Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne/07

La bibliothèque libre.


POÈTES ET ROMANCIERS
MODERNES
DE LA GRANDE-BRETAGNE.

vii.
THOMAS MOORE.

Vers la fin du dernier siècle et dans les premières années de celui-ci, la littérature anglaise subit une transformation complète. Depuis la restauration des Stuarts, en 1660, jusqu’à la mort de George II en 1760, les poètes de la Grande-Bretagne ne cessent d’obéir à une influence étrangère. On néglige Shakspeare, on l’accuse de manquer de goût, et on ne ressent d’admiration que pour l’école française. On est en plein Louis XIV. Parmi tous les hommes célèbres de cette époque, à commencer par Dryden, à finir par Olivier Goldsmith, en comptant Pope, Addison, Colins, Thomson et Gray, on ne découvre pas une idée originale, pas une idée franche. Comme dans toutes les périodes vouées à l’imitation, on retrouve des rimeurs faciles, des faiseurs curieux, des puristes, des pédans, des écrivains, mais pas un seul poète. Le talent déborde, mais le génie se retire, et, derrière les nuages épais qui l’enveloppent, travaille à l’enfantement de merveilles futures. Cowper, de la pointe de sa plume, fit une petite piqûre au gros ballon vide de la boursouflure académique, et l’antiquité mythologique céda la place aux évènemens de la vie domestique et réelle. L’auteur du Table Talk ouvrit le chemin à Wordsworth et aux lakistes. Cependant la grande révolution, la véritable renaissance, ne devait s’accomplir que quelques années plus tard, avec les premières ballades de Scott, les premières poésies de Byron, les premiers chants de Moore. C’est alors qu’à l’élément classique et compassé, étranger à l’essence même de la langue britannique, succéda tout à coup l’élément romantique, et que, ceint d’une triple couronne, le génie septentrional s’assit en vainqueur sur les débris d’un passé infécond. Ces trois hommes, Scott, Moore et Byron, sont non-seulement la plus énergique expression de l’époque à laquelle le dernier seul a légué son nom, mais encore les deux premiers personnifient en quelque sorte le pays qui les a vus naître. Il est impossible de ne pas remarquer la frappante analogie qui, dans l’un et l’autre cas, existe entre l’individu isolé et la masse nationale, entre les sentimens, les passions, les instincts populaires, et l’œuvre plus réfléchie qui les reproduit sans cesse ; de ne pas observer avec intérêt combien le poète attire, rassemble, concentre et absorbe en lui les rayons, partis des limites du cercle insaisissable qui l’entoure. On dirait que l’Irlande et l’Écosse tenaient à faire valoir leurs droits littéraires et à changer en triumvirat la dictature menaçante de l’Anglo-Normand. Pendant que Scott publiait Marmion, Waverley et Rob-Boy, pendant qu’il s’appliquait à relever des ruines, à glorifier la monarchie, la féodalité, la tradition, à ranimer de son souffle puissant le grand cadavre du moyen-âge, l’auteur des Mélodies irlandaises s’élançait avec avidité vers l’avenir, et faisait retentir les trois royaumes du cri de la liberté politique. En ceci, chacun des deux poètes n’a fait en quelque sorte que reproduire l’histoire morale de son pays. L’Écosse de tout temps fait ses révolutions en arrière, et la révolte qui aujourd’hui, au nom de Robert Bruce, ira menacer les Plantagenets sur leur trône, se fera écraser demain à Culloden, en cherchant à replacer une couronne sur le front du dernier des Stuarts. L’Irlande, au contraire, pour s’assurer sa place si rudement disputée parmi les nations, marche en avant, haletante, le front en sueur, l’œil en feu, hardie, infatigable. — En avant ! c’est le cri à la fois de son espérance et de son désespoir. Pour les deux peuples, l’Anglais demeure presque au même degré un objet de terreur et de haine ; le pâle Saxon, comme l’appellent les deux langues, réveille à peu de chose près les mêmes antipathies chez le highlander de Glencoe que chez le batelier de Killarney ; l’un et l’autre tournent leurs regards vers la France mais chacun avec une idée bien différente. Tandis que l’Écosse implore l’aide de la France monarchique, et que Holyrood et Versailles se renvoient réciproquement leurs rois, l’Irlande se jette dans les bras de la France révolutionnaire, ouvre ses ports à Hoche et appelle le vainqueur d’Arcole. Ce qui dans l’Angleterre blesse les susceptibilités nationales des Écossais, c’est ce manque de respect pour les antiques coutumes, cette allure insolente de parvenue enrichie qu’affecte quelque peu l’indépendante Albion, tout au rebours de l’Irlande, qui ne reproche à sa voisine que sa trop grande illibéralité et l’exercice d’une tyrannie passée de mode de nos jours. L’une se plaint de trop, l’autre de trop peu d’innovations. Les causes de cette situation sont faciles à saisir. L’Écosse, réunie en 1603 seulement à la couronne britannique, apportée à l’Angleterre, pour ainsi dire, en don du matin par un roi écossais, ne put être envisagée comme une conquête ; néanmoins, tout en gardant son rang, elle perdait sa royauté ; on la traita en sœur, mais en sœur cadette. L’orgueilleuse Calédonie s’en blessa profondément, et l’Europe put contempler le spectacle assez singulier d’une nation à laquelle chaque liberté que l’on accordait enlevait un trésor, une illustration, un privilége, un souvenir. L’Irlande, au contraire, qui, si loin qu’elle regardât en arrière et de quelque côté qu’elle se tournât, ne découvrait autour d’elle que désolation et misère, l’Irlande, pauvre, gémissante, abandonnée, proscrite, que pouvait-elle rêver sinon l’avenir, ce qui n’était pas, ce qui n’avait jamais été ? L’Écosse, entichée de sa noblesse, féodale en son ame, même de nos jours, quoiqu’elle eût peut-être gagné sous le point de vue matériel, voulut reculer pour saisir le mieux. L’Irlande, seule au monde, sans pain pour ses enfans, sans autels pour son culte, sans passé, sans présent, l’Irlande se jeta dans l’inconnu pour en arracher le bien que malheureusement elle attend encore. — C’est comme les représentans de ces deux tendances opposées qu’il faut envisager Scott et Moore.

Cependant au-dessus des franchises partielles ou spéciales restent les franchises de l’intelligence, au-dessus des intérêts les passions, au-dessus des hommes l’homme ; c’est là qu’il faut chercher Byron. Moins national que Moore ou Scott, il appartient par cela même davantage à l’humanité, et, tandis que ses deux contemporains représentent un peuple, lui se fait le symbole d’une idée. « J’ai toujours aimé et honoré le talent de Pope de toute mon ame, bien que de ma vie je n’aie su l’imiter[1], » écrit l’auteur de Child-Harold en 1820. Ces paroles évidemment ne révèlent que l’artiste épris de la forme, et qui, malgré lui, se laisse charmer à l’aspect de la ligne correcte et pure ; car pourquoi une opinion aussi prononcée se trouve-t-elle démentie par les actes d’une vie entière ? Pourquoi le génie hardi et libre de Byron répudie-t-il d’une manière aussi énergique (et qui va même parfois jusqu’au sacrifice de la forme) le style harmonieux et limpide, le vers ciselé et parfait de Pope ? Pourquoi ce classicisme qu’il admire si ardemment ne parvient-il pas un seul instant à réprimer les élans fougueux de sa muse indomptable ? Pourquoi cette contradiction manifeste, si ce n’est que le barde de Newstead obéissait à son insu à une influence irrésistible, et qu’il lui était ordonné de suivre la voie pénible que venaient d’ouvrir les Confessions et Werther ? Rousseau, Goethe et Schiller le précédèrent ; où trouver assez de place pour nominer tous ceux qui l’ont suivi ? Et par cela je n’entends nullement agrandir le mérite de Byron, qui ne m’apparaît que comme le Luther de cette réforme littéraire, devenue inévitable par la force des choses, et préparée par des têtes bien plus puissantes que la sienne. Le principal mérite de Byron, selon moi, est de n’avoir pas fait défaut aux circonstances. C’est à cela qu’il doit son titre de chef d’une école où d’autres avant lui avaient professé les mêmes doctrines, mais dont la chaire, lorsqu’il parut, se trouvait vide. J’ai dit que Byron manquait de cette nationalité qui distingue Scott et Moore : par le mot nationalité, je n’entends pas cet étroit esprit de conservation égoïste qui s’attache bien plus aux produits et aux avantages du sol qu’au sol même, et peut-être serait-on en droit de trouver que par ce défaut de patriotisme poétique Byron ne fait que mieux personnifier un peuple dont deux races ennemies se disputent le berceau, qui vient au monde cosmopolite, et pour qui le premier besoin est de sortir de chez lui. L’essentielle différence qui existe entre Byron et Moore gît tout entière dans celle qui sépare les sources de l’inspiration. Le chantre de Lara, orgueilleux réprouvé, s’inspire de lui-même, c’est-à-dire du cœur humain, chante ses propres douleurs, c’est-à-dire celles de l’humanité, et entretient la génération contemporaine des inquiétudes, des doutes, des aspirations vagues, du malaise étrange, qui les dévorent tous deux. Rien ne s’entend mieux que deux malades qui souffrent de la même maladie ; aussi le siècle ne tarda-t-il pas à s’engouer de Byron. Moore au contraire, reçoit son impulsion d’une idée moins étendue et plus spéciale, l’Irlande. L’amour de son pays est la flamme à laquelle son enthousiasme a pris feu ; homme ou poète, tout l’être est là-dedans. « Les Mélodies irlandaises, disait Byron, vivront dans la postérité tant que vivront l’Irlande, la musique et la poésie. » Le patriotisme, la haine de l’oppresseur, l’exécration du traître, l’espoir de la vengeance, le culte de la liberté, voilà les élémens de la poésie de Moore. On le voit bien, ce genre de talent devait nécessairement exercer une action moins universelle que celui de Byron. Les nations opprimées et esclaves pouvaient seules comprendre les souffrances de la malheureuse Érin ; les peuples riches et puissans ne s’en préoccupaient guère, et trouvaient une foule de bonnes raisons pour ne pas s’en émouvoir. Mais la prédiction de Byron est strictement vraie : tant que durera l’Irlande, tant qu’une poignée de ses fils vivront encore pour ressentir le poids de leur honte et de leur misère, qu’ils soient captifs, exilés, mourans, qu’ils gémissent dans le far-west, ou que dans les plaines brûlantes de l’Inde ils combattent sous le drapeau d’un maître abhorré, on trouvera sur leurs lèvres une chanson de Moore et dans leur cœur une bénédiction pour son nom. Moore s’est élevé par le patriotisme au niveau des hommes politique. Certes, le poète qui a consacré son imagination à l’Irlande n’a pas moins fait pour elle que ceux qui lui ont donné leur vie. O’Connell, O’Gorman Mahon, Sheil, Curran et Grattan, tous ces courageux et nobles défenseurs d’Érin, saluent du nom de frère l’auteur des Mélodies, dont à cette heure les sentimens restent aussi chauds, aussi inébranlables que dans les temps de sa plus ardente jeunesse. Dans les rares et misérables aumônes qu’elle se laissait arracher en faveur de sa conquête, la hautaine Angleterre ne cédait peut-être pas plus au langage énergique dont retentissaient les murs des deux chambres du parlement qu’aux murmures sourds de l’opinion publique, entraînée par la voix du poète à la mode.

Si la force ou la grace prédomine chez Moore, c’est là une question que l’on n’a guère pris la peine d’examiner, ébloui qu’on était par l’éclat d’un autre génie dont l’énergie formait le caractère distinctif. Byron a exercé une action sociale trop vaste et trop féconde pour que de son temps on ait pu le juger sainement comme artiste ou comme penseur ; maintenant que cette première effervescence s’est calmée, il serait peut-être possible de démontrer que d’autres poètes, ses contemporains, privés d’une popularité aussi exagérée par le but moins sympathique aux passions humaines qu’ils avaient poursuivi savaient déployer, pour atteindre à ce but, des moyens aussi vrais et aussi grands que le poète qui dans sa gloire a pu se croire sans rival[2].

On découvre chez Moore deux individus, deux talens différens, d’où naissent deux réputations également distinctes, et dont l’une absorbe l’autre. Il est arrivé à Moore ce qui arrive à bon nombre des écrivains qui obtiennent un grand succès de vogue ; il est devenu principalement célèbre par ses qualités secondaires. Né à Dublin, en 1780, il fit paraître sa traduction d’Anacréon en 1800, avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans, et publia l’année suivante les Poèmes de Little. Dès ce moment, le siècle assigna une place définitive au poète ; il devint tout de suite le lion à la mode ; on chanta ses chansons et on les lui fit chanter ; on le fêta, on le choya, on le combla d’attentions, mais le comprit-on bien ? Tout en appréciant ce que renfermait de charmant, de gracieux, de raffiné, ce remarquable talent, on ne reconnut pas assez ce qu’il contenait de fort et de viril ; dans ses productions, qui se distinguent avant tout par leur énergie, on se plaisait à admirer le sujet, le story, comme disent les Anglais, les brillantes images, la perfection du vers, et Anacréon Moore fut le nom dont ses contemporains persistèrent à décorer l’auteur de Lalla Rookh.

Pour bien apprécier le talent de Moore, il est nécessaire de diviser ses ouvrages en deux classes, de placer d’un côté les œuvres sérieuses, les chants inspirés qui lui assurent une célébrité durable, de l’autre les mille petites créations élégantes et spirituelles qui lui valurent les applaudissemens et les caresses de son temps. Parmi les premières, il faut nommer Lalla Rookh, les Mélodies irlandaises, certaines odes et épîtres, et les Rimes sur la route. Aux secondes appartiennent les Poèmes de Little, les innombrables épigrammes et ballades, les chansons érotiques, les chansons de table, les Fables de la Sainte-Alliance, et les autres satires, tableaux parfaits de mœurs contemporaines. Comme les odes d’Anacréon, à titre de traductions, n’entrent point dans les inspirations originales de Moore, elles ne doivent être considérées que du point de vue de l’exécution pure, et, quant au poème célèbre des Amours des Anges, on éprouve un très grand embarras à lui trouver une place. Trop frivole pour être classé parmi les œuvres sérieuses, et trop sérieux pour se ranger parmi les poésies légères, ce poème est d’une nature aussi intermédiaire que son sujet, et, comme les anges, semble destiné à flotter incessamment entre les deux sphères.

Le patriotisme de Moore est un fait individuel, isolé ; loin de se présenter comme la conséquence nécessaire de ses idées philosophiques ou politiques, il s’en écarte et ressemble bien plutôt à l’amour que ressentent certains hommes pour une seule femme, tandis que le sexe en général ne leur inspire que de l’aversion. Moore aime l’Irlande comme une maîtresse ; tout ce qu’elle demande et tout ce qu’elle veut, il le veut et le demande. Il ne voit qu’elle au monde, et ce n’est pas lui qu’on accuserait jamais de sacrifier au sentiment cosmopolite, ou de perdre un seul instant de vue les intérêts de son propre pays, pour se plonger dans des rêveries plus ou moins stériles sur les besoins et les destinées de l’humanité. Lui-même l’a dit, le seul reproche que pourront lui adresser les ennemis de l’Irlande sera d’avoir, comme Othello, — « aimé non point sagement, mais trop bien. On se persuade trop facilement, en lisant certaines poésies de Moore, que l’homme qui les a écrites appartient au parti ultra-radical, erreur qui a causé plus d’un mécompte parmi certains esprits exaltés. Il y a chez le barde d’Erin une élégance innée, a native elegance, comme disent nos voisins d’outre-Manche, qui s’oppose instinctivement aux mœurs républicaines, et c’est encore un trait distinctif du caractère irlandais, qui, au milieu des complots, des émeutes et de tous les plus funestes excès d’une guerre civile continuelle, trouve moyen de conserver toujours ses allures chevaleresques, cette insouciance de grand seigneur qui ont fait si souvent comparer l’Irlande et la France. Tant et si bien existent chez Moore ces goûts aristocratiques, cet éloignement pour les aspérités et les incorrections si je puis employer le mot, d’une société primitive, que lorsqu’en 1803 les whigs lui donnèrent la place de régistrateur de l’amirauté aux Bermudes, le séjour qu’il fit aux États-Unis, avant de se rendre à son poste, ne lui laissa que des souvenirs pleins d’amertume et de dégoût. L’aspect de ce peuple enfant, de cette nationalité ébauchée, ne le frappa par aucun de ses côtés vraiment grands ; il en saisit toutes les imperfections et les vices, comme plus tard mistriss Trollope en a saisi les incohérences et les ridicules : « J’allai en Amérique, dit Moore dans la préface des Odes et Épîtres, publiées en 1806, sans aucune prévention défavorable ; au contraire, je me livrais à certaines illusions touchant la pureté du gouvernement et le bonheur primitif du peuple… Mon attente fut entièrement trompée, et j’avais envie de dire à l’Amérique comme Horace à sa maîtresse : Intentata nites. » On devine à ce début le ton que prendra Moore plus tard vis-à-vis de « cette race factieuse, pauvre d’esprit et prodigue de paroles, née pour être esclave et ambitieuse du pouvoir. » Oubliant sans doute que l’Amérique était la sœur légitime de l’Irlande, qu’elle s’était courbée sous le même joug et qu’elle l’avait secoué, qu’elle avait souffert les mêmes injustices et qu’elle venait de les venger ; oubliant enfin que, si le peuple irlandais avait su en profiter, la capitulation de York-Town ouvrait à la malheureuse Érin le chemin de la liberté, Moore, dans la VIIIe épître adressée à M. Spencer, s’exprime de la manière suivante sur la patrie de Washington : « Tout ce que la création éternellement variée contient de grand ou d’aimable fleurit et se développe ici ; les montagnes s’élèvent avec fierté, les jardins s’épanouissent dans leur éclatante richesse ; de beaux lacs s’étendent, de grands fleuves roulent leurs ondes victorieuses. L’ame (the mind), l’ame seule, sans laquelle le monde n’est qu’un désert, l’homme que de la boue ; l’ame, l’ame seule, enfouie dans un repos stérile, ne fleurit ni ne s’élève, ne s’épand ni ne brille ! Prenez-les tous, chrétiens, mohawks et démocrates, depuis le wigwam jusqu’à la chambre du congrès, depuis l’homme sauvage (esclave ou libre) jusqu’à l’homme civilisé, moins apprivoisé que lui, ce n’est partout que même chaos ténébreux, que même lutte inféconde entre la vie à moitié civilisée et à moitié barbare, où tous les maux de l’ancien monde se mêlent à toutes les grossièretés du monde nouveau, tout pervertit, bien que peu de choses séduisent, et où du luxe rien n’est connu que le vice. »

À côté de cette répugnance pour l’état social en Amérique éclate une admiration sans bornes pour les beautés de la nature inanimée. Moore doit à son voyage au-delà de l’Atlantique quelques-unes de ses descriptions les plus brillantes, quelques-unes de ses pages les plus vivement colorées. Ainsi je signalerai l’ode appelée la Chute d’Hébé comme une création les plus parfaites dans son genre. Il y a de l’Anacréon là-dedans, il y en a même beaucoup, mais ce n’est point imité, c’est repensé, ainsi que le voulait Goethe en pareille circonstance. Du reste, le séjour du poète irlandais aux Bermudes a dû nécessairement entrer pour quelque chose dans le choix qu’il fit plus tard d’un sujet de poème oriental. Il est à croire que le pays de Miranda et d’Ariel[3] a fourni plus d’une fleur, plus d’un parfum, plus d’une perle, aux pâles héroïnes du royal Feramorz.

Parmi les critiques qui ont le plus et le mieux étudié Moore, il en est pourtant beaucoup qui ne voient dans Lalla Rookh qu’un poème oriental, aussi plein de diamans et de perles, aussi propre, en un mot, à réjouir le cœur d’un bijoutier que les Mille et Une Nuits elles-mêmes, partant admirable sous le rapport de la couleur locale, supérieur sous ce point de vue au Giaour et à la Fiancée d’Abydos, et bien au-dessus du Thalaba, du Kelsama, de Robert Southey. Vaut-il la peine de dire qu’il n’en est rien, et que Moore ne demande à l’Orient qu’une forme pour cacher une idée, qu’un voile de Bénarès pour couvrir un poignard ? Je ne prétends pas dire que ce choix de l’Orient, comme théâtre d’action pour son œuvre, fût tout-à-fait un acte prémédité, indépendant de toute tendance involontaire et spontanée, ou que Moore demeurât étranger au mouvement de la renaissance orientale auquel prenaient part Goethe, Byron et tant d’autres esprits illustres de l’époque. Sa seule qualité d’Irlandais le portait involontairement vers le monde asiatique[4], et le caractère particulier de son talent l’en rapprochait encore davantage. « Personne, disait Sheridan, ne met autant de son cœur dans son imagination que Tom Moore ; son ame semble une étincelle de feu échappée du soleil, et qui toujours s’agite afin de retourner vers la grande source de lumière et de chaleur. » Jugement aussi vrai que poétique, et que les lignes suivantes, tirées de Lalla Rookh même, confirmeraient au besoin : « Lumière bénie du soleil ! glorieuse puissance ! quelle douceur, quelle vie apporte ton rayon ! À te sentir, il y a un bonheur si réel, que le monde ne renfermât-il d’autre joie que celle-ci, — de pouvoir se reposer et se soleiller en paix, — ce serait un séjour trop délicieux, trop charmant, pour que l’homme pût l’échanger contre l’obscurité, l’ombre froide du tombeau ! »

Il serait difficile, ce semble, au plus indolent lazzarone du Môle, au plus voluptueux buveur du soleil de Mysore, de mieux exposer les doctrines de sa philosophie sensuelle. Mais bien que tous les trésors de l’Asie se soient épanchés sur quelques pages de Lalla Rookh, bien que les parfums de l’Arabie vous enivrent, que les tissus de l’Inde vous éblouissent, et que vous vous trouviez transporté dans le monde merveilleux de Krishna et de Kamadéo, Lalla Rookh n’est rien moins qu’un poème oriental. Lalla Rookh n’est qu’un magnifique cadre persan qui renferme un calvaire, et où le croissant cache la croix ; c’est la coupe de rubis de Giamschid remplie de morat[5] jusqu’aux bords, un brillant symbole derrière lequel le poète se retranche pour mieux foudroyer l’oppresseur de sa religion et de sa patrie.

Lalla Rookh se compose, comme on le sait, de quatre poèmes distincts, amenés et liés ensemble par une narration en prose : forme essentiellement orientale, qui souriait fort aux vieux conteurs méridionaux, descendans immédiats des poètes de l’Asie, à la tête desquels il faut placer Boccace, et que l’on peut, en y cherchant bien, retrouver d’aventure dans les tales des nouvellistes primitifs de la Grande-Bretagne.

Le puissant empereur Aurungzèbe marie sa fille, Lalla Rookh, au prince Aliris, fils du roi de Bucharie. Pendant le voyage que fait la princesse de Delhi à Cachemire, où doit être célébré son mariage, un jeune poète, nommé Feramorz, trouve le moyen de se glisser dans la nombreuse suite de Lalla Rookh, et, à l’excessif déplaisir du grand chambellan Fadladeen, parvient à diminuer pour la princesse les ennuis de la route, en lui récitant des poèmes dont il est l’auteur. Feramorz réussit si bien à distraire la royale fiancée, que, arrivée à Cachemire, la seule idée d’y trouver son futur époux lui cause un chagrin mortel. Pâle et abattue, Lalla Rookh va au devant du jeune roi, et lorsque, émue par le son d’une voix bien connue, elle relève sa tête mélancolique pour mieux voir celui qui lui parle et lui offre un trône, elle tombe sans connaissance à ses pieds. Dans Aliris, la fille d’Aurungzèbe reconnaît Feramorz, le beau jeune homme qu’elle aime : dénouement quelque peu occidental à ce que l’on voit, et qui trahit son origine. En revanche, les détails brodés sur ce canevas romanesque sont dignes du Touti-Nameh, et sauf une individualité trop prononcée donnée aux caractères féminins, une certaine inquiétude rêveuse trop souvent décelée, et qui parfois flotte comme une vapeur nébuleuse sur les horizons si clairs et si accusés de la nature orientale, sauf ces petites marques traîtresses, cet accent étranger, la narration en prose de Lalla Rookh pourrait à bon droit réclamer une paternité persane ou hindoue.

Mais c’est par les quatre récits de Feramorz qu’il faut juger l’œuvre, et pour tous ceux qui ont appris à connaître l’Orient autre part que dans les poèmes et les romans faits à son image en Europe, il doit être évident que les trois premiers chants de Lalla Rookh appartiennent à l’école romantique, et se rattachent au génie occidental. L’amour individuel et romanesque avec tous ses combats, ses inquiétudes et ses sacrifices, l’amour de tête, qui remplit les pages du premier et du troisième récit, ainsi que la morale sentimentale contenue dans le Paradis et la Péri, ressemblent aussi peu aux produits de la nature orientale que les Vergissmeinnicht et les bouleaux. René et Werther y ont plus de part que Mejnoun et Ferdousi. Non-seulement l’intervention constante du poète dans son œuvre, mais les passions qu’il dépeint, les raisonnemens dont il se sert, l’action incessante de la conscience personnelle qu’il n’a garde d’oublier, tout cela accuse une origine européenne, plus encore, chrétienne. L’ame, l’essence du poème entier, est occidentale, romantique, sentimentale. D’un autre côté, l’enveloppe extérieure, le corps de cette ame, se pare de toutes les couleurs, de tous les rayons de l’Asie, et, sous ce point de vue, le poème de Moore nous apparaît comme une espèce de bal travesti. Dans un théâtre dont les brillans décors imitent à s’y méprendre les jardins de Delhi ou les mosquées d’Iran, erre une foule étincelante des riches costumes d’Orient ; mais, sous les plis du caftan, battent des cœurs pleins des incertitudes, des vagues désirs de notre hémisphère du Nord, et Mahomet n’a rien à démêler avec ces yeux d’un bleu limpide dont le regard intelligent et rêveur perce à travers le voile d’or qui les cache. Si l’on demande comment Moore a pu composer et coordonner son œuvre de telle sorte que le contraste des deux élémens distincts qui la constituent ne nuisît point à l’ensemble, on en trouvera la raison dans l’entente profonde de la forme. Moore possède au suprême degré le secret de cette forme élégante et souple, également éloignée de la redondance orientale et de la sécheresse du Nord, et qui attire les élémens les plus extrêmes, les plus opposés, pour les assimiler, les unir et les confondre dans son milieu tempéré. Il n’existe peut-être aucun poète auquel on puisse mieux appliquer le mot inventé par Goethe d’oriental-occidental. Quant au quatrième récit : la Lumière du Harem, bien qu’il nous apparaisse au premier abord comme une création animée du pur souffle asiatique, certaines restrictions sont encore nécessaires ; au milieu d’une sobriété de détails et d’un éclat de coloris vraiment orientaux, la conduite plutôt lyrique qu’épique du sujet rattache ce conte charmant au monde européen.

On s’est beaucoup amusé, surtout en Angleterre, à comparer entre eux Moore et Byron, et à trouver que le poète de Lalla Rookh sentait et traduisait bien plus fidèlement l’esprit de l’Orient que le chantre du Giaour. Peut-être, en l’examinant, trouvera-t-on que cette opinion, comme beaucoup d’autres fort généralement acceptées, manque de justesse, et que l’inverse de la proposition approcherait davantage de la vérité. Je suis loin de vouloir soutenir l’exactitude de la couleur locale dans les créations orientales de Byron, ou de prétendre que Gulnare, Leïla, Zuleïka et Médora ne soient pas autant de Marys[6] musulmanes ; mais il me semble que, pour l’Orient qu’il a voulu peindre, il l’a incontestablement mieux peint que Moore, dont le premier soin devait être de masquer des pensées beaucoup trop nationales. Il y a Orient et Orient, et on n’en est pas quitte pour enturbanner son héros, et le faire crier : Allah il Allah ! Les peuples du continent asiatique et africain diffèrent entre eux par les croyances, le caractère et les mœurs, tout autant que ceux de l’Europe. L’Orient a son antiquité classique, ses grandes lignes, comme aussi son romantisme, sa période de mouvement inquiet. L’Inde, la Perse, l’Arabie, forment le terrain classique dont l’Himalaya est l’Olympe, les Védas et les livres des mages, l’Iliade. De l’Arabie inférieure part l’idée nouvelle ; elle passe par l’Égypte et va trôner dans le temple du Christ. Un ou deux siècles plus tard, une horde de barbares venue des confins de la mer Caspienne s’abat sur la Morée, et finit par s’établir dans la ville de Constantin. Les disciples de Mahomet, dès le commencement, savaient la doctrine chrétienne, et, par suite des croisades et de la fondation des principautés franques en Syrie, ne pouvaient manquer de perdre insensiblement quelque peu de leur ancien caractère. Quant à la race turque, son origine tartare touche de bien près à celle des Huns, et peut-être pourrait-on trouver entre Othman et Attila un certain degré de parenté lointaine. La constitution du monde politique et commercial au moyen-âge amenait nécessairement une collision constante entre l’Occident et une partie de l’Orient. Une portion de l’Espagne obéissait aux Maures ; les républiques italiennes, quand elles ne se battaient pas contre les infidèles, faisaient avec eux un commerce considérable ; les Français, dans la Morée, ne pouvaient éviter certains rapports avec les Turcs, que l’Allemagne, d’un autre côté, avoisinait par la Hongrie.

Tous ces rapprochemens avec les peuples de l’Europe produisirent chez les descendans du prophète certaines modifications que l’on chercherait en vain chez les habitans de la haute Asie. Or, il est à remarquer que lord Byron choisit tous ses personnages parmi cette grande famille mahométane dont le sang s’est mêlé plus ou moins à celui des Espagnols, des Grecs et des Franks. Tous ses héros appartiennent à ces races turbulentes et vagabondes qu’il a pu voir lui-même autour du vieux pacha de Janina, et dont les instincts aventureux et quelque peu bohêmes ne sont peut-être pas si mal rendus dans les pages du noble lord. Avec Moore, le cas est tout autre : il ne sort pas du haut Orient, de la Perse et de l’Inde, du Candahar et du Khorassan. Il place toutes ses scènes dans le pays même de Brahma et de Zoroastre, dans l’Orient mystique, contemplatif et grave, dont les volumes sacrés étaient, il n’y a guère plus de cent ans, encore vierges de tout regard indiscret ou profane. Lalla Rookh, d’un bout à l’autre, se joue au sein de l’Hindostan, dont, à dire vrai, l’islamisme est la religion d’état, mais un islamisme aussi éloigné du fanatisme guerrier de la Mecque que les cérémonies sans faste d’une église scandinave peuvent l’être des pompes de la chapelle Sixtine. Il y a dans cette vieille terre de l’Inde, où la nature remplace Allah et où le panthéisme se retrouve au fond de tous les cœurs, quelque chose de vaste, de solennel et de mystérieux qui résiste aux sollicitations de la muse européenne. C’est un monde coulé en bronze que l’on voudrait imiter en cire. Cette retenue au milieu du débordement, ce calme au sein du tumulte, cette surabondance de vie dans la nature inanimée, ce repos impassible chez l’homme, cette philosophie profonde, cette superstition brutale, cette douceur majestueuse, cette sévérité inflexible, tant d’élémens ennemis, du choc sonore desquels jaillit dans ses proportions colossales la poésie indienne, sont si loin de se retrouver dans l’œuvre de Moore, que cela seul, à défaut d’autres raisons, me persuaderait que lui-même ne cherchait nullement à les reproduire. Ceux qui de ce point de vue mettaient Moore au-dessus de Byron ne voulaient en aucune façon lui faire un compliment ; ils entendaient seulement célébrer chez le traducteur d’Anacréon la grace aux dépens de la force. C’est cette opinion qu’il importe de combattre. En remettant l’auteur de Lalla Rookh sur son propre terrain, en dégageant son talent des préjugés de son temps, en l’examinant sous son vrai jour, nous essaierons de faire ressortir cette vérité, que ce n’est pas à l’élégance ou à l’éclat du style, mais à la dignité et à l’élévation des idées, que Moore doit une place éminente parmi les poètes contemporains. Loin de se distinguer surtout par sa facilité gracieuse, c’est à son énergie virile que le poète des Mélodies doit de pouvoir marcher près de Byron. Il faut ôter à Moore la guirlande de pampre et de roses que lui a jetée, au milieu d’une fête, une folle bande d’amis joyeux et la remplacer sur son front par la feuille plus sombre, mais immortelle, que sans nul doute lui réserve l’avenir. Ainsi que nous l’avons déjà dit, pour apprécier le poète chez Moore, il est nécessaire de comprendre l’homme. Il convient, avant tout, de l’envisager comme patriote, comme Irlandais. Lorsqu’on s’est bien pénétré de cette idée, que tout chez lui se rapporte à la conviction politique, que tout part de là et que tout y retourne, lorsqu’on a bien saisi le point inspirateur, tout le reste en découle forcément et peut à merveille se passer de commentaires.

Comme presque tous les poèmes de longue haleine, Lalla Rookh présente de grandes inégalités. On ne peut songer à mettre au même rang les deux premiers récits du royal trouvère et le chant inspiré des Adorateurs du feu, ou ce charmant conte de fées, la Lumière du harem. C’est surtout par la composition que pèche le Prophète voilé de Khorassan. L’intérêt languit, et l’ensemble se trouve trop souvent sacrifié à des détails qui, bien qu’ayant leurs beautés propres, retardent l’action et étouffent la vie du sujet. Une idée donnée, toute création a deux formes, l’une conceptive, l’autre exécutive. La conception pure est une forme, elle aussi, qui, pour ne point se manifester, n’en existe pas moins dans le monde invisible des idées. Cette dualité se retrouve partout, et c’est du complet accord, je dirais volontiers de l’identité absolue de la forme subjective (espèce de cadre que pose l’intelligence, et que remplit le travail) avec la forme objective, que résulte la perfection d’une œuvre littéraire. Or, c’est de cette harmonie même que l’on sent l’absence dans le poème dont nous parlons. Les proportions du contenant ne répondent pas à celles du contenu, et tout en admirant le travail fini, la ciselure exquise de certains détails isolés, l’œil expérimenté découvre à chaque instant, entre le tableau et le cadre qui l’entoure, des vides qui détruisent tout l’effet de l’ensemble. On croit sentir, en lisant le Prophète voilé, que l’auteur a voulu faire autre chose que ce qu’il a fait, et cela s’explique par le choix du sujet qui, du reste, ne manque pas de ressemblance avec le Mahomet de Voltaire. Le fanatisme religieux est une passion qui se laisse plus facilement combattre en prose qu’en vers, et jusqu’ici je ne connais guère d’œuvre poétique dans laquelle la raison remporte la victoire sur l’enthousiasme, sans qu’en même temps la poésie ait à souffrir une rude défaite. Dans ce premier récit de Feramorz, toute l’imagination du poète, toute son ardeur, se concentrent sur des descriptions brillantes d’objets inanimés, tandis que les principaux sujets du drame se trouvent relégués dans une espèce de demi-jour.

La corde patriotique de Moore commence à vibrer sourdement dès le second chant de Feramorz. On sent déjà que l’auteur respire plus à son aise, lorsqu’il fait dire à sa péri que, « s’il y a un don cher au ciel par-dessus tous les autres, ce doit être le sang du héros mort pour la liberté. » Au surplus, le grand reproche que pourrait s’attirer cette larmoyante exilée du paradis de Mahomet serait de ressembler beaucoup trop à un ange du ciel chrétien.

Je voudrais pouvoir citer d’un bout à l’autre la Lumière du Harem. Tous les bulbuls et toutes les roses de la vallée de Cachemire n’ont pas dans leurs gentils gosiers ou parmi leurs feuilles amoureuses un plus ravissant concert d’harmonie et de parfums. Cela étincelle et rayonne, cela gazouille et murmure, cela vous attire, vous éblouit, vous charme, vous enivre et ne vous laisse à la fin qu’un regret, celui de l’avoir fini. Qu’elle est difficile à peindre, cette adorable Nourmahal ! et que sa capricieuse et coquette beauté ressemble peu à la beauté régulière et parfaite dont aucune ombre n’adoucit l’éclat !

Shining on, shining on, by no shadow made tender.

On ne s’étonne point que plus tard Jéhanguire ait changé le nom de Nourmahal en Nourjehan (la Lumière du Harem méritait bien qu’on l’appelât la Lumière du Monde[7], mais on s’explique moins facilement d’abord ce qui peut amener au milieu de la nuit cette sultane adorée, dans la tristesse et dans les larmes, aux pieds de la magicienne Namouna. « Hélas ! dit le poète, une cause si légère réveille parfois la dissension entre deux cœurs, et l’amour que les orages ont vainement éprouvé faillit souvent dans une heure de calme et de soleil. » Une de ces « causes légères » a banni Nourmahal de la présence de son royal époux. On est à l’époque de la fête des roses. L’empereur, entouré d’une brillante cour, se rend dans le vallon de Cachemire, sous les frais ombrages duquel il oubliait autrefois si volontiers les ennuis de la royauté près de sa belle maîtresse. Mais Nourmahal n’est plus là et malgré lui Jéhanguire la cherche. À travers les jasmins de la croisée ouverte, la lune de minuit pénètre dans une chambre où se trouvent deux femmes, dont l’une conte à l’autre son amoureuse peine : « C’est l’heure, dit l’enchanteresse, de cueillir certaines fleurs sur lesquelles a passé le souffle de la lune, et qui sont d’une telle vertu, que, portées par celle que son amant délaisse, elles attirent dans un songe les invisibles esprits et enseignent le moyen de regagner… » Nourmahal l’interrompt : « À moi ces fleurs ! à moi ! s’écrie-t-elle impatiente ; tressez-m’en une couronne ! » Et aussitôt, légère comme une biche, elle s’élance dans le jardin, d’où elle rapporte des corbeilles pleines de fleurs qu’elle verse sur les genoux de son amie. « Avec quelle joie l’enchanteresse contemple ces bourgeons naissans, baignés de la rosée et des rayons de cette heure suprême ! Son regard exprimait un plaisir surhumain, lorsque dans le ravissement d’une sainte extase, penchée sur ces trésors odorans, elle s’inclinait pour boire leur haleine embaumée, comme si elle eût voulu mêler son ame à leur ame. Et c’était vraiment de l’arôme qui s’échappe des fleurs et de la flamme parfumée que se nourrissait son existence enchantée, car, nul ne la vit jamais toucher à la chair mortelle, ni baigner sa lèvre vermeille dans un élément terrestre, hormis dans la rosée matinale. »

Je ne connais rien de plus délicieux que cette scène. D’un côté, la grande ombre de la devineresse Namouna, mystérieuse créature dont nul homme ne se rappelle la naissance, et que le temps ne semble toucher que pour l’embellir ; de l’autre, la figure de Nourmahal agenouillée, les mains jointes, la poitrine haletante d’émotion, l’œil en pleurs et brillant d’une curiosité ardente : adorable enfant qui se repent d’une bouderie ! Ajoutez à cela les accessoires si riches de la nature orientale : la lune suspendue comme une topaze de feu dans l’azur profond du ciel, les ineffables senteurs sous le doux fardeau desquelles l’aile oppressée du vent ne s’agite qu’avec effort ; tous ces murmures confus, tous ces bruits indistincts, plaintes de la végétation éternellement en peine ; le cri lugubre du chacal, le frémissement de la feuille sous le pas de la panthère, le sifflement rauque de la couleuvre, le murmure des insectes, cette présence immédiate de la mort dans la vie, qui fait que, partagée entre la volupté et la crainte, la nuit elle-même sous les tropiques ne dort point. Disposez tout cela avec art autour des deux figures principales, et vous conviendrez que le tableau ne manque pas de grandeur.

La sultane, parée de la guirlande, s’assoupit, et le génie auquel commandent les fleurs de Namouna lui apprend dans un songe la chanson magique qui doit ramener à ses pieds l’amant qu’elle adore. Le lendemain au soir, Jéhanguire, « espérant chasser l’amour de son ame par le plaisir, la musique et le vin, » donne un festin somptueux au palais impérial. « Toute forme jeune et agréable à voir se rassemble là d’orient et d’occident, excepté, excepté !… oh ! Nourmahal ! toi, la plus belle, la plus chère de toutes ! tu n’y étais point ! » Le sultan boit à longs traits du vin de Shiraz, comme si du Koran il n’était question, et écoute d’un air distrait les chants d’une belle Géorgienne qui lui vante les plaisirs les moins orthodoxes. Le morceau fini, une autre voix s’élève, et sur le même air chante des paroles différentes. À cette voix divine, tout le monde, frappé d’admiration et de stupeur, se tait ; le couplet achevé, on s’écrie de toutes parts : « C’est la jeune fille masquée, c’est l’Arabe, » et le royal fils d’Akhbar, trop ému pour pouvoir parler, fait signe à la musicienne de continuer. Elle s’approche et recommence : mais laissons au poète le soin de conter le dénouement de sa gracieuse comédie.

« Il y avait une tendresse plaintive dans ce chant, qui, sans l’aide de la magie, eût trouvé aussitôt le chemin du cœur brûlant de Sélim[8] ; mais unie à des sons si vibrans, si divins, à des sons si étrangers aux enfans de la terre, c’en était trop. Soudain il jeta loin de lui la coupe pleine, que pendant toute la durée de cet air délicieux sa main avait oublié de porter à ses lèvres, et nommant celle que depuis si long-temps il n’avait nommée, celle que depuis si long-temps il n’avait plus revue, il s’écria avec passion : Ô Nourmahal ! ô Nourmahal ! si c’était toi qui chantais ainsi, je pourrais tout oublier, te pardonner tout, et ne jamais quitter tes yeux adorés ! Le masque est ôté, le charme opère, et Sélim presse sur son cœur en délire, plus belle que jamais et rougissante, sa Nourmahal, la lumière de son harem ! »

Cette réconciliation, due à la puissance de la voix humaine, avait de quoi tenter Moore, qui toute sa vie a professé un culte exalté pour la musique. Du reste, quoique la Lumière du Harem soit un des plus charmans bijoux de cette riche cassette, il ne faut pas non plus s’en exagérer l’importance. Il y a bien des personnes qui pourraient trouver que l’auteur lui-même en a fait la meilleure appréciation dans ces paroles de Fadladeen : « Cette production légère, dit le grand chambellan, ressemble à ces bateaux chargés de parfums, de fleurs et de bois de senteur que les habitans des îles Maldives mettent à l’eau tous les ans en offrande à l’esprit de la mer ; un joujou doré et sans consistance, livré sans gouvernail aux vents et aux flots. »

Le personnage de Fadladeen est d’une heureuse invention et conduit d’un bout à l’autre avec une rare adresse. Caricature spirituelle des courtisans et des critiques, son pédantisme s’exerce aux dépens du poète même ; il fallait donc le maintenir constamment à côté du ton et le faire chanter faux sans que cela dérangeât l’harmonie de l’ensemble, ce qui ne laissait pas que d’être d’une difficile exécution. Moore a tiré de ce personnage un excellent parti. Avec sa gourmandise, son emportement et sa suffisance, avec sa sainte horreur des hérétiques bayadères, sa dévotion pour les altesses, et son amour pour les mangues de Mazagong, Fadladeen est d’un comique véritable et ne manque pas d’un certain faux air de don Magnifico. Il possède surtout à ravir ce portentoso bouffon auquel sied si bien la robe de chambre à grand ramage. Que l’on se figure les anathèmes que lui arrache le principal chant de Feramorz, les Adorateurs du feu ! Nulle part l’esprit de révolte, la haine de l’oppresseur, n’éclatent avec une plus rude franchise, avec une plus sombre violence. Je ne puis me défendre de penser que Lalla Rookh tout entière trouve sa raison d’être dans ce poème, où il n’est pas jusqu’au nom de la contrée que le poète donne pour patrie à son héros qui ne rappelle l’image de la verte Erin[9]. En lisant cet épisode de la guerre des Guèbres avec les musulmans, il est impossible à ceux qui connaissent l’Irlande de ne pas la voir se dresser devant eux vivante à chaque ligne. Ce passage dans le portrait de Hafed : Noble descendant des antiques rois dont les veines s’emplissent du sang de Zal et de Rustam, qu’est-ce autre chose sinon une concession aux idées aristocratiques des Irlandais, idées si enracinées dans le cœur de ce peuple étrange, qu’O’Connell lui-même, qui possède bien son public, s’est vu forcé de se vanter d’une descendance royale ? Je me suis servi du mot portrait : certains traits dans le caractère du chef des Guèbres rappellent une illustre et touchante victime dont l’Irlande n’oubliera la mort qu’en la vengeant[10]. Et ce portrait n’est point le seul ; il ne serait pas impossible que plus d’un homme d’état du siècle dernier trouvât dans les vers du troisième chant de Lalla Rookh une mortalité plus certaine que désirable, et il ne m’est pas prouvé, en l’examinant de près, que les Clare, les Castlereagh et les Richmond y échappassent. On dirait même parfois que les sanglantes allusions du poète désignent une tête plus haute que celle d’un vice-roi. Qui ne reconnaît dans les vers suivans, qui se comptent parmi les plus énergiques du poème, la malédiction lancée par l’Irlande entière contre le misérable Reynolds[11] ?

« Des paroles ! des paroles pour maudire l’esclave dont la trahison, comme un air fatal, a soufflé sur le conseil des braves et les a frappés à leur heure de puissance ! Que pour lui la coupe amère de la vie se remplisse de perfidies jusqu’au bord, d’espérances qui n’allèchent que pour décevoir, de joies qui s’évanouissent en les goûtant, comme ces fruits de la mer Morte qui tentent les yeux, mais se changent en cendres sur les lèvres ! Fléau de son pays, honte de ses enfans, paria de la vertu, de la paix, de l’honneur, puisse t-il à la fin, la lèvre enflammée, mourir haletant sur le sable du désert, pendant que le flot trompeur[12] qui le leurrait s’abîme comme le glorieux espoir qu’il a détruit ! Et lorsque de la terre son esprit s’envolera, juste prophète ! que l’ame du damné demeure en vue, en pleine vue du paradis, et que de l’enfer il contemple le ciel ! »

Tout le monde sait avec quelle indignation les Irlandais repoussaient le nom de rebelles que leur appliquait le gouvernement anglais, et quelles voix puissantes s’élevèrent en leur faveur pour démontrer la différence qui existe entre une nation libre qui réclame ses droits et un peuple esclave qui se révolte. On pense bien que là-dessus Moore ne garda pas le silence, et les vers suivans des Adorateurs du feu vinrent résonner peu agréablement à la sourde oreille de l’Angleterre :

« Rébellion ! mot vil et déshonorant, qui d’une flétrissure injuste a si souvent souillé la cause la plus sainte que parole ou épée d’homme ait jamais perdue ou gagnée ! Combien de nobles cœurs formés pour le bien ont succombé sous l’infamie du nom de rebelle, qui, s’ils avaient enchaîné le succès un seul jour, une seule heure, auraient conquis une gloire éternelle ! »

Il est certains sentimens qui plus que d’autres exigent une intime conviction chez celui qui les peint. Le patriotisme est de ce nombre, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce fût le principal motif qui eût empêché Goethe d’écrire le Guillaume Tell. Le Jupiter de Weimar, dans son calme olympien, prenait trop en pitié les misères de ce monde, et savait trop à fond la valeur de toute chose, pour se laisser aller à l’enthousiasme en quelque occasion que ce fût ; néanmoins on se tromperait étrangement si l’on croyait qu’il en méconnût tout le prix au point de vue esthétique. Que si l’on m’objecte que Goethe a fait Egmont, je répondrai que l’élément de cette tragédie est le patriotisme d’un prince, sentiment conventionnel, orgueilleux et froid, plein de vanité et d’ambition, et qui ne ressemble en rien aux aspirations passionnées vers un idéal inconnu, à l’amour brûlant, effréné de la liberté, qui consument le sang et la vie d’un peuple que l’oppression a réduit au désespoir. Dans le premier cas, le poète peut très bien faire agir ses personnages en dehors de lui-même ; dans le second, il faut, pour nous entraîner, son intervention constante et chaleureuse, il faut qu’il s’identifie avec son sujet. On conçoit dès-lors à quels éclatans succès étaient réservées certaines poésies de Moore, et de combien la subjectivité même qui les caractérise devait augmenter la puissance de leur effet. Nul doute que ce ne soit à l’enthousiasme réel de l’auteur que le troisième chant de Lalla Rookh doive son intérêt extrême. On sent que tout y est vrai, que Hinda, Hafed, Al-Hassan, vivent, aiment, se dévouent, souffrent, prient, luttent et meurent, et qu’il ne s’agit plus d’un conte fait pour nous divertir et dont les personnages et le sujet nous laissent également froids, mais d’un récit, hélas ! trop fidèle, de désastres épouvantables qui se passaient il y a peu d’années sous nos yeux, et qu’il suffirait d’une imprudence pour reproduire aujourd’hui.

La conclusion du poème est d’une grande habileté, car la situation présentait une difficulté extrême. Le récit ne s’arrêtant point à la mort du héros et à l’extermination des Guèbres, comment le continuer sans affaiblir l’impression produite sur le lecteur, et sans le laisser indifférent à la fin ? Moore s’en est tiré à merveille par la mort de Hinda, qui, loin de vous apparaître comme un détail explétif, espèce de catastrophe obligée cousue au bout d’une pièce, vous semble d’une nécessité tout-à-fait impérieuse, et se lie aussi intimement, aussi inséparablement à tout ce qui la précède que la vibration au son, l’ombre à la substance. Pendant que les Guèbres combattent dans le défilé, la fille de l’émir vogue vers l’Arabie :

As a young bird of Babylon
Let loose to tell of victory won
Files home, with wing, ah ! not unstain’d
By the red hands that held her chain’d
[13].

Soudain une lueur rouge teint les flots de la mer. Au milieu des flammes qui jaillissent de la montagne, un seul instant une forme humaine se dessine sur le ciel. « C’est lui ! » s’écrie Hinda que ne saurait tromper l’instinct si sûr de son cœur, et aussitôt elle se précipite dans la vague empourprée. Il y a quelque chose d’essentiellement poétique dans ce dénouement, car il est à remarquer que Hinda, dans son délire, ne voit point la mer et ne cherche que la flamme. Sa mort est presque une profession de foi, un élan vers le dieu qu’adorait son amant.

Si je me suis étendu sur Lalla Rookh, si j’ai signalé avec soin ce qui m’en paraissait constituer les défauts et les beautés, c’est que, bien que ce ne soit pas là son titre le plus sûr à l’admiration de la postérité, la grande renommée de Moore repose sur ce poème. Quant au genre adopté (je serais tenté de dire inventé) par le poète dans ses compositions orientales, c’est un genre exceptionnel, à part, qui n’a pu former d’école que l’on peut admirer, à cette condition pourtant qu’il s’identifiera avec une individualité éclatante. Il n’y a presque pas d’homme de génie qui n’ait au moins une fois imprimé le cachet de son nom à une chose médiocre en soi ; mais plus une pareille œuvre s’entoure de lumière, plus elle devrait servir de phare aux imprudens qui tenteraient de s’en approcher. Schiller a fait ses ballades, Scott ses poésies, et que sont devenus, en vérité, les imitateurs de Marmion et de Fridolin ? Le style tantôt déclamatoire, tantôt psychologique de Schiller, est aussi contraire à la nature même de la ballade que le vain cliquetis de mots dont se sert si habilement Scott convient peu au récit sérieux d’évènemens historiques, et pourtant ces lieds et ces lays ont un charme, une puissance que peu de monde contestera. Du reste, nous n’entendons point ici aborder la question épineuse du beau excentrique (il y aurait, de nos jours surtout, trop à dire là-dessus) ; mais laissons à ceux qui en ont possédé le secret le soin de défendre ces créations de fantaisie, ces variétés littéraires un peu parasites de leur nature, et qui rappellent de loin le fameux guy druidique sur les rameaux luxurians du grand chêne de l’art.

Le style oriental-occidental de Lalla Rookh se retrouve dans les Amours des Anges, dont un verset du sixième chapitre de la Genèse inspira l’idée à Moore, en même temps qu’il suggérait à Byron le motif d’un poème. Le mystère de lord Byron (Heaven and Earth, a mystery) parut le premier, et, quoi qu’en disent Jeffrey, Wilson, Heber, Milman, et tous les critiques de l’époque, on ne saurait, à mon sens, voir dans cette fantaisie antédiluvienne autre chose qu’une tentative avortée, une excursion oiseuse dans le chaos de Milton et de Klopstock. Peu de temps après, Moore publia les Amours des Anges (dont parurent presque aussitôt deux traductions françaises), et ne puisa pas dans son sujet des inspirations plus heureuses que n’y avait trouvées son formidable rival, comme il appelle dans sa préface le chantre de Manfred. Je ne sais si c’est un tort, mais il m’a toujours été impossible de lire l’exposition de ce poème sans sourire. À la vue de ces trois anges, — brossés, peignés et parfumés ainsi qu’il convient à des séraphins comme il faut, — qui se rencontrent un beau soir sur le versant d’une colline, et se racontent mutuellement l’histoire de leur chute « parlant bien un peu du ciel, mais plus encore des beaux yeux qui les ont perdus, » on pense malgré soi à des choses fort terrestres ; on se rappelle mainte joyeuse causerie, mainte réunion intime, féconde en confidences et en indiscrétions aimables, où à travers les vapeurs du nectar et de l’ambroisie ces trois fils du ciel eussent fait bonne figure. Du temps où nous vivons, on est fort peu disposé à prendre au sérieux les anges. Goethe le savait bien lorsqu’il écrivit le Faust, et les cyniques railleries de Méphisto ont singulièrement nui à la gravité des personnages séraphiques. Moore, d’après ce qu’il dit dans sa préface, a voulu faire une allégorie, chose qui, pour être ennuyeuse, n’en est pas moins difficile, et il est tombé dans un défaut presque inévitable à toute composition de ce genre. Il est devenu précieux comme un habitué de l’hôtel de Rambouillet. Rien de moins original surtout que le fond de ces trois récits angéliques, dont le premier devient tout au plus amusant par la spirituelle vengeance que tire à la fin l’Éternel d’un « esprit léger trop enclin à recevoir les empreintes de la terre. » Le second, raconté par Rubi, chérubin dont la science et l’orgueil fourniraient de nouveaux argumens à Tertullien lui-même, a le tort de se trop rapprocher de cette délicieuse fable de Jupiter et de Sémélé, que l’on ferait mieux de laisser tout entière à la mythologie païenne. Non content de ressembler à Jupiter, le doctoral Rubi affecte en même temps je ne sais quel faux air de Saint-Preux ; et sous le bandeau lumineux qui ceint les tempes du dieu, on aperçoit quelque chose comme la perruque poudrée du maître d’école amoureux de la nouvelle Héloïse. Que dire de Zaraph et Nama, le dernier épisode du poème, sinon qu’il n’était pas besoin d’aller chercher dans la sphère des anges d’aussi bourgeoises amours, et que, pour finir à la manière des plus innocens contes de fées, ce n’était pas la peine de remuer toute la légende hébraïque ? Nous savons quelle admiration excentrique a suscitée chez les traducteurs des poésies de Moore cette œuvre d’un si mince mérite. Là où il n’y avait que des mots, ils ont voulu voir des idées, et ils ont pris pour de la richesse d’imagination ce qui n’était que les écarts froidement fantasques d’un esprit mal à l’aise dans les limites de son sujet. Du reste, si aujourd’hui nous nous occupons d’un poète que tout le monde croit parfaitement connu, la faute en est à ceux qui se sont chargés de le faire connaître. Il nous a semblé impossible d’accepter comme définitives les singulières traductions qu’on nous a données des ouvrages de Moore, et encore moins les commentaires destinés à les expliquer. Une traduction sérieuse et intelligente du poète anglais reste encore à faire, et par traduction sérieuse je n’entends point ce que l’on appelle vulgairement traduction complète. Loin de vouloir qu’on trouve dans la langue française l’équivalent de chaque ligne bonne ou mauvaise qu’ait écrite Moore, je désirerais que l’on s’appliquât surtout à interpréter ce qu’il y a de grand, de fort et d’admirable dans le barde d’Erin, ce qui enfin constitue son originalité. Lorsqu’un écrivain, lorsqu’un poète est réellement supérieur, ce qu’il y a de complet dans ses œuvres, c’est ce qu’il y a de beau. Tout le reste ne sert, au contraire, qu’à le décompléter en quelque sorte, qu’à rompre l’unité de son talent. Il y a une déplorable tendance chez certaines gens à prendre toujours le fait pour le principe, et à transporter dans le monde matériel ce qui jamais n’aurait dû sortir du libre domaine de l’esprit. Les faiseurs habituels de traductions complètes sont de ce nombre, et ressemblent pour la plupart à ce peintre qui, devant copier les traits de Cromwell, chercha la ressemblance non pas dans les reflets que jette l’ame sur le visage, mais dans la reproduction exacte de chaque bouton et de chaque ride. Encore si, lorsqu’on cherche à faire connaître un poète étranger, on voulait se contenter de le traduire et s’abstenir de fourvoyer l’opinion sur son compte ! Qu’on reproduise tout ce qu’a pu écrire un homme de talent, soit ! mais au moins qu’on ne mutile pas ce qu’il a fait de meilleur pour s’incliner devant ce qu’il a fait de plus médiocre ! — Est-il concevable, par exemple, que les Amours des Anges et l’Épicurien comptent déjà trois traductions françaises, tandis que la moitié des Mélodies irlandaises demeurent encore inconnues, et que des Odes et Épîtres à peine sait-on le nom ? Quant à l’Épicurien, ce n’est autre chose qu’un travestissement peu ingénieux des Mystères d’Isis, que la mise en prose d’un livret d’opéra. Il est singulier que Moore, passionné comme il a toujours été pour la musique, ait pu se laisser tenter par un pareil sujet, car, en vérité, que voulez-vous que devienne la Zaüberflœte sans Mozart ? Que diront les étoiles sans la reine de la nuit, et sous les voûtes de granit du temple égyptien privées des harmonies sublimes du grand maître, quelles voix prendront jamais ces sacrées solitudes pour révéler leurs terribles et divins secrets ? Du reste, loin de chercher sur de pareilles œuvres à juger des forces d’un auteur, on y doit voir seulement un caprice, une distraction poétique qu’il faut passer à Moore, d’autant plus que lui-même en a offert la meilleure apologie dans les vers suivans tirés des Irish melodies :

« Ne blâmez pas le poète, lorsqu’il fuit vers les ombrages où le plaisir se cache et sourit nonchalamment à la gloire ; il était né pour un destin meilleur, et dans une heure plus heureuse peut-être son ame eût-elle brûlé d’une plus sainte flamme. Mais, hélas ! l’orgueil de sa patrie n’est plus, et ce cœur est brisé qui ne voulut point fléchir ; ses fils ne peuvent soupirer sur sa ruine qu’en secret, car c’est trahison que de l’aimer, mort que de la défendre… Ne blâmez donc pas le poète si dans les doux rêves du plaisir il essaie d’oublier le mal qu’il ne peut guérir ; oh ! ne lui donnez qu’un espoir ! qu’une seule échappée de lumière découvre dans cette nuit profonde, et voyez alors ce qui se passera en lui !… »

Je ne sais trop si Moore a pu nourrir quelque peu de cet espoir qu’il invoque ici, ou s’il lui a semblé découvrir à l’horizon un rayon de lumière si pâle qu’elle fût ; mais il commença dès 1807, conjointement avec sir John Stevenson, la publication des Mélodies irlandaises. Il faut se rappeler la position de l’Irlande à cette époque pour bien comprendre l’intérêt qu’excitèrent dès leur apparition ces chants nationaux. Dix ans ne s’étaient point écoulés depuis l’insurrection de 1798 ; quatre années n’avaient pas suffi pour faire oublier la mort de lord Kilwarden et l’exécution de Robert Emmett. L’union s’était accomplie, et tandis que Grattan, devenu membre du parlement anglais, réveillait les échos de Saint-Stephens, John Philpot Curran, le plus fougueux des Irlandais, faisait retentir de ses éloquentes plaidoiries les murs du Rolls Court de Dublin. C’est autour de Curran, resté Irlandais et demeurant en Irlande, que se groupait tout ce que la malheureuse Erin possédait de patriotes et d’hommes de génie. C’est à Raffarnham, maison de campagne située à trois ou quatre milles de Dublin, que l’illustre master of the Rolls attirait ses amis. Artistes, poètes, hommes politiques, tout ce qui aimait l’Irlande ou cultivait les arts venait là s’inspirer de l’ardente éloquence de Curran, et de l’enthousiasme non moins véhément de ses deux filles, Amélie et Sarah. Du sein de cette délicieuse et sauvage retraite, la muse de Moore prit son premier élan patriotique, et dans plus d’un de ses premiers essais on reconnaît l’habitué du cottage de Raffarnham, l’enfant de vingt ans qui s’était laissé entraîner par la parole éclatante du hardi tribun, et qui s’enivrait aux sons divins de la voix de Sarah Curran. Cette noble jeune fille joue en quelque sorte en Irlande le rôle de Flora Macdonald en Écosse, et la courageuse amie de l’infortuné Charles-Édouard ne s’associe guère plus intimement au roman historique de son pays que ne le fait la chanteuse inspirée de Raffarnham. Il y a je ne sais quoi de vague et de triste dans la figure si poétique de Sarah Curran, qui ressemble à l’incarnation d’une idée abstraite ; à la voir pâle et mélancolique, penchée sur sa harpe et chantant de sa voix merveilleuse quelque chant national, on dirait le génie d’Erin appuyé sur sa lyre. Parmi les jeunes patriotes qui entouraient son père, Sarah de bonne heure en choisit un, le plus beau de tous, et l’Irlande entière salua en elle la fiancée de Robert Emmett. Peu de temps après eut lieu l’assassinat de lord Kilwarden. Emmett fut saisi comme un des chefs de la révolte, et expia sur l’échafaud ce que les Anglais nommèrent son crime. Dès-lors Sarah Curran était plus que la fiancée d’un patriote ; c’était la veuve d’un héros, et le peuple irlandais, en partageant sa douleur, en faisait presque un objet d’adoration et de culte. Elle mourut quelques années plus tard en Sicile ; mais Moore l’avait déjà immortalisée par ces vers qui se retrouvaient alors dans toutes les bouches :

« Elle est loin de la terre où dort son jeune héros, et bien d’autres soupirans l’entourent ; mais froidement elle évite leurs regards, et pleure, car son cœur repose dans le tombeau de son amant.

« Elle chante le chant étrange de ses chères plaines natales dont vivant il aimait tant chaque note. Ils sont loin de penser, ceux qui l’écoutent ravis, que le cœur de la chanteuse se brise.

« Il vécut pour sa bien-aimée, il mourut pour sa patrie ; elles seules l’attachaient à la vie, et les pleurs de sa patrie seront lents à sécher, et sa bien-aimée ne tardera pas à le rejoindre.

« Oh ! creusez-lui une tombe sous les feux du couchant, lorsqu’ils présagent un lendemain glorieux ; qu’ils éclairent son sommeil comme un sourire d’occident qui vient de sa chère île de douleur. »

Pas un évènement, pas un sentiment national qui ne se trouve fidèlement retracé dans les Mélodies irlandaises. Tout y est, depuis les guerres de Brien Borombe jusqu’aux stupides cruautés de lord Castlereagh, depuis la première invasion des Anglais sous Henri II jusqu’à la vente définitive et honteuse de l’Irlande par elle-même, achevée sous le règne de ce vénérable père de famille et roi têtu, George III. Les Mélodies eurent une action d’autant plus grande qu’il n’existait contre elles aucun moyen de répression. On avait pu jeter lord Cloncurry dans la Tour de Londres, on avait pu à chaque instant arrêter (on suspicion) des individus dans les rues de Dublin ; mais il eut été impossible, sans s’exposer aux plus graves conséquences, de toucher au poète populaire. Moore fut le barde des Niebelungen celtiques, l’Homère de cette Iliade irlandaise, et le peuple, qui aimait en lui son dernier espoir, ne se lassait pas de répéter ses refrains menaçans aux oreilles du « Saxon au cœur froid, » Combien de fois n’a-t-on pas vu rentrer vers le soir, dans les villes d’Irlande, des troupes de moissonneurs, beaux, vigoureux et pittoresques comme ceux de Léopold Robert, et qui, en passant devant un poste anglais, s’arrêtaient, appuyés sur leurs longues faux, pour entonner devant leurs oppresseurs quelque chant comme celui-ci :

« Que le glaive étincelant et vengeur d’Erin tombe sur celui qui trahit les vaillans fils d’Usna[14] ! et pour chaque bel œil dans lequel il a appelé une larme, qu’une goutte du sang de son cœur vienne couler sur le fer !

« Par le nuage rouge qui planait sur le toit de Conor[15] lorsque les trois champions d’Ulad[16] dormaient dans leur sang, par les flots de carnage qui si souvent portèrent nos héros à la victoire.

« Nous jurons de les venger ! Nous ne goûterons nul plaisir, la harpe sera muette, la jeune fille sans époux ; dans nos vastes salles, nulle voix ne résonnera, et nos champs demeureront incultes jusqu’à ce que la vengeance ait atteint la tête du meurtrier !

« Oui, monarque, bien que les souvenirs de nos foyers nous soient doux, et douces les larmes versées par la tendresse ; bien que chères nous soient nos amitiés, nos espérances, nos amours, la vengeance sur un tyran est ce qu’il y a de plus doux et de plus cher ! »

On ferait l’histoire de l’Irlande, surtout celle du dernier siècle, rien qu’avec les Mélodies de Moore. Lord Edward Fitzgerald, Grattan, le duc de Wellington, le prince régent, Sarah Curran, Emmett, Flood, O’Connor, tous ont posé devant le hardi poète ; et soit qu’il pleure sur le tombeau solitaire du descendant des Leinsters, soit qu’il jette l’insulte à la face de l’oppresseur, et demande « comment des mains si viles ont pu vaincre des cœurs si braves, » on retrouve partout et toujours, dans l’invective comme dans la plainte, la même conviction, le même courage. Moore aida considérablement d’ailleurs au succès de ses ballades par la manière dont il les chantait ; bien qu’il n’eût presque pas de voix, il mettait une expression si chaleureuse et si vraie dans sa façon de déclamer ses poésies, que même dans les salons de Londres, où certes le public ne sympathisait guère avec les idées et les sentimens de l’auteur des Mélodies, rien n’excitait un plus vif enthousiasme que Moore chantant ses propres vers, adaptés assez souvent (il était fort bon musicien) à des airs composés par lui.

Non-seulement les opinions politiques de Moore ne pouvaient trouver d’écho dans le monde anglais, mais encore ses tendances religieuses n’avaient rien qui fût en harmonie avec le protestantisme sévère et guindé de Londres. Le poète de Lalla Rookh a beau être membre de l’église réformée, « époux d’une femme protestante et père de deux ou trois petits enfans protestans, » ainsi qu’il le dit lui-même dans la préface du Two penny post bag : il n’en est pas moins vrai que la nature même de son talent est incontestablement, essentiellement catholique. L’exaltation de ses idées, l’ardeur de ses convictions, cette présence constante du cœur dans l’imagination que signalait Sheridan, tout cela l’entraînait par le fait, et malgré lui, loin de ce dogme prosaïque qui s’oppose à tout enthousiasme, et étouffe dans son premier germe tout sentiment de poésie ou d’art. Le patriotisme aussi venait s’allier à ces tendances involontaires, et c’était presque le devoir de tout Irlandais aimant sa patrie de défendre cette religion proscrite comme elle, et dont, jusqu’au commencement du siècle actuel, on ne célébrait les divins mystères que dans l’ombre et le silence. Le dévouement passionné, l’amour à toute épreuve, des Irlandais pour leur culte, ont plus d’une fois inspiré les chants de Thomas Moore. Je ne sache pas qu’il ait jamais traité avec plus de bonheur ce sujet si important pour l’histoire morale de son pays que dans l’allégorie touchante intitulée : Le Paysan irlandais à sa maîtresse. Il conviendrait peut-être de traduire le mot peasant par le mot serf, et au lieu de voir dans celui qui adresse les vers suivans à la religion catholique la personnification d’une certaine classe du peuple, il faudrait y voir le pays entier, esclave et serf de l’Angleterre.

« À travers peines et dangers, ton sourire a égayé mon chemin, au point que l’espérance semblait fleurir sur chaque épine de ma route. Plus notre fortune devenait sombre, plus notre amour brillait d’un pur éclat, et la honte se fit gloire, et la peur se convertit en zèle. Oh ! tout esclave que j’étais, dans tes bras, mon ame se sentait libre, et bénissait les chagrins qui te la rendaient plus chère.

« On honorait ta rivale, et l’on te couvrait de mépris ; ta couronne était d’épines, tandis que l’or ceignait son front ; elle m’invitait dans des temples et toi, tu te cachais dans des antres ; ses amis sont tous des grands, les tiens, hélas ! ne sont qu’esclaves ; mais, sous la terre froide, j’aimerais mieux m’étendre à tes pieds qu’épouser celle que je n’aime pas, ou détourner de toi une seule pensée.

« Ils te calomnient cruellement, ceux qui disent que tes sermens sont fragiles. Si tu étais perfide, ta joue serait moins pâle. Ils disent aussi que depuis si long-temps tu portes tes chaînes pesantes, que jusque dans les profondeurs de ton cœur se trouve leur avilissante empreinte. — Oh ! ne les crois pas, nulle chaîne ne pourra jamais subjuguer cette ame. Là où brille ton esprit, là brille aussi la liberté ! »

En relisant quelques-unes des Irish Melodies, et en songeant à l’époque terrible dans laquelle elles virent le jour, il est difficile de concevoir comment Moore a pu échapper aux persécutions d’un gouvernement jaloux ; c’est là encore une preuve du superbe dédain que l’Angleterre oppose à toute espèce d’idée qui se traduit autrement que par un fait. Elle laisse parler et écrire qui veut, et aux utopies des philosophes, aux injures des poètes, elle se contente de hausser les épaules et de dire avec un sourire de pitié son mot sacramentel de non-sense, sauf à mettre sur pied tous ses constables à la moindre démonstration réelle et à lire le riot act avec accompagnement d’artillerie. Grace à ce système qui, en laissant subsister la cause, s’en tient à punir les effets, il a été permis au chantre d’Erin de flétrir avec toute sa verve et son énergie la conduite à jamais odieuse du gouvernement britannique ; il lui a été permis d’exprimer hautement des vœux que l’orgueilleuse Angleterre écoutait avec son calme habituel, mais qui n’en ont pas moins trouvé un écho chez plus d’un peuple esclave. Qu’on juge d’après la pièce suivante, connue sous le nom de Parallèle, de l’espèce de franc-parler qu’avait adopté Moore dans ses chants nationaux :

« Oui ! désolée de Sion[17] ! si te ressembler dans ta honte et dans ta douleur, si boire à longs traits de la même coupe amère pouvait nous faire tes enfans, tu serais notre aïeule.

« Comme toi, notre nation est vaincue, humiliée, et de sa tête est tombée la couronne royale ; dans ses rues, dans ses temples, la désolation a parlé, et son soleil s’est couché pendant qu’il était encore jour.

« Ses pauvres exilés, comme les tiens, rêvant le retour, meurent loin de cette terre dont le seul aspect rend la vie ; ainsi que tes fils, ses fils, dans leurs jours de deuil, se rappellent la gloire et le bonheur d’autrefois.

« Ah ! que bien nous la pouvons nommer comme toi la répudiée ! Ses plus braves sont vaincus, ses plus fiers sont esclaves, et les harpes de ses bardes dans leurs chants les plus joyeux ont des accens lugubres comme le murmure du vent parmi les tombes.

« Mais tu as eu ta vengeance, et le lendemain est venu, le jour qui succède enfin à la plus longue et ténébreuse nuit ; et, semblable à un roseau, tu as vu briser devant toi le sceptre qui t’avait frappée d’esclavage et de douleur.

« Tu as été vengée lorsque cette coupe amère que l’orgueilleuse Babylone, la cité toute d’or, avait remplie pour d’autres, abreuva ses propres lèvres, et lorsque le monde qu’elle foulait aux pieds entendit sans pitié les lamentations dans ses palais et les cris dans ses vaisseaux.

« Tu as été vengée lorsque la malédiction dont le ciel frappe les arrogans est tombée sur la tête de ses marchands rapaces, de ses gouvernans injustes, et que, ruine hideuse, couverte de vermine, la « dame des royaumes » gisait dans la poussière. »

Les Mélodies irlandaises, comme les chansons de Béranger, s’inspirent tour à tour du patriotisme et de l’élément épicurien, avec cette différence pourtant que l’élan patriotique du poète français se manifeste par des chants de gloire, tandis que les refrains nationaux du barde d’Erin ne sont que les chants de la captivité. Certains esprits, possédés par la manie de toujours trouver en face d’un grand talent un autre talent auquel le comparer, ont cru voir dans Moore un Béranger irlandais ; mais il suffit de la moindre étude pour voir combien cette prétendue ressemblance est superficielle. S’il y a chez tous deux la même forme exquise, le même soin minutieux de la rime, la même perfection dans chaque vers, la même apparente facilité, il manque au traducteur d’Anacréon le ton goguenard, la fausse bonhomie, l’esprit plutôt moqueur que satirique, le grain de sel gaulois enfin, qui percent à travers chaque ligne du chantre du Roi d’Yvetot. Le caractère distinctif de Moore est une conviction profonde ; on peut voir dès-lors quel rapport serait à établir entre lui et un génie railleur, sceptique s’il en fut. La muse de Moore ressemble à Sardanapale ; vaillante autant que voluptueuse, elle quitte le banquet splendide sur les bords de l’Euphrate pour voler sur la brèche et défendre Ninive, et, au sein même de la mêlée où l’entraîne une noble ardeur, on sent de la blonde chevelure qui échappe à son casque d’or s’exhaler l’encens et les parfums de l’Ionie. Nul doute que ce ne soit dans les Mélodies irlandaises, que l’on doive chercher le vrai génie de Thomas Moore. C’est là qu’il a mis tout ce qu’il possédait d’imagination, de chaleur, de verve et de puissance, et c’est par là qu’il a conquis, comme le disait Byron, son droit à une impérissable gloire. Parmi les chants nationaux de tous les peuples, j’en connais peu qui soient aussi énergiquement beaux et surtout d’une aussi imposante simplicité que ceux de Moore. Les romances muy dolorosos que la perte du royaume de Grenade inspirait aux Maures orphelins de leur patrie, et dans lesquels figure presque toujours ce solennel vieillard à barbe longue et blanche (un Moro viejo de barba crecida y cana), ont, malgré tout leur pathétique, une certaine boursouflure qui empêche qu’on ne sympathise avec la douleur qu’ils expriment. À coup sûr, le seul Abencérage avec lequel on ait pleuré la perte de l’Alhambra et du Généralife est l’Abencérage de M. de Châteaubriand, et tous les suspiros qui se sont exhalés des poumons mauresques depuis Boabdil sont impuissans à gonfler une seule poitrine européenne. Un des chants populaires qui peuvent avec le plus d’avantage se comparer aux Mélodies de Moore est certainement le Scots wha hae (Bruce devant ses soldats à Bannockburn), de Robert Burns. C’est là un magnifique jet, un élan sublime, de forme inculte, presque sauvage dans son énergie, et qui porte bien les traces de la profonde émotion que ressentit Burns en écrivant ces héroïques strophes[18]. Mais les Mélodies de Moore sont en réalité supérieures encore au terrible cri de guerre du poète de Dumfries. Ne le sont-elles que parce que toute vraie poésie naît d’une douleur vraie, et qu’aucun autre pays sur la surface du globe n’a tant et si long-temps souffert que la malheureuse Irlande ? Il l’a bien dit, celui qui aime mieux sa patrie « dans sa désolation, sa honte et ses larmes, que tout le reste du monde dans sa splendeur et sa gloire. »

« Tes chaînes qui te meurtrissent, ton sang qui s’écoule, ne te rendent que plus douloureusement chère à tes fils, dont les cœurs, comme la couvée de l’oiseau du désert, boivent l’amour dans chaque goutte qui s’échappe de ton sein. »

Malgré l’ardeur qu’il met à défendre l’Irlande, malgré l’audacieuse persévérance avec laquelle il réclame son indépendance et accable d’injures l’Angleterre, Thomas Moore n’est rien moins qu’un esprit libéral ou ami du progrès. Tout en prêchant les doctrines politiques les plus subversives, il est le plus zélé partisan de l’ordre moral. Auteur de poésies dont le seul nom fait rougir les matrones de la Grande-Bretagne, il se distingue par son respect pour la vertu féminine. Ses vers, même les plus libres, ne sont jamais qu’un jeu d’esprit et n’attaquent en aucune façon l’honnêteté des principes ; bien au contraire, le barde d’Erin met à célébrer la vertu, la pudeur, surtout chez les femmes, une verve que peu de sujets lui inspirent au même degré. Il y revient, il s’y étend avec complaisance, c’est un sujet qu’il aime à parer de toute la grace de son talent. Après cela, je n’entends point m’aventurer trop loin ; il se pourrait qu’il n’y eût à voir là-dedans qu’une recherche de plus, qu’un raffinement exquis. La nature poétique de Moore lutte sans cesse contre les préjugés et les notions étroites léguées par l’éducation première. C’est un membre de la société de tempérance qui s’enivre, un don Juan qui va à la messe, un rebelle qui respecte la loi. Il n’éprouve aucune sympathie pour les grands esprits que le génie égare, il ne trouve aucune excuse à leurs erreurs, et les condamne sans tenir compte de leurs tentations ou de leurs souffrances. Moore visite les Charmettes, où tout, hormis le lieu même, lui inspire une horreur profonde ; il s’indigne de l’espèce de vénération avec laquelle la plupart des voyageurs s’approchent de la demeure de Jean-Jacques, et je doute même que la petite pervenche bleue trouvât grace devant lui : « C’est trop absurde, s’écrie-t-il, c’est honte et faiblesse que cette adoration de la renommée, que ce sacrifice de tout ce qui est pur et décent dans la vie sur l’autel de la première idole venue. Non ! que le génie obtienne tout ce qu’il peut rêver dans sa plus folle ambition, qu’il soit adoré pour ses attributs les plus nobles, les plus dignes ; mais loin de lui ce culte abject qui sanctifie ses qualités les plus basses et les plus viles ! » Moore va plus loin ; il déclare ne pouvoir jouir à son aise de tout ce qui l’entoure, obsédé qu’il est « par le souvenir des liens grossiers » qui profanaient autrefois cette délicieuse retraite. Il termine ensuite cette page que je tire des Rimes sur la route, en disant qu’il préférerait être « un de ces misérables pâtres errans à l’entour avec tout juste assez d’esprit pour reconnaître le soleil au firmament, plutôt que de posséder un génie malfaisant et maudit, dépourvu de cœur, et d’être à la fois tout ce qu’il y a de plus brillant et de plus pauvre, de plus sublime et de plus vil dans la création. » Comparez cette sortie pleine d’une moralité conventionnelle et de puritaines préventions avec les pages si lumineuses, si belles d’indulgence, que Byron, dans le troisième chant de Childe-Harold, a consacrées à Rousseau. Les deux manières d’envisager le caractère de Jean-Jacques indiqueraient au besoin suffisamment la différence qui existait entre Moore et son illustre ami. Ces préjugés du jeune âge, ces superstitions du berceau, devaient du reste reparaître plus tard avec un redoublement de force. Le traducteur d’Anacréon, l’auteur de tant de poèmes pour le moins équivoques, a fini, comme bien d’autres, par abjurer ses péchés dans le sein de l’église. Lorsqu’au milieu du festin inachevé la statue s’est dressée devant lui, le convive surpris et chancelant n’a pas osé dire non ! au solennel repens-toi sorti de ses lèvres de pierre. Ces retours vers la religion sont fort ordinaires parmi les poètes de la Grande-Bretagne, et je pourrais citer plus d’un exemple où un mariage de raison avec l’orthodoxie est venu terminer une vie passée tout entière dans les orages des plus hérétiques amours. Une seule corde vibre encore chez Moore avec toute son antique puissance : le patriotisme. « À l’heure qu’il est, il n’existe pas sur la surface du globe de meilleur Irlandais que Tom Moore, » me disait l’an passé O’Gorman Mahon. Et certes l’éloge a bien son prix, car l’homme hardi qui avant l’adoption du bill de l’émancipation osa envoyer au parlement de Londres un député catholique n’est point de ceux qu’on satisfait aisément en matière de dévouement national[19]. Mais la harpe du barde d’Erin est muette depuis long-temps ; « elle pend encore aux branches des saules, » ainsi qu’il le dit lui-même, et nous ne pensons pas que sa main soit destinée à en réveiller les accords. Le chantre d’Innisfail[20] s’est retiré depuis quelques années de son centre d’activité, et, dans la dernière et complète édition de ses œuvres, publiée il y a huit ou dix mois[21], nous n’avons retrouvé que de vieilles connaissances. Au cottage de Sloperton, terre qu’il possède dans le Wiltshire et qui avoisine le château de Bow-wood, où réside son ami lord Lansdowne, Moore vit entouré de sa famille et dans la pratique constante d’une dévotion plus qu’exemplaire. Les Chants sacrés, publiés dès 1824, datés de Sloperton et dédiés à un archidiacre, doivent être regardés en quelque sorte comme l’expression poétique de cette ferveur religieuse. Peut-être y aurait-il à ce sujet une comparaison intéressante à faire avec les Mélodies hébraïques de l’auteur de Lara. Plus d’une fois, comme on voit, les deux amis se sont rencontrés sur le même terrain, mais à coup sûr l’individualité de leur talent n’a rien perdu à ce contact. Moore a pu s’abîmer dans la contemplation de ce génie splendide, sans jamais, même involontairement, lui emprunter un seul rayon.

On a beaucoup parlé de Moore à propos de la prétendue suppression d’une partie des mémoires de lord Byron, et il s’est élevé dans la presse de presque tous les pays une polémique violente à cet égard. Les gens du monde, désœuvrés, amateurs de scandale, criaient comme des vautours auxquels on enlèverait leur proie légitime, tandis que les puritains applaudissaient à tour de bras à ce qu’il leur plaisait de désigner sous le nom de concession à la morale publique. Cependant en face des pièces du procès, et lorsqu’on lit les mémoires même, on se demande de quoi les uns se plaignent et quel motif ont les autres d’être si contens. En vérité, il est difficile de concevoir ce que le scandale pouvait désirer de plus ou ce que la morale pouvait obtenir de moins, et, dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, le public, qui a perdu son temps à s’en préoccuper, me paraît avoir été la seule dupe. Lord Byron donna ses mémoires à Moore pendant le voyage que fit celui-ci en Italie en 1819, et, en parlant plus tard de ce dépôt, il assura que, sans exprimer aucun désir que le manuscrit fût tenu secret, il avait demandé seulement qu’on ne le laisse imprimer qu’après sa mort. « Les mémoires ont été lus par plusieurs amis de Moore, ajoute le noble poète, et notamment par lady Burghersh, qui les transcrivit d’un bout à l’autre. » On raconte que plus tard cette copie fut brûlée par l’aimable lady elle-même, et depuis lors M. Kinnaird ne cessa de tourmenter Byron afin qu’il reprît possession de son manuscrit, ce à quoi l’illustre auteur de Childe-Harold se refusa constamment. « Cela m’est bien égal, écrit-il à l’un de ses amis, que le monde sache ce que contient ce livre. Il y a fort peu d’aventures licencieuses qui se rapportent à moi, ou d’aventures scandaleuses qui concernent les autres. C’est commencé dans l’enfance, c’est fort incohérent, et écrit dans un style très négligé et très familier. La seconde partie pourra servir de bonne leçon aux jeunes gens, car elle parle de la vie irrégulière que je menais dans un temps, et des conséquences fatales de la débauche. Il y a bien peu d’endroits que ne doivent pas lire les femmes, aucun qu’elles ne liront pas. » Ce jugement de l’auteur lui-même sur son manuscrit est-il bien différent de celui que porterait tout esprit libéral sur les mémoires imprimés tels que nous les possédons, et en conscience était-ce la peine de faire à ce sujet tant de bruit pour rien ? On trouve du reste dans les Rimes sur la route de Thomas Moore une pièce de vers écrite à Venise, en 1819, au moment où il venait de recevoir les documens précieux que lui confiait son ami. On a tant parlé des mémoires de lord Byron, qu’il ne sera peut-être pas tout-à-fait sans intérêt de voir quelle impression produisit sur le dépositaire la première vue de ces feuilles sacrées. C’est pour ainsi dire sous le même toit que Byron, dans cette Venise que son génie parait de fugitives splendeurs, en face de l’Adriatique, dont chaque vague murmurante jetait son nom au rivage, que l’ami de l’illustre exilé se prépare à pénétrer les plus intimes secrets, les plus profonds mystères de cette étrange et vagabonde existence. Aussi, pénétré de la gravité, de la sainteté de sa mission, Moore se recueille devant ce livre solennel, et, avant de l’interroger, il s’écrie :

« Laissez-moi un instant calculer combien ils sont de milliers sur la terre qui, à cette heure, donneraient volontiers de longues nuits sans sommeil pour courber leurs fronts, ainsi que je le fais, sur ces feuilles précieuses.

« Comme tous ceux qui ont obéi aux charmes divers et puissans réunis dans le cercle magique de cette intelligence splendide brûleraient de savoir quand la vive lumière éclaira pour la première fois de ses rayons sa jeune ame, et si cette clarté précoce, cette aurore du génie, entraîna après elle souffrance ou volupté !

« Quel trésor aussi pour ceux qui, à travers les pensées amères dont abonde sa riche fantaisie, sauront suivre pas à pas un esprit poussé par les hommes vers la haine, mais des mains de Dieu sorti tendre et généreux ! Avec quelle impatience tous ceux qui ont suivi dans ses chants ces tendances, ces efforts d’une belle ame flétrie, demanderaient ici, de ses nobles lèvres même, quel désespoir immense, quelles sanglantes injures, avaient pu plonger dans les ténèbres cette royale nature !

« Volume mystérieux ! quels que soient les courses lointaines, les aventures étranges, hardies, les douleurs, les faiblesses trop franchement racontées, les amours, les dissensions que retracent tes pages, si la vérité nous dévoile à moitié aussi promptement ses vertus que ses erreurs, nous y trouverons le souvenir d’affections gravées comme dans le roc et d’inimitiés effacées comme la neige au soleil (enmities, like sun touch’d snow resign’d), de dévouemens inaltérables chez ceux qui l’ont servi dans sa jeunesse et qui le servent encore, de secours généreux, prodigués avec cette délicatesse qui jamais qui jamais ne blesse la fierté, à plus d’un cœur souffrant, d’actes… Mais non, ce n’est pas à lui qu’il faut demander le récit des beaux traits de sa vie.


« Pendant que tant d’autres, comme le nuage de Milton, présentent à la foule leur doublure d’argent[22], cet être sublime, s’enveloppant d’une nuit profonde, tient caché tout ce qui adoucit, humanise et orne sa nature, et ne répand que son ombre sur un monde qu’il méprise. » (Turns his darkness on a world he scorns.)

Les relations intimes de Moore et de Byron, relations nées de la polémique et qui s’établirent définitivement au milieu des orgies de la vie fashionable de Londres, nous amènent naturellement à ce que j’appellerais les qualités poétiques secondaires de Moore. Après avoir (en 1800) dédié la traduction d’Anacréon au prince de Galles, jeune encore, l’auteur des Poésies de Little ne put s’empêcher, quelque douze ans plus tard, de prendre pour but de ses satires le régent, dont les vices et les ridicules lui offraient, à vrai dire, un sujet peu ordinaire et fait pour tenter. Lorsqu’en 1812 ce prince, infidèle à toutes ses promesses, au lieu d’appeler au pouvoir un ministère whig, réorganisa, à l’aide de M. Perceval, un cabinet tory, lord Moira accepta, au grand déplaisir de tout son parti, la dignité de gouverneur-général dans l’Inde. Les tories offrirent à Moore un poste auprès de son ancien ami ; mais le poète irlandais, avec cette noble indépendance qui le caractérisa toujours, refusa péremptoirement, et déclara dès-lors une guerre acharnée aux hommes du gouvernement. Les journaux de l’opposition regorgeaient tous les jours d’attaques et de plaisanteries dirigées contre cette cour licencieuse et immorale, ou trônaient, en même temps que le prince, ses favoris, lord Yarmouth[23], George Brummell, le marquis de Headfort, le colonel Mac-Mahon et le baron Géramb ; ses ministres, lord Castlereagh, lord Eldon, lord Westmoreland, lord Liverpool, et sa maîtresse en titre, la marquise de Hertford, femme du marquis de ce nom et mère de lord Yarmouth, dont les favoris roux servirent de thème à plus d’un skit.[24]. Caricatures, pamphlets, brochures, chansons, parodies, bons mots, satires, invectives, il en tombait une grêle à chaque instant dans Londres, et tout ce que l’Angleterre a jamais possédé d’esprit semble s’être dépensé à cette époque en jokes (jeux de mot) contre le futur roi George IV et son entourage. Byron et Moore prirent part au combat. En 1812 parut un petit volume intitulé : les Lettres interceptées ou le Sac du Facteur (Intercepted letters or the Twopenny post bag), signé du nom de Thomas Brown, pseudonyme sous lequel on devinait facilement le poète irlandais. Ce livre contenait un recueil de huit lettres qu’on supposait être écrites par la princesse Charlotte à lady Barbara Ashley, par le prince régent à lord Yarmouth, par le colonel Mac-Mahon à sir John Nichol, etc. ; en moins de dix-huit mois, on en fit quatorze éditions. Deux ans plus tard, en 1814, tout le monde apprenait par cœur la fameuse adresse de condoléance (condolatory address) de lord Byron à la belle Sarah, comtesse de Jersey, dont le régent, dans un accès de mauvaise humeur, venait de bannir le portrait de sa galerie des beautés contemporaines à Carlton-House. Du reste, si le « vain vieillard, héritier de la couronne et de l’esprit de son père[25], » ainsi que l’appelle lord Byron, ne pardonna jamais au barde de Newstead ces vers trop célèbres, en revanche la noble comtesse, femme supérieure à tous égards, ne négligea aucune occasion de témoigner sa vive amitié à celui dont le génie l’avait rendue immortelle. À peu près en même temps que cette ode, un trait non moins acéré tomba de la plume empoisonnée de Byron : le Prince régent entre les cercueils de Charles Ier et de Henri VIII dans le caveau royal de Windsor[26]. On répétait encore partout cette insulte au fils des Guelfes, lorsque Moore vint réclamer toute l’attention du public, les Fables de la Sainte-Alliance à la main. Ici non-seulement le régent, ses maîtresses et ses amis, mais le tzar et le maréchal Blücher, le roi de Prusse et les Bourbons, tous les membres de la sainte-alliance, sans en excepter même le duc de Wellington, avaient leur bonne part de coups de bec et de griffes. Le succès fut complet, et la popularité de Moore s’en accrut encore.

Un homme que l’auteur des Mélodies poursuivait surtout de sa haine, c’était le vicomte Castlereagh. « Trois C, dit-il, furent désignés dans les livres sibyllins comme dangereux pour la paix et les libertés de Rome (Cornelius Sylla, Cornelius Cinna et Cornelius Lentulus), et trois C jouiront d’une triste célébrité en Irlande, tant que Camden et la cruauté, Clare et la corruption, Castlereagh et le mépris (en anglais contempt), seront unis par l’allitération et l’à-propos. » Dans la Famille Fudge à Paris, collection de lettres satiriques qu’il publia en 1817, après avoir exprimé le plaisir que ressent malgré lui un Irlandais en entendant sur toute l’étendue du continent maudire le nom de l’Angleterre, Moore, sous le nom de Phélim Connor, jeune patriote exalté, termine ainsi la quatrième épître :

« Angleterre ! ennemie déclarée de la liberté et du vrai partout où ils se trouvent ! si t’entendre flétrir ainsi est un bonheur pour la vengeance, il y a encore une joie plus douce que celle-là : la joie de penser que c’est un esprit, un cœur irlandais, qui t’a faite la chose dégradée et souillée que tu es, et que, comme le centaure mourant donna, pour torturer son vainqueur, sa veste empoisonnée, nous t’envoyâmes Castlereagh ! — Comme des monceaux de cadavres ont causé la mort de leurs meurtriers par l’odeur pestilentielle qu’ils répandaient, ainsi notre pays, pour ternir ta gloire, pour saper ta force, pour te pourrir corps et ame, a exhalé ses pires infections condensées dans cet homme ! »

D’autres fois ses attaques prennent une tournure plus plaisante, et je ne sais si les plaisanteries ne furent pas plus terribles que les injures. Byron aussi ne reste point en arrière sur ce sujet, et on connaît sa fameuse épigramme sur le suicide du ministre : « Quoi ! il s’est enfin coupé la gorge ! — Lui ! qui donc ? Mais l’homme qui depuis si long-temps avait coupé la gorge à sa patrie. » La facilité de Moore dans ce genre était quelque chose de réellement merveilleux. Un matin (c’était en 1816), il arrive chez Scrope Davies, l’ami de cœur de Byron et celui auquel il a dédié la Parisina : « J’ai un sujet, dit-il, mais je voudrais l’écrire tout entier en argot, et je n’en sais pas le premier mot. Aidez-moi. » Un boxing-match (combat à coups de poings) devait avoir lieu le jour même à dix milles de Londres, entre Jack Randal et Ned Turner, deux boxeurs célèbres. M. Davies proposa d’y conduire Moore, en compagnie de Jackson, le plus fameux professeur dans l’art de boxer dont Londres puisse se vanter. Ils partirent tous les trois en chaise de poste, Moore se faisant endoctriner par Jackson le long de la route ; puis, après avoir assisté au combat, ils revinrent, et la leçon recommença. Trois jours après, Moore avait écrit le Mémoire de Tom Crib au congrès[27], contenant le récit d’une lutte sanglante entre Long Sandy (l’empereur Alexandre) et George le Marsouin, (le régent). Non-seulement cette pièce est une des plus spirituelles productions, une des plus impitoyables satires qui nous restent de ce temps où l’on en faisait un si grand nombre ; mais, au dire des connaisseurs (du fancy), on ne saurait trouver un plus parfait modèle de style et d’argot.

On a souvent surnommé l’auteur des Poésies de Little un Tibulle moderne. Il semble que Byron l’ait mieux jugé lorsque dans les Bardes anglais et critiques écossais il s’écrie : « Little ! jeune Catulle de nos jours ! » Bien que dans certaines des compositions un peu libres de Moore on retrouve la manière correcte et pure, la muse gracieuse et facile de l’élégant amant de Délie, on est frappé de la ressemblance infiniment plus grande qui existe entre le spirituel bourreau du prince de Galles et l’auteur des poétiques invectives in Cæsarem. « Venez demain, à quatre heures, nous ferons des bouffonneries tous les deux, vous serez Catulle, le régent sera Mamurra, » écrit Byron à Moore en 1813, pour lui proposer d’aller ensemble voir Leigh Hunt, emprisonné à Horsemonger-Lane pour délit politique[28]. Certes, le traducteur du chantre de Téos, aussi joyeux convive que son classique prototype, n’eut garde de manquer à pareille fête, et, quant aux bouffonneries dont parle son illustre ami, l’aimable satirique nous a assez montré de quelle façon il les entendait. Quelques jours après cette visite, le marquis de Headford donna un banquet splendide auquel assistait le régent ; aussitôt dans les Lettres interceptées parut cette plaisante épître intitulée G. R. au comte de Yarmouth, où le prince est supposé donner à son favori une description du dîner en termes dignes de Pantagruel.

Ce qui rendait Moore surtout terrible à la cour, c’est qu’il était toujours parfaitement informé. Lié avec tout ce qu’il y avait de distingué ou d’élégant à Londres, rien de ce qui se passait dans les plus hautes régions ne pouvait lui échapper ; il vivait malgré eux dans l’intimité de ceux qu’il poursuivait de ses attaques. Sheridan, jusqu’à sa mort le favori et le commensal du régent, était aussi l’ami de cœur, le frère politique de Byron et de Moore : il déjeunait avec l’un, il soupait avec les autres, et après s’être grisé le matin avec le claret royal, il passait la nuit à se griser encore dans quelqu’un de ces orageux festins au sortir desquels Byron sentait si profondément la nécessité du soda water[29]. D’une façon ou d’une autre, rien ne demeurait caché à ceux qui avaient intérêt à tout savoir. Le prince inventait-il un nouveau système de corset, découvrait-il une eau merveilleuse pour teindre ses favoris, ou une soixante-unième espèce de perruque, ou bien commandait-il sous le plus absolu secret un bas élastique qui lui rendît moins affligeante la jarretière obligée : tout se disait, tout se rimait, tout se chantait. Aucun moyen de se soustraire aux regards importuns, aucune possibilité de vieillir sans qu’on s’en aperçût, aucun refuge contre les mille pointes que lançait une main aussi hardie que sûre. Ni les murs de Carlton-House, ni les factionnaires à ses portes, ne parvenaient à faire respecter la vie privée du régent ; le vieux coupé jaune de lady Hertford même ne pouvait le dérober à ses persécuteurs. Voyez plutôt.

EXTRAIT DU JOURNAL D’UN HOMME POLITIQUE.

« Mercredi. — Tout à l’heure, un petit temps de galop à travers Manchester-Square[30] ; rencontre du vieux coupé jaune. Je fis un salut profond, pensant que c’était loyal et poli ; j’obtins un regard. — Ugh ! noir comme le diable ! quel malheur ! Il se promenait incognito ; et moi donc, imbécile ! il a fallu que j’allasse le dépister ! — (Mem. La première fois que je passerai devant le vieux coupé jaune, me rappeler que rien de royal ne s’y trouve.) »


On remarque entre les satires de Byron et celles de Moore la même différence qui existe entre leurs œuvres plus sérieuses : chez Byron, l’attaque s’adresse à l’individu même ; chez Moore, elle prend aussitôt une forme politique. Dans le régent, lord Byron ne paraît envisager que l’homme, l’être moral avec les vices et les faiblesses qui lui sont propres ; il met à le poursuivre un acharnement qu’on a peine à expliquer, et à voir l’outrageuse violence de ses paroles, on dirait presque la haine d’un rival. Moore, au contraire, obéissant à ses instincts nationaux, en veut au système politique dont le prince, depuis 1811, était devenu le représentant et le chef. Il ne se sert des fautes et des ridicules du roi futur, que pour mieux faire ressortir ceux du gouvernement, et l’on aperçoit toujours, et jusque dans ses moindres jeux d’esprit, la rancune profonde de l’Irlandais qui se rappelle ces mots du plus célèbre et du moins patriotique parmi les grands hommes de son pays[31] : « On ne gouvernera jamais l’Irlande que par l’épée. » Des paroles comme celles-là (et combien n’en a-t-on pas prononcé !) se retrouvent au fond de plus d’une pièce de vers dans laquelle on s’habituait à ne voir d’abord qu’une plaisanterie, et qui pour la plupart du temps renfermait des épigrammes sanglantes.

Du petit groupe d’hommes illustres qui vers le commencement du siècle jetèrent un si brillant éclat sur la littérature anglaise, il ne reste guère aujourd’hui que Thomas Moore. Byron, le dernier venu, a le premier quitté la scène de ses luttes et de son triomphe. Scott l’a suivi ; l’auteur de Christabel, le philosophe Coleridge, n’a pas tardé à les rejoindre, et Southey vient de s’endormir du sommeil éternel. Il est arrivé ce qui arrive toujours : après l’effort, l’épuisement ; après l’éclair, les ténèbres. L’Angleterre, fatiguée par l’enfantement de tant d’intelligences d’élite, est tombée dans un anéantissement déplorable sous le point de vue littéraire. Je ne vois pour succéder à Walter Scott que sir Edward Bulwer, à Byron que Mme Norton, et aux lakistes que cette foule insignifiante et monotone, rimeurs de keepsake, poètes d’Almacks qui encombrent les magazines et les salons de Londres. Pour Thomas Moore, son genre exceptionnel a trouvé jusqu’ici peu d’imitateurs et pourrait bien à l’avenir en rencontrer encore moins. Le patriotisme ne semble guère de mise dans la poésie à l’heure qu’il est, et, lorsqu’on voudra réveiller les sentimens populaires, n’a-t-on pas là toutes prêtes les Mélodies irlandaises ? Qu’est-il besoin d’en refaire ? Quant aux poésies légères du traducteur d’Anacréon, elles tenteront, je crois, bien peu les beaux esprits de la Grande-Bretagne, et, pour apprécier tout ce qu’elles contiennent d’élégant et de raffiné, il faudrait une société autrement constituée que celle qui se nomme aujourd’hui la bonne société d’Angleterre.

Bien plus qu’à ses travaux sérieux et aux œuvres qui lui assurent avec le plus de certitude l’admiration de la postérité, Moore a dû son succès contemporain, la vogue immense dont il jouissait, à ces productions mortes aujourd’hui, et qui, au plus beau moment de leur éphémère existence, n’étaient guère autre chose que des futilités brillantes. Les Poésies de Little eurent un succès de fruit défendu ; la prude Angleterre, nouvelle Ève, mordit en plein dans cette pomme dorée, tout en imitant le geste coquet de certaines belles hypocrites, qui, lorsque d’une main prudente elles voilent leur regard blessé, entr’ouvrent en même temps les doigts pour mieux voir. Même dans ces pièces dont l’idée trahit le plus le culte passionné de l’auteur pour l’antique, Moore conserve une pureté de forme, une délicatesse d’expressions si perfides, si merveilleuses, que la plus austère puritaine en les lisant court le risque de se voir transportée en pleine Lesbos sans qu’elle s’en doute. On conçoit facilement quelle devait être la renommée du poète ingénieux qui trouvait le moyen d’enivrer bon gré mal gré tout le monde de ce breuvage païen, de cet élixir du diable, dont, en dépit de la propriety et du cant, on brûlait de savourer le parfum. Il n’y a rien d’extraordinaire, rien d’injuste surtout, dans le succès qu’obtint Moore à cette époque ; on ne saurait voir là qu’une preuve nouvelle de la pruderie de parade, de la moralité de moine qui distinguent la société anglaise. Seulement, il aurait fallu séparer deux genres absolument opposés, et surtout ne point vouloir établir la gloire d’un poète de premier ordre sur les minces mérites d’un habile chansonnier. Célèbre dans un temps par ses rimes faciles, Moore a bien autres raisons de compter sur l’avenir. Ce sont deux hommes, ce sont deux gloires, il s’agit de ne les point confondre ni comparer entre eux, mais de les apprécier tous deux, et d’admirer l’heureuse organisation qui a pu les réunir.

Nous l’avons dit, il ne faut pas chercher Moore en dehors de l’Irlande et de ses convictions politiques. C’est à la constante vibration de la fibre nationale que le chantre de Lalla Rookh doit la grandeur, la puissance et la vérité de son talent. « Si je pouvais, écrit Moore lui-même, dans une petite pièce charmante, intitulée Mon Jour de naissance, retracer le tableau imparfait de ma vie, si je pouvais ajouter, retoucher, effacer les lumières et les ombres, modérer tout, et joies et peines, combien peu il resterait du passé ! combien je désirerais que tout s’effaçât, tout, excepté cette indépendance d’ame qui m’était plus chère qu’honneurs et richesses ! » Le vœu est certes modeste, mais le barde d’Erin avait bien raison de l’émettre, car, en conservant son indépendance d’ame, il conservait son génie, qui n’est autre chose que le reflet des sentimens de son cœur. Du reste, Moore est peut-être un poète trop national pour l’intérêt de sa propre gloire, et il ne me semble pas prouvé que Byron, en prédisant l’immortalité des Mélodies irlandaises, ait prédit l’immortalité de leur auteur. Il pourrait bien en être de ces poésies comme de tant d’autres chants nationaux dont on ignore l’origine aujourd’hui. On les chantera, on les redira autour du foyer, on les répètera de père en fils, de génération en génération ; elles s’imprimeront sur les drapeaux de plus d’un parti, elles serviront de cri de guerre à plus d’une révolte, et qui sait si, dans quelque mille ans d’ici, un Niebuhr à venir ne démontrera pas jusqu’à l’évidence que Thomas Moore est un mythe, qu’il n’exista jamais, et que ses chants sont l’œuvre collective d’un peuple entier ?


R… S…
  1. Lettre à d’Israëli.
  2. Il existe, sous la date du 15 mars 1820, une lettre très curieuse de lord Byron à M. d’Israëli, dans laquelle, en parlant de Southey, qui l’accusait d’être envieux, il se sert des expressions suivantes, où perce cet incroyable orgueil que lui inspiraient sa position et son immense célébrité : « Que peut-on envier à Southey ? Est-ce sa naissance, son nom, sa renommée, ou ses vertus que je dois envier ? Je suis né dans l’aristocratie qu’il abhorre, et descends, par ma mère, de rois antérieurs aux aïeux de ceux auxquels il a vendu ses chants. Ce ne peut donc être sa naissance. Comme poète, pendant les huit années qui viennent de s’écouler, il m’a été impossible de redouter quelque rival que ce fût. Quant à l’avenir, il reste ouvert à tous. »
  3. On sait que l’île déserte dans laquelle Shakspeare a placé la scène de la Tempête n’est autre qu’une des îles Bermudes.
  4. Les Irlandais se vantent de leur origine orientale, et il faut avouer que le caractère national en certaines choses, et la langue par sa construction et sa surabondante richesse métaphorique, semblent plaider en faveur de cette opinion. Lord Byron, en dédiant le Corsaire à Thomas Moore, lui écrivait : « On dit parmi vos amis, et j’espère pour ma part qu’on est fondé à le dire, que vous composez un poème dont l’action se passera en Orient ; personne n’est plus naturellement appelé à traiter un pareil sujet. Les injures de votre propre pays, l’esprit ardent, exalté de ses fils, la beauté et la tendresse de ses filles, peuvent se retrouver là. Collins, lorsqu’il nommait ses Églogues orientales ses Églogues irlandaises, ne savait pas combien était vraie une partie au moins de son parallèle. Votre imagination créera un soleil plus vif et un ciel moins nuageux ; mais la sauvagerie (wildness), la tendresse et l’originalité forment quelques-uns de vos titres nationaux à une descendance orientale, et vous-même jusqu’ici, vous avez prouvé les vôtres bien plus clairement que le plus zélé antiquaire de votre pays. » Le poète Collins, auquel Byron fait allusion, publia, dans la première moitié du dernier siècle, des poèmes sous le nom d’Églogues orientales. Plus tard, atteint d’un découragement profond, il blâma sans réserve ses productions juvéniles, et, pour exprimer combien il trouvait mal écrites les Églogues orientales, il les surnomma ses Églogues irlandaises.
  5. Liqueur que buvaient les anciens rois irlandais.
  6. On sait que le premier amour que ressentit Byron fut inspiré par miss Chaworth, qui se nommait Mary.
  7. Nourjechan veut dire lumière du morde.
  8. Nom que portait l’empereur Jéhanguire.
  9. Dans tout le troisième récit de Feramorz, Moore n’appelle la Perse que par son nom d’Iran. On sait que l’Irlande doit le sien au mot Yr, qui, en langue runique, signifie un arc, arme dont les Irlandais se servaient avec une grande dextérité. Beaucoup de gens, en remarquant la consonnance des deux premières syllabes dans les deux mots Ir-an et Ir-lande, ont cru à une coïncidence pour le moins étrange.
  10. Lord Edward Fitzgerald, mort en 1798.
  11. Reynolds, en 1798, vendit au gouvernement anglais, pour des sommes considérables, les secrets de l’association des Irlandais unis, dont il était membre, et dont les principaux chefs l’honoraient malheureusement d’une confiance sans bornes.
  12. Le mirage.
  13. « Comme une colombe de Babylone, messagère de victoire, vole vers son pays, l’aile souillée par les mains rouges qui la tenaient enchaînée. »
  14. Moore fait allusion à la trahison de Conor, roi d’Ulster, qui assassina les trois fils d’Usna. Cette légende est une des plus tragiques et des plus populaires de l’histoire d’Irlande.
  15. Dans la Chanson de Deïrdri, traduite du gaëlic par M. O’Flanagan, et sur laquelle est fondée la Darthula d’Ossian, il est parlé d’un nuage glacial couleur de sang (a chilling cloud of blood tinged red) qui semble envelopper le palais de Conor.
  16. L’ancien nom du royaume d’Ulster.
  17. Moore fit ces vers après avoir lu un traité écrit par M. Hamilton pour prouver que les Irlandais étaient des descendans d’Israël.
  18. Burns s’était égaré un jour dans la sombre vallée de Glen-Ken, lorsque l’orage le surprit. À travers le vent et le tonnerre, il lui arrivait à l’oreille les sons lointains d’une cornemuse jouant l’air national de Hey tuttie tattie. Il n’en fallait pas davantage à l’ardent fils de la montagne. « La tradition raconte (écrit à ce sujet Burns à son ami M. Thompson) que cet air servit de marche aux troupes de Robert Bruce le jour de la bataille de Bannockburn. Cette pensée me jeta dans un tel paroxisme d’enthousiasme à propos de la liberté et de l’indépendance nationales, que je fis aussitôt sur cet air une espèce d’ode que je supposais pouvoir être adressée par le vaillant royal Écossais (gallant royal Scot) à ses héroïques guerriers au matin de ce jour mémorable. »
  19. C’est O’Gorman Mahon, alors âgé de vingt-trois ans, qui, en 1828, envoya (returned) O’Connell au parlement anglais comme représentant du comté de Clare. « C’était un coup hasardé, dit-il lui-même en racontant cette circonstance, mais il n’y avait que cela à faire ; je l’ai fait, et cela a réussi. »
  20. Un des anciens noms de l’Irlande.
  21. En dix volumes à Londres et en un seul à Paris, chez Galignani.
  22. « Un nuage noir présente sa doublure d’argent à la nuit » (Did a sable cloud turn forth her silver lining on the night.) Milton, Comus.
  23. Lord Yarmouth, depuis marquis de Hertford, est mort il y a environ deux ans.
  24. Épigramme de journal.
  25. Après la publication des satires du docteur Wallcott (connu sous le nom de Peter Pindar), on adopta assez volontiers dans les cercles de Londres une opinion peu flatteuse de l’esprit du vieux roi, opinion erronée s’il en fut : George III manqua souvent de loyauté et de grandeur d’ame, mais jamais d’intelligence ou d’astuce.
  26. Par suite des réparations de la chapelle Saint-George à Windsor, les cercueils de Charles Ier et de Henri VIII furent déterrés ; on les ouvrit par ordre du prince, qui voulut assister à cette cérémonie, et on trouva les deux rois (mais surtout Charles Ier) dans un état de conservation remarquable. On prétend même que, lorsque le prince prit par les cheveux la tête du monarque décapité et l’ôta du cercueil, il en tomba une goutte de sang. Cette exhumation royale suggéra à lord Byron des vers dont voici la traduction :

    « Fameux tous deux par la honteuse violation de liens sacrés, voyez Charles sans tête à côté de Henri sans cœur ; entre eux se tient aussi une chose qui porte le sceptre (another scepter’d thing). Cela remue, cela règne ; hormis le nom, un roi !

    « Charles pour son peuple, Henri pour sa femme, en lui le double tyran ressuscite ; la justice, la mort, ont foulé en vain leur poussière ; chaque vampire royal renaît à la vie. À quoi servent donc les tombes, puisque celles-ci vomissent le sang et la poussière de leurs deux hôtes pour faire un George ! »

    Byron trouva lui-même l’épigramme un peu farouche (c’est sa propre expresion) ; « mais, ajoute-t-il à ce propos, mes saillies n’ont pas trop l’habitude d’être plaisantes. » (Lettre à Moore, 12 mars 1814.)

  27. Tom Crib était un boxeur de si grand renom, que sa vie durant il a toujours conservé le nom de champion de l’Angleterre. Moore composa ce morceau à l’occasion du congrès d’Aix-la-Chapelle.
  28. Leigh Hunt était le rédacteur en chef du journal radical le Sunday’s Examiner, et subissait en prison la peine d’un article qu’il plaisait à lord Ellenborough, président de la cour du banc du roi, et au jury de surnommer un libelle. Dans cet article, qui eut un très grand retentissement, Hunt appelait le régent « un vieux libertin criblé de dettes. »
  29. Le premier chant du Don Juan commençait originairement par une stance dans laquelle, après avoir parlé des choses les plus sérieuses, Byron s’écrie : « Je me suis tellement grisé ce jourd’hui, qu’il me semble marcher sur le plafond. Ainsi, laissons-là l’avenir, et, pour l’amour de Dieu, donnez-moi du vin du Rhin et du soda-water (and so, for God’s sake, Hock and soda-water) ! »
  30. Lady Hertford habitait le grand hôtel, dans Manchester-Square, qu’occupe maintenant l’ambassade française.
  31. Le duc de Wellington.