Poètes épiques/04

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DES
POÈTES ÉPIQUES.

iv.
DE L’ÉPOPÉE INDIENNE.[1]

C’est une des conditions vitales de la société de découvrir les unes après les autres les richesses du passé, à mesure qu’elle a besoin de prendre un essor nouveau. Le même siècle n’a pas vu reparaître à la fois toutes les splendeurs de l’antiquité. Ces flambeaux ne se sont rallumés que successivement, et les uns par les autres. Dès que le moment arrive où le moyen-âge doit sortir de sa nuit, Virgile commence à renaître avec le génie latin. Il devient l’instituteur de l’Italie moderne, et le conducteur de Dante rouvre le premier les portes de l’avenir. Plus tard, quand cette force s’arrête, que le siècle assoupi a besoin d’une seconde impulsion, c’est Homère qui, dans Constantinople, sort de l’oubli. Entouré du cortége des orateurs, des poètes grecs, il dissipe, à son souffle, le moyen-âge, et crée la renaissance. Quelquefois ce sont des modernes qui, le lendemain de leur apparition, retombent dans l’obscurité et sont comme s’ils n’avaient jamais été. Mais leur action, un moment suspendue, n’en est bientôt que plus puissante. Tel fut Shakspeare. S’il est oublié par le XVIIIe siècle, il revit de nos jours, et cette résurrection a provoqué en partie celle de l’Allemagne : en sorte que ces hommes peuvent être regardés comme d’ardens messagers qui, de loin à loin, viennent marquer l’aurore des grandes journées du monde intellectuel. Aujourd’hui, l’Europe est lasse ; elle l’avoue elle-même. Parcourez l’Angleterre, l’Allemagne, la France ; partout, avec des visages divers, vous trouverez, haletant et vivant d’une même ombre de vie, les hommes attachés, non au présent, mais à l’attente d’une chose qu’ils ne savent comment nommer. Virgile, Homère, Dante, Shakspeare, ne suffisent plus à repaître ces esprits magnifiques. Il faudrait, disent-ils, de nouvelles sources d’eau vive pour nous assouvir dans notre désert moral. Et voilà qu’en effet soudainement jaillit du rocher un flot d’inspiration qu’aucune génération n’a encore détourné à son profit ; voilà que des noms jusqu’ici ignorés sont prononcés, des langues, des religions perdues sont découvertes, des dieux retrouvés. Une poésie inconnue, la poésie indienne, commence à se révéler. Par-delà l’Homère grec, un Homère indien se montre à l’extrémité des temps, puisque les critiques les plus modérés placent sa naissance mille ans avant le Christ. Hâtons-nous donc de nous tourner de ce côté ; voyons ce que peuvent être une Odyssée, une Iliade au bord du Gange. Qu’avons-nous de commun avec ce génie que le temps et l’espace ont mis si loin de nous ? Que faut-il en espérer pour l’avenir ? Quel bon ou mauvais augure en tirer ? Virgile et Homère ont prêté quelque chose de leur vie aux siècles de Léon X et de Louis XIV. Quel siècle naîtra au souffle de cet Homère du golfe de Golconde ?

L’Inde, comme la Grèce, a deux épopées principales. Sous les titres du Ramayana et du Mahabaratha, elle a son Iliade et son Odyssée. Si l’étendue des œuvres faisait seule leur importance, cette littérature serait, sans contestation, la première de toutes, puisque le moindre de ces poèmes renferme au moins quarante mille vers. Le tiers du Ramayana a été publié dès 1800 à Sérampore ; mais, dans le trajet des Indes en Europe, le vaisseau qui portait une partie de cette cargaison fit naufrage. Le premier et le troisième volume parvinrent seuls en Angleterre ; il y a quelques années seulement, William Schlegel, persuadé, sans doute, que la question littéraire de notre temps est celle de la renaissance orientale, a entrepris une édition complète des deux épopées. Cette publication n’est point terminée, en sorte que, dans l’état actuel de la critique, ces grandes masses de poésie sont encore, en partie, inconnues. Colosses de Thèbes, ensevelis jusqu’au front dans les sables, on n’aperçoit que leurs diadèmes. Cependant les fragmens mis à découvert suffisent pour déterminer le genre et le caractère de l’ensemble, de même que, sur une partie d’un animal perdu, les naturalistes recomposent le tout vivant dont elle a été détachée.

La forme de ces compositions exclut l’idée d’une analyse littérale. S’il fallait ici marquer le caractère du poème d’Arioste, vainement voudrait-on suivre un à un tous les pas de ce génie capricieux. À peine entré dans le labyrinthe enchanté, on perdrait le fil qui échappe souvent au poète lui-même. Or, le sentier vagabond d’Arioste est une voie droite et classique auprès de celle du poète indien. Pénétrerons-nous donc, au hasard, dans cette immense forêt vierge, et suivrons-nous tous les sentiers que nos yeux rencontreront ? Bientôt nous serions égarés sans espoir, s’il est vrai que l’on ne peut mieux expliquer l’exubérance de ces poèmes qu’en la comparant à celle de cet arbre indien dont les branches, en retombant à terre, s’y attachent, s’y divisent, s’enracinent, poussent des rejetons qui deviennent eux-mêmes des arbres, lesquels se ramifient de nouveau, et, germant, se reproduisant, se multipliant ainsi en chaque endroit, forment une forêt qui n’est, pour ainsi dire, qu’une seule plante d’où s’exhalent toutes les harmonies d’un même continent, parfums vivans, murmures, bourdonnemens de la nature des tropiques. Où est le germe, où sont les branches, où est le tronc de cet arbre infini ? De même, dans ces épopées, chaque incident tend à devenir un poème. Que ferons-nous pour ne pas nous perdre dans cette immensité ? Nous imiterons les Européens, quand ils veulent s’établir au sein des forêts vierges des grandes Indes. Ils se hâtent d’y tracer de longues voies droites qui aboutissent à des points déjà connus. J’établirai ainsi plusieurs divisions dans l’examen de ces épopées, encore immaculées comme les savanes et les forêts où le condor et le boa ont seuls jusqu’à présent fait leur séjour. Je rechercherai les rapports de cette poésie avec son auteur, avec la religion nationale, avec la nature asiatique, avec les institutions civiles et l’histoire des Indes en général.

D’abord je veux savoir quelle a été la condition du poète lui-même. Son nom est Valmiki, et notre siècle ne passera pas sans que ce nom ne soit inscrit à côté de ceux d’Homère, de Dante et de Shakspeare, car Valmiki est de la famille de ceux qui résument toute une civilisation. Comment a-t-il vécu ? comment a-t-il composé son ouvrage ? Ces questions sont résolues par le fait, dès le début du Ramayana. Cette épopée, comme celle de Dante, met d’abord en scène la personne du poète. Retiré sous les ombrages d’une forêt sacrée, dès les premiers vers il se prépare par une longue purification à l’inspiration divine. Tout annonce en lui un homme de la caste des prêtres, qui épure son esprit pour le rendre digne de produire le poème national des Indes. Son sanctuaire est dans le fond des vallées. Il fait ses ablutions dans les eaux divines du Tomosa. Ses disciples lui apportent au bord du fleuve ses vêtemens religieux, et, quand il sort des flots, son esprit sans tache est prêt à reproduire fidèlement les images impérissables que les dieux voudront y imprimer. Qui ne voit le sens profond caché dans ce début ? Où est l’homme qui, avant d’accomplir sa tâche, n’a besoin d’une ablution intérieure ? Où est celui qui ne s’est baigné dans le flot des douleurs humaines avant de recevoir, selon l’expression orientale, la seconde vie, c’est-à-dire celle de l’inspiration ? Où est le philosophe, l’artiste, qui n’a une fois, au moins, lavé la poussière de ses rêves au bord des lacs immaculés et rafraîchi son front dans l’abîme insondable ? Tout poète, avant de commencer son œuvre, ne se recueille-t-il pas dans le secret des forêts ou dans le secret de son cœur : Byron dans la mer des Cyclades, loin des bruits de l’Angleterre ; M. de Châteaubriand dans les forêts de l’Amérique du Nord ; avant eux, Camoëns, dans la solitude de l’Océan ; Milton, dans la solitude des ténèbres ; Dante, dans la solitude plus aveugle de l’exil ? Les peintres du moyen-âge, plus poètes encore que peintres, s’agenouillaient avant de prendre leurs pinceaux, et ils commençaient par adorer en eux-mêmes l’image qu’ils allaient représenter. C’est-à-dire que nul n’entre dans le royaume de la poésie, de la philosophie, de la raison, sans passer par une épreuve quelconque, et cette idée est inscrite en traits ineffaçables au seuil même de l’épopée indienne.

La scène suivante achève de donner à ce début toute sa valeur. À peine le poète indien s’est-il préparé par la prière et la macération, à peine est-il parvenu à l’état de sainteté, que le dieu suprême Brahma descend des hauteurs du ciel et vient le visiter dans sa hutte de feuillage. Valmiki le reconnaît à travers ses traits mortels. Il se prosterne pour l’adorer ; puis, lui présentant un siége fait de bois de sandal, après lui avoir lavé les pieds, il l’invoque par le salut éternel. Le dieu lui ordonne alors de chanter Rama, le héros de la caste guerrière : « Achève, lui dit-il, le poème divin de Rama. Aussi longtemps que les monts s’appuieront sur leurs bases, et que les fleuves poursuivront leurs cours, le Ramayana sera répété par la bouche des hommes, et, tant que le Ramayana durera, mes mondes infinis te serviront d’asile. »

Que peut être une œuvre ainsi imposée par la religion, si ce n’est un acte du culte, une épopée sacerdotale ? Tel sera, en effet, le caractère de cet ouvrage. Mélange du prophète et du guerrier, il tiendra du Coran et de l’Iliade. Ce qui manque aux civilisations grecque, romaine, moderne, se découvre dans la seule civilisation indienne, un poème épique né de l’inspiration de la caste des prêtres. Dans l’Iliade, qui est voisine de cette antiquité, combien le principe de l’inspiration n’est-il pas différent ! Homère est entièrement affranchi du génie du sacerdoce. C’est un vieillard qui va librement de ville en ville, non un prêtre attaché à un sanctuaire. « Chante, déesse, la colère d’Achille, » voilà ses premiers mots. C’est lui qui commande et s’impose à son dieu ; c’est lui qui l’aiguillonne. Il règne dans son œuvre, et, par ce début, on sent déjà que l’art grec a conquis une pleine indépendance. Il dispose à son gré des évènemens et des traditions ; il les change comme il lui plaît. Les cieux même lui sont soumis, car il les orne à sa fantaisie ; et toujours orthodoxe, pourvu qu’elle soit belle, sa croyance renferme déjà un scepticisme prématuré. Dans l’épopée indienne, au contraire, le poète est soumis en esclave au dieu qui le visite et lui prescrit son œuvre, comme un rituel liturgique. Il se prosterne la face contre terre au seuil de son poème ; le caractère du génie oriental est ainsi représenté dans ce premier dialogue de Valmiki et de Brahma, du poète et du dieu ; ou plutôt il n’y a ici ni poète, ni artiste, ni poème, mais un dieu, un prêtre, un sanctuaire, une cérémonie solennelle, l’offrande de la parole harmonieuse ; car ces épopées sont placées au rang des livres sacrés : elles sont pour les Indiens ce que le Coran est pour les mahométans, l’Évangile pour les chrétiens. C’est sur ces livres ouverts que se prêtent les sermens dans les actes de la vie civile et politique ; et ce caractère sacré peut-il être exprimé avec plus de force que dans les vers suivans : « Celui qui lira le récit des actions de Rama sera délivré de tous ses péchés ; il sera exempt de tout malheur dans la personne de son fils, de son petit-fils. Heureux qui, écoutant le Ramayana, l’a compris jusqu’à la fin ! heureux qui seulement l’a lu jusqu’à la moitié ! Il donne la sagesse au prêtre, au noble une noblesse nouvelle, la richesse au commerçant, et si, par hasard, un esclave l’écoute, il est lui-même anobli[2]. »

Après que Valmiki a reçu ainsi l’ordre du ciel, ne pensez pas qu’il se jette soudainement au milieu des évènemens de son poème. Le génie de l’Orient ne procède pas avec cette impatience. Avant que l’action commence, il faut encore assister à l’une des scènes qui peignent le mieux la nature contemplative de l’Homère indien. Troublé par l’inspiration qui s’approche, accablé du fardeau de sa pensée, le poète s’assied au pied d’un arbre séculaire. Là il rêve aux vertus, à la noblesse, à la beauté de son héros, et cette méditation est le sujet de son premier chant. Vous voyez ainsi, par avance, le plan entier de son poème se dérouler au fond de sa pensée. Il aperçoit, dit-il, dans son esprit tout le sujet de l’histoire de Rama, aussi distinctement qu’un fruit du dattier dans le creux de sa main. Il mesure lentement dans son intelligence l’étendue de ce poème, océan merveilleux rempli de toutes les perles des Védas. Cette scène, qui suit de près celle de l’apparition du dieu, donne au début du Ramayana un caractère de contemplation et d’extase qui répond à tout ce que nous savons de la religion et des habitudes d’esprit du peuple indien. Le poète voit des yeux de sa pensée son œuvre plus parfaite assurément qu’il ne la fera jamais : n’est-ce pas le moment le plus beau de tout ouvrage humain ? Combien Homère est loin encore de cette idée ! Il est aussi impatient que le génie de l’Occident. Dès les premiers mots, il se précipite sur son sujet, comme un aigle de l’Olympe qui s’abat sur un troupeau, tandis que Valmiki plane d’abord dans la plus haute nue avant de descendre à la réalisation de son dessein. Long-temps il contemple l’idéal des évènemens et des choses qu’il décrira plus tard ; création intérieure de figures que personne ne verra, d’harmonies que nulle oreille mortelle n’entendra ; genèse des formes impalpables, beautés, sommets inaccessibles, parfums non respirés, lumière, strophes, voix dont le poème ne sera que l’écho ou l’ombre atténuée ! Nous-mêmes, nous admirons dans les œuvres des poètes et des sculpteurs les personnages et les figures qu’ils ont créés. Que serait-ce donc si nous pouvions entrevoir ces images, ces êtres moraux, non point tels qu’ils ont été imparfaitement réalisés par des instrumens incomplets, le ciseau, le pinceau, les langues humaines, mais tels qu’ils ont apparu, dans leur nudité idéale, à l’esprit de leurs auteurs ! Il n’est point d’artiste qui n’éprouve une douleur sincère en comparant à l’œuvre qu’il a rêvée celle qu’il a exécutée, et c’est la différence de ce modèle intérieur et du plan réalisé qui sert de préambule au Ramayana. Qui ne serait frappé de la grandeur de ces idées, rangées ainsi qu’une avenue de sphinx intelligens à l’entrée du monument ?

Admis dans l’intimité du poète du Gange, nous avons vu naître ses pensées, fantômes divins à peine revêtus de la parole. Reste à savoir comment, du fond de cette solitude, son œuvre, en ces temps reculés, a pu être répandue et conservée dans la mémoire des hommes. J’ai montré ailleurs[3] de quelle manière une question semblable a renouvelé de nos jours la critique à l’égard d’Homère. Qui croirait que la plus grande lumière sur cette question nous vienne des bords du Gange ? C’est pourtant ce dont il est facile de se convaincre. Pour achever sa confession, Valmiki raconte en effet de quelle manière son ouvrage a été porté de bouche en bouche, et l’on est étonné d’apprendre, dans ce récit, que des institutions poétiques, parfaitement analogues à celles de la Grèce héroïque et de l’Europe féodale, se retrouvent dans la double presqu’île en-deçà et au-delà du Gange : des rhapsodes qui chantent les fragmens du poème national, des ménestrels qui sont eux-mêmes récompensés par les auditeurs, comme ceux du moyen-âge. Il faut citer ici textuellement cette partie du Ramayana qui fournit des points de comparaison si évidens entre des sociétés que tout, d’ailleurs, semblait séparer.

« Le poème du Ramayana étant achevé, Valmiki se demanda : Qui le fera connaître au monde ? En ce moment, deux disciples se jetèrent aux pieds du sage, tous deux illustres, à la voix mélodieuse, tous deux habitant un ermitage. Ayant regardé ces jeunes hommes ingénus, il leur dit après avoir baisé leurs fronts : — Apprenez le poème révélé ; il donne la vertu et la richesse : plein de douceur, lorsqu’il est adapté aux trois mesures du temps, plus doux s’il est marié au son des instrumens, ou s’il est chanté sur les sept cordes de la voix. L’oreille ravie, il excite l’amour, le courage, l’angoisse, la terreur. — Après avoir ainsi parlé, le sage enseigna aux deux jeunes hommes tout le poème de Rama. Dès qu’il l’eut confié à leur mémoire, il leur dit encore : — Que cette histoire soit chantée par vous dans l’assemblée des sages, au milieu du concours des princes et dans la réunion des bons. — Ces deux jeunes hommes, l’exacte ressemblance du héros, l’image réfléchie de ses perfections, éminens dans les livres sacrés, dans les mystères de la musique, chantèrent le poème en présence des sages, et les dieux descendus de l’empyrée, et les génies et les princes des serpens, furent ravis d’étonnement et de joie. À des temps marqués, les deux princes bien-aimés recommençaient leurs chants, et les sages se réunissaient par milliers pour les écouter, les yeux immobiles de plaisir et d’admiration. Et ils s’écriaient : Ô le grand poème ! l’image fidèle de la vérité ! D’anciens évènemens nous sont montrés comme s’ils se passaient sous nos yeux. Ceux qui chantent ce poème dans cette langue de miel sont deux princes d’une origine divine. Oh ! que ce chant est pur ! les mots justement réglés sont unis entre eux par un art inoui. Ainsi réjouis par leurs chants, un sage leur présenta un vase rempli d’eau consacrée, un autre des fruits de la forêt, un troisième de riches vêtemens, ou un vase de sacrifice, ou un siége fait de bois de sandal. D’autres leur souhaitaient une prospérité sans mélange, ou appelaient sur eux une longue vie. »

Voilà donc, sur les bords du Gange, les rhapsodes d’Ionie et les ménestrels du moyen-âge. Il faut ajouter que le caractère de la théocratie est encore empreint dans cette institution. Ces rhapsodes indiens ne vont pas réjouir de lieux en lieux le festin de leurs hôtes, à la manière des Grecs. Ils seraient plutôt semblables à ceux du moyen-âge qui ne chantaient guère l’épopée carlovingienne que dans les châteaux de la féodalité. C’est dans une assemblée choisie que se répète le poème de Valmiki. Composé par un prêtre, c’est surtout par des prêtres qu’il doit être entendu. Les classes inférieures, les soudras, ne jouiront pas du bienfait de cette poésie. Ils sont exclus du monde idéal comme ils le sont, en quelque manière, du monde politique et civil.

Le Mahabaratha ne commence pas sur un ton moins pieux, car il s’ouvre par une conversation de religieux, dans un monastère consacré au dieu Brahma. Les solitaires prient un de leurs compagnons de raconter son histoire. Celui-ci cède à leurs instances ; il répète toute une épopée dans les intervalles des sacrifices, et l’Iliade orientale est chantée dans une cellule d’ermite.

Au reste, le sujet de l’un et de l’autre de ces poèmes est une guerre religieuse. Dans l’un et dans l’autre, le héros va secourir les ermites, les prêtres, les solitaires dont les autels et les monastères sont menacés par une race ennemie. Souvenir des luttes de deux peuples, de deux religions, c’est de ce chaos social qu’est sortie l’organisation des castes de la Haute-Asie en sorte que l’épopée est ici le commentaire de la législation et que la tradition poétique tient la place de l’histoire. À ce fond du sujet se rattachent, comme autant de rameaux au tronc, plusieurs scènes qui peignent, sous ses aspects divers, la société asiatique, le roi dans son palais, le brahmane dans son ermitage, le héros sur sa litière embaumée, les cérémonies du culte, les bûchers des funérailles, les prêtres errans sur des chars doux comme la pensée, les armées précédées de troupeaux d’éléphans enivrés, les bayadères, les forêts retentissantes de l’écho des hymnes et des prières liturgiques, les cités semblables à des lacs féconds en perles, les solitudes, les fleuves, les mers, tout le tableau de la nature des Grandes-Indes, tel qu’il est encore malgré les révolutions des temps. Il est surtout impossible de ne pas remarquer une sorte de chevalerie, des chartreuses païennes, des anachorètes plongés dans la macération, des pèlerinages, et dans le dogme une trinité divine. Ne semble-t-il pas que cette société soit l’image anticipée de la société féodale, représentée dans les poèmes de chevalerie d’Arthus et de la Table Ronde ? L’analogie serait complète, si l’on oubliait cette unique différence : d’une part, en Orient, le panthéisme, le dieu confondu avec la création ; de l’autre, en Occident, la personnalité de Dieu distincte de l’univers. Voilà par quel abîme ces deux mondes sont séparés. Cet abîme est plus profond que l’océan qui les divise.

Après cet aperçu général, je cherche les rapports de l’épopée indienne avec la religion, et je ne tarde pas à découvrir un fait si extraordinaire, qu’aucune autre littérature n’en présente de semblable. N’est-il pas étrange de penser que tous les héros de ces poèmes sont des dieux incarnés, qui ont consenti à revêtir les formes et les douleurs de l’humanité ? Rien pourtant n’est plus vrai. Encore faut-il ajouter que ce ne sont point, comme dans Homère, des dieux qui, n’empruntant de l’homme rien que sa beauté et sa sensualité, gardent, au sein de ce changement, la félicité inaliénable de l’Olympe. Non ; la figure humaine n’est pas seulement un masque pour les divinités des Grandes-Indes, c’est une incarnation dans le sens le plus réel, et, pour tout dire, le plus chrétien. Pour relever l’univers de sa chute, le dieu fait homme souffre, gémit, pleure, combat, accepte toutes les conditions de la vie humaine, jusqu’à la mort même ; aussi Rama n’est-il rien que le dieu Wischnou, qui a consenti à devenir le fils d’un ancien roi et à parcourir toutes les chances de la vie terrestre. Mais ce qui est manifeste dans le héros principal du poème, ne laisse pas d’être vrai à l’égard des autres personnages. Si vous les pressez et les poussez à bout, vous finissez toujours par reconnaître en eux quelque divinité ou quelque verbe fait homme, au degré le plus élevé comme au plus abaissé de l’échelle sociale. Chez ces rois qui règnent vingt mille ans, chez ces ascètes qui passent dans l’abstinence et la componction des siècles de siècles, il n’est pas difficile de soulever le masque et de retrouver l’Être suprême incarné dans le prêtre, le guerrier, le monarque. Mais si même vous voyez passer un mendiant porteur d’un parasol et d’une urne à demi brisée pour solliciter les aumônes des soudras, malgré cet abaissement, ne vous fiez pas trop à l’apparence ; sous la figure de ce mendiant est caché le dieu Siva, qui vient expier ainsi je ne sais quelle faute commise à l’origine de l’éternité. Le dieu étant ainsi caché sous chaque personnage, cette épopée mériterait bien mieux que celle de Dante le titre de Divine Comédie.

En même temps que les dieux sont cachés sous la figure des héros, ils ne laissent pas de se montrer dans les cieux. Ils se retirent dans leurs domaines particuliers, ou ils se rassemblent sur le sommet du mont Mérou. C’est sur cet olympe indien que se retrouvent, image anticipée de la Grèce et de l’Égypte, les ancêtres des divinités occidentales, Maya, la reine de l’illusion, couverte du voile qui s’étendra plus tard sur l’Isis du Nil ; Chrishna, le dieu du soleil entraîné par les chevaux que doit régir Apollon ; Siva, qui brandit le trident qu’il doit léguer à Neptune ; l’Aurore avec son char traîné par des perroquets ; la déesse de la terre, Prithivi, entourée des panthères qu’apprivoisera Cybèle ; et au-dessus d’eux tous, Brahma, qui, pour collier, porte à son cou la chaîne des êtres que recueillera Jupiter. Il y a loin de ces émanations de l’Himalaya aux formes de l’art de Phidias.

« Du feu du sacrifice surgit un être surnaturel, d’une splendeur incomparable, puissant, héroïque, marqué du signe des augures, couvert d’ornemens divins, égal en hauteur au sommet des montagnes, redoutable comme le tigre, aux épaules et aux flancs de lion, étincelant comme la flamme du soleil, les mains couvertes d’anneaux, le cou entouré d’un collier de vingt-sept perles, les dents semblables au roi des astres ; il tenait embrassé comme une épouse bien-aimée un large vase d’or, incrusté d’argent et rempli de la boisson ambroisienne des dieux. Il dit : Je suis une émanation de Brahma descendu sur la terre. Puis il devint invisible. En ce moment les appartemens des femmes rayonnèrent de joie, comme lorsque l’air brille des rayons de la lune automnale. »

Ce qui résulte des réflexions précédentes, c’est que le dieu, étant partout et immédiatement présent, s’incarne à la fois dans plusieurs héros, dans une famille, dans toute une race d’hommes. Il converse avec lui-même, il se cherche, se poursuit, s’interroge, se répond, sans laisser presque aucune place à l’humanité pour agir et se développer. Les dieux se font hommes ; les saints, les ascètes, les héros, de vertus en vertus, deviennent dieux. Nul ne reste dans une condition, une forme précise. Tout s’agite au sein d’une même personne infinie, de l’Être éternel, qui éternellement se transforme dans chaque créature, dans le brin d’herbe, la vague du fleuve, le prince des serpens, le roi des hommes ; de telle sorte que le héros de l’épopée n’est que le héros du panthéisme. Dans la poésie homérique, les dieux et les hommes se partagent l’action ; leurs fortunes sont distinctes ; vous ne risquez pas de les confondre. Le ciel et la terre se font, pour ainsi dire, équilibre, et c’est une des causes d’où naît la sérénité de la poésie grecque. À l’autre extrémité de l’antiquité, chez les Romains, les dieux ont presque disparu ; du moins, ils n’ont conservé que le masque. Dans Virgile, des combinaisons purement humaines ont pris la place de la foi et de la religion ; c’est le défaut opposé à la poésie indienne qui, pour ainsi dire, enivrée d’elle-même, est un acte de foi plutôt qu’une œuvre d’art. L’Inde est la poésie ; la Grèce est le poète.

D’ailleurs, ces monumens ne retracent pas seulement l’histoire des croyances, ils peignent aussi au vif la nature physique et le climat de la Haute-Asie. À mesure que le héros voyage dans les forêts primitives, il interroge son guide sur l’histoire et la naissance des montagnes, des fleuves ; les images du berceau des choses occupent autant de place que le récit des actions. C’est là qu’il faut chercher ces images colossales et naïves qui tiennent tout ensemble de l’enfant et du géant, et qui furent la première géologie de l’humanité : les quatre éléphans monstrueux qui supportent le monde aux quatre points cardinaux ; l’île de Ceylan appuyée au fond de la mer, sur la carapace d’une tortue immobile ; le serpent qui, s’enlaçant autour des flancs des montagnes, les arrache de leurs fondemens. Chaque forêt, pour mieux dire, chaque fleur a son histoire. À la généalogie des tribus et des peuples s’ajoute celle des diamans, des perles, des lis ; car la création n’est point dépeinte comme achevée ; elle continue de vers en vers, et ses époques successives font elles-mêmes une partie des scènes du Ramayana. De nouvelles organisations terrestres fournissent, en surgissant, de nouveaux épisodes ; le monde physique semble éclore incessamment au souffle du poète, et, jusqu’au dénouement, il grandit comme un héros, en même temps que le monde idéal. C’est ainsi que la naissance du Gange sert de sujet à l’un des plus fameux fragmens de l’œuvre de Valmiki :

« En ce temps-là, la terre était parée de tourterelles et d’oiseaux célestes ; les sages virent la chute du Gange, de la hauteur de l’Éther jusque dans le fond des vallées. Pleins de surprise, les dieux eux-mêmes vinrent sur des chars traînés par des chevaux et des éléphans, pour assister à l’arrivée merveilleuse du Gange. Illuminé par leur présence et par la splendeur de leurs ornemens, l’air brilla de l’éclat de cent soleils, pendant que les écailles des serpens d’eau et des crocodiles étincelaient au jour. À travers la blanche vapeur des eaux brisées dans mille chocs, la lumière parut voilée sous des brumes automnales, comme sous les ailes d’un troupeau de cygnes tournoyans dans l’abîme ; ici l’eau se précipitait par torrens, là elle s’assoupissait majestueusement dans son lit ; plus loin, elle débordait de toutes parts, ou elle s’engouffrait dans les cavernes, et recommençait à jaillir en mugissant. Tombée d’abord sur le front du dieu, et de sa chevelure de neige ruisselant sur la terre, cette onde se prodiguait sans s’épuiser. Et les sages qui habitaient ses bords, pensant en eux-mêmes : C’est la rosée du front du dieu, s’y plongèrent aussitôt ; et toutes les créatures virent avec joie l’approche de l’eau céleste, et toutes furent purifiées dans l’eau du Gange.

« Et le roi des hommes, montrant le chemin aux flots, s’élança sur son char resplendissant, pendant que le Gange se précipitait sur ses pas ; les dieux, les sages, les génies avec le prince des serpens, avec le roi des aigles et celui des vautours, suivant les roues de son char, atteignirent le Gange, le souverain des fleuves, le purificateur de toute souillure. »

Ici le génie oriental déborde aussi bien que le fleuve. Ce roi qui, sur son char d’or, montre le chemin aux flots sacrés ; ces créatures qui l’entourent et représentent l’univers appelé à ce spectacle ; cette assemblée de serpens, de crocodiles, cette multitude de dieux traînés par des éléphans, voilà l’Homère indien dans sa pompe accoutumée. Je remarque, à cet égard, que dans la poésie grecque, lorsqu’une puissance de la nature se mêle à l’action, c’est presque toujours sous des traits humains et sous une forme d’art. Au lieu du fleuve, vous eussiez vu ici un vieillard pencher son urne d’or, d’où se seraient écoulés des flots intarissables. Chez les Indiens, l’homme n’a point encore imposé sa figure à tous les objets qu’il divinise. Le Gange, pour être fils des montagnes, ne laisse pas de conserver sa forme naturelle ; il a déjà une pensée, une volonté ; il a une ame, et n’a point encore de visage.

Enfin, les rapports des héros avec tout le règne animal sont un des traits les plus originaux de l’épopée indienne. Non-seulement les chevaux de Rama pleurent comme les chevaux d’Achille, mais l’homme en général fait alliance intime avec la société des animaux. Le sage roi des vautours, le hardi chef des singes, le prudent roi des serpens, se lient par des traités avec le roi des hommes ; l’humanité ne semble point encore commander d’une manière absolue à la nature asservie. C’est le moment qui est indiqué par la Bible, alors que les hommes conversaient familièrement avec les animaux. Deux personnages surtout, Sigravo et Hanumann, les princes des hommes des bois, les rois de la création animale, à la voix de tonnerre, égaux en hauteur à la plus haute montagne, se liguent avec le héros Rama ; ils stipulent une sorte de contrat au nom de toutes les créatures inférieures : « Ils s’approchèrent, dit le poète, du bord des flots, et creusèrent l’Océan de la pointe de leurs javelots, montrant par là que l’Océan tout entier est esclave de Rama. » Acte de vassalité de l’univers physique, premier hommage lige de la nature muette envers l’humanité, sa suzeraine.

En général, lorsque dans ces poèmes on voit surgir devant soi ces formes colossales de la création animale, il semble que tout ce monde perdu ait quelque analogie avec le monde retrouvé de nos jours par Cuvier, et que la scène se passe au milieu des mammouths, des palœthériums, des mégathériums et des autres créatures gigantesques dont la science rassemble de nouveau les ossemens. En même temps que les empreintes de la végétation du monde naissant ont été conservées dans les feuilles des schistes, ainsi que dans un livre clos par le créateur lui-même, on dirait qu’elles ont été éternisées sous une autre forme dans les images et les peintures de ces compositions épiques, en sorte que l’effet de cette poésie est de rejeter votre imagination par-delà tous les temps connus, dans les époques dont la géologie peut seule refaire l’histoire ; tant il est vrai que la plus haute poésie et la plus haute science, loin de s’exclure, se recherchent, s’expliquent, s’alimentent et se confirment l’une l’autre.

De l’examen de la religion et de la nature, si l’on veut passer au tableau de la vie civile et domestique, il faut entrer dans la cité par excellence, Uyodhya, fondée par Munoo, le roi des hommes. Une description que j’abrège ici, ouvre le seuil de cette ville anté-diluvienne, où semblent entassées l’une sur l’autre Ninive, Gomorrhe et Babylone :

« Sur les bords du fleuve était l’illustre cité bâtie par le roi des hommes, une vaste cité, dont le circuit est de douze journées de voyage ; ses maisons s’élevaient jusqu’aux nues. Arrosée par des eaux jaillissantes, ornée de bosquets et de jardins, elle était entourée d’une muraille infranchissable ; les accords des instrumens de musique et le frémissement des armes s’y faisaient entendre tour à tour ; elle était remplie de bayadères, parcourue dans tous les sens par des éléphans et des chevaux, visitée par des marchands et des messagers de toutes les contrées, et sans cesse retentissante du bruit du char des dieux. Pareils à une mine de diamans, ses murs d’enceinte, formés de diverses sortes de pierreries, l’entouraient comme un collier, et les toits résonnaient des sons du cistre, de la flûte et de la harpe. Personne dans cette cité ne vivait moins de mille ans. Aux échos répétés des prières sacrées, elle était remplie de banquets et d’assemblées d’hommes heureux. Parfumée d’encens, de guirlandes, de fleurs et d’objets de sacrifice, dont le cœur s’enivrait, elle était gardée par des héros égaux en force aux éléphans qui portent l’univers comme une tour, par des guerriers qui la protégent, comme les serpens à trois têtes protégent les sources du Gange. Le feu des sacrifices y était entretenu par un peuple de prêtres qui tenaient éternellement leurs esprits et leurs désirs sous un joug volontaire. »

Telle est la Troie indienne. Le chant pieux des Védas y couvre le retentissement des armes. Mélange de volupté et d’ascétisme, c’est un temple pour les dieux, plutôt qu’une cité pour les hommes ; et par là elle est conforme au génie de l’épopée qui se meut autour de ses murailles. J’ai vu Mycènes, Argos, Tyrinthe, la ville d’Hercule ; je puis affirmer que ces cités divines ne furent jamais que des bourgades en comparaison de la demeure réelle ou imaginaire de l’Hercule indien.

Dans ce séjour d’ascétisme se succèdent lentement d’étranges dynasties de rois dont chacun vit des siècles de siècles ; ils remplissent par des austérités inexorables cette vide éternité. À genoux, immobiles, les mains tendues vers le ciel, on dirait qu’ils figurent des siècles de prières et de contemplations, règnes d’extase qui passent comme un songe. Chaque peuple résume ainsi ses souvenirs dans la personne de chefs imaginaires faits à sa propre image. Chez les Hébreux, les patriarches sont des émirs doués d’une sorte d’immortalité terrestre. En Italie, l’histoire de Rome est ouverte comme un large sillon, par Évandre, laboureur et pasteur ; dans l’Inde, les premiers rois sont des figures ascétiques qui, après avoir évoqué, du fond des forêts, par une contemplation muette, les premières formes de la société civile, conservent leurs empires par la puissance seule de la méditation ; et c’est une des grandeurs de cette poésie de faire dépendre ainsi du recueillement d’un esprit les révolutions du monde. Cependant, après ces extases séculaires, ne vous étonnez pas s’il reste peu de place pour l’action, et n’allez pas chercher la fougue de l’Iliade dans ces épopées de la solitude.

Au-dessus du roi est le prêtre. Il vit retiré, tantôt, comme un anachorète, dans un ermitage au fond d’un bois sacré, tantôt dans la cellule d’un monastère semblable à ceux du catholicisme ; à chaque occasion importante, le roi va le visiter, se prosterne à ses pieds et lui demande conseil. Au souffle de ses lèvres, les mers sont agitées, les vents s’arrêtent, les extrémités de l’univers tombent dans la confusion ; le soleil est éclipsé par la splendeur de son esprit. La nature tout entière s’effraie de ses austérités. Les dieux eux-mêmes ont peur du prêtre qui s’élève au-dessus d’eux par la vertu. Les créatures s’écrient : Ô Brahma, si ce sage continue ses macérations, rien ne peut empêcher que l’humanité ne devienne athée. Jamais, dans ses légendes les plus hardies, le christianisme n’a attribué tant de puissance à ses ermites que l’Inde à ses brahmanes. Ils traversent le monde en achevant leur prière. Le feu de leur colère ressemble à celui des sacrifices, et ils règnent en souverains dans le poème aussi bien que dans la nature et la cité.

Le héros surtout leur est aveuglément soumis. Instruit par le prêtre dans les livres sacrés, il est son élève, son instrument. Il rappelle le pieux Énée, non pas l’Achille grec, car il tient moins de la caste guerrière que de la caste sacerdotale. Il a les épaules du lion, les yeux couleur de la fleur du lotus. Par sa pâleur il ressemble au lis des eaux, et son haleine est embaumée comme l’haleine de la nymphea. Avant de commencer le combat, il accomplit ses dévotions matinales. Il se prépare aux batailles par l’abstinence, et, revenu de la mêlée, il rafraîchit encore son ame par la puissance des saintes austérités. Souvent il se couvre du cilice des religieux. Douceur, componction, obéissance, scrupule, ce sont là les vertus de ce héros sacerdotal. Au milieu des guerriers, il ressemble à un feu de sacrifice entouré par les prêtres. Tous ses devoirs sont résumés dans ces paroles que Rama reçoit de son père au moment où il va le quitter pour la première fois :

« Ô mon fils, sois humble et courtois. Obéis aux brahmanes dévoués à l’étude des Védas ; reçois leur instruction comme le breuvage de l’immortalité. Les brahmanes sont grands ; ils possèdent la source de la prospérité et du bonheur. Pour assurer l’existence du monde, ils ont été envoyés parmi les hommes comme des dieux terrestres. Ils sont les gardiens des Védas et des lois immuables de la vertu ; ils possèdent aussi la science importante des archers. Sois constamment à cheval, ou sur un char, ou sur un éléphant. Instruis-toi dans les arts policés ; envoie-moi de sages messagers. Ayant parlé ainsi, le roi des hommes dit encore : Va, mon fils. Et ses yeux se remplirent de larmes, et sa parole fut brisée par ses sanglots. »

Cherchez un idéal semblable dans le héros, où le trouverez-vous ? Ce n’est pas sous la tente d’Achille ni d’Ajax. Il faut traverser toute l’antiquité classique et pénétrer au cœur du christianisme. Les relations du guerrier et du prêtre indien sont précisément celles du preux chevalier et de l’ermite dans les romans de la Table-Ronde. Parceval-le-Gallois, Lancelot du Lac, Tristan, ont le même genre de vie que Rama, Bharata, et les autres héros de race indienne. Comme ces derniers, ils poursuivent un idéal de perfection morale sous le symbole du Saint-Graal. Une éternelle macération est infligée aux uns comme aux autres. Seulement le chevalier errant dans la triste forêt des Ardennes s’arme contre les séductions de son cœur plutôt que contre les enchantemens de la nature extérieure. Qui eût pensé que l’épopée de la féodalité chrétienne avait son analogue dans la vallée du Gange, et qui eût cherché, dans le golfe du Bengale, la chevalerie rêveuse de la Bretagne enchantée par Merlin ? Cette ressemblance entre les personnages se retrouve dans l’action du poème. Un même genre de vie devait produire des épopées analogues.

Dès le commencement, le roi, dans sa ville gigantesque, supplie les dieux de lui accorder une postérité. La Divinité suprême descend sur la terre et s’incarne dans la personne de quatre fils du monarque. Ces héros-dieux grandissent avant la fin du premier livre. Bientôt instruits dans les Védas, le chef des prêtres vient demander leur secours contre le roi des infidèles. Le père hésite d’abord à livrer ses fils aux dangers de la guerre : il veut partir à leur place. Cependant, dominé par l’autorité du sacerdoce, il exécute ses ordres. Rama et son frère reçoivent des armes enchantées ; parmi ces armes se trouve un arc que les rois et les dieux sont incapables de bander. On l’apporte en présence des jeunes princes et d’une grande assemblée de peuple. Il est important de voir comment cette situation tout homérique a été traitée par le poète indien.

« Le vertueux brahmane, s’adressant alors avec joie à Rama, lui dit : Ô toi dont le bras est puissant, prends cet arc divin, incomparable, essaie ta force naissante. À ces paroles du sage, Rama répondit : Je banderai cet arc céleste, et, lançant la flèche au but, je montrerai ma force. — C’est bien, reprirent le roi et le prêtre. Alors Rama banda rapidement l’arc d’une seule main. Cependant la multitude assemblée le regardait ; puis, en souriant, il se prépara à décocher un trait. Mais, par la force de Rama, l’arc bandé se brisa au milieu. Le son sourd ressembla à l’écroulement d’une montagne, ou au rugissement du boa sur les sommets des monts de Sukra. Ébranlés par le bruit, tous furent renversés contre terre, hormis le prêtre, le roi et les deux descendans de la race des Rughous. »

Il est impossible de ne pas penser ici à l’arc d’Ulysse. Sauf l’hyperbole de la fin, on dirait une page d’Homère tombée sur l’Indus de la cassette embaumée d’Alexandre.

Après une suite de combats, dans lesquels le sacerdoce intervient toujours, le glorieux Rama est exilé dans le fond d’une forêt par l’ordre de son père qu’ont abusé de faux soupçons ; ce vieux roi ne tarde pas à se repentir de son injustice, et c’est une des parties les plus belles de ce poème que l’épisode où le monarque, à la barbe séculaire, se livre à une douleur sans bornes. Cette figure, jusque-là insensible et muette, s’éveille ainsi au sentiment de la vie réelle par celui du désespoir. Ce roi, qui devait se croire immortel, se sent faillir à la première atteinte de la douleur. Cette scène est trop grande pour que je n’en cite pas quelques traits. Le poète montre d’abord le changement survenu dans cette même ville qu’il avait dépeinte comme le séjour de la félicité permanente ; depuis qu’elle est privée de son héros, elle est semblable à la mer qui retombe dans le silence quand les vents ont cessé de souffler, ou à un autel dépouillé quand le sacrifice est achevé ; puis il porte la scène dans l’intérieur du palais

« Obligé d’entendre la plainte de la mère de Rama, le roi fut rempli d’angoisse. À la fin, transpercé par l’aiguillon des regrets et fermant ses yeux, il s’évanouit sur sa couche. Après quelque temps, ayant recouvré ses sens, puis voyant la reine près de lui, il lui adressa ces paroles : Ô reine, je demande l’oubli à mains jointes ; par l’amour de ton fils, n’ajoute pas le poison à mes blessures brûlantes. Mon cœur est ulcéré, et tes paroles sont pour moi aussi terribles que les éclats du tonnerre. Tu connais les passions de l’homme ; je te conjure dans mon agonie ; ne m’achève pas, moi, qui suis déjà blessé et terrassé par les dieux. En entendant ces paroles gémissantes, la reine fit taire sa douleur, et les mains jointes, la tête prosternée aux pieds du roi, elle répondit : Ô roi des hommes, pardonne-moi ; privée de réflexion dans l’excès de mon malheur, j’ai dit ce qui ne devait point être prononcé. Celle qui est suppliée, les mains jointes, par son époux semblable aux dieux, est perdue dans cette vie et dans l’autre, si elle repousse ses prières. Qu’ai-je dit dans ma détresse ? La souffrance détruit l’intelligence ; la douleur détruit la mémoire, la douleur détruit la patience ; il n’est point d’ennemi plus destructeur que la douleur. La blessure causée par un tison ardent ou par une arme meurtrière peut être guérie ; mais, ô roi, la détresse qui vient de l’ame est sans remède. Les sages même, ceux qui étaient doux, patiens, instruits dans les habitudes de la vertu, sont tombés au-dessous du ver de terre, quand ils ont été atteints dans leur cœur par le désespoir. Ces jours écoulés depuis le départ de mon fils sont pour moi comme des siècles. Ma douleur s’est accrue comme les eaux du Gange, quand la froide saison est passée. — Pendant que la reine achevait ces paroles, le jour déclina et le soleil se coucha.

« Mais le roi, épuisé de douleur, répondit : Heureux ceux qui reverront le visage de Rama semblable à la pâle lune d’automne, ou au nénuphar épanoui ! heureux ceux qui le verront revenir des forêts, lui, semblable à l’étoile dans sa course céleste ! Mais pour moi, ô reine, mon cœur se brise ; la douleur a consumé mon souffle, et ma vie est semblable au rivage emporté par les ondes d’un fleuve. »

Voilà enfin que cette poésie fait éclater des douleurs humaines. Les systèmes, les abstractions du culte sont oubliés ; à travers la différence des temps et des lieux, nous retrouvons l’homme semblable à nous. Cette plainte va se joindre aux plaintes immortelles de la poésie occidentale, et ce vieux roi, sorti de l’oubli, va grossir le chœur lamentable des vieillards consacrés par le deuil, Priam, Ossian, le père du Cid, le roi Lear. Le monarque indien manquait à cette assemblée funèbre.

Après la mort du roi, Bharata rassemble une armée pour aller à la recherche de son frère et lui offrir l’empire. Cette armée est composée d’un million d’hommes de pied, de cent mille cavaliers, de neuf mille éléphans caparaçonnés. Il entre avec cette multitude dans le fond des forêts. Il traverse le Gange, et va demander conseil à un brahmane retiré dans la solitude. Ce brahmane, dans sa hutte de feuilles, abrite et nourrit par miracle cette immense réunion d’hommes. À sa parole, des palais s’élèvent dans le désert. Cette incantation de l’univers par la prière du prêtre est pleine de solennité. Pendant qu’il reste plongé dans la méditation, tous les êtres célestes descendent des hauts lieux. Un concert s’élève d’instrumens invisibles. Les arbres de toute espèce se changent en nains, en bayadères ; ils viennent eux-mêmes présenter leurs fruits. Des fleuves d’ambroisie coulent dans la vallée ; les rivages sont faits de sables d’émeraude et de saphir. Toute l’armée s’écrie : C’est ici qu’est le ciel. Mais, à un signe du brahmane, ces merveilles disparaissent comme un rêve. Cette féerie, où se déploie dans toute sa liberté l’imagination orientale, semble être le modèle des incantations de Merlin. La nature et l’humanité sont là comme enivrées l’une par l’autre.

Cependant que faisait Rama, le héros du poème ? Plongé dans la contemplation des forêts, des montagnes, des fleuves, ses jours se passaient dans un vague enchantement. On ne voit pas dans les poèmes d’Homère les hommes s’arrêter pour remarquer les beautés de l’univers. Ils sont, pour cela, trop avides d’action, de mouvement ; ils sont trop remplis d’émotions guerrières. Personne ne conteste aujourd’hui que cet attendrissement qui saisit l’homme en présence de la nature ne soit un sentiment tout moderne, et plusieurs croient en trouver les premières traces, en France, dans les œuvres de J.-J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Or, voici dans un poème de la Haute-Asie, vieux de trois mille ans peut-être, un héros dont les impressions, les rêveries, le langage même, sont tout semblables à ceux de Saint-Preux sur les rochers de Meilleraie, de Rousseau dans l’île de Bienne, de Werther dans les forêts de l’Allemagne, de Paul et Virginie dans l’île de France. Je ne sais même si, dans les écrivains que je viens de nommer, l’intimité de l’homme et de la nature a jamais été exprimée par des traits aussi vifs que dans le passage suivant du Ramayana :

« Après avoir long-temps habité les forêts, Dusha-Rutha semblable aux dieux, séduit par la grace de ces collines, montrait en ce moment à son épouse bien aimée les sommets lointains, et il lui parlait ainsi : « Ô ma bien-aimée, ni la perte de mon royaume, ni la séparation de mes amis ne m’affligent, quand je contemple le front sublime de ces montagnes. Vois ce sommet que visitent les oiseaux et où les métaux abondent ; ses pics s’élèvent jusqu’aux cieux. Les flancs de ce roi des montagnes ressemblent à des veines d’argent ; d’autres fois ils paraissent resplendissans de l’éclat des diamans, ou couverts des fleurs de l’asclépias gigantesque ; et ceux-ci, chargés de scolopendres odorantes, sont taillés en cristaux. Le bananier, le baobab, le dattier, y répandent leur ombre. Des couples d’oiseaux se poursuivent sur le bord des rochers. Vois ces retraites embaumées où s’abritent les petits de la tourterelle. La montagne avec ses cascades, ses fontaines jaillissantes, ses murmures, ses tressaillemens, ressemble à un éléphant enivré de fruits sauvages[4]. Où est celui qui resterait insensible à ces tièdes haleines qui s’élèvent par bouffées du fond des vallons, toutes chargées de parfums ? Dussé-je passer ici avec toi ma vie entière, le regret ne m’atteindrait pas. Au milieu de ces fleurs et de ces fruits, je sens se réveiller en moi tous mes rêves. Les sages qui m’ont précédé ont avoué que la solitude, dans le fond des forêts, est, pour les rois, aussi douce que l’ambroisie. Vois les plantes fleuries de la reine des vallées briller dans la nuit comme la flamme d’une offrande. Vois çà et là ces berceaux de délices formés par les tiges du lotus et recouverts des feuilles du blanc nénuphar !… » Ayant parlé ainsi, Rama descendit du haut des rochers, puis il montra à son épouse Mithilé le doux fleuve du Gange ; et le prince aux yeux de lotus, s’adressant de nouveau à la fille du roi, qui ressemblait à la lune émergée de l’ombre des forêts, lui dit : « Vois ce fleuve amoureux avec ses îles que fréquentent les cygnes ; ses bords ombragés ressemblent à la grotte du dieu des richesses. C’est ici que les solitaires, se laissant glisser sur des lianes, se baignent dans la saison sacrée ; et les mains levées, ils font retentir des hymnes au soleil. Alors les arbres et leurs rameaux agités par les vents secouent leurs fleurs et leurs feuilles de chaque côté du fleuve, et la montagne semble frémir et tressaillir jusqu’en ses fondemens. Vois, ô ma bien-aimée, les têtes des fleurs s’incliner sous la brise ; écoute, écoute les notes cadencées du rossignol caché dans l’ombre, et répète ses accens prolongés. Oui, j’aime mieux contempler avec toi ces sommets bleuâtres, que résider en un palais. » — C’est ainsi que Rama, le chef de la race des Rughous, conversait avec son épouse au bord du fleuve ; et, traversant la montagne, il apparaissait à ses yeux comme s’il eût été embelli par un enchantement. »

On pourrait comparer ce passage au tableau des amours d’Adam et d’Ève dans le Paradis perdu, ou encore aux rêveries de Tristan et d’Yseult dans les vieux poètes féodaux, surtout dans la rédaction allemande de Gottfried de Strasbourg. Il y a même des expressions qui semblent empruntées toutes vives de Werther, d’Atala et du Génie du Christianisme. Une seule chose distingue cette antique poésie asiatique de la poésie moderne de l’Occident, c’est que l’amour humain y est comme enseveli dans l’amour de la nature. Au sein de la solitude, Mithilé, la compagne du héros, n’est qu’un des ornemens du spectacle de la création. Ce n’est pas elle qui y donne seule l’ame et la vie, car elle n’est pas comme Julie, Atala, Virginie, la pensée, le parfum caché en toutes choses ; elle n’est qu’une fleur de plus dans la forêt sacrée. D’ailleurs, au moment même où le héros se livre à l’impression de la nature, il la combat par ses austérités ; le Werther indien vit sous le cilice. Mais c’est précisément cette volupté mêlée d’ascétisme, sous le ciel des tropiques, qui fait de Rama le représentant fidèle du génie des races hindostanes. Rama, vêtu de l’habit de pèlerin, refuse l’empire. Il se retire en quelque sorte du poème, pour vivre de la contemplation inarticulée des flots, des bois, des monts. De la même manière le peuple indien s’est retiré de l’histoire et du monde réel, afin de vivre plongé dans le ravissement de la nature. Lui aussi a refusé l’empire de l’Asie, qui lui offrait son diadème. Au lieu de s’abandonner au génie de l’action et des conquêtes, ainsi que tous les peuples voisins, il a mieux aimé, au fond de ses forêts immaculées, s’enivrer d’extases, de parfums, de silence. Plus d’une fois, et toujours vainement, l’histoire l’a provoqué à sortir de sa vallée. Il a continué de vivre avec l’enchanteresse, sans vouloir quitter ses ombrages pacifiques ; le monde entier a passé devant lui, et toutes les races humaines l’ont visité à leur tour, sans que rien ait jamais pu l’arracher à son extase.

L’ascétisme a été le principe de la poésie de l’Inde et de l’Occident au moyen-âge, parce qu’il a été dans ces deux sociétés un principe de civilisation. L’humanité, à sa naissance, enlacée de toutes parts dans les liens de la nature extérieure, ne peut lui échapper qu’en la niant. C’est là un effort nécessaire de la liberté morale pour résister à la tyrannie de l’univers tout entier. Aussi les héros de la Haute-Asie, au milieu de leurs vallées enchantées et de toutes les amorces des sens, sont des ascètes qui combattent intérieurement contre le despotisme des choses extérieures. C’est dans leur ame que l’épopée place avec raison ses plus merveilleuses batailles. Ce sont eux qui fondent réellement, avec le règne intime de l’ame et de la liberté morale, celui du genre humain. Comme les pères de la Thébaïde, au temps des séductions de l’empire romain, ils ferment leurs yeux et leurs oreilles à tout l’éclat, à tous les bruits du monde sensible ; ils entretiennent, conservent, alimentent en eux-mêmes la conscience de l’humanité, menacée d’être étouffée, en naissant, sous les ravissemens d’une sensualité exubérante. Les macérations prodigieuses de ce peuple de prêtres dans le jardin de l’Asie, qu’est-ce autre chose qu’une protestation de la pensée pour rétablir l’équilibre entre la matière et l’esprit ? C’est le premier combat duquel dépendront tous les autres. L’homme sera-t-il le maître ou l’esclave de la nature ? Telle est la question posée à l’origine de toute société, et plus la nature est puissante, plus la réaction des hommes doit l’être ; ce qui explique l’ascétisme des brahmanes dans leur contrée enchantée, des pythagoriciens dans la Grande-Grèce, de l’Italie et de l’Espagne au moyen-âge. Les saints qui, à l’origine de la civilisation chrétienne, combattirent, comme l’hydre ou le Python renaissans, les instincts de la nature païenne, voilà les Hercule et les Thésée de l’humanité moderne.

De nos jours, tout est changé. L’ascétisme a cessé d’être un principe dominant de civilisation et de poésie. Pourquoi cela ? Parce que l’humanité a acquis des forces par la lutte, que son indépendance est désormais conquise sur l’univers, que, loin d’avoir à redouter la tyrannie du monde extérieur, chaque jour elle le dompte et le plie à ses nombreux caprices, que la pensée détourne les fleuves, comble les vallées, que la matière s’enfuit et disparaît devant le joug de l’esprit, que l’homme n’est plus enseigné par la sagesse du serpent ni par l’oiseau des aruspices, qu’enfin il ne craint plus d’être vaincu et retenu captif par la nature. Ce grand duel s’est terminé à son honneur. Qu’a-t-il besoin de nier la nature ? il l’enchaîne à son char.

Il semble, au reste, que la société indienne n’ait jamais su être jeune, tant il entre de réflexions, de combinaisons, de calculs philosophiques dans son premier poème, où se mêlent d’ailleurs des sentimens qui ont dû naître à des époques très éloignées les unes des autres. L’Iliade et l’Odyssée, avec tous les caractères d’un peuple naissant, simplicité, naïveté, ignorance des choses métaphysiques, doivent avoir jailli, l’une et l’autre, presque spontanément et tout armées, du front de la société grecque, tandis que l’épopée de Valmiki résume déjà le génie d’un peuple qui a traversé toutes les phases, épuisé toutes les doctrines de la vie sociale : cosmogonie, genèse, traditions de l’enfance du monde qui attestent surtout l’enfance de l’intelligence humaine ; souvenirs d’une lutte de deux races primitives, monumens de la formation du peuple indien, sentimens de mélancolie, d’attendrissement, rêveries d’une société déjà rassasiée d’elle-même, écoles de philosophie, scepticisme, ironie, sectes métaphysiques, royauté des logiciens, marques d’une religion et d’une civilisation au déclin ; tout cela rassemblé, mêlé, ordonné dans une même œuvre, comme les productions des diverses époques de la nature sont superposées dans les flancs d’une même montagne, depuis la roche primitive et la végétation antédiluvienne, conservée loin du jour, dans les feuilles de l’ardoise, jusqu’à la fleur nouvelle que vient de ronger dans la rosée l’insecte né du matin. Aussi, appliquant à ces poèmes la théorie que j’ai réfutée pour Homère, croirais-je volontiers qu’ils sont l’ouvrage, non d’un homme, mais de diverses générations qui ont accumulé leurs pensées les unes sur les autres. Vous passez brusquement de l’époque du chaos à celle de la métaphysique, des hommes des bois à l’école des sophistes. Dans le berceau de ce peuple est le livre de sa vieillesse, et vous diriez que sans enfance il est né dans l’éternité.

Veut-on savoir ce que peut être le scepticisme antédiluvien dont je viens de parler ? On sera étonné de voir combien il ressemble à celui de notre temps

« Le roi des logiciens s’adressa ainsi à Rama pour l’éprouver : Ô Rama, que l’intelligence d’un ascète tel que toi ne descende pas au niveau des imaginations vulgaires ! Les livres sacrés ont été composés par des hommes adroits afin de tromper les autres et de les induire à faire des donations. Toute leur doctrine, la voici : Offrez des sacrifices, consumez-vous dans les austérités religieuses, le jeûne, la macération. Faites des dons au sacerdoce… Ô roi, ne seras-tu donc jamais sage ? Ce qui se laisse toucher et goûter par les sens est seul digne de tes désirs. Tous les rois tes prédécesseurs sont tombés sous la main d’airain de la mort. Nul ne sait ce qu’ils sont devenus ni où ils sont allés ; on croit les voir partout où l’on désire qu’ils soient ; cependant l’univers est plongé dans l’incertitude. Il n’y a dans ce monde rien d’assuré, et ce monde même, où est-il ?

« En entendant ces sentimens athées, Rama, semblable à un éléphant furieux, répondit : Je ne me soustrairai pas plus aux commandemens de mon père qu’un cheval dompté n’abandonne le char, ou qu’une épouse obéissante ne délaisse son époux. Je ne serai pas plus ébranlé par tes paroles qu’une montagne ne peut l’être par le choc de l’ouragan. »

Sous les lianes des tropiques, le scepticisme ne parle-t-il pas ici la langue de Voltaire ? L’étonnement, la colère de ce jeune éléphant furieux, blessé par l’éternel serpent, c’est le seul trait qui nous rejette dans une société antique. La société indienne n’est point encore familiarisée avec le doute. Elle regimbe violemment contre l’aiguillon. Mais, quoi qu’elle fasse, le venin est entré au cœur de sa poésie ; il n’en sortira plus. Étrange début pour un peuple, que le blasphème mêlé à l’hymne encore vibrant de la création et le scepticisme au sortir du chaos ! Cet épisode est le livre de Job de la Bible indienne.

S’il est vrai cependant que la force virile consiste à se contenir, se limiter, se maîtriser soi-même, une secrète faiblesse est cachée sous la puissance monstrueuse des poètes du Gange, et c’est là pour eux le signe de l’enfance. Comme ces jeunes éléphans enivrés dont l’image leur est si familière, ils traversent en se jouant, dans leurs sujets, les forêts impénétrables, la création tout entière, et souvent une liane suffit pour les embarrasser et les arrêter. Ils sont possédés de leur sujet bien plus qu’ils ne le possèdent ; errant à travers l’immensité, toujours un épisode peut s’ajouter à l’épisode qui précède ; il n’est aucune raison tirée de la nature des choses pour poser un terme à leurs compositions. Le dénouement n’en est vraiment possible que dans l’éternité. À l’égard de leur style, il est ce que l’action est elle-même, aussi riche en rubis, en topazes, en pierreries, aussi plantureux que les flancs sacrés de l’Himalaya, par où ils diffèrent surtout de nos poèmes catholiques du moyen-âge, dans lesquels l’expression indigente ne suit l’action qu’à grand’peine, ainsi qu’un serf suivait à pied son seigneur emporté par un cheval caparaçonné. Accoutumés au demi-jour de nos contrées, nous sommes facilement éblouis de ces trésors prodigués de la parole orientale. S’il était vrai pourtant que l’art dût être seulement une imitation de la nature, ce style remplirait toutes les conditions de la perfection, puisqu’il est évidemment le reflet du luxe de la création sous le ciel de la Haute-Asie. Que peut-il donc y manquer ? Un choix fait par l’homme entre les objets qu’il rencontre. Il n’est pas rare de trouver dans ces poèmes, pour un seul objet, jusqu’à cinquante comparaisons accumulées qui écrasent la vie sous le fardeau de l’image. L’homme est comme détrôné par la nature, et sa pensée tarie ou éclipsée par les rayons de ce soleil trop puissant, œil de Brahma, qui dévore ce qu’il contemple. L’expression, cependant, est quelquefois simple, nue, soudaine. Ce contraste vous saisit ; vous erriez depuis plusieurs jours au hasard dans une forêt inhabitée ; ses profondeurs ne résonnaient que des murmures de la nature vivante ; des fantômes sans voix, des reptiles ailés se dressaient confusément à travers les rameaux frissonnans ; l’horreur croissait. Soudain vous découvrez des pas dans cette solitude ; un cri s’élève près de là, le cri d’un homme semblable à vous !

Ici se retrouve la question posée en commençant : Quelle place occupera la poésie indienne dans l’histoire de l’art ? Éclipsera-t-elle dans les esprits la poésie homérique ? la remplacera-t-elle jamais ? Nul monument, nul brin d’herbe pensant ne peut tenir lieu d’un autre, et ce serait une critique bien futile de se hâter de déprécier la Grèce par l’Asie, ou l’Asie par la Grèce. Il y a place, Dieu merci, dans la nature et dans l’intelligence de l’homme pour tous les poèmes du passé comme pour tous ceux de l’avenir. Seulement la perspective dans l’histoire est changée. Le génie hellénique se rapproche de nous à mesure que dans l’éloignement nous apercevons le génie indien se lever au bout de l’horizon. Loin de détrôner le vieil Homère, ces monumens nouvellement révélés feront éclater encore par leur richesse même son art, sa simplicité, son habileté instinctive. L’Inde fera ressortir la Grèce ; l’Himalaya encadrera l’Olympe. Dans l’opinion du dernier siècle, l’auteur de l’Iliade passait pour un disciple aveugle de la nature seule. Peu s’en fallait qu’on ne le tînt pour oriental. Depuis qu’on peut le comparer à son frère du Gange, la précision de son dessin, la fermeté de ses formes, deviendront plus manifestes pour tous. Il rentrera plus étroitement dans la famille des génies de l’Occident, ou du moins il apparaîtra comme le médiateur souverain entre l’Occident et l’Orient ; colosse de Rhodes qui s’appuie sur les deux rives.

Si l’on demande, en outre, quelle sera l’influence directe de cette renaissance orientale, il est évident qu’elle entrera pour quelque chose dans les conceptions de l’avenir, puisqu’une société tout entière ne sort pas du tombeau sans agir d’une manière quelconque sur les imaginations humaines. Il est vrai que le génie indien ne sera dans aucun cas pris pour modèle, son caractère étant de n’avoir ni règle fixe, ni loi irrévocable. Mais, sans devenir un code littéraire, il grossit la tradition universelle. Toutes les fois que les modernes s’emparent d’une donnée grecque pour la traiter à leur tour, ils ont à lutter contre une œuvre parfaite, laquelle ne laisse presque rien à ajouter ni à retrancher. Où est la main qui peut refaire le marbre sculpté dans Athènes ? Tout au contraire, la poésie de l’Inde est une mine de Golconde, où l’or, les métaux précieux, les pierreries sont souvent mêlés avec des élémens encore bruts. De ces masses confuses, l’Occident pourra dégager (et il l’a fait déjà), non des formes, mais des couleurs, des traditions, des images qu’il animera de sa vie, un métal nouveau pour remplir le moule de sa pensée.

Car l’esprit de l’homme est aujourd’hui présent partout sur la terre ; son berceau de la Troade et du Latium ne suffit plus à ses rêves, et, pour exprimer sa pensée telle que le christianisme l’a agrandie, ce n’est pas trop de toutes les formes, voix, accords, parfums que ce globe peut produire en chacun de ses climats. Le temps est passé où, l’industrie s’isolant dans les frontières de chaque état, le commerce des choses se bornait à un échange difficile dans le sein d’un même royaume. Les productions de toutes les contrées sont rassemblées dans le grand festin de la société moderne ; et lorsque la matière est ainsi transportée, échangée d’une zône à une autre, qui voudrait que la pensée restât seule stagnante dans un point de l’espace, et que chaque poésie vécût et mourût sans contact sur la glèbe où elle a pris naissance ? Il n’y a plus de serf de la glèbe dans la vie réelle ; il ne peut plus y en avoir dans le monde idéal ; et c’est justice, quand le corps est affranchi, que l’esprit le soit à sa manière, habitant de toute la terre, contemporain de tout le passé.

Non, non, ne craignons pas de paraître trop infatués en nous attribuant pour patrie ce globe en son entier, et osons fièrement embrasser sans partage, du levant au couchant et d’un pôle à l’autre pôle, tout ce grain de sable dans l’infini. Il semblait illimité dans l’antiquité, parce qu’il était inconnu. Depuis qu’il a été mesuré, tout son prix est tombé. Que faut-il désormais pour le franchir en un moment ? Il n’est plus besoin pour cela d’être un habitant de l’Olympe. Dans la vie la plus obscure, le cœur le plus enchaîné, emporté par l’aile du christianisme, le traverse plus vite que ne faisaient autrefois les dieux d’Homère.


Edgar Quinet.
  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1836, Épopée grecque ; — 15 août 1836, Épopée romaine ; — 1er janvier 1837, Épopée française, etc.
  2. On retrouve une promesse semblable dans le poème tout chrétien du Titurel. Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1837, Épopée française.
  3. Revue des Deux Mondes, mai 1836, Épopée grecque.
  4. On se souvient des ours enivrés de raisins, que la critique a tant blâmés dans Atala ; Valmiki confirme ici avec éclat M. de Châteaubriand, qui, en 1796, ne pouvait connaître le Ramayana.