Poèmes (Wilde)/Texte entier

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Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/2 P.-V STOCK, éditeur, PARI® DU MÊME AUTEUR Le Portrait de Dorian Gray, traduction Eug. Tardibu. Un vol. in-18 3fr.50 Intentions, traduction J. Joseph-Renaud. Un volume in-18 3fr.50 Le orlme de lord Arthur Savilo. Traduction A. Savinb. Un vol. in-18 3fr.50 Le Portrait de M. W . H. Traduction À. Savine. Un vol. in-18 3fr.50 DU MÊME TRADUCTEUR JUANValbra. Le Commandeur Mendoza. Nargis Oli.br. Le Papillon, préface d’EiuiB Zola. Narcis Ollbr Le Rapiat. Jacinïo Vbrdagubr. L’Atlantide. Emilia Pardo Bazan. Le Naturalisme. Hbnryk Sibnribnwicz. Pages d’Amérique. Andbkw Carnrgib. La Grande Bretagne jugée par un Américain. Elisabbth Barrbtt Browning. Poèmes et Poésies. Arthur Coman Dovlb. La grande Ombre. Anmun Gonan Dovlb. Mystères et Aventures. Thomas de Quincuy. Souvenirs autobiographiques d’un mangeur d’opium. TuâonoRB lloosRVBLT. La Vie ait Rancho. Théodore Roosbvblt. •– Chasses et Parties de chasse. TaâoooRB Roosbvblt. New-York. Tbbodorb Roosbvblt. La Conquête de l’Ouest. Pbrcy Bvssbb Shbllby. Œuvres en prose. Robbrt L. Sïbvbnson. Enlevé 1 Alobunon C. Swinburnb. Nouveaux Poèmes et Ballades. Rudyard Kipmnq. Simples Contes des Collines. SOUS PRESSE Bbnryr Signkibnwicz. La Préférée. Arthur Conan Doylb. Idylle de Banlieue. José Maria sb Pbrbda. Au premier vol. Ariiando Palacio Vaidbb. L’Idylle d’un malade. JUANValbra. Morsamor. Carlos Rbvlbs. Beba. Josô db ALBNCAR. Le tronc de Vlpé. Alobrnon C. Svinburnb. Derniers Poèmes et Ballades. Brbt Hartb. Maruja. SAlNT-AMAN0b(cHF,n).JMPMMBRIBBVSSIÊRBPage:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/4 Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/5


LES POÈMES D'OSCAR WILDE

Les _Poèmes_ ont été publiés en 1881, puis réimprimés en 1882 aux États-Unis.

Né en 1856, Oscar Wilde venait alors d'achever ses études à Oxford où il avait passé cinq années au Magdalen collège, remportant, en 1878, le prix Newdegate pour son poème _Ravenne_, écho des émotions et des souvenirs qu'il avait rapportés, l'année précédente, de son voyage en Italie et en Grèce avec le professeur Mahaffy.

Les _Poèmes_ firent grand bruit dans les cercles littéraires londoniens. Wilde fut très discuté.

Pour les uns, son oeuvre n'était que la réunion des informes essais d'un collégien sans originalité, rejetant en hâte dans la circulation ce qu'il avait pu s'assimiler plus ou moins étroitement des idées et de la civilisation des Anciens.

Pour d'autres, les _Poèmes_ affectaient la plus fausse, la plus artificielle recherche d'originalité.

On y voyait, à les entendre, régner ce style alambique, contourné, bizarre que fut jadis celui de Lily et des Euphuistes, de Gongora et des Précieuses, et tout cela réussissait mal à masquer le vide d'une âme incapable de penser par elle-même.

Pour un troisième groupe enfin, il fallait voir dans les _Poèmes_ comme «l'Evangile d'un nouveau Credo». Wilde n'était-il pas l'apôtre et le pontife de l'art pour l'art, l'homme qui faisait bon marché du «puissant empire aux pieds d'argile», de la «petite île désertée par toute chevalerie»? Chez lui plus de patriotisme, plus de haine invétérée du Papisme...

... «_Parmi ses collines_ (de l'Angleterre), disait un de ses sonnets, _s'est tue cette voix qui parlait de liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la! Tu n'es point faite pour habiter cette vile demeure de trafiquants où chaque jour_

«_On met en vente publique la sagesse et le respect, où le peuple grossier pousse les cris enragés de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles._

«_Cela trouble mon calme. Aussi mon désir est-il_

_de m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture, sans prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis_[1].»

[Note 1: _Théoretikos._]

On ne pouvait lui refuser toute attache dans le passé et ce culte des choses d'autrefois qui est une partie du patrimoine intellectuel de l'artiste. S'il ne voulait prendre parti ni pour Dieu ni pour ses ennemis, son dédain de la bataille vile, des cris enragés de l'ignorance, érigeait une sorte d'autel au passé

«_Esprit de beauté, reste encore un peu, chantait-il dans son Jardin D'Eros, ils ne sont pas tous morts, tes adorateurs de jadis. Il en vit encore un petit nombre de ceux à gui le rayonnement de ton sourire est préférable à des milliers de victoires, dussent les nobles victimes tombées à Waterloo, se redresser furieuses contre eux. Reste encore, il en survit quelques-uns_

«_Qui pour toi donneraient leur part d'humanité et te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de tous les jours et dans tes temples j'ai trouvé un festin somptueux, tel que n'eût pu_ _me le donner ce siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes neuves où tant de scepticisme s'offre sous une forme si dogmatique_.

«_Là ne coule aucun Céphise, aucun Hissus. Là ne se retrouvent point les lois du blanc Colonos. Jamais sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais un pâtre simple ne fait gravir à son taureau mugissant les hautes marches de marbre et l'on ne voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter la robe brodée de crocus_...»

Peut-être cet amour de l'antiquité, ce dédain du mercantilisme moderne, on eût pu de l'autre côté de la Manche les pardonner à Oscar Wilde s'il avait accepté de suivre la foule dans quelques-unes de ses ruées contre ce qu'elle haïssait. Mais là encore l'abîme s'ouvrait entre Wilde et ses contemporains.

Il a depuis exprimé ce regret que son père l'eût empêché alors de se faire catholique, seul contrepoids aux déviations qui allaient faire dérailler son âme sur les chemins de la vie.

La démonstration de cette tendance à une conversion catholique n'est pas inscrite dans ses _Poèmes_ mais de leur lecture il résulte nettement que Wilde avait rapporté d'Italie le respect et le regret des âges passés de la Papauté. Il appartenait à cette petite élite protestante d'artistes et de musiciens à qui il parut, après 1870, qu'il y avait quelque chose de rompu dans l'esthétique romaine et qu'avec son Pontife-Roi Rome avait perdu un de ses plus beaux fleurons.

_Pour moi_, dit Wilde, _pèlerin des mers du Nord, quelle joie de me mettre tout seul à la recherche du temple merveilleux et du trône de celui qui tient les clés redoutables_.

_Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent et prêtres et saints cardinaux et que porté au-dessus de toutes les têtes arrive le doux pasteur du troupeau_.

_Quelle joie de voir, avant que je meure, ce seul roi qui soit oint par Dieu et d'entendre les trompettes d'argent sonner triomphalement sur son passage_.

_Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin_.

Aussi chez le poète, quelle désillusion lorsqu'il voit dans là cité «couronnée par Dieu, découronnée par l'homme», flotter «l'odieux drapeau rouge, bleu et vert».

Ce n'est pas qu'il ait abjuré le culte de la liberté, mais il n'a jamais aimé celle-ci pour elle-même. Il n'est que «sur certains points» avec ces Christs qui meurent sur les barricades. Il n'aime guère les enfants de la Liberté «dont les yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère sans noblesse, dont les esprits ne connaissent rien, n'ont souci de rien connaîtra». En somme,


_Malgré cette démangeaison moderne de liberté, je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous obéissent, à celui de ces démocrates braillards qui trahissent notre indépendance par les baisers qu'ils donnent à l'anarchie!_

Ce qui lit vibrer son coeur, c'est que


_...Le grondement de les démocraties. Les règnes de la Terreur, les grandes anarchies, reflètent pareilles à la mer mes passions les plus fougueuses et donnent à ma rage un frein. Liberté! pour cela uniquement tes cris discordants Enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs. Sans cela tous les rois pourraient, au moyen du knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades, dépouiller les nations de leurs droits inviolables,_

«_Que je resterais sans m'émouvoir _...»

C’était un irréductible aristocrate, de cet « heureux petit nombre » qui concentre autour de soi la joie de vivre.

Et voilà pourquoi le monde, se vengeant, lui fut si cruel !

Albert Savine.







HÉLAS !

HÉLAS !

Être entraîné à la dérive de toute passion jusqu’à ce que mon âme devienne un luth aux cordes tendues dont peuvent jouer tous les vents, c’est pour cela que j’ai renoncé à mon antique sagesse, à l’austère maîtrise de moi-même.

À ce qu’il me semble, ma vie est un parchemin sur lequel on aurait écrit deux fois, où en quelque jour de vacances, une main enfantine aurait griffonné de vaines chansons pour la flûte ou le virelai, sans autre effet que de profaner tout le mystère.

Sûrement il fut un temps où j’aurais pu fouler les hauteurs ensoleillées, où parmi les dissonances de la vie, j’aurais pu faire vibrer une corde assez sonore pour monter jusqu’à l’oreille de Dieu !

Ce temps-là est-il mort ? Hélas ! faut-il que pour avoir seulement effleuré d’une baguette légère le miel de la romance, je perde tout le patrimoine dû à une âme.


LE JARDIN D’ÉROS

LE JARDIN D'ÉROS

 Nous voici en plein printemps, au coeur de juin;
 pas encore les travailleurs hâlés ne se hâtent sur les
 prairies des hauteurs, où l'opulent automne, saison
 usurière, ne vient que trop tôt offrir aux arbres l'or
 qu'il a mis de côté, trésor qu'il verra disperser par
 la folle prodigalité de la brise.
 Il est bien tôt, vraiment! l'asphodèle, enfant
 chérie du Printemps, s'attarde pour piquer la jalousie
 de la rose; la campanule, elle aussi, tient
 déployé son pavillon d'azur. Et, pareil à un fêtard
 égaré, perdu, que ses frères ont laissé là, pour
 s'enfuir des bosquets, d'où les a chassés la grive,
 messagère de juin,
 seul, un pâle narcisse reste là, tout apeuré, tapi
 dans un coin d'ombre, où des violettes, presque inquiètes
 de leur propre beauté, se refusent à regarder face à face l'or du soleil, par effroi d'une trop forte
 splendeur. Ah! c'est bien là, ce me semble,
 --que viendraient se poser les pieds de Perséphoné,
 quand elle est lasse des prairies sans fleurs
 de Pluton,--là que danseraient les adolescents
 arcadiens, là qu'un homme pourrait trouver le mystère
 secret de l'éternelle volupté, ce secret que les
 Grecs ont connu. Ah! vous et moi, nous pourrions
 le découvrir ici, pour peu que l'Amour et le sommeil
 y consentent.
 Ce sont là les fleurs qu'Héraklèsen deuiisema sur
 la tombe d'Hylas, l'ancolie, avec toutes ses blanches
 colombes agitées d'un frisson, quand la brise les a
 froissées d'un baiser trop rude, la mignonne chélidoine
 qui, dans son jupon jaune, chante le crépuscule
 du soir, et le lilas en robe de grande dame,--mais
 laissons-les fleurir à l'écart, laissons
 là-bas, les spirales de la rose trémière, aux rouges
 dentelures, agiter sans bruit leurs clochettes, sans
 quoi l'abeille, son petit carillonneur, irait chercher
 plus loin quelque autre divertissement; l'anémone
 qui pleure dès l'aube, comme une jolie fillette devant
 son galant, et ne laisse, qu'à grand'peine les
 papillons ouvrir toutes grandes, auprès d'elle,
 leurs ailes bigarrées, laissons-la languir dans la
 pâle virginité, La neige hivernale lui plaira mieux
 que des lèvres comme les tiennes, dont la brûlure ne saurait que la flétrir. Va-t-en plutôt cueillir cette
 fleur amoureuse qui s'épanouit solitaire, et que le
 vent, entremetteur, poudre de baisers savoureux
 qui ne sont pas de lui.
 Les liserons aux fleurs en forme de trompette, et
 qu'aiment tant les jeunes filles; la reine des prés,
 à la teinte de crème, plus blanche que la gorge de
 Junon, odorante autant que l'Arabie entière; l'hyacinthe,
 que les pieds de Diane chasseresse hésiteraient
 à fouler, même à la poursuite du plus beau des
 daims tachetés, la marjolaine en bouton, dont un
 seul baiser suffirait à embaumer les lèvres de la
 déesse de Cythère, et rendre jaloux Adonis,--cela,
 c'est pour ton front,--et pour te faire une
 ceinture,--voici ce flexible rameau de clématite pourpre,
 dont la couleur somptueuse efface de son éclat le
 roi de Tyr,--et ces digitales aux corolles
 retombantes,--mais pour cet unique narcisse, que
 laissa tomber de sa robe la saison printanière, lorsqu'elle
 entendit avec effarement, dans les bois où
 elle régnait, résonner le chant ardent, orageux de
 l'oiseau d'été.
 Ah! qu'il te soit un souvenir subtil de ces jours
 charmants de pluie et de soleil, alors qu'avril riait
 a travers ses larmes, en voyant la précoce primevère
 quitter d'un pied furtif les racines tortueuses des chênes, et envahir la forêt, au point que malgré ses
 feuilles jaunies et froissées, elle se couvrait d'un or
 étincelant.
 Non, lu peux le cueillir aussi. Il n'a pas même
 la moitié de ton charme, ô toi l'idole de mon âme,
 et quand tes pieds seront las, les anchuses tisseront
 leurs tapis les plus brillants; pour toi, les chèvrefeuilles
 oublieront leur orgueil et voileront leur lacis
 confus, et tu marcheras sur les pensées bariolées.
 Et je couperai un roseau dans le ruisseau de là-bas,
 et je rendrai jaloux les dieux des bois; le vieux
 Pan se demandera quel est ce jeune intrus qui
 s'enhardit à chanter dans ces retraites plus creuses
 où jamais homme ne devrait risquer un pied le
 soir, par crainte de surprendre Artémis et sa troupe
 aux corps de marbre.
 Et je te coulerai pourquoi la jacinthe se revêt
 d'une aussi morne parure de gémissements plaintifs;
 pourquoi l'infortuné rossignol s'interdit de
 lancer son chant eh plein jour, et préfère pleurer
 seul, alors que dort la rapide hirondelle et que les
 riches font la fête; et pourquoi le laurier tremble
 en voyant des lueurs d'éclair à l'Orient.
 Et je chanterai comment la triste Proserpine fut
 mariée à un grave, à un sombre maître et seigneur.
 Des prairies infernales semées de lotus j'évoquerai Hélène aux seins d'argent, et aussi tu verras cette
 beauté fatale, pour qui deux puissantes armées se
 heurtèrent d'un choc terrible, dans l'abîme de la
 guerre.
 Puis je te chanterai ce conte grec où Cynthia
 s'éprend du jeune Endymion, et s'enveloppant d'un
 voile gris de brouillards, se bute vers les cimes du
 Latmos, dès que le soleil quitte son lit de l'Océan,
 pour s'élancer à la poursuite de ces pieds pâles et
 légers qui se fondent sous son étreinte.
 Et si ma flûte est capable de verser une douce
 mélodie, nous pourrons voir face à face celle qui, en
 des temps bien lointains, habita parmi les hommes,
 près de la mer Égée, et dont la triste demeure au
 portique ravagé, au mur dépouillé de sa frise, aux
 colonnes croulées, domine les ruines de cette cité
 charmante, ceinte de violettes.
 Esprit de beauté, reste encore un peu: ils ne sont
 pas tous morts, tes adorateurs de jadis; il en vit
 encore un petit nombre, de ceux pour qui le rayonnement
 de ton sourire est préférable à des milliers
 de victoires, dussent les nobles victimes tombées à
 Waterloo se redresser furieuses contre eux; reste
 encore, il en survit quelques-uns,
 qui pour toi donneraient leur part d'humanité, et
 te consacreraient leur existence. Moi, du moins, j'ai
 agi ainsi. J'ai fait de tes lèvres ma nourriture de tous les jours, et dans tes temples j'ai trouvé un
 festin somptueux, tel que n'eût pu me le donner ce
 siècle affamé, en dépit de ses doctrines toutes
 neuves, où tant de scepticisme s'offre sous une
 forme si dogmatique.
 Là, ne coule aucun Cephise, aucun Ilissus; là ne
 se retrouvent point les bois du blanc Colonos. Jamais
 sur nos blêmes collines ne croit l'olivier, jamais
 un pâtre simple ne fait gravir à son taureau
 mugissant les hautes marches de marbre; on ne
 voit point par la ville les rieuses jeunes filles t'apporter
 la robe brodée de crocus.
 Pourtant, reste encore. Car l'enfant qui t'aima le
 mieux, dont le seul nom devrait être un souvenir
 capable de te retenir [2], dort dans un repos silencieux,
 au pied des murs de Rome, et la mélodie
 pleure d'avoir perdu sa lyre la plus douce; nul ne
 saurait manier le luth d'Adonais, et le chant est
 mort sur ses lèvres.

[Note 2: Il s'agit de John Keats (1795-1821) dont nous publierons prochainement les _Poèmes_.]

 Non, à la mort de Keats, il restait encore aux
 Muses une voix argentine pour chanter sa thrénodie,
 mais hélas! nous la perdîmes trop tôt, en cette nuit
 déchirée par la foudre, en cette mer rageuse, Panthéa
 vint réclamer comme son bien celui qui l'avait chantée, et fermer la bouche qui l'avait louée [3];
 depuis lors, nous allons dans la solitude, nous
 n'avons
 plus que ce coeur ardent, cette étoile matinale de
 l'Angleterre ressuscitée, dont le clair regard, derrière
 notre trône croulant, et les ruines de la guerre,
 vit les grandes formes grecques de la jeune Démocratie
 surgir dans leur puissance comme Hespérus,
 et amener la grande République [4]. A lui du
 moins tu as enseigné le chant.

[Note 3: Shelley.]

[Note 4: Swinburne qui, à côté des _Poèmes et Ballades_, est l'auteur d'une tragédie, _Atalante à Calydon_, dont nous avons en préparation une traduction.]

 Et il t'a accompagné en Thessalie, et il a vu la
 blanche Atalante, aux pieds légers, à la virginité
 impassible et sauvage, chasser le sanglier armé de
 défenses. Son luth, aussi doux que le miel, a ouvert
 la caverne dans la colline creuse, et Vénus rit de
 savoir qu'un genou fléchira encore devant elle.
 Et il a baisé les lèvres de Proserpine et chanté
 le _requiem_ du Galiléen. Ce front meurtri, taché
 de sang et de vin, il l'a découronné. Les Dieux de
 jadis ont trouvé en lui leur dernier, leur plus ardent
 adorateur, et le signe nouveau s'efface et pâlit devant
 son vainqueur.
 Esprit de Beauté, reste encore avec nous. Elle n'est point encore éteinte, la torche de la poésie.
 L'étoile qui surgit par-dessus les hauteurs de
 l'Orient défend invinciblement ses armoiries argentées,
 contre les ténèbres qui s'épaississent, contre
 la fureur des ennemis. Oh! reste encore avec nous,
 car, au cours de la nuit longue et monotone,
 Morris[5], le doux et simple enfant de Chaucer,
 l'aimable héritier des pipeaux mélodieux de Spencer,
 a souvent charmé par ses tendres airs champêtres
 l'âme humaine en ses besoins et ses détresses,
 et des champs de glace, lointains et dénudés, a
 rapporté assez de belles fleurs pour faire ensemble
 un paradis terrestre.

[Note 5: William Morris, poète et ouvrier d'art, auteur du poème _L'Histoire de Sigurd le Volsung_ et _La chute des Niebelungen_, 1877.]

 Nous les connaissons tous, Gudrun, la fiancée
 des hommes forts, et Aslaug, et Olfason, nous les
 connaissons tous, et comment combattait le géant
 Grettir, et comment mourut Sigurd, et quel enchantement
 tenait le roi captif, quand Brynhild
 luttait avec les puissances qui déclarent la guerre à
 toute passion. Ah! que de fois, pendant les heures
 d'été,
 les longues heures monotones, alors que le midi,
 s'amourachant d'une rose de Damas, oublie de reprendre
 sa marche vers l'Ouest, si bien que la lune, pâle usurpatrice, élargissant sa tache, change son
 mince croissant en un disque d'argent, et réprimande
 son char paresseux,--que de fois, dans
 l'herbe fraîche et drue,
 bien loin du jeu de cricket et des bruyants canotiers,
 à Bagley, où les campanules devancent un
 peu l'époque de l'accouplement pour les merles et
 s'attardent à attendre l'hirondelle, où le bourdonnement
 d'innombrables abeilles vibre dans la
 feuillée, je suis resté à m'abandonner aux contes
 rêveurs que tisse sa fantaisie.
 Et à travers leurs infortunes imaginaires, et
 leurs douleurs fictives, j'ai pleuré sur moi-même,
 puis retrouvé la bonne humeur dans une simple
 gaîté, en voyageant sur cette mer aux mille teintes.
 Je sentais en moi la force et la splendeur de la
 tempête, sans avoir à en subir les désastres, car le
 chanteur est divin.
 Le petit rire que fait entendre l'eau en tombant,
 n'est point aussi musical, et l'or liquide qui s'accumule
 en piles serrées dans la mignonne cité de cire
 n'a pas tant de douceur. Les vieux roseaux à demi
 desséchés qui se balançaient en Arcadie, dès que
 ses lèvres les touchent, exhalent une harmonie toute
 nouvelle.
 Esprit de beauté, attarde-toi encore un peu, bien
 que les marchands trompeurs du commerce profanent de leurs routes de fer notre île charmante, et
 qu'ils rompent les membres de l'Art sur des
 roues tournoyantes, hélas! bien que les usines
 bondées propagent l'ignorance, ver rongeur qui tue
 l'âme, oh! reste encore.
 Car il est au moins un homme,--il tire son
 nom de Dante et du séraphin Gabriel, et son double
 laurier brûle d'une flamme impérissable pour
 éclairer ton autel. Celui-là t'aime bien, qui vit le
 vieux Merlin se prendre au piège de Viviane, et les
 anges aux pieds blancs descendre les marches
 d'or[6].

[Note 6: Gabriel Dante Rosetti.]

 Il t'aime si bien que l'univers doit se couvrir de
 vêtements aux couleurs somptueuses, et le Chagrin
 prendre un diadème de pourpre, ou, sans cela, il
 cesserait d'être le Chagrin; et le Désespoir devrait
 dorer ses cornes, et la Douleur, pareille à Adon, serait
 belle même dans son excès. Tel est l'empire
 qu'exercent les Peintres, tel est l'héritage que
 possède notre solennel Esprit, car avec toute sa
 pitié, son amour, sa lassitude, il est un miroir plus
 fidèle de son siècle que ne le sont les Peintres dont
 le talent ne peut prétendre à un but plus haut que
 la copie des banalités, incapable qu'il est de représenter
 l'âme avec ses terribles problèmes. 
 Mais ils sont en petit nombre, et tout romanesque
 s'est dissipé. Les hommes peuvent faire des
 prophéties au sujet du soleil, des leçons sur les taches,
 enseigner comment les atomes sans âme parcourent
 isolément un vide infini, comme de chaque arbre
 a fui la nymphe éplorée, pourquoi nulle naïade ne
 montre plus sa tête parmi les roseaux d'Angleterre.
 A mon gré, ces modernes Actéons se vantent
 trop tôt d'avoir surpris les secrets de la Beauté:
 faut-il, parce que nous avons analysé l'arc-en-ciel
 et dépouillé la lune de son mystère le plus ancien,
 le plus chaste, que moi, le dernier Endymion, je
 perde tout espoir, parce que des yeux impertinents
 ont lorgné ma maîtresse à travers un télescope?
 A quoi nous sert-il que ce siècle scientifique ait
 fait irruption par nos portes avec tout son cortège
 de miracles modernes? Peut-il apaiser un amant au
 coeur brisé? Peut-il, en toute sa durée, faire quoi
 que ce soit pour rendre une existence plus belle,
 la faire plus divine un seul jour? Mais maintenant
 le siècle d'argile
 reparaît, ramené par un cycle horrible: la Terre
 a engendré une nouvelle et bruyante progéniture
 de Titans ignorants, que leur origine impure lance
 encore une fois contre l'auguste hiérarchie qui siégeait
 sur l'Olympe. Ils ont fait appel à la Poussière, 
 et c'est de cet arbitre infécond qu'ils doivent attendre
 la sentence. Qu'ils tâchent, s'ils en sont capables,
 de faire sortir de la lutte naturelle et du hasard
 sans raison la nouvelle règle de l'idéal pour
 l'homme! Il me semble que ce n'était point là mon
 héritage, car j'avais été nourri d'une façon tout
 opposée. Mon âme va des hauteurs suprêmes de
 la vie vers un but plus élevé.
 Vois, pendant que nous parlions, la Terre a détourné
 du Dieu sa face, et la barque d'Hécate a surgi
 avec sa charge argentée, jusqu'à ce qu'enfin le jour
 jaloux en éteignît toutes les torches. Je n'ai point
 remarqué la fuite des heures; pour les jeunes Endymions,
 les doigts paralysés du Temps égrènent en
 vain son rosaire de soleils.
 Regardez comme l'iris jaune penche languissamment
 sa gorge en arrière, pour appeler le baiser de
 son page perfide, la libellule, alors que celle-ci,
 pareille à une veine bleue sur le poignet blanc d'une
 jeune fille, dort sur la primevère neigeuse qui est née
 cette nuit et qui commence à s'enflammer du rouge
 ardent de la honte, et va mourir en pleine lumière.
 Allons-nous-en. Déjà se profilent sur le pâle bouclier
 du ciel décoloré les brillantes fleurs de l'amandier.
 Le râle des prés, tapi dans l'herbe encore respectée
 de la faux, répond à l'appel de sa compagne; les courlis réveillés en sursaut franchissent d'un vol
 irrégulier le ruisseau couvert de brouillards, et
 dans son lit de roseaux, l'alouette, joyeuse de voir
 poindre le jour,
 éparpille dans l'herbe les perles de la rosée, et
 toute tremblante d'extase, va saluer le Soleil, qui
 bientôt, sous sa complète armure d'or, va sortir de
 cette tente couleur orangée, que voici dressée là-bas
 vers l'Orient en feu. Vois, la frange rouge apparaît
 sur les hauteurs attentives. Voici le Dieu, et
 dans son amour pour lui,
 la bruyante alouette est déjà hors de vue et
 remplit de ses chants cette vallée de silence. Ah!
 il y a dans le vol de cet oiseau plus d'une chose
 qu'on ne saurait apprendre dans une cornue. Mais
 l'air fraîchit. Partons, car bientôt les bûcherons seront
 ici. Quelle nuit de juin nous avons vécue! 

LA NOUVELLE HÉLÈNE

 Où donc étais-tu, pendant qu'autour des murs
 de Troie, les fils des Dieux se battaient en cette
 grande emprise? Pourquoi reviens-tu fouler notre
 terre à nous? As-tu oublié cet adolescent passionné,
 et sa galère aux voiles de pourpre, et son équipage
 tyrien, et les yeux moqueurs de la perfide
 Aphrodite? Car c'est assurément toi qui, pareille à
 une étoile suspendue dans le silence argenté de la
 nuit, entraînas la chevalerie et l'énergie du monde
 antique au milieu des clameurs et des torrents de
 sang de la guerre.
 Ou bien régnais-tu sur la lune chargée de feu?
 Ton temple a-t-il été bâti dans l'amoureuse Sidon,
 au-dessus de la lumière et du rire de la mer? Est-ce
 là que, voilée par le treillis fait d'écarlate aux
 mailles d'or, quelque jeune fille aux membres bruns brodait une tapisserie pendant toute la durée
 des heures vides et lourdes du plein jour, jusqu'à
 ce qu'enfin sa joue s'allumât des flammes de la
 passion, et qu'elle se levât pour recevoir, sur ses
 lèvres salées par l'embrun, le baiser d'un joyeux
 matelot cyprien, revenu sain et sauf de Calpé et
 des falaises d'Héraklès?
 Non, tu es bien Hélène elle-même et non point
 une autre; c'est pour toi que mourut le jeune Sarpédon,
 et que l'âge viril de Memnon fut fauché
 prématurément. C'est pour toi qu'Hector au cimier
 d'or tenta de vaincre le fils de Thétis dans cette
 course fatale, dans la dernière année de la captivité.
 Oui, aujourd'hui encore l'éclat de ta renommée
 flamboie dans ces plaines d'asphodèles flétries, où
 les grands princes, si bien connus d'Ilion, entrechoquent
 des fantômes de boucliers, en t'appelant
 par ton nom.
 Où donc étais-tu? Dans cette terre enchantée dont
 Calypso la délaissée connaissait les vallons endormis,
 où jamais faucheur ne se lève pour saluer le
 jour, mais où l'herbe intacte s'emmêlait confusément,
 où le berger mélancolique voyait ses hauts
 épis rester debout jusqu'au temps où le rouge de
 l'été faisait place aux teintes grises de la sécheresse?
 Étais-tu étendue là-bas, près de quelque source
 léthéenne, tout entière à tes souvenirs d'autrefois,
 au craquement des lances qui se brisent, à l'éclair
 soudain d'un heaume fracassé, au cri de guerre des
 Grecs?
 Non, tu avais pour retraite cette colline creuse
 que tu habitais avec celle dont on a perdu tout souvenir,
 cette reine découronnée que les hommes appellent
 l'Erycine, cachée si loin que tu ne pouvais
 jamais voir la face de celle dont aujourd'hui, à
 Rome, les nations révèrent en silence les autels
 décrépits, de celle à qui l'amour n'apporta nulle
 joie, nulle volupté, de celle qui ne connut de
 l'amour que l'intolérable souffrance, pour qui ce
 fut seulement une épée qui lui fendit le coeur, et
 qui n'en eut que la douleur de l'enfantement.
 Les feuilles de lotus qui guérissent de la mort,
 tu les tiens à la main. Oh, sois bonne pour moi,
 pendant que je me sais encore à l'été de ma vie, car
 c'est à peine si mes lèvres tremblantes laissent
 passer un souffle capable de faire retentir de ton
 éloge la trompette d'argent, tant je suis courbé devant
 ton mystère, tant je suis ployé, brisé sur la
 terrible roue de l'amour, et je n'ai plus d'espoir,
 plus le coeur de chanter. Pourtant je ne me soucie
 point quel désastre le temps peut amener, si tu me
 permets de m'agenouiller dans ton temple.
 Hélas! tu refuses de t'arrêter ici, mais comme
 cet oiseau serviteur du soleil, et qui fuit devant le vent du nord, de même tu vas fuir loin de notre
 terre maudite et morne pour regagner la tour où
 jadis tu te plaisais tant, et retrouver les lèvres
 rouges du jeune Euphorion. Et pour moi, je ne
 verrai plus jamais ta face; il me faudra rester en ce
 jardin plein de poisons, poser sur mon front la couronne
 d'épines de la douleur, jusqu'à ce que ma vie
 sans amour se soit écoulée tout entière.
 O Hélène, Hélène, Hélène! Encore un peu, encore
 un peu de temps! Reste ici jusqu'à ce que le
 jour vienne, et que les ombres s'enfuient, car dans
 la lumière ensoleillée de ton rassurant sourire, je
 n'ai nulle pensée, nulle crainte au sujet du ciel ou
 de l'enfer, puisque je ne connais d'autre divinité
 que toi, que celui aux pieds duquel les planètes fatiguées
 se meuvent, entraînées dans des filets d'or,
 que l'esprit incarné de l'amour spirituel, qui a
 fixé son séjour de volupté dans ton corps.
 Ta naissance ne fut point celle des femmes ordinaires,
 mais ceinte de la splendeur argentée de
 l'écume, tu surgis des abîmes des mers azurées, et
 à ta venue, quelque étoile immortelle, à la chevelure
 de flamme, rayonna dans les cieux d'Orient,
 et réveilla les pâtres de l'île qui fut ta patrie. Tu
 ne mourras point. Pas de venimeux aspic d'Égypte
 pour ramper à tes pieds et infecter la pureté de
 l'air; ta chevelure ne sera, point salie des mornes fleurs du pavot, ces hérauts qui, vêtus d'écarlate,
 annoncent l'éternel sommeil.
 Lis d'amour, pur, inviolé, tour d'ivoire, rose rouge
 de feu, tu es venue ici-bas illuminer nos ténèbres.
 Car pour nous, qu'enserrent de près les vastes
 filets du destin, nous qui sommes las d'attendre
 que vienne le désiré des nations, nous errions au
 hasard dans l'obscure demeure, nous cherchions à
 tâtons quelque calmant endormeur pour les existences
 manquées, pour les misères qui s'éternisent
 jusqu'au jour où reparut devant nous, sur ton autel
 relevé, la blanche splendeur de ta beauté. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/41 

CHARMIDÈS


I

 C'était un adolescent grec, et il revenait à la
 maison, avec des figues pulpeuses et du vin de
 Sicile. Il se tenait à la proue de la galère, et laissait
 inconsciemment l'embrun souffler à travers ses
 grosses boucles brunes, et avec un dédain d'enfant
 pour la vague et le vent, de son siège tout dégouttant
 d'eau, il guettait à travers la nuit humide et
 orageuse.
 Enfin, à la lueur de l'aube, il vit une lance polie
 se dessiner comme un mince filet d'or sur le ciel,
 et il hissa la voile, il tendit les cordages criards,
 commanda au pilote de naviguer vivement contre
 la forte brise du nord, et pendant tout le jour il
 se tint à son poste, dirigeant du rythme de ses
 chants les mouvements des rameur s.
 Et quand du rouge apparut sur les vagues contours
 des collines corinthiennes, il mit à l'ancre
 dans une petite baie à fond de sable, posa sur sa
 tête une couronne d'olivier fraîchement coupé, puis
 il tira du réduit sa tunique de lin et ses sandales
 aux semelles d'airain,
 et une riche robe teinte du suc des poissons; il
 l'avait achetée à quelque marchand au teint de suie,
 sur le quai ensoleillé de Syracuse, et elle était
 ornée de broderies tyriennes. Puis, il se fraya passage
 parmi les marchands curieux, à travers les
 bois au doux feuillage argenté, et quand le jour
 fatigué
 eut achevé son tissu compliqué de nuages cramoisis,
 il monta la colline escarpée, et d'un pas
 alerte et silencieux, il se glissa vers le temple, inaperçu
 de la foule des prêtres affairés, et à l'abri
 d'une sombre cachette, il contempla ces jeunes
 bergers, ses turbulents camarades de jeux, qui apportaient
 les prémices de leurs petits troupeaux, il
 vit le timide berger jeter
 sur la flamme le sel crépitant, ou suspendre au
 mur du temple sa houlette sculptée, en l'honneur
 de celle qui éloigne de la ferme et de l'étable le
 loup perfide, aux dents aiguisées par la faim. Puis,
 les jeunes filles aux voix claires se mirent à chanter
 et chacun apporta à l'autel quelque pieuse offrande, une coupe en bois de hêtre, pleine d'un lait écumant,
 une belle étoffe où étaient ingénieusement
 représentés des chiens en chasse, un rayon de miel
 tout débordant d'or encore liquide que l'abeille
 avait à peine fini de travailler, ou une outre noire,
 pleine d'huile, préparée pour les lutteurs, la dépouille
 hérissée, ornée de ses défenses, d'un énorme
 sanglier,
 dérobée à Artémis, cette vierge jalouse, pour
 plaire à Athéné, et la peau tachetée d'un grand
 daim, que la flèche était allée atteindre au milieu
 d'un bosquet de la montagne. Et alors le héraut
 fit un appel, et des colonnes du portique s'avancèrent
 un à un les Grecs joyeux, enchantés d'avoir
 fait leurs modestes offrandes.
 Et le vieux prêtre éteignit la flamme languissante,
 à l'exception de la lampe unique, rubis tremblotant,
 qui brillait perpétuellement dans la cella. Les sons
 perçants des lyres s'amoindrirent sous le vent, à
 mesure que les campagnards s'éloignaient en
 dansant. Et d'un bras vigoureux, le gardien ferma
 les portes de bronze poli.
 Charmidès resta longtemps immobile, osant à
 peine respirer, écartant le bruit cadencé que faisaient
 en tombant les gouttes de vin elles pétales de roses
 qui se détachaient des guirlandes, pendant que la
 brise nocturne errait par le sanctuaire. On eût dit qu'il était évanoui dans une sorte d'extase, lorsqu'enfin
 la pleine lune apparut tout entière par
 l'ouverture du toit,
 Et inonda de ses flots de lumière le pavé de
 marbre. Alors l'aventureux adolescent s'élança de
 sa cachette, et ouvrant toute grande la porte de
 cèdre sculpté, il se vit devant une terrible image, au
 vêtement couleur de safran, en complète armure de
 bataille. Le griffon efflanqué brillait au sommet
 du vaste casque et la longue lance qui sème le naufrage
 et la ruine
 semblait une verge rougie au feu. La tête de Gorgone,
 faite de pierre et d'acier, ouvrait largement
 ses yeux morts, entrelaçait sur le bouclier ses
 horribles serpents, et restait bouche béante, les
 lèvres exsangues, glacées dans une impuissante fureur,
 pendant que, tout effarée, la chouette aux
 yeux éblouis, qui se trouvait aux pieds de la statue,
 poussait son ululement aigu.
 Le pêcheur solitaire qui ranimait son fanal, bien
 loin en mer, au large de Sunium, ou qui jetait le
 filet à prendre les thons, entendit le pas d'airain
 de chevaux qui frappait les vagues, et vit un terrible
 éclair déchirer les plis multiples des rideaux de la
 nuit, et il s'agenouilla sur la poupe étroite, et dans
 sa peur sacrée, il fit une prière.
 Et les amants coupables, au milieu même de leur étreinte, oublièrent un instant leurs furtives caresses,
 s'imaginant avoir entendu le cri plein de
 menace et de colère de Diane; et les rudes veilleurs,
 sur leurs sièges élevés, se hâtèrent vers leurs boucliers,
 ou tendirent leurs cous hérissés d'une
 barbe noire par-dessus l'ombre des créneaux.
 Car tout autour du temple roulait un cliquetis
 d'armes, et les douze Dieux sursautèrent d'effroi
 dans leur marbre. L'air retentit d'appels discordants.
 Enfin le vaste Poséidon brandit sa lance et les chevaux
 qui bondissent sur la frise se mirent à hennir,
 et du cortège équestre arriva un bruit sourd de pas
 qui se hâtent.
 Prêt à la mort, il resta immobile, les lèvres entr'ouvertes,
 tout heureux qu'à un tel prix il pût
 voir ce calme et vaste front, cette redoutable virginité,
 la merveille de cette chasteté impitoyable. Ah!
 certes il était heureux, car jamais, depuis le jeune
 prince-berger de Troie, créature humaine n'avait
 eu sous les yeux un spectacle aussi étonnant.
 Il restait immobile, prêt à mourir, mais soudain
 l'air devint silencieux, les chevaux cessèrent de
 hennir; il repoussa en arrière son épaisse chevelure;
 il rejeta les vêtements qui couvraient ses
 membres, car quel est celui qu'un tel amour ne forcerait
 pas à tout oser; et il lui boucha la gorge,
 et de ses mains sacrilèges 
 il défit la cuirasse, et la robe de couleur safran,
 et mit à nu les seins polis, et enfin le péplos glissa
 de la taille et laissa voir le secret mystère, celui
 qu'à nul amant Athéné ne montrera, les grands
 flancs froids, le croissant des cuisses, les onduleuses
 collines de neige.
 Ceux-là qui n'ont jamais commis un pêché
 d'amoureux, qu'ils ne lisent point mon poème, car
 leur oreille n'y percevrait qu'un bruit grêle et sans
 harmonie, et n'y trouverait aucun charme. Mais
 vous, dont les joues fanées gardent encore la trace
 d'un sourire, vous qui avez appris ce que c'est
 qu'Eros, vous autres, écoutez-moi encore un
 peu.
 Il resta encore un court instant à contempler de
 ses yeux avides la statue polie, jusqu'à ce qu'à
 force de regarder de telles splendeurs, sa vision
 devînt confuse, et alors ses lèvres affamées de volupté
 se rassasièrent sur les lèvres de la statue, et
 il jeta ses bras autour du cou rond comme une tour,
 et ne se soucia plus de mettre un frein à la volonté
 de sa passion.
 Jamais, me semble-t-il, amant n'eut un rendez-vous
 pareil, car pendant toute la nuit, il murmura
 des mots aussi doux que le miel, et il vit les
 membres au dessin si pur que nul n'avait touchés,
 et sans que rien l'en empêchât, il baisa le corps pâle, aux reflets d'argent, et il promena ses mains
 sur les seins polis, et appuya son front brûlant sur
 la froide, la glaciale poitrine.
 Il lui semblait que des javelines numides traversaient
 coup coup sur son cerveau affolé, saisi de vertige.
 Ses nerfs frémissaient comme vibrent les cordes
 des violons, d'une pulsation exquise, et sa souffrance
 était une angoisse si douce, qu'il ne put détacher ses
 lèvres des siennes, qu'à l'heure où passa au-dessus
 de sa tête l'avertissement de l'alouette.
 Qui n'a jamais vu l'aube jeter un regard furtif
 dans une chambre assombrie, qui n'a point tiré le
 rideau, pour se lever, les yeux mornes et las, d'auprès
 d'un corps aimé, adoré, tenez pour certain que
 jamais il ne comprendra ce que je tente de chanter,
 combien dura son baiser suprême, combien il se
 plut à prolonger ses caresses.
 La lune se bordait d'un contour de cristal, signe
 que les gens de mer tiennent pour un présage de
 la colère céleste. Les étoiles pâlies s'effaçaient, et à
 l'horizon déjà éclairé, tremblotaient d'un léger frémissement
 les ailes de l'aurore prête à fuir, avant
 que de la cella sombre et silencieuse cet amoureux
 fût sorti.
 Il descendit la roche escarpée d'un pied hâtif; il
 descendit rapidement la pente, le brave jeune
 homme. Il atteignit la grotte de Pan, et entendit, en passant, las ronflements de l'être aux pieds de
 chèvre. Il franchit d'un bond un tertre de gazon, et
 pareil à un jeune paon, il courut vers un bois d'olivier,
 qui se trouvait dans une vallée ombreuse, non
 loin de la cité aux beaux édifices.
 Et il chercha un petit ruisseau bien connu de
 lui, car plus d'une fois, tout enfant, il y avait pourchassé
 le grèbe vert à aigrette, ou il y avait attiré
 dans les mailles d'un filet la truite argentée. Il
 s'étendit de tout son long parmi les roseaux surpris,
 tout haletant, le coeur battant d'un effroi
 mêlé de plaisir, et il attendit le jour,
 Il resta couché sur la rive verte, laissant sa main
 distraite plonger dans les remous de l'eau froide et
 sombre, et bientôt l'haleine du matin vint éventer
 ses joues brûlantes et rougies, ou jouer étourdiment
 avec les boucles qui s'emmêlaient sur son
 front, pendant qu'il regardait dans l'eau avec un
 étrange, un mystérieux sourire.
 Et de bonne heure le berger au manteau de laine
 grossière ouvrit avec le crochet de son bâton les
 barrières de branches entrelacées, et montant du
 tas d'ajoncs, une mince guirlande de fumée bleue se
 déroula dans les airs au-dessus des blés mûrissants.
 Et sur la colline, le chien jaune de la maison aboya,
 pendant que le lourd bétail se dispersait parmi la
 fougère frisée et bruissante. 
 Et quand le faucheur au pied léger se rendit aux
 champs par les prairies que voilaient comme une
 dentelle les fils de la rosée, quand les brebis bêlèrent
 sous le brouillard de la lande, quand le râle des
 prés se réveilla et s'envola de son nid, des bûcherons
 aperçurent le jeune homme allongé près
 du ruisseau, et se demandèrent avec grande surprise
 comment un adolescent pouvait être aussi
 beau.
 Et ils jugèrent qu'il n'était point de la race des
 mortels, et l'un d'entre eux dit: «C'est le jeune
 Hylas, ce vagabond infidèle qui, oubliant Héraklès,
 aura voulu coucher avec une Naïade»; mais
 d'autres dirent: «Non, c'est Narcisse, épris de
 lui-même. Ce sont bien là ces lèvres caressantes,
 purpurines, que nulle femme ne peut tenter.»
 Et quand ils furent plus près, un troisième
 s'écria: «C'est le jeune Dionysos, qui aura caché
 au bord du ruisseau sa lance et sa peau de faon,
 las de chasser avec la Bassaride, et nous agirions
 sagement en prenant la fuite: ils ne vivent pas
 longtemps, ceux qui viennent épier les dieux immortels.»
 Ainsi donc, ils s'en allèrent, se gardant bien de
 tourner la tête, et ils contèrent au timide berger
 comment ils avaient aperçu je ne sais quel dieu de
 la forêt couché parmi les roseaux, et nul n'osa traverser l'étendue de la prairie, et en ce jour-là, on
 s'abstint d'abattre un seul olivier, ou de couper des
 roseaux, et la belle campagne resta déserte,
 excepté lorsque le serviteur du bouvier, avec son
 seau bien équilibré sur son dos, vint par bonds
 légers, et se montra sur l'autre bord; il s'arrêta
 pour jeter un appel, pensant avoir trouvé un nouveau
 camarade. Mais ne recevant point de réponse,
 quelque peu effrayé, le simple enfant reprit sa
 route. Ou bien, descendant du bosquet tranquille
 et silencieux,
 une fillette rieuse s'échappa de la ferme, ne
 songeant nullement aux mystérieux secrets
 d'amour, et quand elle aperçut le bras d'une éclatante
 blancheur, et toute sa virilité, alors d'un
 long regard d'envie où la passion jetait un défi à sa
 tendre virginité, elle l'épia un instant, puis s'esquiva
 songeuse et lasse.
 De bien loin il entendait le bourdonnement et
 le tumulte de la cité, puis de temps à autre des
 rires plus perçants, venus de l'endroit où les jeunes
 garçons aux membres bruns, dans leur innocente
 passion, se défiaient à la lutte ou à la course, ou
 bien parfois le tintement grêle d'une clochette,
 quand le bélier guidait les brebis vers la fontaine
 couverte de mousse.
 À travers les saules grisonnants dansait le moucheron capricieux; du haut de l'arbre, la tourterelle
 lançait sa monotone stridulation; le rat d'eau, à la
 fourrure lustrée d'huile, nageait bravement contre
 le courant, cherchant à découvrir le nid du canard
 sauvage; de branche en branche sautillait le pinson
 craintif, et la massive tortue rampait sur le
 limon.
 A la brise légère voltigeaient les graines soyeuses,
 lorsque la faux luisante prenait son élan à travers
 les vagues de gazon; le merle d'eau faisait jaillir
 des gouttes en cercle parmi les roseaux, et semait
 de taches d'argent le miroir qui, dans la forêt, avait
 à peine reflété l'image des alentours, lorsque du
 fond de l'eau, la tanche sombre faisait un bond
 pour atteindre la libellule.
 Quant à lui, il ne prêtait aucune attention, même
 quand l'écureuil s'amusait à monter, à descendre
 sur le tronc du bouleau, quand la linotte avait
 commencé à chanter pour son compagnon sa plus
 douce sérénade. Ah! il ne prêtait guère d'attention,
 car il avait vu les seins de Pallas et la nudité merveilleuse
 de la Reine.
 Mais quand le berger rappela ses chèvres vagabondes,
 en sifflant dans son chalumeau, par-dessus
 la route pierreuse, quand le lucane sonore, comme
 un clairon, bourdonna dans l'obscurité croissante,
 des bois, quand la grue attardée passa comme une ombre pour regagner sa demeure, quand de grosses
 gouttes de pluie tombèrent lourdement sur les
 feuilles des figuiers, il se leva.
 Il quitta la sombre forêt, longea dans les ténèbres
 les murs de la ferme et la clôture du verger humide
 ; il arriva enfin à un petit quai, fit monter à
 bord ses matelots, reprit sa place sur la haute poupe,
 et gagnant le large, il détendit la voile ruisselante.
 Il traversa la baie, et quand neuf soleils eurent
 descendu les degrés de la longue roule d'or, quand
 neuf lunes pâlies eurent murmuré leurs prières à
 leurs confesseurs, les chastes étoiles, ou conté leurs
 secrets les plus chers aux papillons veloutés qui se
 refusent à voler au grand jour, alors à travers
 l'écume et l'embrun orageux,
 arriva une grande chouette aux yeux d'un jaune
 de soufre. Elle s'abattit sur le vaisseau dont les
 charpentes craquèrent comme si la voûte avait
 contenu la charge de trois navires marchands. Elle
 battit des ailes, et jeta un cri aigu, et aussitôt les
 ténèbres s'épaissirent dans l'espace. L'épée d'Orion
 rentra dans son fourreau, et le redoutable Mars lui-même
 descendit en fuyant.
 Et la lune se cacha derrière un masque à la
 teinte de rouille que lui firent des nuages errants.
 Et du bord de l'océan monta l'aigrette rouge, le
 vaste beaume cornu, la lance de sept coudées, le bouclier d'airain, et vêtue de toute son armure
 brillante et polie, Athéné franchit à grands pas
 l'étendue de la mer effrayée et frissonnante.
 Aux yeux las du marin, sa chevelure flottante
 parut semblable au nuage déchiré par la tempête,
 et ses pieds ne furent que l'écume qui flotte sur les
 brisants cachés. Et voyant les vagues monter de
 plus en plus et imprimer au navire un roulis
 plus violent, le pilote cria au jeune limonier qui
 tenait la barre de virer du côté d'où venait le
 vent.
 Mais lui, l'adultère trop audacieux, le charmant
 violateur des augustes mystères, en idolâtre épris
 d'un ardent amour, quand il vit ces grands yeux
 impitoyables, il fut pris d'une joie bruyante, et
 jetant ce cri: «Me voici», il s'élança de la haute
 poupe dans le tumulte des vagues glacées.
 Alors tomba du haut des cieux une brillante
 étoile, un danseur se sépara du cercle de la Voie
 lactée, et sur son char retentissant, dans tout l'orgueil
 de la divinité vengée, faisant sonner son armure
 du bruit aigu de l'acier, la pâle déesse reprit
 le chemin d'Athènes, et quelques bulles montaient
 en bouillonnant, à l'endroit où était tombé l'adolescent
 qui s'était épris d'elle.
 Et le mât trembla quand la grande chouette le
 quitta en jetant des ululements moqueurs, avant de rejoindre la Reine irritée, et le vieux pilote commanda
 à l'équipage effrayé de hisser la grande voile
 et conta qu'il avait vu tout près de la poupe une
 vaste et indécise apparition. Et pareille à une hirondelle
 qui rase l'eau dans son vol, le solide navire
 s'élança à travers la tempête.
 Et nul ne se hasarda à parler de Charmidès;
 on crut qu'il s'était rendu coupable de quelque
 grande faute. Puis quand les marins parvinrent au
 détroit des Symplégades, ils tirèrent leur galère a
 sec, et se hâtèrent d'entrer dans la cité par la porte
 de la douane et d'exposer au marché leurs poteries
 peintes en argile brune.


II

 Mais un des dieux Tritons, pris de pitié, rapporta
 sur la terre grecque le corps du jeune noyé.
 Les sirènes peignèrent sa chevelure alourdie par
 l'eau, lissèrent son front, rouvrirent ses mains crispées.
 Plusieurs apportèrent de doux parfums de la
 lointaine Arabie, et d'autres commandèrent à l'alcyon
 de chanter sa chanson la plus berceuse.
 Et quand il fut plus près de sa vieille demeure
 d'Athènes, surgit soudain une vague puissante, et
 sur le dos lustré de cette vague se forma une couche
 d'écume solide, aux teintes irisées d'une étrange
 fantaisie, et l'enfermant dans son sein de verre, elle
 l'emporta vent à terre, pareille à un étalon à la
 blanche crinière qui poursuit un but aventureux.
 Or, du côté où Colonos se tourne vers la mer,
 s'étend une longue pelouse bien nivelée; le lapin la connaît, et pour elle l'abeille montagnarde abandonne
 l'Hymeite. Et le Jaune n'y a point peur, car
 en aucune heure de la journée, on n'y entend de
 bruit plus terrible que les cris des jeunes bergers
 dans leurs jeux.
 Mais souvent le chasseur au pas furtif, quand il
 sort du labyrinthe épineux, de l'inextricable
 fouillis du bois environnant, aperçoit le jeune
 Hyacinthe lançant le disque poli. Alors il tire son
 capuchon sur ses yeux coupables et ne se risque
 point à sonner de sa corne,--ou bien dès les premières
 lueurs de l'aube,
 arrivent les Dryades, qui lancent la balle de
 cuir, le long du rivage semé de roseaux, et entourant
 quelque Pan aux oreilles de chèvre lui imposent
 la tâche d'être leur gardien, si elles craignent
 d'être ravies par l'audacieux Poséidon. Elles délient
 leurs ceintures, les yeux pleins de crainte et d'effarement,
 comme si ses bras bleus et sa barbe rouge
 allaient surgir de la vague.
 Ça et là dans le roc s'ouvre une caverne que le
 viorne tapisse de ses clochettes jaunes; la grève est
 unie, excepté où quelque vague du flux a laissé sa
 trace légère empreinte sur le sable, comme si elle
 craignait d'être trop vite oubliée du roseau vert,
 son compagnon de jeu, et pourtant ce lieu
 est si petit que l'inconstant papillon pourrait, dès avant midi, ravir à toutes les fleurs leur trésor
 de miel, sans parvenir à rassasier son amour trop
 avide, et qu'en moins d'une heure, un jeune mousse
 débarqué, pour peu qu'il y mît de l'ardeur, pourrait
 y cueillir de quoi orner d'une guirlande la proue
 peinte de sa galère,
 et laisserait la petite prairie presque entièrement
 dépouillée, car elle n'a point de fleurs somptueuses,
 excepté les rares narcisses qui se dressent
 çà et là, parsemant d'étoiles d'argent le gazon jamais
 fauché, excepté quelques asphodèles qui
 brandissent de mignons cimeterres.
 C'est là que vint le déposer le flot, heureux
 d'avoir subi un si doux esclavage, et il porta l'adolescent
 là où le sol était vierge de tout contact avec
 la mer, sur la marge argentée de la grève, et
 comme un amant qui s'attarde, il vint plus d'une
 fois baiser ces membres pâles que naguère brûlait
 une ardeur intense,
 avant que l'eau de la mer eût éteint cet holocauste,
 cette flamme qui se nourrissait d'elle-même,
 cette volupté passionnée, avant que la mort chenue,
 de son souffle glacé et flétrissant, eût fané ces
 lis blancs et rouges, qui, alors que le jeune homme
 errait par la forêt, échangeaient leurs antiennes et
 répons si charmants.
 Et quand, à l'aube, les nymphes des bois, se tenant par la main, défilèrent dans le vallon boisé,
 leur satyre aperçut le corps de l'éphèbe étendu sur
 le sable. Il redouta une traîtrise de Poséidon; il
 jeta un cri, et pareilles à de brillants rayons de soleil
 qui se jouent parmi les branches, toutes les
 Dryades effarouchées cherchèrent dans la feuillée
 une retraite sûre,
 à l'exception d'une blanche jeune fille, qui ne
 trouva rien de bien terrible à sentir ses seins
 pressés par la tyrannie amoureuse d'un dieu marin.
 Elle eût bien voulu prêter l'oreille à ces charmes
 subtils que tissent les amants insidieux quand ils
 veulent conquérir une forteresse bien close: elle
 s'écarta des autres furtivement, et ne crut point que
 ce fût une faute
 d'abandonner son trésor à un être aussi beau.
 Elle s'étendit près de lui, la gorge desséchée par la
 soif d'amour. Elle l'appela des noms les plus doux,
 joua avec sa chevelure en désordre, et de ses lèvres
 brûlantes ravagea la bouche du jeune homme, craignant
 qu'il ne s'éveillât point, et craignant ensuite
 qu'il ne s'éveillât trop tôt, s'éloignant, puis,
 comme l'amour la rendait infidèle à elle-même,
 elle reprit ses attaques. Et pendant tout le jour,
 elle resta assise à côté de lui. Elle rit de son nouveau
 jouet, lui prit la main, lui chanta sa chanson
 la plus douce, puis fronça le sourcil en voyant cet enfant si peu empressé à enlacer sa virginité. Elle
 ignorait que depuis trois jours ces yeux-là s'étaient
 rouverts devant Proserpine;
 elle ignorait aussi quel sacrilège ces lèvres
 avaient commis; aussi se dit-elle: «Il va s'éveiller,
 je le sais fort bien, il s'éveillera le soir, quand le
 soleil suspendra son rouge bouclier sur la citadelle
 de Corinthe: ce sommeil n'est qu'un cruel artifice
 pour se faire aimer davantage, et dans quelque caverne
 Marine,
 «à des profondeurs que jamais n'atteint la ligne
 du pêcheur, déjà quelque énorme triton souffle
 dans sa conque et avec les branches cristallines qui
 flottent dans l'Océan, il tresse une guirlande pour
 orner les piliers d'émeraude de notre lit nuptial;
 c'est là que, sous une voûte faite d'écume argentée
 et la tête couronnée de corail,
 «nous nous asseoirons tous deux sur un trône
 de perles, et une vague bleue nous servira de dais,
 et à nos pieds les serpents d'eau s'enrouleront sous
 leur armure d'améthyste aux mailles de diamant, et
 nous suivrons des yeux dans leurs mouvements, autour
 du mât d'une barque engloutie par la tempête,
 «les muges aux nageoires vermillon, aux yeux
 qu'on dirait taillés dans l'or, et qui ressemblent à
 des éclats de lumière cramoisie; l'abîme profond ouvrira les portes de verre de son palais, et nous
 verrons les dauphins tachetés dormir au bercement
 des alcyons qui murmurent du haut des rocs, là où
 Protée, au bizarre costume vert, fait paître son troupeau
 de monstres,
 «et les anémones tremblantes aux teintes opalines,
 qui agitent leurs franges pourprées quand
 nous posons le pied sur le sol miroitant, et des
 flottes entières de poissons aux taches d'écailles
 couleur de feu suivront les cordages flottants de
 l'épave fracassée, et des grains d'ambre couleur de
 miel orneront nos membres entrelacés.»
 Mais quand le seigneur de la guerre, le soleil,
 passa, déçu en faisant voltiger son pennon aux
 vives couleurs, avant de rentrer dans sa demeure
 d'airain, lorsque, une à une, les petites étoiles
 jaunes apparurent éparses dans les champs du ciel,
 oh alors elle craignit que ses lèvres à lui refusassent
 de se désaltérer de ses lèvres à elle,
 et cria: «Réveille-toi: déjà la pâle lune verse
 son argent sur les arbres, et la vague s'étend de proche
 en proche, grise et glacée sur cette grève de sable;
 les grenouilles croassantes se montrent, et du fond
 de la caverne l'engoulevent lance son cri aigu; les
 chauves-souris volètent en tous les sens, et la belette
 brune aux lianes creux rampe à travers l'ombre
 du gazon. 
 «Non, bien que tu sois un Dieu, ne te montre
 point si farouche; car là-bas il est une petite canne
 qui redit souvent à voix basse comment un jeune
 charmeur la séduisit un jour sur l'herbe de la
 prairie et quand il se fut donné tout son cruel plaisir,
 déploya des ailes d'or toutes bruissantes, et
 s'envola vers le soleil.
 «Ne sois pas si timide; le laurier tremble encore
 des baisers du grand Apollon, et le pin, dont
 les soeurs groupées couronnent la colline, pourrait
 en dire long sur le hardi ravisseur que les hommes
 appellent Borée; et j'ai vu les yeux narquois d'Hermès
 à travers le feuillage argenté du peuplier.
 «Même les jalouses Naïades me disent jolie, et
 chaque matin un jeune galant au teint hâlé me fait
 la cour, en m'offrant des pommes et des boucles de
 cheveux; il cherche à vaincre mon dédain virginal,
 avec les dons qu'aiment les charmantes nymphes
 des bois; hier encore il m'apporta une colombe au
 plumage irisé,
 «aux petits pieds de couleur cramoisie, que le
 cruel enfant avait dérobée au sommet d'un sycomore,
 avec sa ponte de sept oeufs tachetés, pendant
 que le mâle amoureux s'était envolé au loin pour
 chercher des baies de genièvre, leur nourriture préférée;
 la guêpe fantasque, la plus hâtive des vendangeuses, 
 a qui cueillent les raisins bleus, n'est pas plus tenace
 dans sa constance, que ce simple petit berger,
 à vouloir mes lèvres sans éclat, tant il est joyeux et
 pur. Ses yeux pleins de vie et de soleil feraient oublier
 à une Dryade le serment fait à Artémis, tant
 il est beau, et sa lèvre est faite pour le baiser.
 «Son front blanc d'argent, comme une lune qui
 surgit sur les collines obscures du rendez-vous, a
 la forme d'un croissant. L'ardeur du midi tyrien ne
 saurait évoquer du bosquet de myrte un époux
 plus charmant pour la Cythérée. Le premier et
 soyeux duvet borde ses joues rougissantes, et ses
 jeunes membres sont forts et bruns.
 «Et il est riche: des troupeaux bêlants de grasses
 brebis aux épaisses toisons couvrent ses prairies, et
 dans sa demeure, bien des pots d'argile pleins de
 caillé jauni invitent la mouche voleuse à s'ébattre
 et se noyer. La plaine couverte de trèfle incarnat,
 lui garde son doux trésor, et il sait jouer du chalumeau
 d'avoine.
 «Et pourtant je ne l'aime point. C'était pour toi
 que je gardais mon amour. Je savais que tu viendrais
 un jour me délivrer de cette pâle chasteté, ô
 toi, la plus belle fleur de la vague qui ne fleurit point,
 de toute la vaste mer Égée, la plus brillante des
 étoiles dans le ciel azuré de l'Océan, où se reflètent
 les planètes. 
 «Je savais que tu viendrais, car dès que les
 branches desséchées bourgeonnèrent, dès que la
 sève du printemps gonfla ma verte et tendre écorce,
 ou qu'elle jaillit en myriades nombreuses de fleurs
 qui raillaient l'heure de minuit par leur forme lunaire,
 sans rien craindre de l'aurore, dès que les
 chants ravis du sansonnet
 «ont réveillé l'écureuil endormi parmi ses provisions
 de grains, dès que les fleurs de coucou bordèrent
 d'une frange l'étroite clairière, à travers mes jeunes
 feuilles une extase de volupté s'épandit comme un
 vin nouveau, et dans toutes mes veines de mousse
 battit le pouls agité d'un sang amoureux, et les
 vents violents de la passion secouèrent la virginité
 de ma tige svelte.
 «Les faons vinrent en troupe le soir et posèrent
 leurs narines fraîches et noires sur mes branches les
 plus basses, tandis que sur la plus haute, le merle faisait
 un petit nid de brins d'herbes pour sa compagne.
 Et de temps en temps un roitelet reposait sur une
 branche mince, à peine capable de porter un poids
 si charmant.
 «Près de moi, les bergers d'Attique donnaient
 des rendez-vous; sous mon ombre se couchait Amaryllis,
 et autour de mon tronc Daphnis poursuivait la
 fillette craintive jusqu'à ce qu'enfin lasse de jouer, elle
 sentit sa chevelure défaite s'agiter sous un souffle ardent. Alors elle se retournait, regardait et ne cherchait
 plus à échapper au doux piège.
 «Aussi viens-t-en en mon embuscade, là où l'entassement
 de chèvrefeuille sylvestre entrelace une
 voûte pour les plaisirs de l'amour, où l'ombre frissonnante
 des myrtes paphiens semble sanctifier les
 rites les plus tendres de la volupté, là-bas dans les
 fraîches et vertes retraites de ses asiles les plus profonds,
 la forêt recèle un petit lac
 «hanté du merle d'eau, pâturage de l'abeille sauvage,
 car tout autour de ses bords flottent les grands
 lis d'un blanc de crème, retenus comme par des
 ancres vertes par leurs larges feuilles. Chaque corolle
 est un esquif aux blanches voiles, chargé d'or,
 avec une libellule placée au timon. N'hésite pas à
 quitter cette pâle grève que vient baiser la vague.
 Sûrement cet endroit est destiné
 «à des amants comme nous; la déesse qui règne
 à Chypre vient souvent, le bras enlaçant la taille de
 son jeune amoureux, s'y égarer le soir, et j'ai vu
 la lune rejeter son vêtement de brouillards devant
 les yeux du jeune Endymion. Ne crains rien, Diane
 au pas de panthère ne foule jamais cette clairière
 inconnue.
 «Ou, si tu t'y refuses, retournons vers la mer
 salée, retournons vers la vague tumultueuse, et
 promenons-nous tout le jour sous la voûte de cristal dont les eaux font un portique à Neptune et contemplons
 les monstres empourprés de l'abîme dans
 leurs jeux maladroits, voyons bondir de sa retraite
 le rusé Xiphias.
 «Car si ma maîtresse me surprend couchée ici,
 elle ne montrera nulle hésitation, nulle tendre
 pitié. Elle déposera l'épieu destiné au sanglier, et
 de ses doigts sévère, inexorable, elle tendra l'arc
 de cornouiller, et rapprochant de son sein la fente
 empennée de la flèche, elle lâchera la corde courbée.
 Oui, en cet instant même, elle est à ma recherche.
 «J'entends ses pas qui se hâtent. Debout, soldat,
 déserteur de la bataille amoureuse, fais-moi boire
 au moins une longue gorgée du vin de la passion,
 désaltère mon être assoiffé de ce délicieux nectar
 qui enivre même les dieux. Viens, mon amour,
 nous avons encore le temps d'atteindre la demeure
 bleue.»
 À peine avait-elle fini, que les arbres s'agitèrent
 d'un frisson. Le feuillage s'entr'ouvrit et l'on sentit
 bientôt la présence d'une divinité, et les flots gris
 rampèrent à reculons. Un long et effrayant rugissement
 sortit d'une trompe ornée de franges. Un
 chien de meute aboya, et pareil à une flamme un
 roseau empenné traversa la clairière en sifflant,
 et là même où les fleurettes de son sein venaient
 d'éclore dans leur éclat, cet amant meurtrier, cet hôte inattendu, entra, se planta profondément,
 se fit un passage invisible, et creusa de sa pointe un
 sillon sanglant, se fraya une longue route rouge
 et les ailes de mort lui fendirent le coeur.
 Exhalant sa vie dans un sanglot, dans un cri de
 désespoir, la jeune Dryade tomba sur le corps de
 l'adolescent. Elle sanglotait sur sa virginité restée
 inféconde, sur les délices dont elle n'avait point
 joui, sur les plaisirs défunts, de toute la douleur
 des choses restées sans récompense, et les gouttes
 brillantes de sa jeunesse coulèrent en un filet de
 pourpre de son côté palpitant.
 Ah! c'était pitié que d'entendre sa plainte, c'était
 grande pitié de la voir mourir avant qu'elle eût fait
 présent de ses charmes, ou connût la joie de la
 passion, ce mystère redoutable, tel que l'ignorer,
 c'est ne point vivre, et que pourtant l'on ne saurait
 le connaître sans être pris dans les plus pesantes
 chaînes de la mort.
 Mais par hasard, la Reine de Cythère, qui avait
 passé toute la nuit aux côtés d'Adonis, dans la hutte
 d'un berger arcadien, revenant à Paphos, sur son
 char en bois doré attelé de colombes argentées,
 voguait à des hauteurs que n'atteint pas l'oeil des
 mortels, entre les montagnes et l'étoile du matin;
 Elle jeta les yeux vers la terre, et aperçut le
 couple infortuné. Elle entendit le faible cri de désespoir échappé à l'Oréade, cri dont les vibrations
 condensées semblèrent se jouer dans l'air, comme
 les sons d'une viole. En toute hâte, elle ordonna à
 ses deux pigeons de fermer leurs ailes tendues avec
 effort. Elle fondit sur la terre, atteignit le rivage et
 vit leur douloureux destin.
 Car, ainsi qu'un jardinier, détournant la tête
 pour saisir au vol les derniers chants de la linotte,
 tranche d'une faux insouciante une plate-bande
 de fleurs qui se trouvaient trop près, et coupant net
 la frêle tige de la rose, jette sur le terreau brun les
 charmes dispersés de la fleur, ainsi qu'un jeune berger
 en son inattention,
 tout en menant son petit troupeau par la prairie,
 couche sous son pas deux asphodèles qui, croissant
 côte à côte, ont séduit la coccinelle en leurs filets
 jaunes, et fait oublier au brillant papillon tout son
 orgueil, écrase contre terre leurs calices ruisselants
 d'or, sous des pieds légers qui n'étaient point faits
 pour des ravages aussi cruels,
 ou comme un écolier, quand, ennuyé de son livre,
 il se laisse aller sur le gazon semé de joncs et cueille
 dans le ruisseau deux iris, puis se lasse de leurs
 beautés, et s'en va, les laissant à l'ardeur meurtrière
 du soleil,--ainsi gisaient les deux amants.
 Et Vénus s'écria: «C'est l'impitoyable Artémis
 dont la main cruelle a commis ce méfait, ou bien c'est peut-être l'oeuvre de cette divinité puissante si
 soucieuse de préserver sa majesté souveraine de
 toute profanation sur la colline athénienne;--Hélas!
 faut-il que des êtres capables de tant
 d'amour descendent sans avoir aimé dans le séjour
 de la mort?»
 Aussi, de ses douces mains, avec tendresse, elle
 plaça l'adolescent et la jeune fille dans le chariot
 d'or. La gorge blanche, plus blanche qu'un croissant
 de perle, et qu'à peine rayait le lacis d'une
 veine bleue, n'avait pas encore cessé de palpiter,
 et son sein oscillait encore comme un lis que le
 vent agite d'un souffle incertain.
 Alors les deux pigeons déployèrent leurs ailes
 d'un blanc de lait, et le char brillant vogua par le
 ciel, où pointait l'aube; et l'aérienne caravane,
 pareille à un nuage, passa en silence au-dessus de
 l'Egée, jusqu'à l'heure où l'air léger fût troublé
 par le chant des voix languissantes qui appellent
 pendant toute la nuit Thammus ensanglanté.
 Mais quand les colombes eurent atteint leur but
 accoutumé, là où le large escalier de marbre aux
 marches circulaires plonge sa neige dans la mer,
 l'âme voletante de la jeune fille agita une dernière
 fois ses lèvres, pétales tremblants, et s'exhala dans
 le vide. Et Vénus vit alors que son cortège comptait
 une jolie fille de moins. 
 Et elle commanda à ses serviteurs de sculpter
 sur un cercueil en bois de cèdre toutes les merveilles
 de cette histoire. C'était dans ce giron odorant
 que reposeraient leurs membres, là où les oliviers
 adoucissent la teinte bleue du ciel, sur les
 petites collines de Paphos, où le faune joue de la
 flûte en plein midi, où le rossignol chante jusqu'à
 l'aurore.
 Et ils ne faillirent point à exécuter ses ordres, et
 avant que l'abeille matinale eût percé l'asphodèle
 des coups rageurs de son aiguillon ténu, avant que
 le dix-cors vigilant, quittant sa reposée, eût d'un
 bond franchi le ruisseau, et fait partir le merle
 d'eau, avant que le lézard eût grimpé sur le roc
 échauffé par le soleil, leurs corps reposaient sous
 le gazon.
 Et lorsque parut le jour, dans ce sanctuaire d'argent
 où brillent éternellement les flammes des trépieds
 vibrants, la Reine Vénus s'agenouilla, implora
 Proserpine, pour qu'elle, dont la beauté avait rendu
 amoureux le Dieu de la mort, voulût bien demander
 une faveur à son pâle époux, et obtenir qu'il
 laissât le Désir franchir avec le terrible Charon le
 passage du fleuve glacial.


III

 Dans le mélancolique Achéron, où ne luit point
 de lune, loin de la bonne Terre, loin du jour joyeux,
 là où nul printemps ne montre ses bourgeons, où
 nul soleil mûrissant ne fait ployer les pommiers, où
 mai, le mois fleuri, ne parsème point le gazon des
 fleurs du châtaignier, où jamais ne chantent les
 merles, où ne s'apparient jamais les linottes siffleuses,
 là, près d'une source léthéenne aux eaux troubles
 et sonores, était couché le jeune Charmidès. D'une
 main lasse, il avait cueilli les fleurs de l'asphodèle,
 et éparpillait sur les eaux mornes du ruisseau noir
 le petit trésor qu'il avait récolté, et il regardait disparaître
 les étoiles blanches, et tout ce qui l'entourait
 était comme un rêve,
 lorsque, jetant un regard dans le miroir des eaux, à travers le désordre de sa chevelure frisée,
 il lui sembla voir passer une ombre sur son image
 et une petite main se glissa dans la sienne. De chaudes
 lèvres effleurèrent timidement ses joues pâles et
 dans un soupir lui murmurèrent leur secret.
 Alors il tourna en arrière ses yeux las, et il vit.
 Et leurs figures se rapprochèrent de plus en plus.
 Leurs jeunes bouches s'attirèrent de si près qu'on
 eût dit une rose de flamme, unique et parfaite, et
 il sentit son sein palpitant, et son haleine qui s'échauffait,
 s'accélérait.
 Et il lui donna toutes les caresses qu'il avait
 tenues en réserve, et elle lui fit le sacrifice de
 toute sa virginité, et membre contre membre, en
 une longue et voluptueuse extase, leur passion s'accrut
 et se calma. Oh! pourquoi, chalumeau trop
 aventureux, te risquer à chanter encore l'amour;
 c'est assez de dire qu'Eros ait fait résonner son rire
 sur cette prairie sans fleur.
 O trop audacieuse poésie, pourquoi essayer de
 chanter encore la passion? Reploie tes ailes sur le
 téméraire Icare, et laisse ton lai dormir sur les
 cordes silencieuses de la lyre, jusqu'au jour où tu
 auras découvert l'antique source de Castalie, ou
 cueilli dans les eaux lesbiennes la plume d'or que
 laissa tomber Sapho, en se noyant.
 C'est assez, c'est assez de dire que l'être dont la vie avait été une ardente et coupable pulsation, une
 infamie splendide, pût dans le pays sans amour où
 règne Hadès, glaner une moisson brûlante sur ces
 champs de flamme, où la passion erre pieds nus,
 sans chaussures et pourtant sans se blesser. Ah!
 c'est assez qu'une seule fois leurs lèvres aient pu
 se rencontrer,
 en celle ardente palpitation où des existences entières
 semblent se condenser en une seule extase,
 et qui meurt dans l'excès de la volupté, dans la
 tension d'un plaisir convulsif, avant que Proserpine
 les désignât pour la servir autour du trône d'ébène
 où siège le pâle Dieu qui lui délia la ceinture dans
 les campagnes d'Enna.  

PANTHÉA

 Non, allons d'un feu à un autre feu, de la souffrance
 passionnée à une volupté plus mortelle.
 Je suis trop jeune pour vivre sans désir, tu es trop
 jeune pour perdre cette nuit d'été à faire ces vaines
 questions que depuis longtemps l'homme a posées
 au voyant et à l'oracle, sans recevoir de réponse.
 Car, ma tendre amie, mieux vaut sentir que savoir,
 et la sagesse est un héritage sans enfants. Une
 vague de passion, la première et ardente explosion
 de la jeunesse, voilà qui vaut bien les proverbes
 accumulés par le sage. Ne tourmente point ton
 âme d'une philosophie morte; n'avons-nous pas
 des lèvres pour le baiser, des coeurs pour aimer et
 des yeux pour voir?
 N'entends-tu pas le murmure du rossignol, pareil
 à de l'eau qui chante au sortir d'une urne
 d'argent? Si doux est ce chant qu'il fait pâlir la lune de dépit d'être suspendue à une telle hauteur
 dans le ciel, et de ne pouvoir entendre cette mélodie
 ravissante d'amour.--Vois comme elle enguirlande
 de brouillards ses deux cornes, la lune attardée
 dans sa tâche.
 Des lis blancs, coupes dans lesquelles rêvent les
 abeilles d'or, la neige que forment les pétales tombés,
 quand la brise éparpille les fleurs du châtaignier,
 ou l'éclat des corps d'éphèbes reflétés par
 l'eau,--tout cela ne te suffit-il pas? Désires-tu
 quelque chose de plus? Hélas, les Dieux ne donneront
 jamais rien de plus de leur éternel trésor.
 Car nos grands Dieux ont fini par se lasser, par
 s'irriter de tous nos pêchés sans fin, de notre vain
 effort pour expier par la souffrance, par la prière,
 ou par le prêtre, le gaspillage des jours de la jeunesse,
 et jamais, jamais ils ne prêtent la moindre
 attention, soit au bien, soit au mal, mais dans
 leur indifférence, ils font tomber la pluie sur le
 juste et l'injuste.
 Ils prennent leurs aises, nos dieux. Ils prennent
 leurs aises. Ils parsèment des pétales de rose leur
 vin parfumé. Ils dorment, dorment sous les arbres
 berceurs où s'entrelacent l'asphodèle et le jaune lotus.
 Ils regrettent les jours heureux de jadis, où ils
 ne savaient pas encore ce qu'on peut rêver de mal,
 et faire en rêvant. 
 Et bien loin, au-dessous du pavé de bronze, ils
 voient comme un essaim de mouches la foule des
 petits hommes, l'agitation des menues existences,
 puis dans leur ennui, ils reviennent à leur séjour
 parmi les lotus, et se baisent les uns les autres sur
 les lèvres, et boivent à plus longs traits la liqueur
 préparée avec les graines du pavot, qui amène le
 doux sommeil aux paupières de pourpre.
 Là, tout le long du jour, le soleil aux vêtements
 d'or, reste debout, tenant en main sa torche flambante,
 et quand le tissu varié des heures de la journée
 a été achevé par les douze vierges, alors à travers
 le brouillard cramoisi s'avance la lune, à peine
 échappée des bras d'Endymion, et les Dieux immortels
 se pâment dans les transes de passions mortelles.
 Là-haut la reine Junon se promène parmi la rosée
 des prés, ses grands pieds blancs tachés par la
 poussière safranée des lis agités par le veut, pendant
 que le jeune Ganymède s'ébat dans le moût
 brûlant à l'écume ambrée; et ses boucles voltigent
 de tous côtés, comme au jour où l'aigle ravit sur
 l'Ida l'enfant tout effrayé, et l'emporta à travers le
 ciel ionien...
 Là-haut, dans le fond vert de quelque jardin bien
 clos, la reine Vénus, ayant à son côté le berger,
 près de son corps doux et chaud, comme la fleur d'églantine, qui voudrait être blanche, mais qui
 rougit de son orgueil, rit tout bas dans son amour,
 si bien que le jaloux Salmacis, épiant à travers le
 feuillage des myrtes, soupire dans la douleur de la
 volupté solitaire.
 Là-haut ne souffle jamais ce terrible vent du Nord
 qui laisse nos forêts d'Angleterre mornes et nues,
 jamais la neige rapide n'y tombe en blanc duvet,
 jamais l'éclair aux rouges dentelures ne se risque à
 les réveiller dans la nuit cerclée d'argent, alors que
 nous pleurons sur quelque douce et triste faute, sur
 quelque délice mort.
 Hélas! eux, ils connaissent la lointaine source du
 Léthé, ils les connaissent bien, les eaux qui se cachent
 parmi les violettes, où celui dont les pieds meurtris
 sont las d'errer, peut reprendre courage et marcher,
 et boire à ces profondeurs l'eau fraîche et cristalline,
 y puiser un baume du sommeil pour les âmes que
 fuit le sommeil, un engourdissement de la douleur.
 Mais nous comprimons nos natures; Dieu, ou le
 Destin est notre ennemi. Assez de ce désespoir qui
 accompagne partout le plaisir, assez de tous les
 temples que nous avons bâtis, assez d'avoir fait de
 justes prières jamais exaucées, car l'homme est
 faible, Dieu dort, et le ciel est haut. Un instant
 brillamment coloré, un seul grand amour, et voilà
 que nous mourons. 
 Ah! nul batelier, maniant péniblement la gaffe,
 ne pousse sa noire chaloupe vers le rivage sans
 fleurs. Aucune petite monnaie de bronze ne saurait
 porter l'âme par-dessus le fleuve de la mort au pays
 sans soleil. Victimes, libations, voeux, tout est inutile;
 la tombe est scellée; les morts ne se relèvent
 point.
 Nous nous dissolvons dans l'air des hautes régions;
 nous redevenons des choses identiques à
 celles que nous touchons; chaque rayon cramoisi de
 soleil doit son éclat au sang de notre coeur: tout
 astre qu'émeut le printemps doit à nos jeunes vies
 son déploiement de flamme verte; les bêtes les plus
 sauvages qui battent la broussaille nous sont apparentées;
 toute vie est une et tout est changement.
 Un unique battement de systole et de diastole,
 effet d'une seule et vaste existence, soulève le coeur
 géant de la Terre, et les vagues puissantes de l'être
 unique ondulent depuis le germe sans nerf, jusqu'à
 l'homme, car nous sommes une parcelle de
 tout. Rocher, oiseau, animal ou colline, nous ne
 faisons qu'un avec les êtres qui nous dévorent, avec
 les êtres que nous tuons.
 Des cellules inférieures où la vie se réveille nous
 passons à la plénitude de la perfection; ainsi
 vieillit l'Univers. Nous qui sommes aujourd'hui
 semblables à des dieux, nous avons été jadis une masse de pourpre frissonnante barrée de lignes d'or,
 insensible à la joie et à la souffrance, et ballottée
 dans les dédales terribles de mers furieuses sous les
 coups des vents.
 Cette ardente et vigoureuse flamme dont brûlent
 nos corps, elle fera peut-être resplendir d'asphodèles
 quelques prairies, oui, et ces seins d'argent, les
 tiens, deviendront perles d'eau. Les terres brunes
 que labourent les hommes seront rendues plus fécondes
 par nos amours de cette nuit. Rien n'est
 perdu dans la nature; toutes choses vivent en dépit
 de la Mort.
 Le premier baiser de l'adolescent, la première
 clochette de l'hyacinthe, la dernière passion de
 l'homme, la dernière lance rouge qui jaillit hors
 du lis, l'asphodèle qui ne veut point laisser ses
 fleurs s'épanouir par effroi de sa trop grande beauté
 et par réserve pudique, comme celle qu'éprouve la
 jeune fiancée sous le regard de son amoureux, ce
 sont là autant de choses
 que consacre un unique sacrement. Nous ne
 sommes pas seuls à avoir la passion de l'hyménée.
 La terre aussi l'éprouve. Les jaunes boutons d'or,
 que le rire secoue, connaissent à la pointe du jour
 un plaisir aussi réel que nous, quand dans un bois
 plein de fraîches fleurs, nous respirons le printemps
 sur notre coeur, et sentons que la vie est bonne. 
 Aussi, quand les hommes nous enseveliront sous
 l'if, ta bouche pareille à une tache pourpre, deviendra
 une rose, et tes doux yeux seront des campanules
 d'un bleu foncé, obscurcies de rosée, et quand le
 blanc narcisse jettera étourdiment ses baisers au
 vent, son compagnon de jeu, un vague reste de joie
 agitera notre poussière, et nous redeviendrons
 jeune fille et jeune homme épris.
 Et ainsi, sans avoir de la vie la douleur cruelle
 qui lui vient de la conscience, en quelque fleur
 charmante nous sentirons le soleil, nous chanterons
 encore par la gorge de la linotte, et comme
 deux serpents revêtus d'une somptueuse cotte de
 mailles, nous passerons sur nos tombes, ou bien,
 couple de tigres, nous ramperons par la jungle torride,
 jusqu'à l'endroit où dorment les énormes lions
 aux yeux jaunes
 et nous leur livrerons bataille. Comme mon
 coeur bondit à la pensée de cette grande vie après la
 mort, de ce passage par la bête, l'oiseau, la fleur,
 quand cette coupe contenant trop d'esprit se brise
 pour respirer plus à l'aise, et avec les feuilles pâlies
 d'automne, l'âme, qui fut la première à conquérir
 la terre, sera la dernière et noble proie de la
 terre.
 Oh! songe à cela! nous revêtirons toutes les
 formes capables de vie sensuelle; le Faune aux pieds de chèvre, le Centaure ou les Elfes aux yeux
 pétillants de gaîté, qui laissent des anneaux pour
 trace de leurs danses, dans la prairie, afin de taquiner
 l'aurore, et ne sont pas plus près que vous
 et moi des mystères de la nature, car nous entendrons
 battre le coeur du merle, et croître les marguerites,
 et la perce-neige défaillante soupirer après le
 soleil, dans les jours sombres de l'hiver; nous saurons
 par qui sont lissés les fils argentés de la Vierge,
 à qui les fritillaires diaprées doivent leur peinture,
 et qui donne à l'aigle de larges ailes pour voler d'un
 pin frissonnant à un autre.
 Oui, si nous n'avions jamais aimé, qui sait si
 cette asphodèle que voilà aurait attiré l'abeille en
 son sein doré, ou si la rose eût jamais suspendu à
 toutes ses branches ses lampes cramoisies. À ce
 qu'il me semble, nulle feuille ne devrait jamais
 bourgeonner au printemps, sinon pour les lèvres
 qu'ont les amants pour le baiser, pour les lèvres
 avec lesquelles chantent les poètes.
 Le soleil doit-il donc perdre sa lumière, ou cette
 lèvre façonnée par l'art de Dédale est-elle moins
 belle, parce que nous héritons de la nature, et ne
 faisons qu'un avec chaque battement du pouls vital
 qui agite l'air? Que plutôt de nouveaux soleils parcourent
 le ciel, que la fleur prenne une nouvelle splendeur, et soit un charme de plus pour la prairie.
 Et nous deux qui nous aimons, n'allons point
 nous asseoir à l'écart pour critiquer la nature, mais
 que la mer joyeuse soit notre vêtement, et que
 l'étoile chevelue lance ses flèches à notre gré! Nous
 ferons partie du grandiose ensemble de toutes
 choses, et dans toute la succession des éons, nous
 nous mêlerons, nous nous perdrons dans l'âme cosmique,
 Nous serons des notes dans cette grande symphonie
 dont la cadence allant de cercle en cercle
 forme le rythme de toutes les sphères, le coeur de
 l'Univers entier, battant de vie, ne fera qu'un avec
 notre coeur. Les années qui arrivent d'un pas furtif
 ont maintenant perdu les terreurs qu'elles nous
 causaient: nous ne mourrons point: l'Univers lui-même
 fera notre immortalité. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/86 Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/87 

HUMANITAD

 Nous voici au coeur de l'hiver. Les arbres sont
 dépouillés, excepté là où les bestiaux se terrent pour
 résister au froid, sous le pin, car celui-ci ne revêt
 jamais la livrée éclatante de l'automne, à qui son
 frère jaloux dérobe son or. Pour lui, il garde fidèlement
 son costume vert; âpre est le vent,
 comme s'il soufflait de la caverne de Saturne.
 Quelques minces poignées de foin adhèrent encore
 aux haies vivement dessinées en noir, la où le
 charretier a ramené la charge odorante d'un jour
 d'été, depuis les prairies d'en bas jusqu'à la pente
 étroite. Sur la neige à demi fondue, les bêlantes
 brebis se tassent contre les barrières, et les chiens
 domestiques, tout transis,
 vont de t'étable close au ruisseau gelé, et reviennent
 l'air découragé, et regrettent le pâtr e grondeur
 et le bruyant attelage. Et dans les hauteurs,
 décrivant des cercles sans but, les corbeaux croassants
 tournoient autour de la meule blanche de
 givre, ou se tiennent en rang serré sur les rameaux
 ruisselants, et dans le marécage, les plaques de
 glace se fendillent
 sous les pas solennels du héron décharné qui va
 par les roseaux, bat des ailes et ramène son cou en
 arrière, et pousse un cri railleur à la vue de la lune.
 À travers les prairies s'en va d'un pied boiteux le
 pauvre lièvre effaré; qu'on prendrait pour une
 petite tache. Et une mouette égarée, jetant sa clameur
 irritée, voleté comme une soudaine tombée
 de neige sous le ciel d'un gris morne.
 C'est le plein hiver, et le robuste paysan rapporte
 de l'étable glacée sa charge de fagots, frappe du pied
 sur le foyer, jette sur le feu languissant les bûches
 gorgées de sève, et rit de voir le jaillissement brusque
 de la flamme, effrayer ses enfants dans leurs
 jeux. Et pourtant... le printemps est dans l'air.
 Déjà le grêle crocus se fraye passage à travers la
 neige, et bientôt les campagnes blanches vont de
 nouveau se fleurir de primevères que viendra faucher
 quelque jeune gars, car dès les premiers baisers
 d'une chaude pluie, la mélancolie glacée de l'hiver
 se résout en larmes. Les bruns sansonnets s'accouplent,
 et le lapin, les yeux brillants, épie 
 de son terrier obscur de quel côté sont semés les
 cônes de sapin. Il écrase du pied une perce-neige,
 et court sur le tertre moussu. Les merles traversent
 de leur vol noire promenade du soir, et les soleils
 restent plus longtemps avec nous. Ah! qu'il fait
 bon voir le Printemps ceint de gazon, dans toute
 la joie que lui donne la vue de cette riante verdure,
 franchir les haies en dansant, jusqu'au jour où la
 rose précoce (ce remords charmant de l'épineuse
 églantine) fait éclater son fourreau d'émeraude, et
 étale le petit disque frissonnant de flamme dorée,
 si bien connu des abeilles, car à sa suite se montrent
 les pâles armoises, les oeillets pourprés et les asphodèles
 en pleine floraison.
 Alors le semeur arpente le champ du haut en
 bas, pendant que derrière lui le gamin rieur écarte
 de ses cris aigus la troupe noire et pillarde des
 corbeaux. Alors le châtaignier déploie toute sa
 gloire, et sur le gazon tombe le flot parfumé des
 fleurs à la nuance de crème; les madrigaux langoureux,
 murmurés à demi-voix,
 s'envolent furtivement du carillon mobile de la
 campanule, à chaque brise matinale. Puis ce sont
 le blanc jasmin, qui étoile son propre ciel, et la
 linaire qui tire sa langue de feu. L'églantine, vêtue
 de velours poudreux, s'empare du sol et prend l'empire de la forêt; puis, lorsque la rose attardée
 a laissé choir,
 une à une les pièces froissées de son armure,
 lorsque les pensées ont fermé leurs yeux aux paupières
 de pourpre, les chrysanthèmes débarquent
 de leurs navires dorés leurs marchandises voyantes
 et sans parfum, et les violettes, devenues d'une hardiesse
 téméraire, quittent leurs modestes recoins;
 et des baies écarlates parsèment l'aubépine encore
 sans feuilles.
 O campagne heureuse, ô arbre trois fois heureux,
 bientôt voire reine, en robe brodée de marguerites,
 couronnée de fleurs de lys, va descendre à petits
 pas sur la prairie. Bientôt les pâtres paresseux vont
 de nouveau pousser leur troupeau le long de l'étang.
 Bientôt, sous la verte feuillée flottera en plein midi
 le bourdonnement sourd des abeilles.
 Bientôt la clairière sera toute brillante de miroirs
 de Vénus, fleur préférée des audacieux, et ces
 charmantes nonnes, les muguets, aux vêtements
 d'un blanc de neige, égrèneront leur chapelet de
 perles, et les oeillets incarnats, aux pétales foncés
 en forme de mitre, embaumeront le vent; et la
 clématite accrochera partout dans les haies ses
 étoiles jaunes.
 Cher fiancé de la Nature, si bienfaisant Printemps,
 toi qui peux multiplier la génisse à la douce haleine, donner au chevreau ses petites cornes, et
 apporter à la vigne ses fleurs tendres et soyeuses,
 où donc est ce népenthès que jadis l'homme tirait
 de la racine de pavot et de la mandragore aux baies
 luisantes?
 Il fut un temps où le plus commun des oiseaux
 savait me faire chanter à l'unisson avec lui, un
 temps où toutes les cordes de la jeunesse vibraient
 pour répondre sans retard, ou plus mélodieusement,
 en rimes, à toute idylle de la forêt. Est-ce moi qui
 change? Ou y aurait-il quelque chose de changé
 dans la joyeuse et charmante carrière?
 Non, non, tu es toujours le même: c'est moi qui
 cherche à troubler par des soupirs ta simple solitude,
 et parce que des larmes stériles mouillent ma
 joue d'une rosée, je voudrais te voir pleurer fraternellement
 avec moi? Insensé! faut-il que tout coeur
 blessé et inquiet s'enhardisse à corrompre un tel
 vin du poison amer de son désespoir?
 Tu es le même: c'est moi dont l'âme misérable
 trouve du mécontentement à s'éprendre d'elle-même
 et abandonne son pouvoir royal à la rude domination
 de qui devrait la servir en esclave. Car, assurément,
 la sagesse existe quelque part, bien que la
 mer orageuse ne la recèle point, bien que l'immense
 abîme réponde: «Elle n'est pas en moi.»
 Brûler d'une seule et claire flamme, se tenir ferme selon l'honneur naturel, ne point ployer le genou
 en de vains prosternements, que leur inutilité condamne:
 quelle alchimie pourrait me l'enseigner?
 Quelle herbe travaillée par Médée m'apportera la
 paix sans exaltation de l'être que rien ne fléchit?
 La corde mineure qui termine l'harmonie et qui
 attend vainement une réponse fraternelle, jette un
 sanglot sur sa mélodie restée inachevée, et meurt
 de la mort du cygne. Ainsi moi, l'héritier de la
 souffrance, Memnon silencieux aux yeux sans regard
 et sans paupière, j'attends la lumière et la
 musique de soleils qui ne se lèveront jamais.
 La torche éteinte, le sombre et solitaire cyprès,
 le peu de poussière recueillie dans une urne étroite,
 le doux chairi (mot grec) de la tombe attique, tout cela ne valait-il
 pas mieux que de revenir à mes capricieux et maladifs
 accès d'agitation d'autrefois, que de passer
 mes jours dans la muette caverne de la souffrance?
 Non, car peut-être ce dieu couronné de pavots
 est semblable au gardien qui, près du lit d'un malade,
 parle de sommeil, mais ne peut le donner.
 Sa baguette a perdu sa vertu, et pour tout dire d'un
 mot, la mort est une réponse trop brutale, une clef
 trop banale pour résoudre un seul mystère dans la
 philosophie d'une existence.
 Et l'Amour, cette noble folie, dont la puissance
 auguste, invincible, peut tuer l'âme de ses remèdes emmiellés? Hélas! il me faut jouer le rôle de
 fuyard, m'éloigner de cette ruine charmante, bien
 qu'une mémoire trop tenace ne puisse oublier la
 courbe magnifique de ce front olympien,
 qui, en une courte saison, fit de ma jeunesse une
 extase de si exquise indolence, que toutes les gronderies
 de la vérité plus prudente me semblaient la
 voix grêle de la jalousie! Oh! éloigne-loi d'ici,
 chasseresse plus fatale qu'Artémis, va chercher
 quelque autre proie, car à tes charmes trop périlleux
 mes lèvres ont assez bu!--Jamais, non jamais,
 quand même l'amour en personne tournerait sa joue
 dorée vers les flots troublés de ce rivage où j'ai été
 jeté comme une épave par le naufrage,--en cet
 instant même où les roues du char de la passion
 m'effleurent de trop près; loin d'ici! loin d'ici!
 je me voue à une vie plus stérile, plus austère.
 Plus stérile, oui! ces bras-ci ne se pencheront
 plus à travers le treillage des vignes pour attirer
 mon âme malgré sa douce résistance, par la verdure
 entrelacée. Une autre tête aura cette auréole
 à porter, car pour moi j'appartiens à Celle qui
 n'aime aucun homme, celle dont le sein blanc et
 pur porte le signe de la Gorgone.
 Que Vénus s'en aille prendre le menton de son page
 mignon, et lui emmêler sa chevelure frisée; que pourvu du filet, de l'épieu et de l'équipage de chasse,
 le jeune Adonis sonne de la corne à son rendez-vous,
 quant à moi, son enchantement câlin, aux
 manoeuvres subtiles, ne me charme plus, bien que
 je sois en état de conquérir sa plus chère citadelle.
 Non, quand je serais ce jeune pâtre rieur qui vit
 du sommet de l'Ida passer le petit nuage par-dessus
 Ténédos et la haute Troie, et devina la venue de la
 Reine, et dans son admiration, s'inclina devant
 elle,--non, pas même pour une nouvelle Hélène,
 je ne tendrais la pomme à sa main.
 Ainsi donc, apparais, Athéné aux bras d'argent,
 et si la musique ne sort plus de mes lèvres, inspire
 du moins ma vie. Ta gloire n'a-t-elle point été
 chantée en hymnes par un homme qui le donna
 son épée et sa lyre, ainsi que fit Eschyle au beau
 combat de Marathon, et qui mourut pour montrer
 que de l'Angleterre de Milton pourrait encore
 naître un fils[7].

[Note 7: Byron.]

 Et pourtant, je ne saurais fréquenter le Portique,
 et vivre sans désir, sans crainte ni souffrance,
 et développer en moi cette calme sagesse, qu'en un
 temps lointain, le grave maître athénien enseigna
 aux hommes, acquérir cet équilibre volontaire,
 concentré en soi, qui trouve en soi son réconfort, afin de voir défiler les vaines fantasmagories du
 monde sans baisser la tête.
 Hélas! ce front serein, ces lèvres éloquentes, ces
 yeux où se reflétait l'éternité entière, tout cela repose
 dans Colonos sa patrie; une éclipse a passé sur
 la sagesse, et Mnémosyne est sans enfants; la
 chouette de Minerve s'est égarée dans les ténèbres
 qu'elle s'est faites pour assurer la sécurité de son vol
 orgueilleux.
 Je ne me soucie guère de gravir en compagnie de
 la Science, bien que par une subtile et étrange incantation,
 elle fasse descendre la lune du ciel. La
 Muse du Temps déploie son tapis aux couleurs
 somptueuses devant des regards non moins avides,
 et souvent, je l'avoue, dans la grande épopée que
 déroule Polymnie, je me plais à lire
 les pages où l'on voit l'Asie envoyer en guerre
 ses myriades de soldats contre une petite cité, et le
 Mède tout cuirassé de mailles dorées, armé d'un
 cimeterre orné de gemmes, et d'un bouclier blanc,
 empanaché de pourpre, chevauchant entre les peupliers
 ondulants et la mer que les hommes appellent
 Artémisium, jusqu'à ce qu'il aperçût les Thermopyles
 et leur défilé ardu que fermait un mur étroit, et
 sur les pentes les plus proches, une petite troupe
 de lions prenant leurs ébats insouciants.--Et comment il fut stupéfait de voir tant de hardiesse,
 et dressa sa tente sur le rivage semé de roseaux, et
 resta deux jours immobile d'étonnement. Puis à
 minuit se glissa par-dessus
 une hauteur peu fréquentée, et descendant à
 travers la forêt automnale, massacra traîtreusement
 ces êtres si chers à Sparte, couronne du lointain
 Eurotas, et puis reprit sa marche, sans soupçonner
 le piège fatal que Dieu avait tendu pour lui dans
 l'étroite baie de Salamine.--Et pourtant les lignes
 deviennent confuses.
 Et la cadence de leur langage grec ne me charme
 plus; je me sens trop en désaccord avec cette époque
 si belle pour l'aimer beaucoup. Car ainsi que le
 disque du cadran solaire reçoit en plein midi les
 rayons de l'astre, sans en rien voir dans son aveugle
 obscurité, ainsi mes yeux poursuivent sans trêve
 ce qui fuit ma vision déçue.
 Oh! s'il se pouvait qu'un seul être grandiose,
 désintéressé, simple, nous apprenne ce que c'est
 que la sagesse? Parlez donc, cimes du solitaire
 Helwellyn, car ces bruits de mêlée se sont écartés
 de vos rochers impassibles et de vos ruisselets cristallins,
 où donc est cet esprit que son existence irréprochable
 n'empêcha pas de baiser la bouche
 meurtrie de son propre siècle[8]?

[Note 8: William Wordsworth (1770-1850).]

 Parlez donc, Lauriers de Rydal, où est Celui
 dont vous avez ombragé le doux front, où est cette
 âme pure qui, en ses jours de gracieuse majesté
 sans couronne, a, malgré son humble carrière,
 atteint le but grandiose où s'unissent amour et
 devoir. Lui, du moins, il sut satisfaire les lois les
 plus hautes, et il s'assit au festin de la Sagesse.
 Mais nous autres, nous sommes les bâtards de
 l'Erudition; nous savons par coeur le sonore mot
 de passe de toutes les écoles grecques, et nous n'en
 prisons aucune. L'Épée sans défaut qui abattit
 l'Hydre païenne est un instrument sans vigueur,
 que nous avons nous-mêmes émoussé. Quel homme
 de nos jours escaladera les augustes, antiques sommets,
 et se courbera devant le Respect vénérable?
 Il est vrai, j'en ai connu un, mais, par Schabod!
 il a disparu, ce dernier et cher fils de l'Italie, qui
 étant homme est mort pour la cause de Dieu, et ses
 os reposent en paix[9]. Oh! garde-le, garde-le bien,
 ma Tour de Giotto, lis de marbre dans la ville des
 lys, ne permets pas aux caprices farouches de la
 tempête

[Note 9: Mazzini.]

 de tourmenter son sommeil, interdis à l'Arno de
 lancer ses eaux troubles et jaunes par-dessus ses
 bords: jamais plus puissant vainqueur ne gravit les marches du Capitole dans les temps jadis, où
 Rome était vraiment Rome, car la liberté marchait
 a côté de lui comme une fiancée, et à leur vue le
 pâle Mystère
 fuyait en jetant un cri aigu jusqu'en sa sombre
 cellule, et entraînant un vieillard qui tenait des
 clés rouillées; fuyait en frémissant de terreur à ce
 tocsin éternel qui sonne le glas de l'oubli sur les
 dynasties défuntes, et enfin il a'abattit comme
 l'aigle blessé sous la rafale, lorsque le grand triumvir
 pénétra jusqu'au coeur sacré de Rome.
 Il connaissait le coeur sacro-saint et les collines
 de Rome; il arracha sa louve immonde de la caverne
 du lion, et maintenant il repose dans la mort, près
 de ce dôme empyréen que Brunelleschi suspendit
 dans les airs au-dessus du Val d'Arno. O Melpomêne,
 fais chanter dans ta flûte mélancolique ta plus douce
 plainte.
 Fais chanter par les clefs tragiques des mélodies
 telles que la joie elle-même puisse en concevoir de
 la jalousie, et que les Neuf oublient un instant leur
 modeste empire pour pleurer sur celui qui, pour
 ressusciter les hommes, alluma dans le plus grandiose
 des sanctuaires de Rome le flambeau de Marathon,
 et porta l'ardeur du soleil jusque sur les
 plaines oubliées du Soleil.
 Oh! garde-le bien, ma Tour de Giotto, et que chaque jour quelque jeune Florentin apporte des
 couronnes de cette fleur enchantée que recèlent les
 sombres sommets de Vallombrosa, et en couvre sa
 tombe où gît celui dont l'urne est pareille à un
 arbre puissant que ne voient point des yeux mortels,
 un arbre puissant qui en ses cycles errants serait
 poussé par la tempête jusqu'au bout infiniment
 lointain où Chaos et Création se confondent, où les
 ailes des chérubins aux chants éternels sont tissues
 de Néant, et ont pénétré jusqu'en un vide-sans
 Lune,--Et pourtant, bien qu'il soit poussière,
 argile,
 Il n'est point mort. Les Parques aux éternelles
 mémoires s'y opposent, et les ciseaux s'abstiennent
 de se refermer. Relevez vos têtes, ô poètes qui durerez
 toujours, et vous clairons argentins, lancez une
 sonnerie plus fière; car la vile chose qui fut l'objet
 de sa haine, reste rampante en sa sombre demeure,
 seule avec Dieu et des souvenirs de péché.
 Et même, à quoi lui sert d'avoir regagné sa
 caverne, à cette mère meurtrière des prostitutions
 vêtues de pourpre? A Munich, sur l'architrave de
 marbre, les jeunes Grecs meurent en souriant, mais
 les mers qui baignent Egine s'agitent de dépit de se
 voir désertes, et de ne pas refléter leur beauté, car
 nos vies se dépouillent de toute couleur,
 faute de nos idéals; si une seule étoile pareille à une torche enflammée brille au ciel, l'injuste lumière
 du jour la tue sans délai, et nulle trompette de guerre
 ne peut rendre la voix de la passion à la muette poussière,
 qui jadis était Manzini! La riche Niobé avait
 ses fils pour se consoler des douleurs qu'elle éprouvait
 dans sa pierre,--mais l'Italie!
 Quel jour de Pâques ressuscitera-t-il encore ses
 enfants, eux qui n'étaient pas Dieu, et néanmoins
 ont souffert? Quels pieds iront sans s'égarer jusqu'à
 leurs suaires aux multiples replis? Quels yeux clairs
 les verront en chair et en os. Oh! qu'il serait
 opportun de racler la pierre de dessus leur sépulcre,
 et de baiser les roses saignantes de leurs blessures,
 par amour d'Elle,
 de notre Italie! notre mère visible! La plus
 sainte parmi toutes les nations, et la plus triste,
 pour la cause chérie de laquelle le jeune Calabrais
 tomba en cette journée d'Aspromonte, le coeur
 joyeux, qu'en un siècle où Dieu s'achète et se vend,
 un homme se trouvât, mourant pour la Liberté!
 mais nous autres, qui sommes consumés, refroidis,
 nous voyons l'honneur souffleté et des entraves
 enchaîner les beaux pieds de la Pitié; la Pauvreté
 se glisse dans nos rues sans soleil, et d'un couteau
 bien affilé, d'une main furtive coupe la gorge chaude
 aux enfants. Et personne ne dit mot. Oh! nous
 sommes de misérables hommes, indignes de notre
 magnifique héritage. Où est-elle, la plume
 de l'austère Milton? où est-elle, cette puissante
 épée qui punit son maître d'une juste mort? Les
 années ont perdu leur chef de jadis, et aucune voix
 ne part du trépied muet pour atteindre à nos oreilles:
 Et cependant, ainsi qu'une mère réduite à la dégradation,
 met au monde au milieu d'un spasme
 un vil enfant, qui lui inspire de l'horreur, de même
 notre enthousiasme le plus sincère
 engendre des enfants illégitimes, l'anarchie, qui
 joue pour la Liberté le rôle de Judas, le vil et licencieux
 prodigue qui vole l'or de la liberté, sans
 que pourtant il lui en reste rien, l'Ignorance, le
 seul vrai fratricide depuis Caïn, l'Envie, aspic qui se
 meurtrit lui-même de ses piqûres, l'Avarice, dont
 la main paralysée
 ne s'ouvre plus qu'avec raideur; l'Avidité bondée
 d'argent, et dont la faim monotone épuise les
 hommes, au milieu du tumulte des roues. Ce sont
 là les semences de choses qui feront périr leur
 semeur. Voilà ce que chaque jour voit mûrir en
 Angleterre, et les pas si doux de la Beauté ne foulent
 plus les pierres d'aucune des rues enlaidies.
 Ce qu'avait épargné Cromwell lui-même, est
 profané par les mauvaises herbes et les vers, abandonné
 aux jeux tumultueux du vent et des rafales de neige, ou bien est restauré par des mains plus
 meurtrières encore. La pire dégradation qu'opère le
 Temps; il la voile de quelque grâce, mais ces modernes
 scandales ne savent faire qu'une nudité imperméable
 à la pluie.
 Où est-il cet Art qui invitait des Anges à venir
 chanter sous les hautes voûtes du choeur à Lincoln.
 Si bien que l'air semble emprunter à de telles harmonies
 de marbre une douceur que des lèvres humaines
 n'espèrent point tirer du vrai roseau? Ah!
 où est-elle cette main habile qui sut fléchir les
 branches fleuries de l'aubépine,
 pour l'arche de Southwell, et sculpta la maison
 de Celui qui aimait les champs avec toutes nos plus
 charmantes fleurs anglaises? Le même soleil se
 lève pour nous; les saisons naturelles tissent le
 même tapis de vert et de gris; les collines ont
 gardé parmi nous leur aspect, mais cet Esprit-là a
 disparu.
 Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi.
 Car la Tyrannie est une Reine incestueuse, elle a
 pour frère et comme pour compagnon de lit le
 Meurtre, et la Peste habite avec elle; ses pas perfides
 vont et viennent par des sentiers impurs et
 sanglants. Mieux valent un désert vide et une âme
 inviolée.
 Car une noble fraternité, l'harmonie de la vie qui se meut dans un air pur, l'agile et pure beauté
 des membres forts chez les hommes libres, et les
 femmes chastes, ces choses-là élèvent nos âmes
 plus haut que ne saurait le faire la maigre et aveugle
 Sibylle d'Agnelo, penchée sur le livre des douleurs
 humaines,
 ou que la fillette que Titien représente toute
 blanche sur un escalier, près de son lit, charmant,
 qu'elle égale en hauteur, ou que Mona Lisa souriant
 à travers ses cheveux. Ah! quoi qu'on pense, la vie
 est, après toute chose, plus vaste qu'aucun ange
 peint, si nous étions en état de voir le Dieu qui est
 au dedans de nous. La sérénité grecque de jadis,
 qui maîtrise la passion, ou cette ligne bien droite
 chez les vierges de marbre, qu'on voit, sans trouble
 dans le regard, sans agitation dans les membres,
 chevaucher autour du Temple d'Athéné, et en
 refléter les divines ordonnances, et cette exacte symétrie
 de toutes les choses qui dans l'homme se
 livreraient sans cela d'incessants combats,--tout
 au moins dans l'intervalle,
 qui s'étend des baisers maternels à la tombe,
 voilà sans doute de quoi gouverner nos vies, et
 nous assurer un empire assez puissant pour que la
 tentation s'enroue à appeler du fond de sa caverne,
 pour que le blême Péché marche courbé sous la
 honte de ses adultères, pour que la Passion, en quittant la maison de plaisir, ouvre des yeux
 effarés.
 Faire le corps et l'Esprit chose une et identique
 avec tout ce qui est droit, si bien que rien ne vive
 en vain, du matin jusqu'à midi, mais qu'en un
 doux unisson, outre chaque pouls de la chair et
 chaque palpitation du cerveau, l'âme, encore parfaite,
 réside sur un trône défendu par d'imprenables
 bastions contre toutes les vaines attaques du
 dehors,
 Et qu'elle observe, avec une sereine impartialité,
 la mêlée des choses, et y puise néanmoins du réconfort,
 en sachant que par la chaîne de la causalité
 sont mariées toutes les choses différentes, qu'il
 en résulte un tout suprême, qui a pour langage la
 joie ou un hymne plus saint! Ah! certes, ce serait
 là une manière de gouverner
 la vie en la plus auguste omniprésence, et
 par là, l'intellect doué de raison trouverait dans la
 passion son expression; les purs sens, qui autrement
 sont ignobles, communiqueraient la flamme
 à l'esprit, et le tout formerait une harmonie plus
 mystique que celle dont sont unies les étoiles planétaires
 et de leurs tons divers ferait une corde à l'octave,
 dont la cadence étant sans bornes, se répandrait à
 travers les orbes de toutes les sphères, et de là jusqu'à leur Maître reviendrait, renforcée par sa
 nouvelle puissance, douées d'un pouvoir plus efficace.
 --Ah! vraiment, si nous pouvions seulement
 atteindre à cela, nous aurions trouvé le dernier, le
 suprême credo.
 Ah! c'était chose aisée quand le monde était
 jeune, que de tenir sa vie à l'écart des contraintes
 et des souillures. Sur nos lèvres tristes a vibré un
 chant différent; nous nous sommes ôté notre couronne
 de nos propres mains, pour errer parmi les
 souffrances de l'exil; et dépossédés que nous
 sommes de ce qui nous appartient en propre, nous
 ne pouvons connaître d'autre aliment qu'une agitation
 sans trêve.
 En somme, la grâce, la fleur des choses s'est
 dissipée, et de tous les hommes nous sommes les
 plus misérables, nous qui devons vivre la vie l'un
 de l'autre et jamais celle qui nous appartient en
 propre, et cela par pure pitié, avec la peine de défaire
 ensuite; il en était autrement au temps où âme et
 corps semblaient se confondre en mystiques
 symphonies.
 Mais nous avons déserté ces charmants refuges,
 pour entreprendre d'un pied fatigué le voyage du
 nouveau Calvaire, où nous contemplons, comme
 celui qui voit sa propre face dans un miroir, l'Humanité
 s'égorgeant elle-même, où dans le reproche muet de ce triste regard, nous apprenons quel terrible
 fantôme peut faire surgir la main rougie de
 l'homme.
 O bouche meurtrie! O front couronné d'épines!
 O calice plein de toutes les misères communes!
 Toi, tu as pour l'amour de nous qui ne t'avons
 point aimé, tu as enduré une agonie prolongée
 pendant des siècles sans fin. Et nous autres nous
 étions vains, ignorants, et nous ne sûmes point
 que le coup de poignard, porté par nous à ton
 coeur, atteignait mortellement le nôtre.
 Car nous étions à la fois les semeurs et les semences,
 la nuit qui enveloppe, et le jour qui s'assombrit,
 la lance qui perce et le flanc qui saigne,
 les lèvres qui trahissent, et la vie qui est trahie;
 l'abîme a le calme, la lune a le repos, mais nous les
 maîtres du monde de la nature, nous» sommes
 encore notre redoutable ennemi.
 Est-ce là le terme de toute cette force primitive,
 qui restant identique sous les divers changements,
 est sortie par violence du chaos aveugle, pour
 monter toujours plus haut, à travers des mers
 affamées et des tourbillons de rochers et de
 flammes, jusqu'à ce que les soleils se fussent groupés
 dans le ciel, pour commencer leurs cycles,
 jusqu'à ce que chantassent les étoiles du matin et
 que le Verbe se fit homme? 
 Non, non, nous ne sommes que crucifiés, et bien
 que de nos sourcils tombe comme une pluie, la
 sueur de sang, qu'on arrache les clous, et nous descendrons,
 je le sais! Que soient étanchées les
 rouges blessures, et nous retrouverons notre intégrité!
 Nous n'avons nul besoin de l'hysope offerte
 au bout d'un roseau. Ce qui est purement humain,
 est aussi de nature divine, est aussi Dieu. 

SONNET A LA LIBERTÉ

 Ce n'est point que j'aime les enfants, dont les
 yeux mornes ne voient rien si ce n'est leur misère
 sans noblesse, dont les esprits ne connaissent
 rien, n'ont souci de rien connaître, mais parce que
 le grondement de tes Démocraties,
 tes Règnes de la Terreur, les grandes Anarchies,
 reflètent pareils à la mer mes passions les plus
 fougueuses, et donnent à ma rage un frère,--Liberté!
 Pour cela uniquement, tes cris discordants
 enchantent mon âme jusqu'en ses profondeurs,
 sans cela tous les rois pourraient, au moyen du
 knout ensanglanté et des traitreuses mitraillades,
 dépouiller les nations de leurs droits inviolables,
 que je resterais sans m'émouvoir. Et pourtant...
 et pourtant, ces Christs, qui meurent sur les barricades,
 Dieu sait si je suis avec eux sur certains
 points.  

AVE, IMPERATRIX

 Fixée dans cette orageuse Mer du Nord, reine
 de ces plaines sans repos que soulève la marée,
 Angleterre, que diront les hommes sur loi, devant
 qui les mondes se partagent.
 La terre, fragile globe de verre, tient dans le
 creux de ta main, et à travers son coeur de cristal
 passent, comme les ombres par une région crépusculaire,
 les lances de la guerre au vêtement cramoisi,
 les longues vagues empanachées de blanc, de la
 bataille, et toutes ces flammes qui sèment la mort,
 les torches des seigneurs, de la Nuit.
 Les pauvres léopards, efflanqués et maigres, que
 connaît si bien la traitreuse Russie, on les voit
 ouvrant largement leurs gueules noircies et bondissant
 à travers la grêle des bombes hurlantes. 
 Le vigoureux lion-marin des guerres d'Angleterre
 a quitté sa caverne de saphir de l'océan, pour
 livrer bataille à l'orage qui fait pâlir l'étoile de la
 chevalerie anglaise.
 Le clairon à la gorge de bronze résonne par les
 landes et les joncs du Palhan, et les pentes escarpées
 des neiges de l'Inde tremblent sous le pas des
 hommes armés.
 Et plus d'un chef Afghan, couché sous la fraîcheur
 de ses grenadiers, serre dans sa main son épée,
 en sentant naître en lui le farouche soupçon, dès qu'il
 voit sur la pente de la montagne
 le Marri, éclaireur au pied agile, qui vient lui
 apprendre qu'il a entendu dans le lointain le roulement
 rythmé des tambours anglais résonner aux
 portes de Kandahar.
 Car le vent du sud et le vent de l'est se rejoignent
 à l'endroit où, ceinte et couronnée par le fer et
 le feu, l'Angleterre, les pieds nus et sanglants,
 monte la route escarpée d'un vaste empire.
 O cime solitaire de l'Himalaya, gris pilier du ciel
 indien, où as-tu vu pour la dernière fois dans la mêlée
 retentissante, nos chiens ailés que mène la Victoire?
 Près des bosquets d'amandiers de Samarkand à
 Bokhara, où s'épanouissent les rouges, et vers
 l'Oxus au sable jaune où se rendent les graves
 marchands aux turbans blancs, 
 Et de là en route vers Ispahan, le jardin doré du
 soleil, d'où la longue et poudreuse caravane rapporte
 cèdre et vermillon;
 Et cette redoutable cité de Caboul, posée aux
 pieds de la montagne escarpée, dont les vasques de
 marbre sont toujours pleines d'eau pour combattre
 l'ardeur de midi:
 Où l'on promène, par l'allée étroite et rectiligne
 du Bazar, une toute jeune Circassienne, présent
 qu'envoie le Czar à quelque vieux Khan barbu,
 Là ont volé nos ardents aigles de guerre, là ils
 ont battu des ailes dans l'âpre bataille, mais la
 colombe attristée, qui habite la solitude en Angleterre,
 n'a aucun plaisir.
 En vain la jeune fille rieuse se penche pour répondre
 à son amour avec ses yeux qu'éclaire
 l'amour, là-bas dans quelque ravin noir et plein
 d'embûches, gît le jeune homme étreignant son drapeau.
 Et bien des lunes, bien des soleils verront les
 enfants languissant d'attente épier le moment
 de grimper sur les genoux du père, et dans chaque
 demeure où sera entrée la désolation,
 De pâles épouses, qui auront perdu leur maître
 et seigneur, baiseront les reliques du défunt,--quelque
 épaulette ternie, une épée,--pauvres
 joujoux pour soulager une si douloureuse angoisse, 
 Car ce n'est point dans les paisibles campagnes
 de l'Angleterre que ces hommes-là, nos frères, ont
 été déposés sur le lit de repos, où nous pourrions
 couvrir leurs boucliers brisés de toutes les fleurs
 que préfèrent les morts.
 Il en est de leur nombre qui gisent près des
 murs de Delhi, beaucoup d'autres dans la terre afghane,
 et beaucoup au pays où le Gange coule
 pendant sept mois sur des sables mobiles.
 Et d'autres gisent dans les mers russes, et
 d'autres dans les mers qui sont les portes de
 l'Orient, ou bien près des hauteurs de Trafalgar
 que balaie le vent.
 O tombeaux errants, ô sommeil sans repos, ô silence
 du jour sans soleil! ô ravin tranquille, ô
 profondeur orageuse, rendez votre proie! rendez
 votre proie!
 Et toi, dont les blessures ne se guérissent jamais,
 toi qui ne parviens jamais au terme de la
 course pénible, ô Angleterre de Cromwell, faut-il
 que tu paies d'un de tes fils chaque pouce de
 terre?
 Va! Couronne d'épines ta tête ornée d'une couronne
 d'or. Que ton chant de joie fasse place au
 chant de la souffrance. Le vent et la vague furieuse
 l'ont pris tes morts, et jamais ils ne te les rendront.
 La vague, le vent furieux, la rive étrangère possèdent la fleur de la terre anglaise,--ces lèvres
 que les lèvres ne baiseront plus jamais, ces mains
 qui jamais ne te serreront la main.
 Et maintenant qu'avons-nous gagné à enserrer
 tout le globe terrestre en des filets d'or, si l'on
 trouve caché dans notre coeur le souci qui ne
 vieillit jamais?
 À quoi nous sert-il que nos galères couvrent,
 comme une forêt de pins, toute partie de la mer?
 La ruine et le naufrage sont à nos côtés, en farouches
 gardiens de la Maison de douleur.
 Où sont les braves, les forts, les rapides? Où est
 notre chevalerie anglaise? Les herbes sauvages leur
 servent de linceul, et le sanglot des vagues est leur
 plainte funèbre.
 O bien-aimés qui gisez bien loin, quel mot d'affection
 peuvent envoyer des lèvres mortes? O poussière
 perdue, ô argile insensible! Est-ce pour finir,
 est-ce pour finir ainsi?
 Paix! Paix! c'est offenser les nobles morts que
 de tourmenter ainsi leur sommeil solennel. Bien que
 privée de ses enfants, et la tête couronnée d'épines,
 l'Angleterre doive monter la route escarpée.
 Et pourtant, quand ce pénible tertre sera achevé,
 ses veilleurs signaleront de loin la jeune République
 comme un soleil qui surgit des mers empourprées
 de la guerre.  

A MILTON

 Milton, il me semble que ton esprit s'est retiré
 bien loin de ces falaises blanches, de ces hautes
 tours crénelées; ce monde aux somptueuses et ardentes
 couleurs, le nôtre, semble être tombé en
 cendres ternes et grises,
 on dirait que le siècle est changé en une pantomime
 où nous gaspillons nos heures trop chargées de
 bien d'autres tâches. Car, avec toute notre pompe
 et notre luxe, et nos puissances, nous ne sommes
 guère propres qu'à piocher la banale argile,
 puisque cette petite île que nous occupons, cette
 Angleterre, ce lion marin de la mer, est à la solde
 d'ignorants démagogues,
 qui ne l'aiment point. Dieu bon, est-ce bien là
 ce pays qui porta dans sa main un triple empire,
 quand Cromwell eut prononcé le mot de Démocratie? 

LOUIS-NAPOLEON

 Aigle d'Austerlitz, où étaient tes ailes quand,
 exilé bien loin sur un rivage barbare, après une
 lutte inégale, sous les coups d'un inconnu, tomba
 le dernier rejeton de ta race de rois?
 Pauvre enfant! tu ne paraderas plus dans ton
 manteau rouge, tu ne chevaucheras pas en grande
 pompe à travers Paris, à la tête de tes légions revenues,
 mais d'autre part, ta mère, la France, libre
 et républicaine,
 posera sur ton front pâle et sans couronne les
 lauriers plus glorieux de la couronne guerrière,
 afin que ton âme puisse sans déshonneur aller là-bas
 raconter au puissant auteur de ta race
 que la France a baisé les lèvres de la Liberté, et
 les a trouvées plus douces que le miel de ses abeilles
 à lui, et que la Démocratie, vague géante, se brise
 sur les rivages où les rois reposaient sans souci. 

SONNET SUR LE MASSACRE DES CHRÉTIENS EN BULGARIE

 Christ, est-ce que tu as vraiment expiré? Ou
 bien tes os gisent-ils en leur sépulcre taillé dans
 le roc. Et ta Résurrection n'a-t-elle été que le rêve
 de celle dont les péchés méritent pardon par cela
 seul qu'elle t'aimait tant?
 Car ici l'air est rempli des plaintes horribles
 des hommes, et on massacre les prêtres qui invoquent
 ton nom. N'entends-tu point les lamentations
 douloureuses de ceux dont les enfants gisent
 sur la pierre?
 Descends, ô Fils de Dieu, une nuit incestueuse
 voile la terre, et à travers la nuit sans étoiles, je
 vois le croissant lunaire dominer ta croix.
 S'il est bien vrai que tu as brisé les barrières de
 la tombe, descends, ô Fils de l'homme, et montre
 ta puissance, de peur qu'à ta place ne soit couronné
 Mahomet.  

QUANTUM MUTATA

 Il y eut en Europe, un temps bien lointain, où
 nulle part aucun homme ne mourait pour la liberté
 sans que le Lion d'Angleterre, sortant d'un
 bond, de sa caverne, ne posât la main sur l'oppresseur!
 C'était alors
 que l'Angleterre était en état de se montrer Grande
 République, témoin les hommes du Piémont, objets
 préférés des soucis de Cromwell, alors que dans
 son palais à fresques, le Pontife, en un impuissant
 désespoir,
 tremblait devant nos inexorables ambassadeurs.
 Comment, dès lors, se fait-il que nous soyons déchus
 d'une telle grandeur, sinon parce que le
 luxe
 encombre de ses stériles produits la porte par où
 entreraient nobles pensées, nobles actions. Sans
 cela nous pourrions être encore les héritiers de Milton. 

LIBERTATIS SACRA FAMES

 Bien que j'aie été nourri dans la Démocratie, et
 que je préfère à tout cet état républicain, où chaque
 homme est comme un roi, où nul n'est distingué
 des autres par une couronne, malgré tout,
 malgré cette démangeaison moderne de Liberté,
 je préfère le gouvernement d'un seul, auquel tous
 obéissent, à celui de ces démagogues braillards qui
 trahissent notre indépendance par les baisers qu'ils
 donnent à l'anarchie.
 Aussi n'ai-je aucune sympathie pour ceux dont
 les mains sacrilèges plantent le drapeau rouge sur
 les barricades des rues, sans défendre une juste
 cause, et qui établiraient le règne de l'ignorance:
 Alors, arts, civilisation, politesse, honneur, tout
 s'évanouirait, il ne resterait que la trahison, et le
 poignard qui est son seul outil, et le meurtre aux
 pieds silencieux et sanglants. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/143 

THEORETIKOS

 Ce puissant empire n'a que des pieds d'argile.
 Toute chevalerie, toute puissance ont abandonné
 entièrement notre petite île. Quelque ennemi a dérobé
 sa couronne de laurier,
 et parmi ses collines s'est tue cette voix qui parlait
 de Liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la;
 lu n'es point faite pour habiter cette vile demeure
 de trafiquants, où chaque jour
 on met en vente publique la sagesse et le respect,
 où le peuple grossier pousse les cris enragés
 de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles.
 Cela trouble mon calme; aussi mon désir est-il de
 m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture,
 sans prendre parti ni pour Dieu,

ni pour ses ennemis. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/147

REQUIESCAT

 Marche d'un pas léger, elle est tout près, sous la
 neige. Parle à voix basse: elle peut entendre croître
 les pâquerettes.
 Toute sa belle chevelure dorée a pris la teinte de
 la rouille; elle qui était jeune, et charmante, elle
 n'est que poussière.
 Pareille au lis, blanche comme la neige, elle savait
 à peine qu'elle était femme si doucement elle
 avait grandi.
 Les planches du cercueil, une lourde pierre pèsent
 sur sa poitrine; seul je me torture le coeur,
 mais elle, elle repose.
 Silence! Silence! elle ne saurait entendre la lyre
 ni le sonnet; toute ma vie est ensevelie ici. Entassons
 de la terre par-d essus elle.

_Avignon_.

SONNET COMPOSÉ EN APPROCHANT DE L'ITALIE


SONNET COMPOSÉ EN APPROCHANT DE

L’ITALIE


xxxJ’atteignais les Alpes, mon âme brûlait en moi, à ton nom, Italie, Italie. Et quand je sortis du cœur de la montagne, et que je vis le pays qui avait été le désir de ma vie,

xxxje me mis à rire comme un homme qui a gagné un prix de haute valeur ; et rêvant à l’histoire de ta gloire, j’épiai le jour, jusqu’au moment où, zébré de blessures enflammées, le ciel de turquoise prit peu à peu la couleur de l’or poli.

xxxLes pins flottaient comme flotte une chevelure de femme, et dans les vergers, tout le lacis des branchages s’épanouissait en flocons d’écume fleurie.

xxxMais quand j’appris que bien loin de là, dans Rome, un second Pierre portait des chaînes funestes, je pleurai de voir si belle une telle contrée.

Turin.

Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/155


SAN MINIATO

 Vous le voyez, j'ai gravi la pente de la montagne
 jusqu'à cette sainte maison de Dieu, où jadis allait
 et venait le peintre angélique, qui vit les cieux largement
 ouverts,
 et sur un trône au-dessus du croissant de la
 lune, la blanche et virginale Reine de grâce. Marie!
 Si je pouvais seulement voir ta face, la mort
 ne viendrait jamais trop tôt.
 O toi que Dieu couronna d'épines et de douleurs!
 Mère du Christ! ô Épouse mystique! Mon coeur est
 las de cette vie, et trop accablé de tristesse pour
 chanter encore.
 O toi, que Dieu couronna d'amour et de flamme,
 que couronna le Christ, le très saint; oh! écoute,
 avant que le soleil impitoyable n'expose à l'univers
 mon péché et ma honte. 

AVE, MARIA, GRATIA PLENA

 Est-ce ainsi qu'il est venu? Je m'attendais à voir
 une scène d'un éclat merveilleux, telle qu'on le
 conte au sujet d'un Dieu qui, dans une pluie d'or,
 fit tomber les barrières et descendit sur Danaé:
 ou bien à une apparition terrible, comme quand
 Sémélè, languissante d'amour et de désir inapaisé,
 supplia pour voir le corps lumineux du Dieu, et que
 la flamme saisit ses membres blancs et l'anéantit entièrement.
 C'est avec ces rêves joyeux que je visitai ce lieu
 sacré, et maintenant les yeux et le coeur pleins
 d'étonnement, je reste immobile devant ce suprême
 mystère d'amour,
 une jeune fille à genoux, la figure pâle et sans
 passion, un ange qui tient un lis en sa main, et au-dessus
 d'eux, la colombe, déployant ses ailes.

_Florence_. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/163


ITALIA

xxxItalie ! tu es déchue, bien que toutes hérissées de lances brillantes, tes armées marchent à grand fracas des Alpes du Nord jusqu’aux flots siciliens ! Oui, déchue, bien que les nations te saluent reine,

xxxparce que l’on voit l’or faire briller ta richesse dans toutes les villes, et que sur ton lac de saphir, d’un air altier, sous le vent qui enfle leurs voiles, naviguent par milliers tes galères, sous l’unique drapeau rouge, blanc et vert.

xxxBelle et forte ! Mais belle et forte en vain ! Porte ton regard vers le Sud, où Rome, ville profanée, attend en vêtement de deuil un roi oint par Dieu.

xxxLève ton regard au ciel ; Dieu permettra-t-il une telle chose ? Non, mais quelque Raphaël ceint de flamme va descendre, et frapper le Profanateur avec l’épée du châtiment.


timent.

SONNET ÉCRIT PENDANT LA SEMAINE SAINTE A GÈNES

 J'errais dans la verte retraite de Scoglietto. Les
 oranges à tous les rameaux qui formaient la voûte,
 étaient suspendues comme des lampes brillantes
 d'or, pour faire honte au jour. Çà et là, un oiseau
 surpris, de ses ailes battantes et de ses pieds
 éparpillait comme de la neige toutes les fleurs.
 À mes pieds de pâles narcisses pareils à des lunes
 d'argent; et les vagues arrondies qui rayaient la
 baie de saphir, riaient au soleil, et la vie paraissait
 très douce.
 Au dehors, le jeune enfant de choeur passait
 chantant d'une voix claire: «Jésus, le fils de
 Marie, a été mis à mort. Oh! venez, et couvrez de
 fleurs son tombeau.»
 Ah! Dieu! Ah! Dieu! ces charmantes heures
 helléniques ont submergé tout souvenir de tes amères
 douleurs, de la Croix, de la Couronne, des Soldats
 et de la Lance. 

ROME QUE JE N'AI POINT VISITÉE

I

 Le blé a passé du gris au rouge, depuis que pour
 la première fois mon esprit a fui les mornes cités
 du Nord, pour voler aux montagnes de l'Italie.
 Et maintenant je me retourne du côté du foyer
 domestique, car mon pèlerinage est tout à fait terminé,
 bien que, ce me semble, ce soleil, rouge
 comme le sang, m'indique la route qui mène à
 Rome la sainte.
 O Dame bénie, qui as sous ton empire les sept
 collines, ô Mère sans tache ni souillure, toi qui
 portes une triple couronne d'or,
 O Roma, Roma, je dépose à tes pieds ce vain
 tribut de mon chant, car, hélas! elle est rude et
 longue, la route qui conduit à la Voie sacrée. 

II

 Et pourtant, quelle joie ce serait pour moi que
 de tourner mes pas vers le Sud, après avoir suivi le
 Tibre jusqu'à son embouchure, de revenir m'agenouiller
 dans Fiésole
 et d'errer à travers l'épaisse forêt de pins, qui
 interrompt le cours de l'Arno aux reflets d'or, pour
 voir le brouillard empourpré et la lueur du matin
 sur les Apennins,
 en passant près de mainte maison enfouie parmi
 les vignes, près du verger, près du jardin d'oliviers
 gris, jusqu'à ce qu'enfin du haut de la route qui
 parcourt la morne Campagna, surgissent les sept
 collines qui portent le Dôme.

III

 Pour moi, pèlerin des mers du Nord, quelle joie
 de me mettre tout seul à la recherche du te mple
 merveilleux et du trône de Celui qui tient les clefs
 redoutables.
 Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent
 et prêtres et saints cardinaux, et que porté au-dessus
 de toutes les têtes, arrive le doux pasteur du
 troupeau.
 Quelle joie de voir, avant que je meure, le seul
 roi qui soit oint par Dieu, et d'entendre les trompettes
 d'argent sonner triomphalement sur son passage.
 Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le
 signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux
 mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin.

IV

 Car quels changements le temps n'amène-t-il
 pas? Les cycles des années qui reviennent peuvent
 délivrer mon coeur de ses craintes et apprendre à
 mes lèvres un chant qu'elles pussent chanter.
 Avant que dans ce champ de à-bas, l'or frémissant
 soit rassemblé en gerbes poudreuses, avant que les
 feuilles écarlates de l'automne voltigent comme
 des oiseaux pour tomber sur l'herbe,
 J'aurai peut-être parcouru la glorieuse carrière
 et saisi la torche encore flambante, et invoqué le
 nom sacré de Celui qui maintenant cache sa face.  

URBS SACRA ET AETERNA

 Rome! quelle page dans l'histoire a été la tienne,
 dans les temps d'autrefois où ton épée républicaine
 régit le monde entier, pendant une période de bien
 des siècles! Alors tu fus la reine couronnée de tes
 peuples,
 jusqu'au jour où parut dans tes rues le Goth
 barbu. Et aujourd'hui, ô cité couronnée par Dieu,
 découronnée par l'homme, c'est l'odieux drapeau
 rouge, blanc et vert que les brises font flotter sur
 tes murs.
 En quel temps étais-tu en ta gloire? Alors que tes
 aigles avides de pouvoir prenaient leur vol pour saluer
 le double soleil et que les nations tremblaient
 sous ton sceptre?
 Non, ta gloire s'est prolongée jusqu'à ce jour, où
 les pèlerins s'agenouillent devant, le Saint unique,
 le pasteur captif de l'Eglise de Dieu. 

SONNET COMPOSÉ APRÈS L'AUDITION DU _DIES IRAE_

_CHANTÉ DANS LA CHAPELLE SIXTINE_

 Non, Seigneur, il n'en est pas ainsi. La blancheur
 du lis au printemps, les mélancoliques bois d'oliviers
 ou la colombe à la poitrine argentée m'apprennent
 plus clairement ta vie et ton amour, que
 ces flammes rouges et ces coups de tonnerre, avec
 leurs terreurs.
 Les vignes empourprées m'apportent de doux
 souvenirs de toi: un oiseau qui, le soir, rentre à tire
 d'aile vers son nid, me parle de celui qui n'a aucune
 place pour se reposer. Je m'imagine que c'est sur toi
 que chante le passereau.
 Viens plutôt par une soirée d'automne, quand le
 rouge et le brun brillent sur les feuilles et que les campagnes répètent comme un écho la chanson du
 passeur.
 Viens quand la pleine lune en sa splendeur laisse
 tomber son regard sur les rangées de gerbes dorées,
 et alors fais ta moisson; nous avons attendu longtemps.  

PAQUES

 Les trompettes d'argent résonnèrent sous le
 Dôme, le peuple avec un respect religieux s'agenouilla
 sur le sol, et je vis porté sur les épaules des
 hommes, pareil à quelque grande divinité, le saint
 Maître de Rome.
 Comme un prêtre, il portait une robe plus blanche
 que l'écume; comme un roi, il était ceint de pourpre
 royale. Trois couronnes d'or s'élevaient bien haut
 sur sa tête. Entouré de splendeur et de lumière, le
 Pape rentra chez lui.
 Mon coeur s'enfuit bien loin dans le passé, à travers
 le désert des années, vers un homme qui errait
 au bord d'une mer solitaire, et cherchait vainement
 un endroit pour se reposer.
 «Les renards ont leur tanière, et tout oiseau
 a son nid, et moi, moi seul, il me faut errer sans
 repos, les pieds meurtris, et boire avec le vin
 l'amertume des l armes.»  

E TENEBRIS

 Descends, ô Christ, et viens à mon aide! Tends-moi
 la main, car je vais me noyer dans une mer
 plus orageuse que ne fut pour Simon ton lac de
 Galilée. Le vin de la vie est répandu sur la table.
 Mon coeur est pareil à une contrée ravagée par ta
 famine et où ont péri toutes les choses utiles. Et je
 sais fort bien que mon âme est destinée à l'Enfer,
 s'il me faut cette nuit comparaître devant le trône
 du Dieu.
 «Il dort peut-être, ou bien il part à cheval pour
 la chasse, comme Baal, quand ses prophètes hurlaient
 son nom, de l'aurore à midi, sur la cime foudroyée
 du Carmel.»
 Non, soyons tranquille, avant la nuit venue, je contemplerai
 les pieds de bronze, la robe plus blanche
 que la flamme, les mains meurtries, et la face empreinte
 d'une lassitude tout humaine.  

VITA NUOVA

 J'étais debout près de la mer où nul ne vendange,
 jusqu'à ce que les vagues humides eussent couvert
 de leur écume ma face et mes cheveux; les longues
 flammes rouges du jour mourant brûlaient à l'occident;
 le vent avait un sifflement triste
 et les mouettes criardes fuyaient vers la terre:
 «Hélas! m'écriai-je, ma vie est pleine de douleur;
 et qui donc peut faire provision de fruit ou de
 grain doré sur ces plaines stériles qui s'agitent incessamment?»
 Mes filets avaient ça et la bien des larges déchirures,
 bien des fentes; néanmoins je les jetai pour
 tenter ma dernière chance, dans la mer, et j'attendis
 la fin.
 Quand! ô surprise! quelle soudaine gloire! Et je
 vis monter la splendeur argentée d'un corps aux
 membres blancs, et cette joie me fit oublier les
 tourments du passé. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/197 


MADONNA MIA

 Jeune fille et lys, elle n'était point faite pour la
 douleur de ce monde, avec sa chevelure brune et
 douce que ses larmes collaient en tresses, avec ses
 yeux pleins de désirs, à demi voilés par les larmes
 encore endormies, comme des eaux très bleues qu'on
 voit à travers les brouillards de la pluie;
 des joues pâles, où nul amour n'avait laissé sa
 tache, sa lèvre inférieure rouge, et ramenée en dedans
 pour fuir l'amour, et une gorge blanche, plus
 blanche que la colombe argentée, et dont le marbre
 pâle était rayé d'une veine pourpre. Et pourtant,
 quoique mes lèvres ne doivent point cesser de la
 louer,
 je ne serais point assez hardi pour lui baiser
 même les pieds, car je me sens sous l'ombre que
 font les ailes du respect,
 ainsi que Dante, quand il était debout avec Béatrice,
 sous la poitrine enflammée du Lion, et qu'il
 voyait le septième ciel de cristal et l'escalier d'or. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/201 

LA CHANSON D'ITYS

 La Tamise anglaise est bien plus sainte que
 Rome. Ces campanules, qui comme une montée
 soudaine de la mer, viennent envahir les bocages,
 avec, pour écume, la reine des prés et la blanche
 anémone pour tacheter les vagues bleues,--Dieu
 est ici plus manifeste que là où il se cache, dans
 l'étoile au coeur de cristal que porte un moine
 blême.
 Ces papillons aux reflets violets qui prennent
 pour tente ce lis à la teinte de crème, ce sont des
 monsignori, et là où s'agitent les roseaux, où un
 brochet paresseux se laisse flotter au soleil, les yeux
 à demi clos,--voici un vieil évêque mitre, _in partibus_.
 Regardez donc ces brillantes écailles toutes vert
 et or.
 Le vent, prisonnier qui s'agite sans repos dans les arbres, joue fort bien le Palestrina. On dirait
 que les doigts du puissant maestro sont posés sur
 les touches de l'orgue de Maria, et qu'ils y jouent,
 quand, aux premières heures d'un matin tout bleu
 de Pâques, le Pape, porté sur un brancard tout rouge
 comme le sang ou le crime, va
 de sa sombre demeure sur le balcon, au-dessus
 des portes de bronze, et, dominant la foule serrée
 sur la place, ou les fontaines elles-mêmes semblent
 dans leur extase jeter en l'air leurs lances d'argent,
 étend ses faibles mains vers l'Orient, vers l'Occident,
 envoie une vaine paix aux pays qui ne connaissent
 nulle paix, le repos aux nations qui ne
 connaissent pas le repos.
 Et ce rayonnement orangé qui s'attarde et semble
 vouloir taquiner la lune, n'est-il pas plus beau que
 les pompes les plus brillantes de Rome! Chose
 étrange! il y a un an, je me mis à genoux devant
 je ne sais quel cardinal en robe rouge, qui portait
 l'hostie à travers l'Esquilin!... et maintenant, ces
 vulgaires pavots parmi le blé me semblent deux
 fois aussi beaux.
 Ces champs de pois, d'un vert bleu, que voici là-bas,
 frissonnants de la dernière averse, émettent en
 cette fraîche soirée des parfums plus doux que ceux
 des encensoirs ornés de gemmes flamboyantes que
 balancent les jeunes diacres, lorsque le vieux prêtre ouvre le tabernacle voilé de rideaux, et donne à
 Dieu un corps fait avec le fruit banal du blé et de
 la vigne.
 Le pauvre frère Giovanni, qui braille à la messe,
 s'étonnerait certainement ici, car là-haut chante un
 petit oiseau brun, et à travers le long et frais gazon
 je vois cette gorge vibrante que j'entendis jadis sur
 les collines éclairées par les étoiles, dans l'Arcadie
 étoilée de fleurs, où le demi-cercle blanc de sable
 de la plage de Salamine rejoint la mer.
 Charmante est l'hirondelle qui babille sur les toits,
 à la pointe du jour, quand le faucheur aiguise la
 faux, quand gémissent les colombes, et que la laitière,
 quittant son petit lit solitaire, va légère, et
 chantonnant, vers le troupeau aux graves mugissements,
 qui attend, et avance par-dessus les portes
 de la cour, ses vastes mufles débordants d'écume.
 Et ils sont charmants les houblons sur les plaines
 du Kent, et doux est le vent qui agite le foin fraîchement
 coupé, et doux sont les essaims capricieux
 des bourdonnantes abeilles, et douce est la génisse
 qui souffle dans l'écurie, et les figues vertes près
 d'éclater, qui pendent par-dessus le mur de briques
 rouges.
 Et il est doux d'entendre le coucou railler le
 printemps, alors que les dernières violettes flânent
 encore près de la source, et il est doux d'entendre le berger Daphnis chanter la chanson de Linus
 dans quelque vallon ensoleillé de la chaude Arcadie
 où le blé est de l'or, où les moissonneurs aux
 membres légers et sveltes dansent près du troupeau
 enfermé dans le parc.
 Et il est doux d'entendre à côté de la jeune Lycoris
 dans quelque lointaine vallée de l'Illyrie, et
 sous une voûte de feuillage sur un tapis d'amaracus,
 nous pourrions, nous aussi, perdre dans l'extase un
 jour d'été, et nous divertir à qui sera le plus habile
 sur le chalumeau, pendant que bien loin au-dessous
 de nous, s'irrite la pourpre troublée de la mer.
 Mais combien ce serait plus doux si le pied
 chaussé de sandales d'argent de quelque Dieu longtemps
 caché venait jamais fouler les prairies de
 Nuneham; si jamais Faune portant à ses lèvres la
 flûte de roseau pouvait lever la tête près des vertes
 flaques d'eau! Ah! il serait doux, en effet, de voir
 le céleste berger appeler à la pâture son troupeau à
 la blanche toison.
 Aussi, chante donc pour moi, musicien harmonieux,
 quoique tu ne chantes, après tout, que ton
 propre _requiem_. Dis-moi ton récit, infortuné chroniqueur,
 conte-moi tes tragédies. Ne dédaigne point
 ces retraites nouvelles pour toi, cette campagne anglaise,
 car notre île du Nord peut donner de quoi
 faire bien des belles couronnes, 
 que ne connaissent point les prairies grecques;
 plus d'une rose telle que vainement un adolescent
 la chercherait pendant tout un jour, dans les vallons
 d'Eolie, croît en masses touffues sur nos haies,
 comme une insouciante courtisane prodigue de sa
 beauté; et aussi des lis tels que jamais n'en réfléchit
 l'Ilissus étoilent nos ruisseaux, et des nielles bleues
 ponctuent le froment vert, et bien qu'elles soient
 pour les hirondelles un avertissement de se diriger
 vers le Sud, elles ne déploieraient jamais leurs pavillons
 d'azur parmi les vignes grecques. Et même
 cette petite herbe en haillons rouges, qui invite le
 rouge-gorge à pépier, serait une étrangère en Arcadie,
 et plus d'une élégie restée muette
 dort dans les roseaux qui frangent notre sinueuse
 Tamise, et qui la réveillerait, donnerait un enchantement
 plus doux que celui qui fit pleurer Syrinx,
 et par ici se cachent des orchidées brunes semées
 d'abeilles, assez belles pour faire un diadème au
 front de Cythérée, et que Cythérée ne connaît
 point, et là-bas tout près de ce taureau qui paît,
 il est une mignonne asphodèle jaune; le papillon
 peut l'apercevoir de loin, bien que la rosée d'un
 seul soir d'été suffise à remplir deux fois sa petite
 coupe, avant que l'étoile ait rappelé le berger paresseux
 à son parc, et sans être prodigue, chaque
 pétale est semé de taches d'or 
 comme si l'opulente maîtresse de Jupiter, Danaé,
 sortie toute brûlante encore de ses bras dorés, s'était
 penchée pour baiser les pétales tremblants, ou
 comme si le jeune Mercure, qui rase de son vol le
 gué sombre de Dis, les avait frôlés tout récemment
 d'une plume de ses ailes; la tige svelte qui porte la
 charge de ses soleils
 est à peine plus épaisse que le fil de la Vierge, ou
 que la tapisserie argentée de la pauvre Arachné.
 Les hommes disent qu'elle s'épanouit sur le tombeau
 d'un être auquel je rendis jadis un culte, mais
 à moi elle semble me rappeler des souvenirs plus
 divins d'ombrages héliconiens hantés des Faunes
 et de mers bleues aimées des nymphes
 d'une vallée inconnue a Tempé, où Narcisse s'étend
 sur le bord d'une rivière transparente, ayant dans sa
 chevelure le désordre de la forêt, dans ses yeux le
 silence du bois, courtisant cette image mobile qui à
 peine baisée se dissout; des souvenirs de Salmacis,
 qui n'est ni jeune homme, ni jeune fille, et qui
 est pourtant l'un et l'autre, embrasé d'une double
 flamme, et jamais satisfait par leur excès même,
 car chacune des deux passions, dans son ardeur
 éprise, se refuse à se séparer de l'autre, et pourtant
 tue l'amour par ce refus;--des souvenirs d'oréades
 épiant à travers les feuilles des arbres silencieux
 sous le clair de lune, 
 d'Ariane abandonnée sur le port de Naxos, lorsqu'elle
 vit bien loin sur les flots le perfide équipage,
 qu'elle agita son écharpe rouge, et appela le
 trompeur Thésée, ignorant que tout près derrière
 elle était Dionysos sur une panthère couleur
 d'ambre,--des souvenirs de ce que vit
 le barde aveugle de Méonie, le mur de Troie, la
 reine Hélène assise dans la chambre sculptée, ayant
 auprès d'elle un amoureux jeune homme aux lèvres
 rouges, arrangeant de sa main mignonne la crinière
 de son casque, et bien loin de là, la mêlée, les cris,
 les plaintes, quand Hector écartait avec son bouclier
 la lance et qu'Ajax lançait la pierre,
 Ou c'est Persée ailé, qui, de son épée bien trempée,
 tranche les serpents entrelacés de la sorcière, ce
 sont tous ces contes fixés pour l'éternité sur les petites
 urnes grecques, charge plus riche que ne le
 fut le plus opulent galion d'Espagne à son retour
 des Indes. Car du moins de cette charge il arrive
 quelque partie
 et je sais bien qu'ils ne sont point du tout
 morts, les anciens Dieux de la poésie grecque; ils
 ne sont qu'endormis, et dès qu'ils entendront ton
 appel, ils s'éveilleront, et se croiront en pleine
 Thessalie. Cette Tamise leur sera l'eau de Daulis,
 cette fraîche clairière la prairie semée d'iris jaunes
 où jadis riait et jouait le jeune Itys. 
 Si ce fut toi, cher oiseau, qui as fait ton berceau
 dans le jasmin, si ce fut toi, qui de l'immobile
 feuillage de ton trône, as chanté pour le merveilleux
 enfant jusqu'à ce qu'il entendit le cor d'Atalante
 retentir faiblement parmi les collines de Cumner,
 et que dans ses courses vagabondes par les bois de
 Bagley, il rencontrât, le soir, la fontaine des poètes
 grecs,
 Ah! mignon avocat au simple costume, qui
 plaides pour la lune contre le jour, si c'est grâce à
 toi que le berger cherche sa compagne, en celle
 douce poursuite, alors que Proserpine oublia qu'elle
 n'était point en Sicile, et qu'elle s'appuya, toute
 émerveillée, contre cette barrière moussue de Sandfort,
 Prodige du bois, à l'aile légère, aux yeux
 brillants, si jamais tu as consolé par ta mélodie
 quelqu'un de ce petit clan, de cette troupe fraternelle
 qui aima l'étoile matinale de la Toscane,
 plus que le soleil accompli de Raphaël, et qui est
 immortelle, chante pour moi, car je l'aime bien,
 chante, chante encore! Que le morne univers redevienne
 jeune, que les éléments prennent des
 formes nouvelles, et que les antiques formes de la
 Beauté se promènent parmi les formes simples,
 parmi les petits champs sans barrières, comme au
 temps où le fils de Latone portait la houlette de saule, où les moelleuses brebis et les chèvres ébouriffées
 suivaient le Dieu presque enfant.
 Chante, chante encore! et Bacchus va paraître
 ici, à cheval sur son magnifique trône indien, et
 au-dessus des tigres geignants, il agitera son bâton
 couronné de lierre jaune et d'un cône résineux,
 pendant qu'à côté de lui l'effrontée Bassaride jettera
 par terre le lion par sa crinière, et attrapera le
 faon montagnard.
 Chante encore! et je porterai la peau de léopard,
 et je déroberai les ailes lunaires d'Astaroth, et sur
 son chariot glacé nous pourrons gagner le Cithéron
 en une heure, avant que l'écume ait débordé pardessus
 le pressoir, avant que le Faune ait cessé de
 fouler les grappes; oui, avant que la lampe clignotante
 du jour
 ait fait fuir la hulotte criarde jusqu'en son nid,
 et averti la chauve-souris de reployer ses éventails
 membraneux, quelque jeune Ménade, aux seins
 couverts de feuilles de vigne, maraudera aux Pans
 endormis leurs fruits de faine, si doucement que le
 petit sansonnet ne s'éveillera point dans son nid et
 aussitôt lançant un rire aigu, et s'élançant d'un
 bond,
 elle atteindra la verte vallée, où la rosée tombée
 se rassemble sous l'orme, et alors comptera son butin;
 puis les bruns satyres, bande joyeuse, fouleront
 la lysimachie le long du rivage, et là où leur
 maître cornu trône en grand appareil, apporteront
 des fraises et des prunes duvetées sur une claie
 d'osier.
 Chante encore! et bientôt, la face fatiguée par la
 passion, apparaîtra à travers la fraîche fouillée le
 jeune homme serviteur d'Apollon. Le prince tyrien
 chassera son sanglier hérissé, parcourra les bois de
 châtaigniers tout fleuris, et la vierge aux membres
 d'ivoire, aux yeux gris, où brille la fierté, poursuivra
 à cheval le daim vêtu de velours.
 Chante encore! et je verrai le jeune garçon mourant
 teindre de la pourpre de son sang la clochette
 de cire dont le poids fait pencher la jacinthe, et à
 moi Cypris éplorée viendra conter sa douleur, et je
 baiserai sa bouche et ses yeux ruisselants, et je
 la conduirai au mystérieux bosquet de myrtes où
 gît Adonis.
 Redouble d'efforts, ô Itys! Le souvenir, frère de
 lait du remords et de la douleur, verse goutte à
 goutte le poison dans mon oreille. Oh! être libre!
 Brûler ses vieux vaisseaux! Se lancer encore dans
 la mêlée des Vagues empanachées de blanc, et livrer
 bataille au vieux Protée pour piller les cavernes
 fleuries de corail!
 Oh! pour Médée et ses parents magiques! pour
 le secret du sanctuaire de Colchide! Oh! pour une feuille de cette pâle asphodèle qui entoure le front
 las de Proserpine, et verse le soir des rosées si merveilleuses,
 qu'elle rêve des campagnes d'Enna, près
 de la lointaine mer de Sicile,
 où souvent elle pourchassa l'abeille à la ceinture
 d'or, de lis en lis, dans la prairie unie, avant que
 son ténébreux maître lui eût fait goûter au fruit
 fatal, à ce grain de grenade, avant que les noirs
 coursiers l'eussent emportée au loin, jusque dans
 le pays vague et sans fleurs, au jour languissant et
 sans soleil.
 Oh! pour une heure de minuit, avoir pour maîtresse
 la Vénus de la petite ferme de Mélos! Oh! si
 pour une heure seulement quelque antique statue
 s'éveillait à la passion; et que je pusse faire oublier
 à l'Aurore de Florence son muet désespoir, m'accoler
 à ces membres puissants et faire mon oreiller de
 cette poitrine géante!
 Chante, chante encore! Je voudrais être ivre de
 vie, ivre de la vendange foulée sous le pressoir, de
 ma jeunesse; j'oublierais les luttes d'un labeur
 stérile, la vallée déchirée, les yeux de Gorgone de la
 Vérité, la veillée sans prière, et le cri qui implore
 la prière, les dons inféconds, les bras levés, l'air
 morne et insensible.
 Chante, chante encore! O Niobé emplumée, tu
 peux donner de la beauté à la douleur, et dérober
 à la joie ses accents les plus mélodieux, tandis que
 nous autres, nous n'avons que le silence mort et
 sans voix pour guérir nos plaies trop découvertes,
 et ne savons que tenir la souffrance emprisonnée
 en nos coeurs, que tuer le sommeil sur l'oreiller.
 Chante encore plus fort, pourquoi faut-il que je
 revoie la face lasse et pâle de ce Christ abandonné,
 dont jadis mes mains ont tenu les mains sanglantes,
 dont si souvent mes lèvres ont baisé les lèvres
 meurtries, et qui maintenant muet, misérable en
 son marbre, reste seul dans sa demeure déshonorée,
 et pleure, sur moi peut-être.
 O mémoire, dépouille ton enveloppe enguirlandée,
 brise ton luth aux sons rauques, ô triste Melpomène;
 ô souffrance, souffrance, reste close en ta
 cellule fermée; et ne double point de tes larmes cette
 limpide Castalie! Tais-toi, tais-toi, triste oiseau, tu
 offenses la forêt en tourmentant son calme champêtre
 de ton chant si ardemment passionné!
 Silence, silence, ou s'il est angoissant de se taire,
 emprunte au sansonnet des champs son air plus
 simple, à lui dont la joyeuse insouciance est mieux
 faite pour ces forêts anglaises que ton cri aigu de
 désespoir. Ah! tais-toi, et que le vent du Nord
 remporte ton lai aux collines rocheuses de la Thrace,
 à la baie orageuse de Daulis.
 Un instant encore! Les feuilles effarouchées seront agitées: peut-être Endymion aura traversé la prairie,
 épris d'amour pour la lune, et cette tranquille Tamise
 aura entendu Pan battre et faire voler l'eau, en
 cherchant à tâtons un roseau, pour attirer hors de sa
 caverne bleue quelque innocente Naïade, qui, partagée
 entre la joie et la peur, prête l'oreille à sa flûte.
 Un instant encore! La tourterelle réveillée a roucoulé;
 la fille argentée de la mer argentée a enchaîné,
 de ses mains amoureuses, son inconstant qui
 allait chasser, et Dryopé a écarté les branches de
 son chêne pour voir le rétif adolescent aux cheveux
 dorés se révolter sous son joug.
 Un instant encore! Les arbres se sont inclinés
 pour baiser la pâle Daphné qui sort à peine de la
 langueur des lauriers tremblants, et Salmacis, dans
 son isolement, a mis à nu sa stérile beauté devant
 la lune, et à travers la vallée, avec un triste et voluptueux
 sourire, est passé Antinoüs; le rouge lotus
 du Nil
 sort à demi fléchi des boucles noires de sa chevelure,
 pour voiler le charme enfoui sous ces paupières
 endormies; ou bien c'est, là-bas, sur cette
 pente couverte de gazon, l'intangible Artémis aux
 membres nus sous sa tunique relevée haut, qui a
 commandé à ses chiens de donner de la voix, qui
 a débusqué le daim de sa verte reposée par ses
 cris aigus et la piqûre de son épée. 
 Reste calme, reste calme, ô coeur passionné, reste
 calme! Oh Mélancolie, ferme ton aile de corbeau,
 O Dryade qui sanglotes, ne quitte point le creux
 de ta colline pour venir apporter une réponse aussi
 découragée. O Marsyas ailé, cesse de te plaindre.
 Apollon n'aime point entendre des chants ainsi
 troublés par la souffrance.
 C'était un rêve: la clairière est déserte. Nul doux
 rire de l'Ionie n'agite l'air. La Tamise rampe, paresseuse
 et plombée, et du bois épais, redevenu désolé,
 désert, a fui le jeune Bacohus avec son bruyant
 cortège. Et pourtant du bois de Nuneham vient
 toujours cette vibrante mélodie,
 si triste, qu'on croirait entendre un coeur humain
 se briser dans chaque note distincte. C'est une qualité
 que possède parfois la musique, car elle est l'art qui
 tient de plus prés aux larmes et au souvenir. Pauvre
 Philomèle en deuil, que crains-tu donc? Ta soeur ne
 hante point ces campagnes, Pandion n'est pas ici.
 Ici jamais on ne voit un maître cruel, armé de la
 lame meurtrière, point de tissu formé de sanglants
 insignes; ce ne sont que vallées moussues, faites
 pour les camarades qui vont à l'aventure, de chauds
 vallons où se repose l'étudiant fatigué, son livre à
 moitié fermé, et bien des allées sinueuses, où le
 soir, les rustiques amants sont heureux d'échanger
 leurs naïfs propos. 
 L'inoffensif lapin gambade avec ses petits sur le
 sentier tracé par le halage, où récemment encore,
 une troupe de joyeux gars, se bousculant à l'envi,
 encourageait de ses cris bruyants les équipes de rameurs;
 l'araignée avec ses fils d'argent travaille à
 son petit métier, et des sombres murailles à crêtes
 de buées rouges
 de la ferme isolée part une lueur clignotante.
 C'est là que le berger accablé de fatigue pousse son
 troupeau bêlant, et le renferme dans le pare formé
 de claies. Une clameur assourdie vient de quelque
 bateau d'Oxford, arrêté à la barrière de Sandford,
 et fait lever en sursaut la poule d'eau de son abri
 dans les roseaux; et les ombres obscures s'allongent
 sur la colline en voltigeant comme des hirondelles.
 Le héron passe, revenant au lac, sa demeure. Le
 brouillard bleu se glisse à travers les arbres frissonnants.
 Les étoiles silencieuses, mondes d'or, apparaissent
 une à une, et pareille à une fleur que chasse
 la brise, une lune étincelante parcourt le ciel
 brillant. C'est l'arbitre muet de toute ta plainte mélancolique,
 enchanteresse.
 Elle ne se soucie point de toi; pourquoi s'en soucierait-elle?
 Endymion, elle le sait, n'est pas loin.
 C'est moi, c'est moi, dont l'âme est comme le roseau,
 qui ne saurait jouer de lui-même aucun message,
 mais qui chante sur l'ordre d'autrui; c'est moi qui vais poussé par tous les vents sur le vaste Océan de
 la souffrance.
 Ah! cet oiseau brun s'est tu; un trille exquis
 semble être resté dans le sombre feuillage, et mourir
 en accents musicaux. À cela près, l'air est silencieux,
 silencieux au point qu'on entendrait la
 chauve-souris, aux courtes ailes, errer et tourner
 au-dessus des pins, qu'on pourrait compter une à
 une chaque gouttelette de rosée qui tombe du calice
 débordant de la campanule.
 Et bien loin, par la plaine qui s'étale, à travers
 les saules groupés, et les buissons bruns, la haute
 tour de Magdalen, terminée par une girouette
 d'or, masque la longue Grand'Rue de la petite
 ville! Attention! voilà que la cloche de la porte de
 Christ-Church annonce d'une voix retentissante le
 couvre-feu. 

IMPRESSION DU MATIN

 Le nocturne bleu et or de la Tamise a fait place à
 une symphonie en gris. Une barque chargée de foin
 couleur d'ocre s'est détachée du quai. Glacial dans
 sa froideur,
 le brouillard jaune est descendu suivant les ponts,
 si bien que les murs des maisons ont pris l'air
 d'ombres, et que saint Paul plane comme une
 bulle au-dessus de la ville.
 Puis soudain s'est éveillé le tapage de la ville,
 les rues se sont remplies de charrettes campagnardes
 et un oiseau s'est envolé vers les toits luisants et a
 chanté.
 Mais une femme pâle, et toute seule, dont le jour
 baise la chevelure décolorée, allait et venait sous la
 clarté crue des becs de gaz, la flamme aux lèvres et
 le coeur pétrifié. 

PROMENADES DE MAGDALEN

 Les petits nuages blancs luttent à la course à
 travers le ciel, et les champs sont parsemés de l'or
 de la fleur de Mars. L'asphodèle surgit sous les
 pieds, et le mélèze orné de franges oscille et se balance
 quand le sansonnet pressé passe tout près.
 Une délicate odeur se dissémine sur les ailes de
 la brise matinale, odeur de feuilles, et de gazon, et
 de terra fraîchement retournée. Les oiseaux chantent
 gaiement l'heureuse naissance du Printemps, et
 sautillent de branche en branche sur les arbres qui
 se balancent.
 Et partout les bois sont animés par le murmure et
 les bruits du printemps, et le bourgeon de rose
 éclate sur l'églantine grimpante, et la masse des
 crocus est une frissonnante lune de feu, bordée de
 toutes parts d'un anneau d'améthyste. 
 Et le platane dit à demi-voix au pin quelque
 conte d'amour, si bien que celui-ci, sans sourire,
 s'agite et secoue son manteau vert, et l'obscurité,
 dans le creux de l'orme des montagnes, s'illumine
 de l'éclat irisé que jette l'arc-en-ciel brillant sur la
 gorge et la poitrine argentée de la colombe.
 Voyez, là-bas, l'alouette quitte brusquement son
 lit dans la prairie en brisant les fils de la Vierge et
 les réseaux de la rosée, et filant au cours de la rivière,
 pareil à une flamme bleue, le martin-pêcheur
 vole comme une flèche et fend l'air. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/227 

ATHANASIA

 Dans cette grande et maigre demeure de l'Art, où
 ne manque aucune des grandes choses que les
 hommes ont sauvées du Temps, on apporta le corps
 flétri d'une jeune fille morte avant que l'heureuse
 jeunesse du monde eût atteint sa floraison. Elle
 avait été aperçue par des Arabes isolés, bien cachée
 dans le sein ténébreux d'une noire pyramide.
 Mais quand on eut déroulé les bandes de lin qui
 enveloppaient le corps de l'Égyptienne, voici qu'on
 trouva, dans le creux de sa main, une petite graine
 qu'on sema dans la terre anglaise, et qui produisit
 une merveilleuse neige de fleurs étoilées, et répandit
 de riches parfums dans notre air printanier.
 Cette fleur attirait par des charmes si étranges,
 qu'elle fit entièrement oublier l'asphodèle, et que
 la brune abeille, l'amante du lys, délaiss a la coupe
 dont elle faisait son séjour ordinaire, car on n'eût
 point cru que c'était là quelque chose de terrestre,
 mais plutôt qu'elle avait été dérobée dans quelque
 Arcadie du ciel.
 En vain le triste Narcisse, languissant et pâli par
 la contemplation de sa propre beauté, se penchait par-dessus
 le ruisseau; la libellule pourpre ne trouvait
 plus d'attrait à lustrer ses ailes de l'or de sa poussière,
 plus de plaisir à baiser la fleur du jasmin, ou
 à faire tomber de l'eucharis les perles de rosée.
 Par amour d'elle, le passionné rossignol oublia
 les montagnes de Thrace et le roi cruel; et la pâle
 tourterelle ne songea plus à faire voile à travers les
 temps humides, au temps de la floraison. Elle cherchait
 à planer autour de cette fleur d'Égypte, avec
 son aile d'argent et sa gorge d'améthyste.
 Pendant que l'ardent soleil flamboyait au haut
 de sa tour bleue, un vent rafraîchissant vint furtivement
 du pays des neiges, et le chaud vent du sud
 arriva avec de tendres larmes de rosée, et humecta
 ses feuilles blanches, lorsque Hespérus surgit dans
 ces prairies du ciel à la teinte d'algue marine sur
 lesquelles s'allongent les bandes écarlates du couchant.
 Mais quand les oiseaux fatigués eurent cessé leurs
 chansons amoureuses par les champs déserts que
 hantent les lis, quand, large et resplendissante comme un bouclier d'argent, la lune se balança
 dans la hauteur du ciel de saphir, est-ce qu'un rêve
 étrange, un mauvais souvenir ne vint point agiter
 tous les pétales tremblants de ses fleurs?
 Oh! non, à cette fleur magnifique, un millier
 d'années ne semblait que la prolongation d'un
 beau jour d'été. Elle ne connaissait rien de la marée
 des craintes rongeantes, qui changent en un
 gris terne l'or de la chevelure chez un jeune homme.
 Elle ne connut jamais la terrible aspiration après la
 mort, ni le regret que doivent éprouver tous les
 mortels d'être nés.
 Car nous allons à la mort en jouant de la flûte,
 en dansant, et nous ne voudrions point repasser par
 la porte d'ivoire, ainsi qu'un fleuve mélancolique,
 las de couler, s'élance comme un amant, dans la
 terrible mer, et trouve qu'il y a profit à mourir si
 glorieusement.
 Nous gaspillons notre force majestueuse en luttes
 infécondes contre les légions du monde conduites
 par le bruyant souci; jamais elle ne sent la décadence,
 mais elle puise de la vie dans la pure lumière
 du soleil, et dans l'air sublime; nous vivons sous la
 puissance ravageuse du Temps; elle est l'enfant de
 toute éternité.  

SÉRÉNADE

 Le vent d'occident souffle fort à travers la sombre
 mer Égée, et au pied du secret escalier de marbre, ma
 galère tyrienne t'attend. Descends, la voile de
 pourpre est déployée. Le veilleur dort dans la
 ville. Oh! quitte ton lit brodé de fleurs de lys, ô
 ma Dame, descends, descends.
 Elle ne viendra pas, je la connais bien; elle n'a
 aucun souci des voeux d'un amant, et un homme
 n'aurait guère de bien à dire d'une créature si
 cruelle et si belle. Le véritable amour n'est qu'un
 joujou de femme; elle n'ont jamais connu la douleur
 d'un amant, et moi qui aimais autant qu'aimé un
 jeune homme, il faut que j'aime en vain, que j'aime
 en vain.
 O noble pilote, dis-moi la vérité. Est-ce là le
 brillant d'une chevelure dorée, ou n'est-ce que le réseau de la rosée dans ces fleurs de la passion que
 voici? Bon marin, viens et dis-moi maintenant:
 est-ce là la main de ma Dame? ou n'est-ce que le reflet
 de la proue, où n'est-ce encore que le sable
 argenté.
 Non, non, ce n'est point le réseau de la rosée, ce
 n'est point le sable bordé d'argent, c'est vraiment
 ma chère Dame, avec sa chevelure d'or et sa main
 de lys. O noble pilote, gouverne du côté de Troie
 Bon marin, joue de la lourde rame. C'est la Reine
 de vie et de joie que nous devons enlever au rivage
 grec.
 Le ciel décoloré prend une teinte vaguement
 bleue; une heure encore, et il fera jour. A bord! à
 bord! mon vaillant équipage. O ma Dame, fuyons!
 fuyons! O noble Pilote, tourne la proue vers Troie.
 Bon matelot, joue activement de la lourde rame. O
 toi que j'aime comme n'aime qu'un jeune homme,
 ô toi que j'aimerai d'un amour éternel.  

ENDYMION

 Aux pommiers pendent des fruits d'or, et en Arcadie,
 les oiseaux chantent à tue-tête; les brebis
 couchées bêlent dans le parc; la chèvre sauvage
 court par la forêt. Mais hier il a conté son amour,
 je sais qu'il me reviendra. O lune qui surgissez, ô
 Dame la lune, soyez une sentinelle pour mon
 amant. Il est impossible que vous ne le connaissiez
 pas très bien, car il porte des chaussures de
 pourpre; il est impossible que vous ne le connaissiez
 pas très bien, car il est armé de la houlette pastorale,
 et il est aussi doux qu'une colombe, et sa
 chevelure est brune et frisée.
 Maintenant la tourterelle a cessé les appels
 qu'elle adressait à son serviteur aux pieds rouges.
 Le loup gris rôde autour de l'étable. Le sénéchal
 chanteur du lis est endormi dans la coroll e du lis.
 et partout les collines violettes sont ensevelies dans
 les ténèbres. O lune qui surgissez, ô sainte lune,
 arrêtez-vous sur le sommet d'Hélicé, et s'il vous est
 agréable d'être témoin de mon fidèle amour, ah! si
 vous voyez la chaussure de pourpre, la houlette et
 le coudrier, la chevelure brune du jeune homme,
 et la peau de chèvre enroulée autour de son bras,
 dites-lui que je l'attends ici, dans la ferme où brille
 la mèche de roseau.
 La rosée qui tombe est froide, glaciale, et nul oiseau
 ne chante dans l'Arcadie. Les petits Faunes
 ont abandonné la colline, et même l'asphodèle fatiguée
 a clos ses portes d'or, et pourtant mon
 amant ne revient point près de moi. Lune trompeuse,
 lune trompeuse! O lune qui pâlissez! où
 donc est allé mon fidèle amant? Où sont les lèvres
 de vermillon, la houlette de berger, les chaussures
 de pourpre? Pourquoi déployer cet étendard d'argent?
 Pourquoi prendre ce voile de brouillards
 mobiles? Ah! c'est toi qui possèdes le jeune Endymion,
 c'est toi qui possèdes ces lèvres destinées au
 baiser. 

LA BELLA DONNA DELLA MIA MENTE

 Mes membres sont rongés par une flamme. Mes
 pieds sont las de voyager, et à force d'invoquer le
 nom de ma Dame, mes lèvres ont maintenant désappris
 à chanter.
 O linotte, dans le buisson de roses sauvages, déploie
 ta mélodie sur mon amour. O alouette, chante
 plus haut, en l'honneur de l'amour: une dame
 passe tout près.
 Elle est trop belle pour qu'un homme, quel qu'il
 soit, puisse voir ou posséder celle qui charmait son
 coeur; plus belle qu'une Reine, qu'une courtisane,
 ou que l'eau où la nuit se reflète la lune.
 Sa chevelure est retenue par des feuilles de
 myrte (feuilles vertes sur sa chevelure dorée). Les
 herbes vertes parmi les gerbes jaunes de la moisson
 d'automne ne sont pas plus belles. 
 Ses lèvres, petites, plus faites pour le baiser que
 pour exhaler la plainte amère de la douleur, tremblotent
 comme fait l'eau du ruisseau, ou comme les
 roses après la pluie du soir.
 Son cou a la blancheur du mélilot, qui rougit de
 plaisir au soleil; la palpitation de la gorge de la linotte
 n'est pas plus charmante à contempler.
 Ainsi qu'une grenade coupée en deux, avec ses
 grains blancs, telle est sa bouche écarlate; ses joues
 sont comme la nuance fondue qu'offre la pêche qui
 rougit du côté du sud.
 O mains entrelacées! O corps délicat et blanc, fait
 pour l'amour et la souffrance! O Demeure d'amour!
 Opale fleur désolée et battue par la pluie! Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/245 

CHANSON

 Un anneau d'or et une colombe blanche comme
 le lait, tels sont les présents qui te conviennent;
 puis une corde de chanvre pour votre amour à vous,
 pour le pendre à quelque arbre.
 Pour vous, une demeure d'ivoire (les roses sont
 blanches dans la tonnelle de roses), et pour moi,
 un petit lit pour m'étendre (blanche, oh! qu'elle est
 blanche la fleur de la ciguë)!
 Le myrte et le jasmin pour vous (oh! qu'elle est
 belle à voir, la rose rouge!), et pour moi, le cyprès
 et la rue (le plus beau de tous est le romarin).
 Pour toi, trois amants, aspirants à ta main (l'herbe
 verdit sur la tombe d'un mort), pour moi, l'espace
 de trois pas dans le sable (qu'on plante des lis du
 côté de m a tête)!



IMPRESSIONS


I.--L ES SILHOUETTES

 La mer est tachée de barres grises, le vent morne
 et funèbre chante faux, et pareil à une feuille flétrie,
 le reflet de la lune est chassé à travers la baie
 orageuse.
 Dessiné par un contour net sur le sable pâle, gît le
 noir bateau. Un mousse, dans sa joie insouciante,
 grimpe à bord. On voit le rire sur sa face et la blancheur
 de sa main.
 Et là-haut s'entend le cri des courlis, là où par
 la prairie enténébrée des hauteurs, passent les
 jeunes moissonneurs aux cous hâlés, silhouettes
 qui se dessinent sur le ciel.

II.--LA SUITE DE LA LUNE

 Pour les sens du dehors, c'est la paix, une paix
 rêveuse dans toutes les directions, un silence profond
 sur la terre enveloppée d'ombres, un silence
 profond là où cessent les ombres.
 À part un cri qui réveille un écho perçant, et que
 lance un oiseau qui se désole dans sa solitude, un
 râle des genêts appelant sa compagne, et la réponse
 part de la colline perdue dans le brouillard.
 Et soudain, la lune retire des cieux qui s'éclairent,
 sa faucille, et fuit vers sa sombre caverne, enveloppée
 dans un voile de gaze jaune. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/253 Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/254 

LA TOMBE DE KEATS

 Désormais à l'abri de l'injustice du monde et de
 sa souffrance, il repose sous le voile bleu de la Divinité.
 Enlevé à la vie, quand la vie et l'amour
 étaient dans toute leur nouveauté, ainsi gît le plus
 jeune des martyrs;
 beau comme Sébastien, et comme lui, mis à
 mort prématurément. Nul cyprès ne jette son ombre
 sur son tombeau, point d'if funéraire, mais de douces
 violettes, qui pleurent avec la rosée, tissent sur ses
 restes une chaîne qui fleurit sans cesse.
 O coeur si fier que brisa la misère, ô lèvres, les
 plus douces depuis celles de Mitylène, ô poète
 peintre de notre terre anglaise!
 Ton nom était écrit sur l'eau,--et il survivra--et
 des larmes comme les miennes entretiendront
 bien verte ta mémoire, comme le feront celles d'Isabelle
 pour l'arbre de son Basile. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/257 

THÉOCRITE

VILLANELLE

 O chanteur de Perséphoné, dans tes sombres et
 désertes prairies, te souviens-tu de la Sicile?
 L'abeille voltige encore à travers le lierre, là où
 gît solennellement inhumée Amaryllis, ô chanteur
 de Perséphoné!
 Simaetha invoque Hécate et entend à sa porte
 les chiens féroces; te souviens-tu de la Sicile?
 Silencieux près de la mer légère et rieuse, le pauvre
 Polyphème déplore son destin, ô chanteur de Perséphoné!
 Et toujours, dans son émulation enfantine, le
 jeune Daphnis défie son camarade: te souviens-tu
 de la Sicile?
 Le svelte Lacon garde une chèvre pour toi, et
 c'est toi qu'attendent les joyeux bergers; ô chanteur
 de Perséphoné, te souviens-tu de la Sicile? 

DANS LA CHAMBRE D'OR

HARMONIE

 Ses mains d'ivoires erraient au hasard du caprice
 sur les touches d'ivoire, pareilles au rayon argenté
 qui traverse les peupliers quand ils agitent distraitement
 leurs pâles feuilles, ou à l'écume mobile
 d'une mer sans repos, quand les vagues montrent
 leurs dents à la brise volage.
 Sa chevelure d'or tombait sur la mer d'or,
 comme les délicats fils de la vierge, tissés sur le
 disque poli de la pâquerette, ou comme l'hélianthe
 qui se tourne vers le soleil, quand la nuit jalouse
 a complété l'obscurité, et que la lance du lis s'entoure
 d'une auréole.
 Et ses douces et rouges lèvres sur ces lè vres, les
 miennes brûlaient comme le feu de rubis serti dans
 la lampe oscillante d'un reliquaire cramoisi, ou
 comme les blessures saignantes de la grenade, ou
 le coeur du lotus tout inondé, tout humide du
 sang répandu de la vigne rose et rouge... 

BALLADE DE MARGUERITE

NORMANDE

 --Je suis las de rester en forêt, alors que les
 chevaliers se réunissent sur la place du marché.
 --Non, ne va pas à la ville aux toits rouges, de
 peur que les fers des chevaux de guerre ne te
 meurtrissent.
 --Mais non, je n'irai point là où chevauchent
 les Écuyers, je me bornerai à marcher aux côtés de
 ma Dame.
 --Hélas! hélas! Tu es par trop téméraire! Le fils
 d'un forestier n'est point fait pour manger dans de
 l'or.
 --M'aimera-t-elle moins parce que, à chaque
 Saint-Martin, mon père se montre vêtu d'un justaucorps
 vert?
 --Peut-être est-elle occupée à broder une tapisserie. Le fuseau et la navette ne te conviennent
 point.
 --Ah! si elle travaille à une somptueuse tapisserie,
 je pourrais débrouiller les fils à la lumière du feu.
 --Peut-être se lance-t-elle à la chasse du daim.
 Comment la suivre par monts et par mers?
 --Ah! si elle chevauche avec la cour, je pourrais
 courir à son côté et souffler le hallali.
 --Peut-être est-elle agenouillée dans Saint-Denis
 (que Notre-Dame ait grand'pitié de son âme!).
 --Ah! si elle prie dans la chapelle solitaire, je
 pourrais balancer l'encensoir et sonner la cloche.
 --Rentrez, mon fils, vous avez la figure si pâle,
 et le père vous remplira une tasse d'ale.
 --Mais quels sont ces chevaliers en riches costumes?
 Est-ce un spectacle où se rassemblent les
 gens riches?
 --C'est le roi d'Angleterre, qui a passé la mer
 pour venir visiter notre beau pays.
 --Mais pourquoi le couvre-feu rend-il un son
 aussi, sourd, et pourquoi ces gens en deuil qui se
 suivent à la file?
 --Oh! c'est Hugues d'Amiens, le fils de ma
 soeur, qui gît mort, car son jour est venu.
 --Non, non, car je vois distinctement des lis
 blancs. Ce n'est point un homme vigoureux qui git
 sur la bière. 
 --C'est la vieille dame Jeannette, qui gardait le
 bail; j'étais sûr qu'elle mourrait aux premiers jours
 d'automne.
 --Dame Jeannette n'avait point ces cheveux d'or
 bruni; la vieille Jeannette n'était point une jolie
 fille.
 ---Ce n'est point quelqu'un de notre sorte, quelqu'un
 de notre famille (que Notre-Dame la préserve
 de tout péché!).
 --Mais j'entends la douce voix de l'enfant qui
 chante: «Elle est morte, la Marguerite!»
 --Rentre, mon fils, et mets-toi au lit, et laisse
 les morts ensevelir leurs morts.
 --O mère, vous savez comme je l'aimais sincèrement.
 O mère, une seule tombe est-elle assez large
 pour deux? 

LE SORT DE LA FILLE DU ROI

BRETONNE

 Sept étoiles dans l'eau calme, et sept dans le ciel,
 sept péchés sur la fille du roi, et ils sont profondément
 cachés en son âme.
 A ses pieds sont des roses rouges (les roses sont
 rouges dans sa chevelure d'or rouge). Et voyez!
 encore des roses rouges à l'endroit où se réunissent
 sa poitrine et sa ceinture.
 Il est beau, le chevalier qui gît, assassiné, parmi
 les ajoncs et les roseaux; voyez les maigres poissons
 pressés de se repaître des cadavres.
 Il est charmant le page qui est étendu ici (du
 drap d'or, c'est un beau butin); voyez dans l'air les
 noirs corbeaux. Ils sont noirs, oh! ils sont noirs
 comme la nuit.
 Que font là ces cadavres immobiles, ine rtes?
 (elle a du sang sur la main), pourquoi les lis sont-ils
 tachés de rouge? (il y a du sang sur le sable de
 la rivière).
 Il y a deux hommes qui viennent à cheval du
 sud et de l'est, et deux qui viennent du nord et de
 l'ouest, festin abondant pour le noir corbeau, sécurité
 pour la fille du roi.
 Il y a un homme qui l'aime loyalement (rouge,
 oh! qu'elle est rouge, la tache de sang); il a creusé
 une tombe auprès de l'yeuse sombre (une seule
 tombe suffira pour quatre).
 Pas de lune au ciel calme; pas de lune dans l'eau
 noire. Et sur son âme, elle a sept péchés, lui a un
 péché sur la sienne. 



AMOR INTELLECTUALIS

 Souvent nous avons parcouru les vallées de Castalie,
 et entendu les doux accents d'une musique
 champêtre jouée sur des flûtes antiques à de vulgaires
 inconnus, et souvent nous avons lancé notre
 barque sur cette mer
 où les neuf Muses ont établi leur empire, et tracé
 librement nos sillons à travers la vague et l'écume,
 sans déployer nos voiles hésitantes pour gagner
 une demeure plus sûre, jusqu'à ce que nous eussions
 entièrement chargé notre embarcation.
 De ces trésors, de ces dépouilles, voici ce qui reste,
 la passion de Sordelio[10], le contour suave du jeune
 Endymion[11], l'important Tamburlaine poussant devant lui ses haridelles rassasiées de
 bien-être[12], et mieux que cela, la septuple vision
 du Florentin[13], et les solennelles harmonies de
 Milton au front austère.

[Note 10: _Sordello_, poème de Robert Browning.]

[Note 11: _Endymion_, poème de Keats.]

[Note 12: _Tamerlaen_, pièce de Marlowe.]

[Note 13: _La divine Comédie_.] Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/279

SANTA DECCA

 Les Dieux sont morts; nous avons cessé d'offrir
 à Pallas aux yeux: gris des couronnes de feuilles
 d'olivier! L'enfant de Demeter ne reçoit plus la
 dîme de nos gerbes, et vers midi les bergers chantent
 sans crainte, car Pan est mort; plus de turbulentes
 amourettes par les clairières secrètes et
 les tortueux asiles. Le jeune Hylas ne cherche plus
 les sources; le grand Pan est mort, et c'est le fils
 de Marie qui est roi.
 Et pourtant, peut-être en cette île que la mer
 tient en extase, quelque dieu, mâchant le fruit amer
 de la mémoire, reste caché parmi les asphodèles!
 O Amour, s'il y en avait encore un, nous ferions
 sagement de fuir sa colère! Non! mais, regardez,
 les feuilles s'agitent. Restons un instant à épier. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/283 


UNE VISION

 Deux rois couronnés, et un autre qui se tenait à
 l'écart, sans que le vert laurier pesât bien lourd
 sur sa tête, mais avec un regard triste, comme s'il
 était découragé, fatigué de l'incessant gémissement
 de l'homme,
 au sujet de péchés que ne saurait effacer une
 bêlante victime, avec de longues et douces lèvres
 nourries de larmes et de baisers. Il était ceint d'un
 vêtement noir et rouge, et à ses pieds j'aperçus une
 pierre brisée
 d'où sortaient des lis pareils à des colombes,
 montant à ses genoux. Et alors, à cette vue, mon
 coeur s'allumant d'une flamme,
 je criai à Béatrice: «Quels sont-ils?» Et elle
 répondit, car elle connaissait bien leurs noms: «Le
 premier, c'est Eschyle, le second est Sophocle, et
 enfin (large flot de larmes), c'est Euripide. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/287 


IMPRESSION DE VOYAGE

 La mer avait la couleur du saphir, et le ciel, dans
 l'air, brûlait comme une opale chauffée: nous
 hissâmes la voile; le vent soufflait avec force du
 côté des pays bleus qui s'étendent vers l'Orient.
 De la proue escarpée, je remarquai, avec, une attention
 plus vive, Zacynthos, et chaque bois d'olivier,
 et chaque baie, les falaises d'Ithaque, et le
 pic neigeux de Lycaon, et toutes les collines de
 l'Arcadie avec leur parure de fleurs.
 Le battement de la voile contre le mât, et les
 ondulations qui se faisaient dans l'eau sur les côtés,
 et les ondulations dans le rire des jeunes filles, à
 l'avant,
 pas d'autres bruits. Quand l'Occident s'embrasa
 et un rouge soleil se balança sur les mers, j'étais,
 enfin, sur le sol de la Grèce. 

LA TOMBE DE SHELLEY

 Comme des torches qui ont fini de se consumer
 près du lit d'un malade, les maigres cyprès se
 dressent autour de la pierre que le soleil a blanchie.
 C'est là que la petite chouette nocturne a établi son
 trône, que le lézard léger montre sa tôle-parée de
 gemmes, et la où les pavots aux formes de calices
 s'embrasent jusqu'au rouge, dans la chambre silencieuse
 de cette pyramide que voici, assurément
 se tapit dans les ténèbres quelque Sphinx du monde
 ancien, farouche gardien de ce séjour aimé des
 morts.
 Ah! sans doute il est doux de reposer dans le
 sein maternel de la Terre, auguste mère de l'éternel
 sommeil. Mais combien il est plus doux pour toi
 d'avoir une tombe incessamment agitée, dans la caverne bleue des profondeurs aux échos sonores,
 ou bien là où s'engloutissent dans les ténèbres les
 immenses vaisseaux heurtés contre les flancs de
 quelque falaise rongée par la vague.

_Rome_.

PRES DE L'ARNO

 Le nerprun sur la mer se teinte d'écarlate à la
 lumière de l'aurore, bien que les ombres grises de
 la nuit enveloppent encore Florence comme d'un
 linceul.
 La rosée scintille sur la colline et les fleurs
 brillent au-dessus de nous. Oui! mais les cigales
 ont fui et la petite chanson attique s'est tue.
 Seules les feuilles sont doucement agitées par la
 molle haleine de la brise, et dans le vallon qu'embaume
 l'amandier, on entend le rossignol solitaire.
 Le jour viendra bientôt t'imposer silence, ô rossignol,
 chante de bon coeur pendant qu'encore sur le
 bosquet ombreux se brisent les flèches de la lune.
 Avant que d'un pas furtif, dans un brouillard
 vert de mer, le matin se glisse à travers la prairie, et laisse voir aux yeux effarés de l'amour les longs
 doigts blancs de l'aube,
 gravissant en hâte le ciel d'Orient pour saisir et
 mettre à mort la nuit tremblante, sans avoir le
 moindre souci de ce qui charme mon coeur ou de
 ce que le rossignol pourrait en mourir. 

FABIEN DEI FRANCHI

 La chambre silencieuse, les ténèbres qui rampent
 d'un pas lourd, les morts qui voyagent vite, la
 porte qui s'ouvre, les doigts blancs du fantôme posés
 sur tes épaules,
 et ensuite le duel sans témoin dans la clairière,
 les épées brisées, le cri étouffé, le sang, tes grands
 yeux pleins de vengeance satisfaite, maintenant
 que tout est fini,--ces choses-là suffisent amplement,--mais
 tu étais fait
 pour une création plus auguste! Léar délirant devait,
 à ton commandement, errer sur la lande, pour
 suivi par la raillerie criarde de la folie. Pour toi,
 Roméo
 devrait tendre le piège de son amour et la terreur
 désespérée tirer de son fourreau le poignard de Richard;
 tu es un trempette que devraient faire résonner
 les lèvres de Shakespeare. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/303 

PHEDRE

 Combien il doit paraître vain et monotone ce
 monde banal, pour celui qui, comme toi, aurait pu
 converser à Florence avec Mirandola, ou se promener
 parmi les frais oliviers de l'Académie!
 Tu aurais cueilli dans un verdoyant ruisseau des
 roseaux pour faire une flûte au son perçant, à Pan,
 le dieu au pied de chèvre, et tu aurais joué avec les
 blanches jeunes filles dans ce bosquet phéacien où
 la grave Odysseus s'éveilla de son rêve.
 Ah! sûrement jadis une urne d'argile attique
 contint ta poussière morte, et tu es revenu à la vie
 en ce monde vulgaire, si monotone et si vain,
 parce que tu étais las du jour sans soleil, et des
 plaines ennuyeuses où croît l'asphodèle sans parfum,
 et des lèvres sans amour que baisent les hommes
 dans l'Hadès. Page:Wilde - Poèmes, trad. Savine, 1907.djvu/307 

PORTIA

 Je ne m'étonne point que Bassanio ait été assez
 téméraire pour risquer tout ce qu'il possédait sur le
 plomb[14], et que le fier Aragon ait courbé si bas
 là tête, que ce coeur ardent du Maroc[15] se soit refroidi;
 car dans ce somptueux costume lamé d'or, et qui
 a plus d'or que le soleil doré, aucune des femmes
 contemplées par Véronése n'avait la moitié de la
 beauté que je contemple.

[Note 14: Bassanio, dans le _Marchand de Venise_, joue son existence sur le coffre de plomb où est caché le portrait de Portia.]

[Note 15: Le prince d'Aragon et le prince du Maroc sont les deux rivaux de Bassanio.]

 Et pourtant tu étais plus belle quand, te protégeant
 du bouclier de la sagesse, tu prenais la robe
 sévère du légiste, et que tu empêchais les lois de
 Venise de livrer
 le coeur d'Antonio à ce Juif maudit. O Portia,
 accepte mon coeur; il t'appartient de droit, je crois
 que je n'élèverai point de chicane sur mon engagement. 

LA REINE HENRIETTEMARIE

 Sous la tente solitaire, dans l'espérance de la
 victoire, elle reste, les yeux troublés par les
 brouillards de la souffrance, pareille à un lis que
 l'ondée fait pencher; les cris et les bruits de la bataille,
 le ciel ensanglanté,
 le fléau de la guerre, le naufrage de la chevalerie
 ne sauraient faire naître en son âme fière une vulgaire
 crainte. Elle attend bravement son Seigneur,
 le Roi, et son âme brûle tout entière d'une extase
 de passion.
 O chevelure d'or, ô lèvres de pourpre, ô figure
 faite pour la séduction et l'amour de l'homme!
 Avec toi j'oublie la fatigue et l'inquiétude,
 et la roule sans amour où tout repos est inconnu
 et le pouls accéléré du Temps, et la mortelle lassitude
 de l'âme, ma liberté et mon passé  républicain.



GLUKUPICROS ERÔS

 Ma chérie, je ne vous blâme point, car j'étais
 dans mon tort; si je n'avais point été fait de la
 commune argile, j'aurais escaladé les hautes cimes,
 encore vierges, connu l'atmosphère plus vivifiante,
 le jour plus vaste.
 Du désert de ma passion dépensée en vain j'ai
 fait sortir un chant meilleur, plus clair, allumé
 une flamme plus lumineuse de liberté plus complète,
 livré bataille à quelque mal aux têtes
 d'hydre.
 Si mes lèvres, meurtries par des baisers qui n'en
 ont fait jaillir que du sang, avaient pu répondre
 par des chants, vous auriez marché avec Bice et les
 anges sur cette prairie verdoyante et diaprée.
 J'aurais suivi la route où Dante, en la parcourant,
 vit briller les soleils des sept cercles! Oui, peut-être aurais-je vu les cieux s'ouvrir comme ils s'ouvrirent
 pour le Florentin.
 Et les puissantes nations m'auraient couronné,
 moi qui maintenant n'ai ni une couronne, ni un
 nom. Et le lever d'une aurore m'aurait trouvé agenouillé
 sur le seuil du Temple de la gloire.
 J'aurais pris place dans ce cercle de marbre où le
 plus ancien est comme le plus jeune des bardes,
 où le miel tombe sans cesse de la flûte, où les cordes
 de la lyre sont constamment tendues.
 Keats a relevé ses boucles virginales au-dessus
 de la coupe de vin mêlée de pavots, et sa bouche
 immortelle a baisé mon front, et ma main a serré
 sa main dans l'étreinte du noble amour.
 Et au printemps, dans la saison où la colombe,
 de sa poitrine irisée, frôle les fleurs de pommier,
 deux jeunes amants, couchés dans le verger, auraient
 lu le récit de notre amour,
 auraient lu la légende de ma passion, comme
 l'amer secret de mon coeur, échangé des baisers
 comme nous, mais ne se seraient jamais séparés,
 comme nous l'ordonne désormais la destinée.
 Car la fleur pourpre de notre vie est dévorée par
 lever rongeur de la vérité, et nulle main n'est capable
 de réunir les pétales tombés et flétris de la
 rose de la jeunesse.
 Pourtant, je ne me repens pas de vous avoir aimée. Adolescent que j'étais, pouvais-je faire autrement,
 --car les dents voraces du Temps dévorent,
 et les années au pas silencieux pourchassant.
 Nous allons, emportés sans gouvernail, au gré
 d'une tempête, et quand est passé l'orage de la jeunesse,
 plus de lyre, plus de luth, plus de choeur;
 alors parait la mort, pilote silencieux.
 Et au dedans de la tombe, il n'est plus de plaisir,
 car l'orvet s'engraisse de corruption, et le désir,
 après un frisson, devient cendre, et l'arbre
 de la passion ne porte pas de fruit.
 Ah! que pouvais-je faire, sinon vous aimer? La
 Mère même de Dieu m'était moins chère, et moins
 chère la déesse de Cythère surgissant de la mer
 comme un lis d'argent.
 J'ai fait mon choix, j'ai vécu mes poèmes, et
 bien que ma jeunesse se soit dissipée en jours gaspillés,
 j'ai trouvé la couronne de myrte de l'amant
 préférable à la couronne de laurier du poète. 

TABLE DES MATIÈRES




 63
 75
 111
 135
 151
Pâques.
 E tenebris.
 Vita nuova.
 Madonna mia.
 La chanson d'Itys.
 Impression du matin.
 Promenades de Magdalen.
 Athanasia.
 Sérénade.
 Endymion.
 La Bella donna della mia mente.
 Chanson.
 Impressions: I.--Les silhouettes.
             II.--La fuite de la lune.
 La tombe de Keats.
 Théocrite, villanelle.
 Dans la chambre d'or, harmonie.
 Ballade de Marguerite, normande.
 Le Sort de la fille du roi, bretonne.
 Amor intellectualis.
 Santa Decca.
 Une vision.
 Impression de voyage.
 La tombe de Shelley.
 Près de I'Arno.
 Fabien dei Franchi.
 Phèdre.
 Portia.
 La reine Henriette-Marie.
 Glukupicros Erôs. 



saint-amand (cher). — imprimerie bussière.