverse par le défenseur. C’est ce double examen qui se croise, assez différent de ce que notre code appelle aussi examen (Instr. crim., tit. II, ch. IV), que les Anglais nomment cross-examination. M. Grote compare à ce procédé la manière d’interroger de Socrate dans les dialogues de Platon.
  11. I. Alcibiade, XXXI.
  12. Esprit des Lois, l. I, c. I.
  13. Sophiste, XXXV.
  14. République, VII.