Poètes et romanciers modernes de la France/M. Auguste Barbier

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xxv.
M. Auguste Barbier.

SATIRES ET POÈMES.[1]

M. Auguste Barbier occupe un rang glorieux dans la poésie contemporaine ; ce rang, il ne le doit qu’à ses œuvres, car la critique n’a pas eu besoin d’intervenir et d’expliquer à la foule le sens et la valeur des paroles du poète. L’auteur de la Curée, de l’Idole et de la Popularité, a conquis par lui-même, sans le secours des amitiés complaisantes ou des vigilantes inimitiés, la place à laquelle il avait droit de prétendre. Mais il lui est arrivé ce qui arrive aux hommes les plus heureux, à ceux même qui, comme lui, ont le temps d’attendre la maturité de leur pensée, et ne sont jamais forcés de la montrer avant son entier épanouissement : le rapide succès des Iambes a persuadé au plus grand nombre que la satire est le seul domaine où il puisse librement se déployer. Ni la grace virgilienne du Pianto, ni la gravité philosophique de Lazare, n’ont trouvé grace devant l’opinion ignorante. M. Barbier s’était posé comme poète satirique, il devait demeurer à tout jamais ce qu’il avait été d’abord. Pourquoi tenter des voies nouvelles et ne pas se renfermer dans sa première manière ? Pourquoi ne pas marcher en pleine confiance vers le but que lui désignaient d’unanimes suffrages ? Sa part n’était-elle pas assez belle pour qu’il dût s’en contenter ? C’est à ces questions que nous voulons répondre.

Le sujet des Iambes est heureusement choisi, nous nous hâtons de le reconnaître ; mais le sujet, si riche qu’il soit, n’eût été entre des mains vulgaires qu’une matière stérile. Pour découvrir et mettre en œuvre tous les trésors de cette mine féconde, il fallait plus qu’un ouvrier, plus qu’un lapidaire, il fallait un artiste éminent, et M. Barbier n’est pas demeuré au-dessous de sa tâche. Entre ses Iambes, il en est trois que l’opinion générale a distingués dès le premier jour, la Curée, l’Idole et la Popularité ; et l’opinion plus sévère et plus dédaigneuse des hommes lettrés, des hommes qui font profession d’étudier ou de pratiquer la poésie, s’est ralliée à l’opinion générale. La foule qui se presse dans nos théâtres, qui court aux scènes sanglantes de nos boulevards, comme le peuple romain courait aux combats de gladiateurs, sait à peine que M. Barbier a écrit un iambe comparable, pour l’énergie et la grandeur, à la Curée, à l’Idole, à la Popularité, je veux parler de Melpomène ; mais la critique, chargée de défendre les lois du goût et du bon sens, doit par reconnaissance signaler à l’admiration l’iambe de Melpomène. Le point de vue où se place M. Barbier n’est pas le nôtre ; nous avons toujours séparé, nous séparerons toujours les lois morales et les lois poétiques ; mais quelle que soit la mutuelle indépendance du devoir et de la poésie, la poésie, en méconnaissant le domaine du devoir, méconnaît son propre domaine ; dès qu’elle abandonne la région des sentimens pour la région des sens, le théâtre idéal pour le théâtre matériel, elle se condamne à la médiocrité ; dès qu’elle préfère les luttes musculaires aux luttes de la conscience, elle oublie sa mission et n’est plus qu’un exercice indigne d’occuper les esprits élevés. M. Barbier a le mérite d’avoir flétri les débauches dramatiques de notre temps, et ce mérite ne peut être méconnu sans ingratitude.

Cependant nous concevons très bien que la Curée, l’Idole et la Popularité aient obtenu la préférence sur Melpomène ; car les trois idées personnifiées dans ces iambes vengeurs sont, par leur nature, plus facilement pénétrables, accessibles à un plus grand nombre d’intelligences. Croire que M. Barbier a voulu rayer l’ambition politique du nombre des devoirs humains, serait se tromper étrangement ; une pareille pensée n’est jamais venue au poète ; et la foule, qui pour juger ne consulte que ses impressions personnelles, n’a jamais vu dans la Curée une telle signification. Cet absurde commentaire ne pouvait venir que des hommes qui se sentaient profondément blessés par cette satire équitable et qui voulaient dérouter l’opinion. Ce que M. Barbier s’est proposé de flétrir, c’est la cupidité, et certes les premiers jours du nouveau règne résumaient très bien toute la hideur de la cupidité. Les hommes que le bon sens public a désignés sous le nom d’hommes du lendemain sont dessinés dans la Curée avec une rare énergie, mais aussi avec une rare vérité. Entre la cupidité qui partage avidement les dépouilles du vaincu, entre les mâtins qui se précipitent sur le cadavre du sanglier et les hommes animés d’une ambition vraie, préparés par leurs études, par leurs convictions, au gouvernement du pays, il n’y a nulle comparaison, nulle alliance ; et ce n’est pas aux champions glorieux de la raison, de la justice, de la liberté que s’adresse la satire.

Pour attaquer l’Idole, il fallait un courage plus qu’ordinaire ; pour oser maudire Napoléon, il fallait compter sur l’éloquence de la vérité ; ni le courage, ni l’éloquence n’ont manqué à M. Barbier. Il a personnifié admirablement la France asservie et le capitaine victorieux ; il a trouvé, pour peindre l’invasion, l’insolence des armées alliées et la lâcheté impudique des femmes qui s’offraient à leurs baisers, des paroles qui sont gravées dans toutes les mémoires, mais qui malheureusement ne diminueront ni le prestige de la gloire, ni les chances de servitude réservées à nos neveux, s’ils oubliaient la défense pour la conquête. Dans le choix et le développement d’un pareil thème, il y a plus que du bonheur, plus que du talent, il y a l’inspiration d’une conscience élevée, généreuse, l’intelligence impartiale et désintéressée de l’histoire ; celui qui a écrit l’Idole porte à son pays un amour sérieux et sévère, une affection pleine de franchise et qui ne craint pas d’exciter la colère de son auditoire, en lui rappelant la honte du passé. Si la poésie, dans le temps où nous vivons, empruntait plus souvent ses inspirations à cet ordre d’idées, l’adulation et la servilité deviendraient plus rares, ou du moins ne se glorifieraient plus dans la poussière où nous les voyons ramper.

La Popularité, qui a le défaut, très grave sans doute, de rappeler presque littéralement le mouvement et les images de la Curée, rachète heureusement ce défaut par le courage, je devrais dire par la nouveauté des sentimens qu’elle développe ; car soutenir que l’accomplissement des devoirs politiques doit passer avant le bruit des applaudissemens, soutenir que le témoignage de la conscience est supérieur à la popularité, c’est pour la foule qui regarde et pour la foule qui agit, pour le peuple des orateurs et pour le peuple des auditeurs, quelque chose qui tient du paradoxe. M. Barbier ne partage pas l’avis de la foule, et nous croyons qu’il fait bien. Il voit dans l’amour effréné de la popularité l’origine et la cause de la plupart des maux qui affligent la France, et nous croyons qu’il a raison. Lorsqu’il écrivait la Popularité, cette vérité ne souffrait guère de contestation ; cinq ans plus tard, sans changer de langage, il eût compris que la corruption ne travaille pas moins sûrement que la popularité à la ruine des droits, au sacrifice des intérêts généraux ; sans effacer ses premières paroles, il eût écrit sur la corruption un iambe digne de ses frères aînés.

Les Iambes de M. Auguste Barbier, dont la forme rappelle André Chénier, mais dont la substance entière appartient bien en propre à celui qui les a signés, ont résolu pour la seconde fois, c’est-à-dire d’une façon définitive, la question relative à la dignité poétique de la satire. La démonstration commencée par l’illustre auteur de l’Aveugle, et complétée par l’auteur de la Curée, est désormais entourée d’une si lumineuse évidence, que le doute n’est plus permis qu’à l’ignorance. La satire, telle que l’avait comprise André Chénier, telle que la comprend M. Barbier, se déploie librement dans les plus hautes régions de la poésie. Le vers proverbial du lyrique latin nous est pleinement expliqué ; nous comprenons l’iambe furieux d’Archiloque. Il y a plusieurs formes pour la satire, c’est au poète seul qu’il appartient de choisir entre ces formes de valeur diverse ; selon l’instinct de sa pensée, selon ses habitudes sociales, selon la trempe de son caractère, il se décide pour l’une ou pour l’autre. Personne n’a le droit de le chicaner sur le parti qu’il a pris ; le public et la critique n’ont à s’occuper que de l’œuvre accomplie. La déclamation, dans le sens le plus élevé du mot, peut atteindre jusqu’à l’éloquence. L’ironie, l’invective, le sarcasme, dans les mains d’un déclamateur vigoureux, peuvent devenir des armes terribles ; Juvénal est un exemple magnifique de la déclamation éloquente. La folie des vœux humains et le libertinage des femmes romaines ont été pour lui l’occasion de triomphes éclatans. Il a trouvé dans l’idiome latin des ressources inattendues ; il a aiguisé le langage avec tant de persévérance, il a trempé si habilement le métal amolli de la latinité impériale, que son vers pénètre dans la chair comme la pointe de l’épée. Mais, quel que soit le mérite de la satire sur les vœux et de la satire sur les femmes, nous ne pouvons méconnaître la monotonie de ces deux pièces. La parole de Juvénal étincelle et retentit comme le fer sur l’enclume ; mais cet éclat, cette sonorité, fatiguent bientôt. La perpétuelle répétition des mêmes procédés, les coups multipliés qui s’acharnent sur le vice terrassé, épuisent bientôt la patience la plus courageuse ; l’admiration survit à la sympathie. On aime à voir un esprit généreux se glorifier dans sa colère ; mais on voudrait plus de variété dans l’expression de l’indignation, si vertueuse qu’elle soit.

La satire didactique, dont Horace nous a laissé des modèles si parfaits, et que Boileau, chez nous, a su renouveler et rajeunir heureusement, est moins vive, mais plus variée, que la déclamation satirique. Dans le poète latin, elle est souvent voisine de la comédie. Elle se complaît dans l’anecdote, dans les portraits, dans l’analyse des caractères, comme pourraient le faire Plaute ou Molière. Elle sourit et s’égaie de son sourire ; elle a plus de malice que de colère, et préfère volontiers la raillerie à l’invective. Assurément, tous les hommes que l’éducation a rendus sensibles aux délicatesses du langage, au maniement ingénieux de la plaisanterie, à la finesse du dessin, ne se lasseront jamais de lire et de relire les satires d’Horace ; mais la satire qui s’asseyait à la table de Mécène est plutôt un enseignement qu’une attaque ; elle disserte, au lieu de frapper ; elle se propose moins de corriger le vice que de se proclamer supérieure à lui au nom du ridicule qu’elle lui inflige. La satire ainsi comprise devient un emploi élégant de la parole, un délassement de lettrés ; mais elle arrive difficilement à la puissance, au gouvernement de la société. Ce que je dis d’Horace, je pourrais le dire de Boileau. Le jugement porté sur le premier atteint naturellement le second ; le poète français, inférieur au poète latin en ce qui concerne le mouvement et l’originalité des pensées, lutte avec lui de précision et de propriété dans l’expression ; mais ces deux qualités, si précieuses, ne suffisent pas à dominer la foule. Boileau, comme Horace, son maître et son modèle, ne plaît et ne plaira jamais qu’aux lettrés. Il faut avoir lutté soi-même avec les difficultés de la langue, il faut avoir compté les promesses, les infidélités de l’expression, pour comprendre, pour estimer toute la valeur d’Horace et de Boileau. Ces deux poètes qui appartiennent à une civilisation très avancée, ne s’adressent pas directement à la famille humaine, mais à cette famille étroite qui cherche dans la lecture plutôt l’étude que l’émotion ; or, la satire doit-elle s’interdire l’émotion ? Nous ne le pensons pas. Souvent il nous arrive de chercher dans la satire didactique un plaisir purement littéraire ; mais ce plaisir est de telle nature, que nous pouvons, à notre gré, le quitter, le reprendre, sans éprouver aucun regret. À ce signe nous reconnaissons que la satire didactique n’est pas la forme la plus élevée, la forme suprême de la satire.

Reste la satire lyrique, le mouvement de l’ode associé à la colère. À notre avis cette dernière forme est la plus belle, celle en même temps qui exige les plus riches facultés poétiques. La déclamation et l’ironie, maniées habilement, peuvent très bien se passer d’imagination ; mais l’ode impérieuse ne se contente pas à si peu de frais. Pour chanter la colère comme pour célébrer les vainqueurs des jeux olympiques, il faut plus que de la finesse, plus que de l’élégance, il faut de la force, de la grandeur ; à ces conditions seulement il est permis de tenter la satire lyrique. L’ode pure, celle qui se voue exclusivement à la peinture de l’enthousiasme en présence de la gloire ou de la beauté, plus élevée en apparence que la satire lyrique, présente peut-être une tâche plus facile. L’enthousiasme en effet, en détachant l’ame des choses de la terre, donne à toutes les paroles qui s’échappent de nos lèvres une ardeur, une sérénité qui, seules, forment déjà la meilleure partie de la poésie ; mais la satire lyrique, par la nature même de la mission qu’elle se propose, est incessamment ramenée vers la réalité. Pour se maintenir dans les régions poétiques, elle a besoin d’un perpétuel effort de volonté. Le poète qui veut concilier l’ode et la satire, ou plutôt exprimer la satire par l’ode, doit faire de sa vie intellectuelle deux parts bien distinctes, l’une pour l’étude, l’autre pour le chant. S’il veut chanter en même temps qu’il étudie, son chant devient vulgaire et descend peu à peu jusqu’à la prose. S’il a soin au contraire de se pénétrer profondément de la réalité avant de l’attaquer, il trouve, pour chanter sa colère, une multitude d’images obéissantes tout entier à la forme de sa pensée, il discipline la parole et la conduit aussi loin qu’il veut. Je sais très bien que cette division de la vie intellectuelle est d’une grande utilité dans tous les travaux d’imagination, je devrais dire dans tous les travaux de la pensée ; mais je crois que la satire lyrique a besoin, plus que l’ode elle-même, plus que l’élégie, de séparer l’impression de l’expression. Les difficultés que présente la satire lyrique s’effacent devant une intelligence où se trouvent réunies l’imagination et la sagacité. Quoique ces deux facultés ne soient pas habituées à vivre ensemble, elles sont loin de se contredire, et même rien ne serait plus aisé que de montrer comment et pourquoi toutes les imaginations vraiment fécondes sont alliées à une rare clairvoyance, comment l’invention et la raison s’enrichissent mutuellement. Les Iambes de M. Barbier appartiennent à la satire lyrique, et concilient très bien l’ode et la satire. J’ai souvent entendu reprocher, à la Curée, à l’Idole, l’exagération des images ; ce reproche serait parfaitement mérité, s’il s’agissait de la satire déclamée ou de la satire didactique ; mais, appliqué à la satire lyrique, il me semble dénué de justesse. Quant à l’exagération prise en elle-même, abstraction faite des images qui lui servent d’interprète, je crois fermement qu’elle est nécessaire dans la satire, comme dans la comédie, comme dans toutes les œuvres poétiques. Nier la nécessité de l’exagération, c’est nier les conditions mêmes de toute poésie, c’est nier la poésie même. Dans la peinture des souffrances ou dans l’élégie, le besoin d’exagération se fait sentir moins vivement ; mais ce besoin trouve satisfaction à l’insu même du poète. Tout entière à la douleur qu’elle tente d’exprimer, l’intelligence ne s’aperçoit pas que les objets grandissent sous son regard ; elle les représente tels qu’elle les voit, et ne sait pas qu’elle s’élève au-dessus de la réalité. Dans la comédie, l’exagération est d’une utilité plus évidente, mais non plus grande ; dans la satire qui se propose, non pas le ridicule, mais la flétrissure, l’exagération est d’une nécessité absolue. Le poète qui se plaint et qui veut exciter la sympathie, est entraîné malgré lui à dépasser la réalité ; le poète qui veut infliger le ridicule aux vices de son temps, est amené au même résultat, et il a conscience de ce qu’il fait. Quant au poète satirique, il méconnaîtrait son but s’il omettait de doubler, de tripler les proportions de ses modèles. Que veut-il, en effet ? Attirer tous les yeux sur les plaies qui dévorent la société, émouvoir toutes les prudences, réveiller toutes les ames endormies, en leur montrant dans chaque vice un ennemi à combattre. Or, pour atteindre ce but, le poète satirique doit imiter les acteurs du théâtre d’Athènes, qui plaçaient de chaque côté de la scène des vases retentissans, et qui parlaient sous un masque d’airain ; il doit exagérer sa pensée comme les acteurs grecs exagéraient leur voix, car il s’adresse à un auditoire aussi nombreux et moins attentif. Quand les yeux sont fixés sur la scène, l’intelligence n’est guère menacée de distraction ; mais le poète satirique, réduit au seul secours de la parole, risquerait de n’être pas entendu, s’il négligeait d’amplifier les proportions de sa pensée. Depuis Juvénal jusqu’à André Chénier, il est facile de vérifier cette affirmation. Quand l’hyperbole, interprète de la colère, se sert du langage ordinaire, comme dans Juvénal, par exemple, elle est forcée d’envahir successivement tous les élémens de la pensée. Dès que la déclamation s’est résolue à amplifier les objets qu’elle représente, il n’y a plus pour elle ni trêve ni repos ; elle s’enivre de sa parole, et chaque fois qu’elle ouvre la bouche, c’est pour s’éloigner de plus en plus de la réalité qu’elle veut peindre. L’unité dans la colère ainsi comprise, ainsi rendue, est une tâche difficile. Il ne suffit pas que le poète soit animé d’une indignation sincère, qu’il prenne un intérêt sérieux à la pensée qu’il exprime, qu’il soit réellement affligé des vices qu’il gourmande, il faut encore qu’il puisse renouveler ses forces à mesure qu’il les dépense, qu’il trouve dans la lutte même un redoublement d’énergie. Or, assurément cette condition est d’un accomplissement difficile ; aussi presque toutes les satires déclamées ont plutôt une chaleur factice qu’une chaleur vraie. Lues à haute voix, elles emplissent les oreilles, mais elles laissent l’ame indifférente. L’habileté du poète, si grande qu’elle soit, ne peut réussir à trouver dans la colère indéfiniment agrandie, un moyen d’émotion.

Mais la satire lyrique procède autrement. Associée à l’ode, elle emprunte à l’ode le maniement continu des images. Dès qu’elle a trouvé pour sa pensée un symbole qui lui paraît exprimer nettement tout ce qu’elle veut, elle oublie son point de départ, l’idée même qui lui a servi à préluder, pour ne plus s’occuper que du symbole qu’elle a choisi : elle le suit à travers tous les mouvemens qui lui sont imposés par sa nature ; la pensée première, ainsi transformée, n’est plus une simple vue de l’esprit, mais quelque chose de réel et de vivant ; l’intérêt, en se déplaçant, est devenu plus durable. Forcé, en suivant toutes les évolutions d’un symbole unique, de ne jamais manquer aux lois de l’analogie, le poète acquiert sur le lecteur une autorité singulière ; car chaque face de sa pensée a presque la rigueur d’une démonstration. On peut voir dans la Curée, dans l’Idole, dans la Popularité, combien le symbole, suivi fidèlement, donne de grandeur et de beauté à la satire lyrique. La lecture de chacune de ces pièces une fois entamée, l’esprit n’est pas libre de s’arrêter ; il s’attache aux premiers mouvemens de cette pensée personnifiée, et ne se repose qu’après l’avoir vue se reposer elle-même ou expirer dans la lutte. C’est à la continuité des symboles que les Iambes devront leur durée.

Sous la restauration les Iambes n’eussent pas été possibles, et si d’aventure il se fût rencontré un poète pour les écrire, ce poète n’eût pas été écouté ; car si l’on excepte un petit nombre de puissantes intelligences qui vivaient par elles-mêmes, et d’une vie indépendante, les écoles littéraires de la restauration se préoccupaient, à peu près exclusivement, de la forme prise en soi, de la forme égoïste ; et les iambes, malgré la beauté de forme qui les recommande aussi bien que l’énergie de la pensée, n’eussent pas paru assez coquettement ciselés. C’est donc une œuvre née du temps même où elle est venue, et le poète a réussi nécessairement : il a été ce qu’il devait être, sincère, énergique, hardi ; mais il était attendu. Mais de ce qu’il a tracé dans le champ de la satire un sillon profond et lumineux, faut-il conclure qu’il doit rester dans le champ de la satire, et ne jamais tenter de fouiller un autre sol ? À notre avis, cette limitation impérieuse de la pensée ne peut être approuvée. Sans doute c’est un grand bonheur pour le poète de trouver des cœurs qui attendent sa parole, et qui la reçoivent comme une rosée fécondante ; mais si le poète ne chantait qu’avec la certitude d’être écouté, il oserait bien rarement rompre le silence. Il est donc naturel qu’il cherche hors du cercle des sentimens généraux le thème de ses méditations. Il ne sera écouté qu’à la condition d’éveiller dans l’ame de l’auditoire une série de sentimens pareils à ceux qu’il exprime ; mais, si personnel que soit le thème de ses méditations, il est assuré de la sympathie, s’il n’est pas sorti de la vérité ; il rencontre au fond des cœurs des souvenirs confus qui ne savent comment se révéler, et qui sont heureux de trouver un interprète. Ne pas chanter parce qu’il n’apercevrait pas autour de lui un besoin évident qui demande un organe, serait de sa part une défiance puérile. D’ailleurs l’esprit le plus logique dans ses volontés ne peut pas se condamner à l’exécution d’une série d’œuvres uniformes et immuables. Je conçois très bien que la satire n’ait pas offert à M. Barbier un champ indéfini, et qu’il ait tourné ses regards vers l’Italie. En changeant le sujet de ses études, il a, je crois, consulté l’opinion publique autant que ses propres dispositions ; il a senti que les passions politiques n’étaient, pas plus que les passions d’un autre ordre, capables de durer sans se déplacer, et sans doute il s’est promis d’attendre, pour recommencer son œuvre satirique, que des vices nouveaux se fussent révélés. À notre avis, c’est de la sagesse.

Rajeunir éternellement les sujets déjà traités, non-seulement par la nouveauté de l’expression, mais par le fond même des pensées, est un des priviléges les plus beaux et les moins contestés de l’imagination ; M. Barbier a donc bien fait de se proposer l’Italie comme thème, malgré les poèmes nombreux que cette terre consacrée a déjà inspirés ; il a bien fait de se confier dans ses forces, et de ne pas reculer devant les difficultés d’une pareille tâche. Il a cru que l’originalité était possible, même en parlant de l’Italie, et son espérance n’a pas été déçue ; car Il Pianto est un des poèmes les plus beaux de notre langue, et en même temps une des créations les plus personnelles que nous ayons lues depuis long-temps. Rien de singulier, rien qui étonne, mais une harmonie calme et sévère, qui rappelle la grande manière des poètes et des peintres de l’Italie. L’Italie, en effet, enseigne à ceux qui l’étudient sérieusement, par les lignes mêmes de son paysage, par la clarté de son ciel, par les monumens et les ruines dont elle est semée, une simplicité de style que l’artiste chercherait vainement ailleurs ; et cet enseignement, une fois gravé dans l’ame du poète, s’efface difficilement. Lors même que la patrie de Virgile et de Raphaël ne pourrait pas inspirer à l’imagination des chants nouveaux et glorieux, lors même qu’il serait défendu d’inventer, de produire sa pensée sous une forme individuelle et inattendue, en peignant les grands horizons de la campagne romaine, il serait encore profitable d’étudier l’Italie et de la chanter ; car ce n’est assurément pas une chose indifférente que d’acquérir un style simple et grand, une manière pleine de noblesse et de grace, qui, plus tard, pourra s’appliquer à toutes les œuvres de la fantaisie. Il est probable qu’en partant pour l’Italie, M. Barbier avait la même opinion que nous ; mais, dans tous les cas, quelle que fût sa pensée à l’heure du départ, il est impossible qu’en écrivant le Pianto il ne soit pas arrivé aux mêmes conclusions. Chaque jour il a dû sentir que sa manière s’agrandissait et se rapprochait de plus en plus de la grace antique ; chaque jour il a dû se féliciter de l’épreuve à laquelle il s’était résolu, car cette épreuve, en même temps qu’elle pouvait devenir glorieuse, était, à coup sûr, instructive et féconde. Que la popularité accueillît ou dédaignât le Pianto, M. Barbier était sûr désormais de trouver, dès qu’il le voudrait, la grandeur simple et naïve, et cette assurance était par elle-même une assez belle conquête.

La division du Pianto est habile et heureuse. Quoiqu’il n’y ait pas entre les diverses parties de ce poème un enchaînement évident et rigoureux, cependant il est facile de concevoir comment le poète passe de l’art catholique de Pise aux ruines païennes de Rome, comment le spectacle de l’art dégradé le conduit à méditer sur la liberté déchue, sur Naples insouciante et asservie, et enfin, à s’apitoyer sur la profanation de l’amour dans les orgies vénitiennes. Si l’unité de ce poème n’est pas explicite, du moins elle est facilement intelligible, et, dans un poème de cette nature, cette unité est suffisante. Sans doute il eût mieux valu relier entre elles ces diverses parties et trouver un pivot central qui réglât tous les mouvemens de la pensée ; mais il est probable que M. Barbier a préféré la division avouée à l’unité apparente, qu’il s’est résolu à couper son poème en plusieurs chants pour éviter la succession monotone des apostrophes ; et, s’il ne s’est pas senti assez fort pour éviter cet écueil, sa conduite a été prudente. Le Campo Santo, qui forme la première partie du Pianto, rappelle en plusieurs endroits l’énergie virile des Iambes. Le dialogue d’Orcagna et du poète sur les misères de la vie humaine, sur le néant des grandeurs, la fragilité des trônes et la sainteté de l’art, est uni par une étroite parenté à l’Idole et à Melpomène. Pourtant le lecteur sent déjà circuler dans le Campo Santo un air plus pur, une lumière plus abondante. Il est visible que le poète respire et chante sous un ciel plus chaud, et contemple un paysage plus richement coloré. Pour peu qu’on ait le goût des analogies, il est facile de suprendre un air de famille entre les parties graves du dialogue et les tercets de la Divine Comédie ; mais à notre avis cette ressemblance ne diminue aucunement l’originalité du poète français, car elle est tout entière dans la tournure des pensées plutôt que dans la série des expressions. Que les tombeaux et les fresques de Pise aient inspiré à M. Barbier un chant triste et religieux pareil à ceux que l’illustre Florentin composait dans son exil, il n’y a pas lieu à s’en étonner ; la lecture habituelle de la Divine Comédie et le spectacle de la solitude expliquent très bien cette ressemblance sans altérer l’individualité poétique de M. Barbier ; et je pense que le Campo Santo restera parmi les plus durables monumens de l’imagination française.

Le Campo Vaccino n’a plus qu’une parenté très lointaine avec les Iambes. En quittant Orcagna pour Raphaël, M. Barbier a tout-à-fait dépouillé le vieil homme ; il a oublié la satire, la colère, la poussière et la boue de nos rues ; il s’est transformé, il est devenu Italien. Comme les pâtres de la campagne romaine, il s’assied sur un tronçon de colonne, et il suit les progrès de l’ombre qui s’abaisse ; il mesure d’un œil indolent la marche de la nuit envahissante, et les derniers reflets de la lumière sur les cimes dorées de l’horizon. Il respire si librement dans le Campo Vaccino, il nomme si bien par leurs noms toutes les ruines qui parlent du passé et qui racontent la grandeur évanouie de la ville aux sept collines ; il s’est si bien familiarisé avec le sens et l’origine de tous ces marbres mutilés, que nous croyons entendre plutôt un exilé qu’un voyageur. Chacun des regrets qu’il exprime est empreint d’une telle sincérité, qu’il a l’air d’avoir vécu long-temps dans la société de ces ruines, et qu’il nous impose toutes ses sympathies. Un des plus grands charmes du Campo Vaccino, c’est l’alliance à peu près constante du caractère pittoresque et de l’interprétation morale du paysage. Cette alliance, pour se soutenir sans singularité, exigeait à la fois une grande finesse de coup d’œil et une grande sérénité de pensée ; M. Barbier, nous devons le dire, n’a manqué à aucune de ces deux conditions. Il décrit les ondulations du terrain, la succession des plans, l’ordonnance des ruines et le jeu de la lumière, avec une précision, une clarté digne de Claude Gelée, et, en même temps, il dit avec une simplicité austère, avec une élégance pleine de sobriété, les pensées que ces ruines éveillent dans son ame ; il peint et il explique, il dessine et il commente la campagne romaine, de façon à satisfaire le regard et l’intelligence. Par une transition naturelle, il va des ruines romaines aux grandes morts qui ont affligé le domaine de l’art, il passe de Rome à Goëthe, et cette comparaison concilie, par un admirable accord, la justesse et la vivacité. Tous les esprits qui ont étudié Goëthe ailleurs que dans Faust et dans Werther, reconnaissent, en effet, dans le poète allemand un fonds de paganisme invincible. Goëthe avait beau se proposer Shakespeare pour modèle dans Goetz de Berlichingen et dans Egmont, dans son Iphigénie, dans ses poésies lyriques, il se rapproche de Sophocle et de Phidias ; et la manière, inexpliquée jusqu’ici, dont il était parvenu à subjuguer, à régir l’inspiration, le rattache évidemment aux traditions de la statuaire païenne. C’est pourquoi M. Barbier a eu raison de confondre dans un commun regret les ruines de Rome et la mort de Goëthe.

Le ton de Chiaia, c’est-à-dire du troisième chant du Pianto, n’est, à proprement parler, ni celui du Campo Santo, ni celui du Campo Vaccino. Après la manière de Dante et la manière de Claude Gelée, nous avons celle de Théocrite et de Virgile. Le dialogue de Salvator et du pêcheur sur la liberté déchue rappelle, en effet, d’une façon frappante, les chants alternés des pâtres siciliens. Les images que chacun des deux interlocuteurs appelle à son aide, la limpidité du langage dans lequel il exprime sa pensée, la brièveté sentencieuse avec laquelle il peint ses regrets et ses espérances, sont de la même famille que les premiers chants virgiliens. Entre les paroles du pêcheur et celles de Salvator il y a pourtant une diversité habilement ménagée. Le pêcheur qui est seul avec la nature, et qui oublie sa pauvreté dans le spectacle des flots et des îles couronnées de verdure, raconte ses espérances avec une sérénité plus voisine de l’art antique ; Salvator, qui a vécu dans les villes, qui a coudoyé l’orgueil et l’envie, dont l’indigence s’est aigrie en présence de la richesse insolente, se laisse aller à plus d’âpreté ; il y a dans son désespoir plus de colère que d’abattement. Mais le souvenir vivant des collines qu’il a parcourues pour instruire son pinceau colore parfois son langage d’une teinte païenne ; aux gémissemens de Naples asservie se mêle impérieusement un hymne d’amour pour l’éternelle beauté de la nature, et peu à peu la voix du pêcheur et celle de Salvator, comme deux flûtes arcadiennes, s’unissent pour redire à l’écho la même mélodie. Le caractère païen de Chiaia pourrait choquer les lecteurs français, si l’auteur eût écrit sur l’Italie un poème descriptif ; mais la forme dialoguée qu’il a choisie se prête si bien au style antique, les pensées brèves et animées du pêcheur et de Salvator se succèdent avec tant de grace et de simplicité, qu’on oublie la date de l’ouvrage pour ne plus songer qu’à l’intérêt de la lecture. Je conçois sans peine qu’à Naples, dans la patrie de Salvator et de Masaniello, M. Barbier se soit laissé séduire par le souvenir des pâtres de Virgile, et qu’au lieu de parler en son nom il ait placé ses pensées dans la bouche d’un peintre et d’un pêcheur : cette répudiation de sa personnalité donne aux plaintes et aux espérances du poète une naïveté qu’il eût rencontrée difficilement dans une autre voie. Chacun, après avoir achevé la lecture de Chiaia, s’associe aux vœux de Salvator, et cette sympathie est un triomphe pour M. Barbier.

Bianca est une gracieuse figure dont l’histoire contraste douloureusement avec la déchéance de la reine de l’Adriatique. Cette jeune fille, qui s’éprend d’un argentier jeune et beau comme elle, et qui ne voit à son amour d’autre dénouement que le bonheur de celui qu’elle aime, qui n’hésite pas un seul instant à se donner, qui obéit à l’instinct de sa passion comme à un ordre divin, et dont le souvenir plane sur Venise comme l’ombre du passé, excite chez le poète un regret plein d’amertume. Il parcourt les lagunes, il épie d’un œil inquiet les gondoles joyeuses, et au lieu de l’amour pur et sincère, hardi et confiant, il aperçoit une jeune fille qui a vendu son corps pour quelques sequins, un voyageur blasé qui a loué pour la soirée une courtisane et une gondole, des flambeaux et de la musique ; il entend les stances du Tasse répétées par des bouches mercenaires, des baisers qui, au lieu de célébrer l’amour confiant et plein d’espérance, racontent la pauvreté avilie. Certes un pareil spectacle, comparé au souvenir touchant de Bianca, a de quoi émouvoir les ames les plus indifférentes. Si usées que soient les passions par les mécomptes et par les années, il reste aux plus endurcis la faculté de s’apitoyer sur l’amour profané. M. Barbier a trouvé, pour l’abaissement de Venise, des paroles pleines de tristesse et d’éloquence. Amené, par une pente invincible, de la profanation de l’amour à la profanation de l’art, il a noblement exprimé une pensée qui sommeille au fond de bien des ames, et qui se révélerait par une plainte unanime, si toutes les lèvres savaient parler ; il a montré comment le mépris de la passion sincère, de la passion pure et désintéressée, mène fatalement au mépris de la pensée elle-même, et de toutes les œuvres de la pensée, comment le plaisir, prenant la place de l’amour, diminue les sympathies de la multitude pour la poésie, la peinture, la statuaire, et comment, à son tour, le mépris de l’art encourage la multitude aux jouissances brutales. Le caractère de Bianca se rapproche de l’élégie plus décidément que les trois premières parties du Pianto. Cette différence s’explique sans peine ; l’art catholique du Campo Santo, les lignes harmonieuses de la campagne romaine, l’ardeur et l’éclat du ciel napolitain, n’étaient pas faits pour inspirer les mêmes pensées que Venise vendant ses filles et le chant de ses gondoliers à la satiété opulente de l’étranger. M. Barbier, en assombrissant les couleurs de sa poésie, a obéi à la nature du modèle qui posait devant lui ; il a été logique dans sa diversité.

L’auteur a séparé les trois premiers chants du Pianto par des sonnets sur Michel-Ange, Raphaël, Masaccio, Corrége, Titien, Dominiquin, Léonard de Vinci, Allegri et Cimarosa. Plusieurs de ces sonnets sont des chefs-d’œuvre de grace ou d’énergie ; je citerai particulièrement les sonnets sur Raphaël et Corrége, Michel-Ange et Dominiquin. En général, il manie cette forme si rebelle avec une grande liberté ; pourtant il lui est arrivé plusieurs fois, je ne sais pourquoi, de ne pas croiser les rimes du premier ou du second quatrain. Cette irrégularité serait sans importance dans une pièce de longue haleine ; mais dans une pièce d’aussi courte durée, je crois sage de l’éviter. Les noms que M. Barbier a choisis indiquent assez qu’il a voulu personnifier dans ces sonnets les différentes faces, les différentes époques de l’art italien. Je regrette qu’il n’ait pas jugé à propos d’encadrer ce qu’il avait à dire de ces artistes éminens dans les divers chants de son poème ; nous aurions perdu les sonnets que nous aimons, mais l’unité du poème eût été plus complète. D’ailleurs, une fois engagé dans cette voie, le poète se condamne à des oublis nombreux, à des injustices involontaires. Pourquoi Michel-Ange sans Ghiberti et Donatello ? Pourquoi Cimarosa sans Palestrina ? Pourquoi Titien sans Paul Véronèse ? Puisque chacun de ces hommes illustres représente une face, un moment de l’art italien, et que chacun de ces momens appartient tantôt à une ville, tantôt à une autre, n’eût-il pas été simple et naturel de rattacher Raphaël et Michel-Ange à Rome, Titien et le Véronèse à Venise ? Il me semble que cette méthode, en éliminant les sonnets, n’aurait pu qu’ajouter à la valeur générale du Pianto. M. Barbier, par un caprice bien excusable, a préféré la forme du sonnet, et a écrit sur les grands artistes de l’Italie des hymnes très purs et d’une rare élégance. Notre admiration pour ces rubis d’une si belle eau, et si parfaitement taillés, ne nous permet pas d’insister sur le reproche que nous lui adressons ; mais nous croyons que ce reproche est fondé. Nous ne pensons pas que la fantaisie doive régner en souveraine, même dans le domaine de la poésie ; l’invention poétique, aussi bien que l’enseignement scientifique, est soumise à des lois impérieuses ; quelle que soit la beauté d’un morceau pris en lui-même, si, au lieu de concourir à l’effet général, il distrait l’attention et obscurcit le sens de l’œuvre où il est placé il est utile d’avertir l’inventeur qu’il s’est trompé, qu’il a manqué aux lois de l’ordonnance. Il ne faut pardonner de pareilles fautes qu’aux écoliers.

Si l’on se demande à quel genre appartient il Pianto, on reconnaît sans peine que c’est un poème élégiaque. Cette question, sans doute, n’a qu’une médiocre importance ; mais cependant il n’est pas hors de propos de la formuler, car c’est le moyen d’apprécier plus nettement le mérite général du poème. Les tons divers que nous avons signalés dans les quatre parties du Pianto se succèdent sans se contredire, et n’altèrent pas le caractère élégiaque. Dans le cimetière de Pise comme dans la campagne romaine, sous le ciel napolitain comme dans les lagunes de Venise, le poète n’a qu’une seule et même pensée : l’opposition d’hier et d’aujourd’hui, de la grandeur et de l’abaissement. Cette pensée, il l’a poursuivie avec une persévérance et une habileté qui prouvera aux plus incrédules toute la souplesse de son talent. Par cette grande élégie sur l’Italie il a montré que toute sa destinée poétique n’était pas renfermée dans la satire. Pour notre part, nous n’avons jamais cru que les facultés humaines fussent condamnées irrévocablement à l’accomplissement d’une tâche unique ; cette croyance n’est favorable qu’à la paresse. Il est bon que chacun, dans l’intérêt de son nom, dans l’intérêt de son bonheur, n’applique pas sa volonté à des points trop multipliés ; mais la volonté, pour ne pas s’engourdir, a besoin de ne pas s’exercer dans un cercle immuable ; et M. Barbier, en s’acharnant à la satire, courait le danger d’appauvrir ses facultés. S’il n’eût pas détourné ses regards de la société française, il eût été amené, malgré lui, à oublier la pureté pour l’âpreté. En s’habituant au maniement exclusif de l’hyperbole, à l’expression exclusive de la colère, il eût donné à son langage une sonorité métallique dont le succès est assuré dans la satire, mais dont l’application est ailleurs difficile ou inopportune. Puisqu’il est jeune encore, il fait sagement d’employer les plus belles années de sa vie à des études variées ; c’est à ce prix seulement qu’il prendra possession de l’avenir. L’amitié imprévoyante lui conseillait de ne rien tenter au-delà de la satire, de ne pas abandonner l’instrument dont il connaissait si bien toutes les ressources ; il n’a pas écouté ces conseils, et il est récompensé de son courage, car le Pianto, moins populaire que les Iambes, est une œuvre plus pure, plus digne d’admiration, plus estimée que les Iambes par les hommes familiarisés dès long-temps avec les plus beaux monumens de la poésie. La popularité du Pianto se développera plus lentement, mais aura plus de durée.

Nous avouons franchement n’avoir pas saisi l’unité de Lazare. À proprement parler, Lazare n’est pas un poème, mais bien une suite de pièces détachées dont l’ordre est à peu près arbitraire. Il n’est pas absolument impossible d’apercevoir une sorte de progression dans la nature et le mouvement des idées exprimées par le poète vers les dernières pages ; mais cette progression est si peu sensible et si facile à nier, il y a si peu d’injustice à la méconnaître, qu’il vaut mieux, dans l’intérêt du poète, étudier individuellement chacune des pièces de ce recueil sans se préoccuper de l’enchaînement de cette pièce avec celle qui précède ou celle qui suit ; c’est le parti que nous prenons. En lisant sur la première page le nom de Lazare, nous avions pensé que l’Irlande jouerait le principal rôle dans le poème de M. Barbier, et que le poète s’était proposé de sonder courageusement cette plaie profonde et saignante dont la seule vue suffit pour contenir l’orgueil de l’aristocratie anglaise ; nous nous étions trompé. L’Irlande paraît à peine dans le poème de M. Barbier ; l’auteur, en inscrivant sur la première page de son œuvre le nom de Lazare, a cédé à un caprice dont il nous laisse ignorer le motif. Pour notre part, nous renonçons à le deviner, et nous jugeons toutes les pièces de Lazare comme les pièces d’un recueil lyrique. M. Barbier, en écrivant les Iambes et le Pianto, c’est-à-dire en produisant sous la forme poétique ce qu’il pense de la France et de l’Italie, avait choisi le moule de la satire, puis le moule de l’élégie ; en écrivant sur l’Angleterre, il a entremêlé habilement l’ode, la satire et l’élégie. La pièce sur Londres est d’une signification assez vraie, mais je regrette que cette pièce manque à la fois de développement et de clarté. Les comparaisons ne sont pas toujours heureuses ; quelques-unes, loin de présenter la pensée de l’auteur sous une face nouvelle et de la commenter, auraient besoin d’être expliquées. Sans doute, Londres est triste, même dans ses quartiers les plus opulens, même dans ses parcs si vantés ; mais la tristesse de la ville est moins dans les briques de ses maisons que dans l’attitude et la démarche de ses habitans. L’élégance fastueuse de quelques familles ne suffit pas pour animer les rues d’une ville habitée par douze cent mille ames, et l’industrie, si active qu’elle soit, est plus bruyante que gaie. L’accroissement de la richesse est une application légitime de la volonté humaine ; mais lorsque l’immense majorité d’un peuple dévoue toutes ses forces à la pratique de la seule industrie, l’homme est envahi par la chose, ou plutôt passe lui-même à l’état de chose, et c’est à l’effacement de la personne humaine qu’il faut rapporter la tristesse de Londres. Je sais très bien que cette idée, telle que je la présente, n’a par elle-même rien de poétique ; mais je la tiens pour vraie, et je ne doute pas qu’il ne fût possible à M. Barbier de la rendre, acceptable. Bedlam vaut mieux que le tableau de Londres ; l’auteur, au lieu de s’arrêter à la surface du sujet, s’est résolu sagement à peindre l’idée suscitée par la folie plutôt que la folie elle-même. Çà et là il y a bien trace d’un amour immodéré pour la réalité visible ; mais, en général, le poète s’attache de préférence à chercher, à montrer l’origine des maux qu’il contemple. La poésie, ainsi comprise, est à nos yeux la seule poésie vraie, la seule qui mérite d’être discutée ; Bedlam eût été, pour l’école réaliste, l’occasion d’une amplification indéfinie ; M. Barbier s’est abstenu de l’amplification, et nous lui savons gré de la sobriété avec laquelle il a peint les grimaces, les cris et les mouvemens tragiques ou burlesques dont Bedlam est chaque jour témoin. Il a plongé son regard au fond de la folie, et sous les flots tumultueux de cette énigme terrible il a lu, en toutes lettres, les deux syllabes du mot orgueil. Sans doute cette explication ne comprend pas toutes les formes de la folie, mais nous croyons que dans le plus grand nombre des cas la science se trouve d’accord avec la poésie. L’orgueil est en effet la maladie qui dévore chez nous, comme de l’autre côté de la Manche, les esprits même qui professent la modestie la plus obstinée. Ceux qui avouent cette maladie ont une chance de salut dans le ridicule qui leur est infligé, s’ils ne justifient pas l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes par l’élévation de leurs idées ou de leurs œuvres, par la sagesse ou la grandeur de leur conduite ; ceux qui s’adorent et n’osent l’avouer succombent sous l’orgueil, comme le Spartiate sous les dents du renard dérobé ; le corps demeure debout, mais l’intelligence tombe en ruines, et l’orgueilleux devient fou. C’est là ce que M. Barbier a très bien montré dans sa pièce sur Bedlam ; c’est là ce que l’école réaliste n’aurait pas même entrevu.

Le Minotaure est un des morceaux les plus élevés de la poésie moderne. Jamais, je crois, l’avilissement de la beauté n’avait été raconté en termes aussi poignans. Toutes les jeunes filles que l’Angleterre envoie chaque année à la débauche insatiable de Londres, comme Athènes envoyait au Minotaure les vierges désignées par le sort, se disent l’une à l’autre, avec une simplicité pathétique, avec une confusion qui touche au repentir et presque à l’expiation, comment elles sont tombées dans l’abîme où elles se débattent sans espoir de salut. Depuis la pauvreté, mauvaise conseillère, jusqu’à l’oisiveté, dont les suggestions ne sont guère moins perfides, jusqu’à l’amour trompé, jusqu’à l’abandon, jusqu’au désespoir qui se précipite dans les plaisirs effrontés pour s’étourdir et s’oublier, jusqu’à la vanité qui souille l’ame pour parer le front, le poète n’a rien omis. Il a su prêter à toutes ces voix gémissantes un accent de vérité qui éveille la compassion sans jamais exciter le dégoût. Certes, s’il y a au monde un sujet glissant et difficile, c’est celui du Minotaure. Pour marcher d’un pas ferme sur ce terrain, il faut éviter à la fois le cynisme et la pruderie ; M. Barbier a su passer entre ces deux écueils. Après avoir lu le Minotaure, il est impossible de ne pas se sentir saisi d’une sympathie profonde pour ces plaintes où la colère ose à peine se montrer. Le poète a merveilleusement concilié la franchise de la pensée et la pudeur de l’expression ; il a toujours dit ce qu’il voulait dire, sans restriction, sans pusillanimité ; mais il a trouvé pour les idées les plus hardies des paroles graves et chastes, qui forcent à l’attention les esprits les plus indifférens et les plus étroits. Qu’on ne dise pas qu’un pareil sujet n’est pas du ressort de la poésie ; qu’on ne dise pas que l’imagination ne peut sans se flétrir promener ses yeux sur les plaies hideuses de la société moderne ; il n’y a pas une face de la vérité qui ne soit pour l’imagination un thème glorieux ; toute la difficulté se réduit à interpréter dignement le thème dont le vulgaire détourne son regard. Quoique la tâche du poète se distingue nettement de la tâche du moraliste, il n’est pas défendu au poète de s’associer à la tâche qui n’est pas la sienne ; l’imagination, en appelant la sympathie publique sur les souffrances que la multitude accepte comme inguérissables, ne perd ni sa grandeur, ni sa pureté ; elle émeut, et l’émotion qu’elle produit vient en aide à l’enseignement dialectique. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour comprendre et pour admirer le Minotaure.

Les belles Collines d’Irlande expriment sévèrement, avec une tristesse pénétrante, ce qui se passe dans l’ame du paysan irlandais enlevé à son village natal et forcé, pour ne pas mourir de faim, de labourer, d’arroser, de féconder de ses sueurs le champ d’autrui. Les premières stances sont graves, et le lecteur croirait volontiers que la plainte va tourner à la satire ; mais peu à peu le souvenir des belles collines d’Irlande donne à la pensée du pauvre paysan une sérénité pleine de grandeur ; en pleurant ses collines chéries, il cède au besoin de les chanter, de les peindre ; il en décrit la beauté avec tant de précision, tant de pureté, qu’il oublie un instant sa douleur dans l’admiration de la terre absente. Cette pièce est assurément une des plus belles de Lazare ; les développemens sont traités avec une rare sobriété, mais cette sobriété même ajoute à la pensée une valeur nouvelle. Comme il n’y a dans cette plainte mélancolique aucune parole inutile, chaque parole porte coup. La concision, ainsi comprise, n’a rien de commun avec la sécheresse, et n’appartient qu’à une habileté consommée. Pourquoi l’Irlande, qui joue aujourd’hui un rôle si important dans les affaires de la Grande-Bretagne, ne paraît-elle qu’une fois dans le recueil de M. Barbier ? Est-ce de la part du poète un oubli ou un artifice ? Si c’est un oubli, cet oubli, je l’avoue, s’explique difficilement ; si c’est un artifice, je crois que l’auteur s’est mépris sur les proportions qui conviennent à l’Irlande dans un poème sur la Grande-Bretagne ; car depuis quarante ans l’Irlande s’est réveillée plusieurs fois, et son sommeil même suffit pour effrayer l’Angleterre. Depuis le duc de Wellington jusqu’à lord Grey, depuir sir Robert Peel jusqu’à lord John Russell, il n’y a pas un homme d’état, à quelque opinion qu’il appartienne, qui ne s’inquiète de l’Irlande ; il n’y en a pas un qui ose prendre une décision de quelque gravité en ce qui touche l’église, le droit criminel ou l’administration municipale, sans se demander si cette décision ne suscitera pas de nouveaux cœurs d’acier. Quelle que soit donc la perfection des Belles collines d’Irlande, je pense que M. Barbier eût bien fait de ne pas s’en tenir à cette mélancolique élégie ; je pense qu’il aurait dû étudier ce thème sous plusieurs faces, et le représenter à différens intervalles, pour en bien démontrer toute la valeur.

La pièce sur Shakespeare n’a pas rempli mon attente ; pourtant je la trouve très belle. À quelle cause faut-il donc attribuer mon désappointement ? Jamais l’immortel auteur d’Hamlet et de Romeo n’a été loué en termes plus magnifiques ; jamais aucune parole humaine n’a célébré plus dignement l’inaltérable vérité empreinte dans les créations du dramatiste anglais. Mais je crois que cette pièce ne produit pas tout l’effet qu’elle pourrait produire, parce que l’auteur, en l’écrivant, n’a pas tenu compte de la place qu’il lui avait assignée. Si, au lieu de déplorer la cruelle nécessité qui ravit à la terre le grand poète aussi bien que l’homme inutile et justement ignoré, ce qui n’est pas un thème très neuf, il se fût contenté de rapprocher la grande image de Shakespeare et la société anglaise contemporaine, le génie universel qui nous a légué une si glorieuse famille et l’égoïsme cupide qui domine maintenant la patrie de Shakespeare, je suis sûr que la pièce eût été plus belle encore, parce qu’elle fût devenue plus vraie. Les Français ignorent généralement que Shakespeare n’est nulle part moins estimé, moins admiré, que dans sa patrie ; cet oubli injurieux, non pour le poète méconnu, mais pour l’ingrate multitude, offrait à M. Barbier l’occasion d’une colère grande et généreuse. Mais c’est à peine si cet oubli est indiqué dans la pièce dont je parle. Il y a deux ans, quand le duc de Wellington fut nommé chancelier d’Oxford, l’aristocratie anglaise se pressait dans l’enceinte de l’université pour entendre quelques fragmens de Shakespeare traduits en vers grecs ; mais à Drury-Lane, à Covent-Garden, Othello et Macbeth paraissent bien rarement sur l’affiche : les drames bourgeois de Sheridan Knowles ont le pas sur Richard III et le Roi Lear. À Oxford, c’était un tour de force qui excitait la curiosité ; peut-être même la curiosité n’entrait-elle pour rien dans l’affluence des auditeurs, peut-être faut-il expliquer par le seul esprit de parti le nombre des personnes réunies pour assister à l’installation du duc de Wellington. D’ailleurs, les gradués qui traduisent Shakespeare en vers grecs sont loin de représenter le goût des salons. Ils aiment Shakespeare comme ils aiment Sophocle, parce qu’ils ont lu et compris Shakespeare et Sophocle ; mais le beau monde préfère Sheridan Knowles à Shakespeare, comme il préfère une étoffe nouvelle à une étoffe du dernier siècle. La valeur de Shakespeare n’est pas une question littéraire, mais une question de mode. C’est pourquoi je pense que M. Barbier eût bien fait d’abandonner la mortalité providentielle de Shakespeare et d’insister exclusivement sur l’ingratitude de sa patrie ; car ce n’est pas en élevant au poète de Stratford une statue de bronze de quatre-vingts pieds, et en construisant une taverne dans la tête de ce colosse, que l’Angleterre prouvera qu’elle ne manque pas de mémoire : un tel monument, si jamais il s’élève, et nous avons le droit de le craindre, ne révèlera chez les souscripteurs qu’une puérile vanité.

La pièce sur Westminster me paraît très supérieure à la pièce sur Shakespeare, non que la forme soit plus précise et plus pure, mais l’idée choisie par le poète est mieux définie, plus facile à embrasser et plus juste en elle-même. En effet, il n’y a pas un voyageur qui, en visitant l’abbaye de Westminster, n’ait demandé à voir le tombeau de Byron. Or, les cendres de Byron sont à quelques lieues de Newstead-Abbey, dans une église de village, et quoique nous sachions par le témoignage de Washington Irving, avec quel soin le colonel Wildman, aujourd’hui propriétaire de Newstead-Abbey, a recueilli tout ce qui se rattache au souvenir de Byron, cette assurance n’excuse pas l’ingratitude de l’Angleterre envers le seul poète qu’elle puisse mettre à côté de Shakespeare et de Milton ; la religion du colonel Wildman n’est pas la religion du pays. Que la naissance et la richesse obtiennent un tombeau sous les voûtes de Westminster, ce n’est pas là un sujet d’étonnement, mais que le pays confie au ciseau de Chantrey l’image de James Watt, et que ce même pays ne trouve pas un penny pour élever une statue à Byron, pour recueillir ses cendres et les placer à côté des cendres de Newton ; que la société anglaise, qui a trouvé de l’or pour honorer la mémoire d’un illustre mécanicien, laisse passer sans les retenir les débris mortels d’un homme dont la gloire rayonne sur l’Europe entière, voilà ce qui est une honte, voilà ce que M. Barbier a bien fait de flétrir. Si l’idée mère de Westminster est juste et grande, le style de cette pièce n’a pas constamment toute la clarté désirable. Les plaintes exprimées directement par Byron, les apostrophes adressées par M. Barbier au pèlerin immortel, ont quelquefois besoin d’être étudiées à plusieurs reprises ; souvent il arrive que les images manquent d’analogie et rendent la pensée obscure.

La pièce du Pilote, adressée à William Pitt, n’a peut-être pas reçu tous les développemens qu’elle méritait. Le rôle joué en Europe par le second fils de lord Chatham a laissé des traces si profondes dans l’histoire, qu’il y avait lieu, nous le croyons du moins, à retracer plus largement la personne et la conduite de cet homme singulier. Car William Pitt n’a vécu que pour la puissance ; il n’a jamais eu d’autre passion, d’autre désir, d’autre volonté que le gouvernement de son pays. Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a conçu, tous les actes de sa vie, favorables ou contraires au droit, ne se proposaient qu’un but unique, la gloire et la suprématie de l’Angleterre. Pour atteindre ce but, il n’a pas craint de prodiguer l’or de son pays et d’engager l’avenir ; il a soudoyé l’Europe et déchaîné contre la France, rivale de l’Angleterre, des armées aussitôt réunies que dispersées. Il est mort à la tâche ; mais à son lit de mort, il n’a pas abjuré la pensée qui a dominé toute sa vie : il s’accusait auprès de l’évêque de Winchester d’avoir négligé la prière, mais il croyait sincèrement avoir accompli ses devoirs envers sa patrie. Certes, un homme de cette trempe, premier ministre à vingt-quatre ans, maître de son pays pendant plus de vingt ans, étranger à toutes les joies qui ne sont pas le pouvoir, mort pauvre, obligé de recommander ses nièces à la générosité publique, après avoir régné sur l’Angleterre, et sillonné l’Europe de sa volonté, est une figure digne d’étude. C’est pourquoi je regrette que M. Barbier se soit arrêté à la surface du sujet qu’il avait choisi. La pièce du Pilote est remplie d’énergie et de grandeur ; mais je crois qu’il eût été bon d’insister plus longuement sur la lutte de la volonté contre l’histoire, car, non-seulement la pensée de Pitt a été vaincue par la révolution française et par la réforme parlementaire de la Grande-Bretagne, mais sa défaite se poursuit encore aujourd’hui sous nos yeux. L’émancipation des catholiques d’Irlande et la réforme des corporations municipales sont autant de victoires remportées sur cette pensée obstinée. Il était naturel de rattacher à William Pitt toute l’histoire de la Grande-Bretagne depuis la rentrée des Bourbons en France. M. Barbier, en circonscrivant le champ de ses méditations, a réussi à produire une belle pièce, mais il n’a pas mis en lumière toutes les richesses contenues dans le seul nom de Pitt ; il s’est exagéré l’importance de la sobriété.

La Lyre d’airain personnifie d’une façon poignante la misère laborieuse. Il est impossible d’exprimer plus clairement à quel prix l’industrie se développe, à quel prix l’homme triomphe des choses ; le dialogue du maître et de l’ouvrier, de la mère et des enfans, résume avec une évidence accablante l’une des plus graves questions soulevées depuis cinquante ans, la question des salaires. Ce n’est pas à la poésie qu’il appartient de résoudre une pareille question, mais il ne lui est pas défendu de la poser. Puisqu’elle s’adresse à l’imagination, et que son rôle est d’émouvoir la multitude, elle fait bien de présenter sous une forme populaire les idées qui ne sont pas encore généralement comprises, et qui ont besoin d’être discutées dans le sein des familles avant d’être écoutées à la tribune. Les académies et les colléges ne comprennent pas ainsi la tâche de la poésie ; mais le poète, pour exprimer sa pensée, ne doit s’inquiéter ni des académies ni des colléges. Sans empiéter sur le domaine de la science, il peut frapper l’intelligence de la foule par le tableau des souffrances que la réforme des lois est seule appelée à guérir. À Dieu ne plaise que je conseille jamais à personne de versifier la discussion des questions sociales ! Une pareille entreprise exciterait justement le dédain de la science et de la poésie ; mais le poète, sans oublier sa mission qui est d’émouvoir, peut être pour la science un utile auxiliaire, et à ce titre, la Lyre d’airain mérite nos éloges. Quelquefois cependant il est arrivé à M. Barbier de méconnaître la limite qui sépare la description technique de la description poétique ; il a tenté de peindre les métiers et les machines, les chaudières et les soupapes, et je dois dire que cette peinture manque absolument de clarté. Ce qui est, pour les mécaniciens, erreur ou confusion devient, pour les lecteurs ordinaires, une nuit impénétrable. S’il est permis à la poésie d’introduire dans ses tableaux le mouvement de l’industrie, c’est à la condition de négliger les détails pour ne montrer que les résultats généraux ; en violant cette condition, elle se condamne à la sécheresse ou à l’obscurité. Dans la Lyre d’airain, M. Barbier n’a pas su éviter le dernier de ces deux écueils ; toutefois, malgré cette tache, la pièce est assurément l’une des meilleures de Lazare, et les détails obscurs pourraient être supprimés sans inconvénient.

La dernière pièce du recueil, la Nature, est, à mon avis, la plus belle de toutes. Le poète, en présence de l’industrie envahissante, se demande ce que deviendra la nature ; il s’inquiète et s’afflige, il craint que l’imagination, la rêverie, les passions et le bonheur ne succombent, et n’expient par leur anéantissement l’implacable succession de métamorphoses que la volonté humaine accomplit comme pour se jouer de la volonté divine ; c’est une noble et touchante inquiétude que M. Barbier a traduite avec une rare éloquence. Le cantique orgueilleux des défricheurs, la plainte du poète et la réponse de la Nature expriment très bien les relations de l’industrie et de l’imagination, les espérances et les craintes qui les divisent, et la raison qui doit un jour les réunir. Que l’industrie, exclusivement occupée à multiplier la valeur des choses par la transformation et le déplacement, proscrive les rêveurs comme inutiles, et n’assigne aucune limite à la puissance humaine, c’est un préjugé facile à constater ; que les poètes redoutent l’industrie qu’ils n’ont pas étudiée et qui ne les comprend pas, c’est un fait non moins évident. Si ces craintes avaient besoin d’être réfutées, l’Angleterre elle-même, qui semble personnifier l’industrie, et dont toute la conduite depuis les premiers voyages de Walter Raleigh se réduit en apparence à des spéculations de comptoir, qui signe et déchire les traités pour agrandir ses ateliers, brûler sa houille et vendre son acier, l’Angleterre nous fournirait un argument victorieux. Car tandis qu’elle employait les séances de son parlement à discuter la concession des chemins de fer, la poésie anglaise continuait son œuvre avec autant d’éclat et de bonheur que dans l’enfance de l’industrie. Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme d’agrandir une de ses facultés au point d’étouffer toutes les autres. Qu’il se propose l’utilité, et que pour l’atteindre, il abaisse les montagnes et enferme les fleuves, il ne lui sera jamais donné d’accroître sa richesse sans appeler la science à son aide. Or, la science ne peut continuer à se développer sans ouvrir à l’imagination de nouvelles perspectives ; c’est-à-dire que l’industrie, la science et la poésie, qui représentent des facultés diverses, sont assurées de la même durée que ces facultés. Cette vérité que nous exprimons sous la forme dialectique, M. Barbier l’a rendue dans un admirable dialogue.

Cependant, malgré toutes les belles pièces que j’ai distinguées dans Lazare, et le nombre de celles que je viens d’analyser équivaut à la moitié du poème, je ne puis m’empêcher de préférer le Pianto à Lazare. Les parties recommandables de ce dernier recueil se peuvent comparer au Pianto ; mais il manque au poème de Lazare un élément indispensable, un élément sans lequel il n’y a pas de véritable poème : cet élément, c’est l’unité. Pour que Lazare fût un poème et non pas un recueil, il eût fallu que M. Barbier réunît autour d’une pensée centrale toutes les pensées successives que nous avons essayé de caractériser ; il eût fallu, par exemple, que l’industrie gouvernât toutes ces pensées comme l’essieu gouverne les rayons d’une roue. M. Barbier, en négligeant de satisfaire à cette condition impérieuse, s’est privé certainement d’une partie du succès qu’il méritait. Les meilleures parties de Lazare n’ont pas été appréciées à leur valeur, parce que la disposition de ces parties est évidemment, sinon arbitraire, du moins dépourvue de nécessité, parce que cette disposition pourrait être changée à l’insu du lecteur.

Il est probable que M. Barbier connaît aussi bien que nous toute l’importance de l’unité ; pourquoi donc a-t-il écrit un poème sans unité ? Je crois le savoir. En présence de toutes les pensées incomplètes qui se produisent, qui, faute de temps, viennent au monde borgnes ou boiteuses, l’auteur justement applaudi des Iambes et du Pianto s’est exagéré l’utilité du loisir. Pour ne pas faillir comme ceux qui n’ont pas attendu l’heure de l’enfantement, il s’est imposé une trop longue attente. En possession d’une richesse dont personne ne connaît aussi bien la valeur que les hommes de science et d’imagination, maître du temps, libre de produire à son heure, il a laissé passer le moment fatal où il devait se décider à vouloir, et, ce moment une fois emporté dans l’abîme du passé, il n’a plus retrouvé que les pierres dispersées et rebelles du monument qu’il avait rêvé ; c’est à ces pierres qu’il a donné le nom de Lazare. Le temps manque au plus grand nombre des poètes, la volonté a manqué à M. Barbier ; c’est dans la combinaison de ces deux élémens que se trouve la gloire. Que M. Barbier parte pour l’Espagne ou pour les bords du Rhin, et qu’il prenne sa revanche.


Gustave Planche.
  1. vol. in-8o, chez F. Bonnaire, rue des Beaux-Arts, 10.