Pleureuses/60

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L’absent (1895)
PleureusesErnest Flammarion (p. 237-240).


L’ABSENT


Tu deviens la vie incertaine…


Toi dont le grand cœur fut le nôtre,
Plein de douceur et de secours !
Tu partis, le soir, comme un autre.
Il me semble que c’est toujours !…

Nous, dont les rêves se hasardent,
Nous vivons ton sublime adieu,
Et nos yeux s’ouvrent et regardent
Le départ qui t’a fait vrai dieu.


Et depuis, ta fête invincible
Nous rend inutiles et las…
Que fais-tu, toujours impassible
Dans la gloire d’être là-bas !

Tu nous domines de silence,
Tu nous hantes d’éternité…
Dans quelle effroyable distance
Vas-tu, plein d’immobilité !

Nous avons beau, nous les victimes,
Aimer et rire à nos amours,
Sur la lampe et les fronts intimes
L’éloignement veille toujours !

Dans le salon aux nuits splendides,
Le froid nous glace les genoux,
Les grands murs sont noirs et placides.
Tu ne dis rien, bien loin de nous…


Quand l’heure approche où tout sommeille,
Quand le foyer tiède est berceur,
Nous forçons, forçons notre veille,
Épouvantés par ta douceur !

Quand tout repose dans les villes,
Dressés comme sous une loi,
Nous sentons à nos doigts fébriles
La fenêtre s’ouvrir à toi !

Sacrés, somptueux, en silence,
Nous voyons naître en la cité
Ce frisson de magnificence
Dont tressaille la vérité…

Et poursuivis par ton absence,
En quête de paix sans espoir,
Parmi l’heure qui nous encense,
Descendons aux jardins du soir…


Là, jusqu’au ciel bleuâtre et sombre,
La vie est grande comme un roi.
Les troncs resplendissent dans l’ombre,
La gloire qui passe, c’est toi !