Pleureuses/38

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La fatigue (1895)
PleureusesErnest Flammarion (p. 141-146).


LA FATIGUE


Un peu de pitié s’apitoie.


Voici que ta pensée exquise
S’est fermée à mes doigts amis,
Et que ton sommeil éternise
Le sourire où tu t’endormis.

Voici que la lampe agonise,
Que le rêve entre au salon vieux
Et que la fatigue indécise
Vient doucement fermer mes yeux…


Elle dort, la tête posée
Sur le sombre fauteuil profond,
Et la fatigue est la rosée
Qui pleure la paix sur mon front.

Les hommes passent sur la route,
Et moi, très las et les yeux clos,
Je suis la douceur et j’écoute.
Toutes les voix sont mes sanglots.

Ô nuit qui fait que toute flamme
Attend avec un tremblement,
Ô foyer tiède, comme une âme
Qui se rapproche lentement.

Ouvre la veille sans secousse,
Paix d’azur qui viens m’effleurer…
La fatigue devient très douce,
Le vent s’arrête pour pleurer.


Ma lampe est ma sœur de lumière,
La sœur des instants confondus,
Et je vois son âme en prière
À travers mes regards perdus.

Elle est la sœur d’anciennes fêtes
À demi mortes dans mes yeux,
L’auréole de chères têtes
Au fond d’un bal mystérieux.

Maintenant, puisqu’elle se voile,
On sent la nuit, sanglot profond,
Et furtivement, les étoiles
Aux fenêtres du vieux salon.

Et c’est le matin de décembre
Brouillé dans l’âme des danseurs…
Le feu doit mourir dans la chambre,
Mes mains ont froid pour tous les cœurs.


El tout près, ma lampe, il me semble,
S’ébauche avec timidité,
Et c’est une étoile qui tremble
Avec son cœur de charité !…

Chastes souvenirs sans demeure
Vous entrez au foyer d’hiver,
Vous sanglotez comme cette heure,
Vous ne dites rien, comme hier.

Vous venez, vagues, sur la terre,
Vous venez au calme moment,
Lorsque le grand soir de misère
Est sur la route infiniment.

Ma lampe, c’est ma sœur d’opale,
L’ange qui veille au soir si court,
Lorsque, dressé sur le ciel pâle,
Le grand vitrage attend le jour.


Pauvre âme, rêve ton long rêve,
Tu ne sais rien lorsqu’il est là.
Et lorsque le matin se lève,
Il est pauvre de tout cela.