Poèmes civiques/La Chasse aux Vaincus

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 95-101).

XI

LA CHASSE AUX VAINCUS

Assez de fade encens, fermez les cassolettes !
Commandez à Vulcain des armures complètes,
Muses ! le temps est bon pour gagner des écus
En jouant du couteau sur les partis vaincus.
Sus aux blessés ! qu’on frappe et d’estoc et de taille.
Faites-nous respirer, sur le champ de bataille,
La douce odeur qu’exhale, au nez des gens de bien,
Le corps d’un ennemi… surtout d’un citoyen,
« Ces morts-là sentent bon », disait un jour à Rome
Un de vos souteneurs, fort gras et fort bel homme.


En chasse, en guerre, et sus à ces vieux entêtés !
Mettez flamberge au vent ; on nous tient garrottés.
Et si l’acier vous manque, ô filles de Voltaire !
Égratignez, au moins, les gens qui sont par terre.
Hourrah ! pour le progrès, pour ces bons garnements,
Qui changent de partis autant que vous d’amants.
Daubez ces maladroits, dignes du temps barbare,
Qui, figés dans l’honneur, sont raides comme barre,

Et qui n’acceptent pas des mobiles destins
Part dans tous les succès et dans tous les butins.
Sus aux quelques badauds, fiers d’un serment unique,
Qui rêvent de leur prince ou de leur république ;
Qui font à la victoire un stupide procès,
Adorant un principe et non pas un succès ;
Qui n’en pensent pas mieux, quoiqu’il faille se taire.
Se permettant de croire en Dieu, sans inventaire,
Sans voir si ces fonds-là remontent quelque peu,
Et si la Providence est de mise en haut lieu.
Gare aux petits esprits qui n’ont pas deux morales ;
Guerre à tout pleurnicheur des causes libérales
Qui se console mal avec l’égalité,
Et d’être autant que vous se trouve peu flatté.
Guerre à cet orgueilleux, préférant, crime énorme,
Son habit, — ou sableuse, — au plus bel uniforme.
Et qu’un coup de bâton laisserait mal content,
Même quand ses voisins en recevraient autant.
Guerre aux gens attardés, murés sans perspectives
Dans les opinions les plus improductives,
Satisfaits de rester de simples gens de bien,
Et, quand vous êtes tout, heureux de n’être rien ;
Qui vivent sans galon, même sans ruban rouge,
Qui mangent du pain sec et dorment dans un bouge,
Et n’ont pas pu ce soir, — tant il faut calculer, —
Acheter pour cinq francs le droit de vous siffler.


Voilà les gros abus, ô muses très hardies !
Qu’il s’agit de pourfendre avec vos comédies.


Mais j’allais oublier les chouans des salons !
C’est le cas de monter sur nos grands étalons.

Chasse à courre ! et poussez contre ces boudeurs fauves !
Forcez-les bravement jusqu’au fond des alcôves.
Figurez-vous des gens affreux, hideux, sournois,
Ayant voiture, hôtel, château, vignes et bois,
Payant de bons impôts et montant bien leur garde,
Aimant beaucoup leurs fils qui portent la cocarde,
Et qui vont, pour la France et le gouvernement,
Au Mexique, au Japon, mourir — tout bonnement ; —
Des gens qui, tous les soirs, à la faveur des lustres,
Reçoivent leurs voisins, des obscurs, des illustres ;
Qui font traîtreusement circuler des plateaux
Chargés de lait d’amande et de petits gâteaux,
Et qui, les pieds au feu, la porte étant bien close,
Osent, dans leur maison, parler de quelque chose,
Rire et penser tout haut devant quelques amis
Absorbes par le whist et peut-être endormis ;
Qui lisent un journal, — averti, je l’avoue, —
Au nez des gros budgets font quelquefois la moue,
Et sont assez hardis, quand ils ont pris le thé,
Pour prononcer tout bas le mot de liberté !
Dont les plus furieux, retirés sur leur terre,
Visitent, au mois d’août, la Suisse et l’Angleterre,
Trouvent le Paris neuf d’un prosaïque effet,
Et ne vont pas dîner chez monsieur le préfet !
Horreur !… de tels brigands tolérés dans nos villes !
Que dis-je ? ils sont aimés, estimés et tranquilles.
On ne leur ferme pas le seuil de l’indigent ;
On leur permet encor de donner leur argent !
Ils ne sont-pas pendus, ces chouans hypocrites.
Noyés, guillotinés, sabrés !… Ils en sont quittes
Pour être dénoncés quatre ou cinq fois le jour,
Et pour les coups de pied des Pégases de cour.

Je trouve exorbitant, moi, qu’on les laisse vivre !
C’est trop peu d’un long drame, il faut en faire un livre,
Prouvant que tout salon est gros d’un attentat,
Et qu’un dîner en ville est un crime d’État.


On l’a vu, ce bel âge où des forfaits semblables
Dans l’exil, au cachot, conduisaient les coupables.
Les femmes expiaient, de par l’égalité,
Le crime de génie et celui de beauté !
Ce n’était pas, du moins, le crayon des poètes
Qui notait les suspects jusqu’au milieu des fêtes,
Et la scène au salon n’eût pas fait un procès
Qui pût finir ailleurs qu’au Théâtre-Français.


Oui, la démocratie a ses Aristophanes,
Libéraux très peu clairs, flatteurs très diaphanes ;
Appuyés des sergents, des claqueurs, des faubourgs,
Ils lancent aux vaincus de hardis calembours.
Ils ont soin de rayer de leur vocabulaire
La liberté, vieux mot resté peu populaire.
Vive un chemin de fer, c’est beaucoup plus moral !
Et maintenant, c’est moi qui suis illibéral :
Je crois en Dieu ; j’admets — ce qui les scandalise —
La liberté pour tous, même un peu pour l’Église.
Je n’ai jamais flatté, comme eux, en bafouant…
Chargez, Muses, chargez, feu ! feu ! c’est un chouan !
C’est pire, un clérical ! et que ce nom l’assomme !
Dites mieux, un poignard dont le manche est à Rome.
Railleurs qui m’accablez d’un trait aussi malin,
Vous hantez plus que moi le dieu capitolin.
J’ai toujours — que la Muse ici me le permette —
Aux sept monts préféré le Taygète et l’Hymette.

L’air de Rome a sur moi des effets surprenants,
Et la nuit, quand j’y dors, j’y vois des revenants
Tacite a de mes sens dérangé l’équilibre ;
Le spectre de Néron me gêne au bord du Tibre ;
Les Césars m’ont gâté le sol des Scipions ;
Et, pour n’y pas rêver tigres et scorpions,
J’ai besoin de savoir que Rome est baptisée
Et de trouver la croix debout au Colisée.


Donc je suis clérical ! j’ai fait maintes noirceurs.
J’ai bien quelques amis, assez libres penseurs
Et vénérant très peu la déesse Fortune ;
Plus d’une belle idole avec eux m’est commune.
J’ai pu juger de près leur cœur et leur raison ;
Je vais serrer leur main dans l’exil, en prison.
Ces démocrates-là n’ont pas votre courage ;
Aux gens mal vus en cour ils épargnent l’outrage.
Jamais l’autre parti, pour être peu nombreux,
De fourbe et de crétin ne fut traité par eux.
Il est vrai que ceux-là ne sont pas des habiles.
On pourrait les taxer, comme nous, d’immobiles ;
Ils ne sautent pas tous où saute le troupeau ;
Ils ont planté leur vie en plantant leur drapeau.
Dans la faveur des grands leur part est assez mince ;
Ils n’ont pas voltigé, ceux-là, de duc en prince.
Et par les hauts seigneurs, par les gens nés coiffés,
Ils n’étaient pas, ce soir, applaudis et truffés.


S’ils sont peu courtisans, sont-ils très populaires ?
Je n’en jurerais pas : ils font mal leurs affaires.
Heureux cet esprit fort qui chatouille à la fois
Le gros cuir des manants, la fine peau des rois !

Rien n’étant plus permis, il peut tout se permettre ;
On est très libéral, même eu flattant le maître,
Quand du nom de progrès on se fait un appeau,
Et qu’on a démocrate écrit sur son chapeau.
Je sais ce qu’en vaut l’aune et le fond de boutique
De ces gens vernissés du mot démocratique ;
Le même lambeau rouge, un peu raccommodé,
Après la carmagnole a fait l’habit brodé.
Vous voulez du galon, messieurs les bons apôtres !
Vos pères, vos héros, guillotinaient les nôtres ;
Paix aux morts ! vous, leurs fils, en signe de regrets,
Vous jappez contre nous : c’est un petit progrès.
Vous êtes bien leur sang et vous chassez de race,
Courtisans et tribuns ! Venez, qu’on vous embrasse
Et qu’on bénisse en vous, au même paradis,
Et l’an quatre-vingt-treize et l’an mil huit cent dix.


De ces temps si divers vous avez les mérites ;
L’avenir saura bien où sont les hypocrites.
Molière eût renoncé, s’il vous avait pu voir,
Pour un Tartufe rouge à son Tartufe noir.
Maintenant que votre ire à mes dépens s’exerce,
Muses ! continuez votre petit commerce ;
Criez à tous les dieux : « Il veut vous offenser ! »
Et que votre Aristarque aille me dénoncer.
Accusez-moi d’avoir entassé dans mes rimes
Parjure et trahison, guet-apens, tous les crimes ;
D’avoir fait de mes vers des gaines de poignard ;
D’avoir, sous votre nom, sans pudeur, sans égard,
Insulté Jupiter, Saturne et tout l’Olympe…
Que sais-je ? et Vénus même, et chiffonné sa guimpe ;
Citez Tartufe en preuve, et, pour tout abréger,

Répétez : clérical ! ce mot doit me juger.


Ô jeunes pourfendeurs de ces vieux qu’on vous livre !
Les gens que vous tuez pourraient bien vous survivre !
Ils sont vaincus, c’est vrai. — Vous auriez des remords,
Ennemis généreux, de cracher sur des morts. —
Qui sait, Muses ! qui sait si tous ces anciens cultes
N’auront pas votre encens, ayant eu vos insultes ?
Thalie a plus d’un air encore à fredonner,
Et, quand on fut chenille, on peut papillonner.
Les destins sont changeants ; vous avez des caprices,
Et peut-être, un beau jour, vous mordrez vos nourrices.
Si l’on ouvre un pari, j’y tiens tous les enjeux.


Muses ! recommencer vos agréables jeux ;
De louer une loge on fera la folie,
Si l’acteur est comique et l’actrice jolie.
Hypocrite ou ganache, on peut rire à ce prix :
On a peu de colère, ayant trop de mépris.

Décembre 1862.