Poèmes philosophiques/La Sauvage

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POÈMES PHILOSOPHIQUES.

No I.

LA SAUVAGE.


I.

Solitudes que Dieu fit pour le Nouveau-Monde,
Forêts, vierges encor, dont la voûte profonde
A d’éternelles nuits que les brûlans soleils
N’éclairent qu’en tremblant par deux rayons vermeils,
(Car le couchant peut seul et seule peut l’aurore
Glisser obliquement aux pieds du sycomore),
Pour qui, dans l’abandon, soupirent vos cyprès ?
Pour qui sont épaissis ces joncs luisans et frais ?
Quels pas attendez-vous pour fouler vos prairies ?
De quels peuples éteints étiez-vous les patries ?
Les pieds de vos grands pins, si jeunes et si forts.
Sont-ils entrelacés sur la tête des morts ?
Et vos gémissemens sortent-ils de ces urnes

Que trouve l’Indien sous ses pas taciturnes ?
Et ces bruits du désert, dans la plaine entendus,
Est-ce un soupir dernier des royaumes perdus ?
Votre nuit est bien sombre et le vent seul murmure.
— Une peur inconnue accable la nature.
Les oiseaux sont cachés dans le creux des pins noirs.
Et tous les animaux ferment leurs reposoirs
Sous l’écorce, ou la mousse, ou parmi les racines,
Ou dans le creux profond des vieux troncs en ruines.
— L’orage sonne au loin, le bois va se courber.
De larges gouttes d’eau commencent à tomber ;
Le combat se prépare et l’immense ravage
Entre la nue ardente et la forêt sauvage.

II.

Qui donc cherche sa route en ces bois ténébreux ?
Une pauvre Indienne au visage fiévreux.
Pâle et portant au sein un faible enfant qui pleure ;
Sur un sapin tombé, pont tremblant qu’elle effleure,
Elle passe, et sa main tient sur l’épaule un poids
Qu’elle baise ; autre enfant pendu comme un carquois.
Malgré sa volonté, sa jeunesse et sa force,
Elle frissonne encor sous la pagne d’écorce.
Et tient sur ses deux fils la laine aux plis épais,
Sa tunique et son lit dans la guerre et la paix.
— Après avoir long-temps examiné les herbes
Et la trace des pieds sur leurs épaisses gerbes
Ou sur le sable fin des ruisseaux abondans,
Elle s’arrête et cherche avec des yeux ardens
Quel chemin a suivi dans les feuilles froissées
L’homme de la Peau-Rouge aux guerres insensées.

Comme la lice errante, affamée et chassant,
Elle flaire l’odeur du sauvage passant
Indien, ennemi de sa race Indienne,
Et de qui la famille a massacré la sienne.
Elle écoute, regarde et respire à la fois
La marche des Hurons sur les feuilles des bois ;
Un cri lointain l’effraie, et dans la forêt verte
Elle s’enfonce enfin par une route ouverte.


Elle sait que les blancs, par le fer et le feu,
Ont troué ces grands bois semés des mains de Dieu,
Et, promenant au loin la flamme qui calcine,
Pour labourer la terre ont brûlé la racine,
L’arbre et les joncs touffus que le fleuve arrosait.
Ces Anglais qu’autrefois sa tribu méprisait
Sont maîtres sur sa terre, et l’Osage indocile
Va chercher leur foyer pour demander asile.

III.

Elle entre en une allée où d’abord elle voit
La barrière d’un parc. — Un chemin large et droit
Conduit à la maison de forme britannique,
Où le bois est cloué dans les angles de brique,
Où le toit invisible entre un double rempart
S’enfonce, où le charbon fume de toute part,
Où tout est clos et sain, où vient blanche et luisante
S’unir à l’ordre froid la propreté décente.
Fermée à l’ennemi, la maison s’ouvre au jour
Légère comme un kiosk, forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve y hurle près des portes.

Et des blonds serviteurs les agiles cohortes
S’empressent en silence aux travaux familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers.
Deux filles de six ans aux lèvres ingénues
Attachaient des rubans sur leurs épaules nues,
Mais voyant l’Indienne, elles courent, leur main
L’appelle et l’introduit par le large chemin
Dont elles ont ouvert, à deux mains, la barrière ;
Et caressant déjà la pâle aventurière :
« As-tu de beaux colliers d’Azaléa pour nous ?
« Ces mocassins musqués, si jolis et si doux,
« Que ma mère à ses pieds ne veut d’autre chaussure ?
« Et les peaux de castor, les a-t-on sans morsure ?
« Vends-tu le lait des noix et la Sagamité[1] ?
« Le pain anglais n’a pas tant de suavité.
« C’est Noël, aujourd’hui, Noël est notre fête,
« À nous, enfans ; vois-tu ? la Bible est déjà prête ;
« Devant l’orgue ma mère et nos sœurs vont s’asseoir,
« Mon frère est sur la porte et mon père au parloir. »


L’Indienne aux grands yeux leur sourit sans répondre,
Regarde tristement cette maison de Londre
Que le vent malfaiteur apporta dans ses bois
Au lieu d’y balancer le hamac d’autrefois.
Mais elle entre à grands pas, de cet air calme et grave
Près duquel tout regard est un regard d’esclave.


Le parloir est ouvert, un pupitre au milieu ;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du lieu.
Sa femme et ses enfans sont debout et l’écoutent,

Et des chasseurs de daims, que les Hurons redoutent,
Défricheurs de forêt et tueurs de bison,
Valets et laboureurs, composent la maison.


Le Maître est jeune et blond, vêtu de noir, sévère
D’aspect et d’un maintien qui veut qu’on le révère.
L’Anglais-Américain, nomade et protestant,
Pontife en sa maison, y porte, en l’habitant,
Un seul livre, et partout où, pour l’heure, il réside,
De toute question sa papauté décide,
Sa famille est croyante, et, sans autel, il sert,
Prêtre et père à la fois, son Dieu dans un désert.


Celui qui règne ici d’une façon hautaine
N’a point voulu parer sa maison puritaine,
Mais l’œil trouve un miroir sur les aciers brunis,
La main se réfléchit sur les meubles vernis ;
Nul tableau sur les murs ne fait briller l’image
D’un pays merveilleux, d’un grand homme ou d’un sage ;
Mais, sous un cristal pur, orné d’un noir feston,
Un billet en dix mots qu’écrivit Washington.
Quelques livres rangés, dont le premier, Shakspeare
(Car des deux bords anglais ses deux pieds ont l’empire),
Attendent dans un angle, à leur taille ajusté,
Les lectures du soir et les heures du thé.
Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure.
Et la maîtresse, assise au coin d’une embrasure.
D’un sourire angélique et d’un doigt gracieux
Fait signe à ses enfans de baisser leurs beaux yeux.

IV.

— La sauvage Indienne au milieu d’eux s’avance :
« Salut, maître. Moi, femme, et seule en ta présence,
Je te viens demander asile en ta maison.
Nourris mes deux enfans ; tiens-moi dans ta prison
Esclave de tes fils et de tes filles blanches,
Car ma tribu n’est plus, et ses dernières branches
Sont mortes. Les Hurons, cette nuit, ont scalpé
Mes frères ; mon mari ne s’est point échappé.
Nos hameaux sont brûlés comme aussi la prairie.
J’ai sauvé mes deux fils à travers la tuerie ;
Je n’ai plus de hamac, je n’ai plus de maïs.
Je n’ai plus de parens, je n’ai plus de pays. »
— Elle dit sans pleurer et sur le seuil se pose,
Sans que sa ferme voix ajoute aucune chose.


Le Maître, d’un regard intelligent, humain,
Interroge sa femme en lui serrant la main.
« — Ma sœur, dit-il ensuite, entre dans ma famille ;
Tes pères ne sont plus ; que leur dernière fille
Soit sous mon toit solide accueillie, et chez moi
Tes enfans grandiront innocens comme toi.
Ils apprendront de nous, travailleurs, que la terre
Est sacrée et confère un droit héréditaire
À celui qui la sert de son bras endurci.
Caïn le laboureur a sa revanche ici,
Et le chasseur Abel va, dans ses forêts vides,
Voir errer et mourir ses familles livides,

Comme des loups perclus qui se mordent entre eux,
Aveuglés par la rage, affamés, malheureux,
Sauvages animaux sans but, sans loi, sans ame,
Pour avoir dédaigné le Travail et la Femme.


Hommes à la peau rouge ! Enfans, qu’avez-vous fait ?
Dans l’air d’une maison votre cœur étouffait,
Vous haïssiez la paix, l’ordre et les lois civiles,
Et la sainte union des peuples dans les villes.
Et vous voilà cernés dans l’anneau grandissant.
C’est la Loi qui sur vous s’avance en vous pressant.
La Loi d’Europe est lourde, impassible et robuste,
Mais son cercle est divin, car au centre est le Juste.
Sur les deux bords des mers vois-tu de tout côté
S’établir lentement cette grave beauté ?
Prudente fée, elle a, dans sa marche cyclique,
Sur chacun de ses pas mis une République.
Elle dit, en fondant chaque neuve cité :
— Vous m’appelez la Loi, je suis la Liberté.
Sur le haut des grands monts, sur toutes les collines,
De la Louisiane aux deux sœurs Carolines,
L’œil de l’Européen qui l’aime et la connaît
Sait voir planer, de loin, sa pique et son bonnet,
Son bonnet phrygien, cette pourpre où s’attache,
Pour abattre les bois, une puissante hache.
Moi, simple pionnier, au nom de la raison
J’ai planté cette pique au seuil de ma maison,
Et j’ai, tout au milieu des forêts inconnues,
Avec ce fer de hache ouvert des avenues ;
Mes fils, puis, après eux, leurs fils et leurs neveux
Faucheront tout le reste avec leurs bras nerveux,
Et la terre où je suis doit être aussi leur terre,
Car de la sainte Loi tel est le caractère
Qu’elle a de la Nature interprété les cris.

Tourne sur tes enfans tes grands yeux attendris,
Ma sœur, et sur ton sein. Cherche bien si la vie
Y coule pour toi seule. Es-tu donc assouvie
Quand brille la santé sur ton front triomphant ?
Que dit le sein fécond de la mère à l’enfant ?
Que disent en courant les veines azurées ?
Que disent en tombant les gouttes épurées ?
Que dit le cœur qui bat et les pousse à grands flots ?
Ah ! le sein et le cœur, dans leurs divins sanglots
Où les soupirs d’amour aux douleurs se confondent,
Aux morsures d’enfant le cœur, le sein, répondent :
« À toi mon ame, à toi ma vie, à toi mon sang,
« Qui du cœur de ma mère au fond du tien descend,
« Et n’a passé par moi, par mes chastes mamelles,
« Qu’issu du philtre pur des sources maternelles ;
« Que tout ce qui fut mien soit tien, ainsi que lui ! »
..................
— Oui ! dit la blonde Anglaise en l’interrompant. — Oui !
Répéta l’Indienne en offrant le breuvage
De son sein nud et brun à son enfant sauvage,
Tandis que l’autre fils lui tendait ses deux bras.


« — Sois donc notre convive, avec nous tu vivras.
Poursuivit le jeune homme, et peut-être, chrétienne
Un jour, ma forte loi, femme, sera la tienne,
Et tu célébreras avec nous, tes amis,
La fête de Noël au foyer de tes fils. »


Cte Alfred de Vigny.


Les Poèmes philosophiques, dont celui-ci est le premier, formeront un recueil qui doit faire suite aux Poèmes antiques et modernes de M. de Vigny.

  1. Pâte de maïs.